Un peu de recul

Réflexions sur la pratique du métier de vétérinaire

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jeudi 24 juin 2010

De la radio en zone rurale

Habiter dans un trou perdu à la campagne a de gros avantages : pas de voisins, pas de supermarché, pas de voitures. J'ai poussé le vice jusqu'au "pas de télé".
Heureusement, j'ai un accès ADSL.
En bonus, j'ai la vue sur les Pyrénées.

Tout ceci définit mon refuge, celui que j'ai cherché et choisi.

Outre internet, mon lien avec l'actualité, ma compagne de tous les jours, dans mes tournées, mes aller-retour à la clinique, mes urgences, c'est ma radio. Le style de truc en série avec un lecteur CD à encrassage rapide, qui m'a lâché il y a des années.

Ici, les stations se résument à :
- Sud Radio (rugby et duo des non, non merci)
- France Culture (un peu trop mou pour moi)
- France Inter
Et les grandes ondes, sur lesquelles je me branche régulièrement pour France Info.

La radio généraliste, pour moi, c'est donc Inter. Ça tombe bien, j'apprécie beaucoup sa programmation musicale et le faible nombre de pubs. Le matin, pour aller bosser, j'ai Nicolas Demorand. Je l'apprécie peu, donc en général je zappe sur Info, comme ça j'ai mon journal. Pendant mes visites, c'est la fin du 6h30/10h (Esprit critique par exemple), puis Natacha Giordano et son Service Public, trop "60 millions de consommateurs" et polémiste à mon goût. C'est toujours mieux que la démagogie de Julien Courbet. A 11h00, pour le fou du roi, je suis rarement sur la route. L'après-midi, c'est 2000 ans d'histoire, la tête au carré, des magazines neutres et agréables. Là-bas si j'y suis et son insupportable et indispensable Daniel Mermet. Celui-là, il m'épuise : trop provocateur à mon goût, trop caricatural, mais j'apprécie qu'il ait cet espace unique. Je me force à l'écouter, quand j'en ai la possibilité. Les émissions sont parfois passionnantes. La fin d'après-midi, je ne suis jamais dans la voiture, donc je ne connais pas.

Et puis il y a le soir, la nuit, le dimanche, les urgences. Sur la route, Laurent Lavige, volume à fond. Le pont des artistes, idem. Rendez-vous avec X, les délires du Mangin Palace, indispensables à ma bonne humeur hebdomadaire, comme La prochaine fois, je vous l'chanterai. Sur quelle autre radio trouve-t-on ce genre d'émissions ?

Et puis, il y a Didier Porte. Pour lui, j'essaie à chaque fois de sortir à l'heure de la clinique, pour être à 12h05-12h10 dans ma voiture. Évidemment, je n'y arrive pas souvent, c'est pourquoi je savoure chaque rendez-vous réussi. Impertinent, voire même insolent, j'apprécie l'acidité de sa langue et la justesse de ses bassesses. Bien sûr, il n'est pas toujours drôle, il est parfois vulgaire. Il est parfaitement subjectif, et revendique sa "gauchitude" ? Au moins, on est prévenu, nous sommes assez grands pour en tirer nos conclusions.
Il est, surtout, souvent, juste.
Juste. Juste comme il faut, dans son rôle de trublion d'une émission par ailleurs très sage et très consensuelle, rompant avec le tranquille déroulé des interventions des membres de l'équipe du Fou du Roi. Je suppose que la plupart des invités de Stéphane Bern attendent avec une inquiétude non feinte sa déferlante du jour.

J'apprécie particulièrement sa façon d'essayer de retenir son rire lorsqu'il nous sert une ânerie dont il est visiblement très fier.

Mais manifestement, tout comme Stéphane Guillon (qui passe trop tôt pour que je le connaisse), Didier Porte dérange. Comme d'autres avant lui, même si je n'aime pas les comparaisons trop évidentes.

Concernant Didier Porte, j'ai du mal à comprendre. Comment peut-on virer ce type d'une radio qui prétend incarner "la différence" ou l'irrévérence" à chacun de ses jingles ?

France Inter, c'est presque ma seule compagne sur les routes. La seule radio qui passe presque partout, ici. J'ai de la chance, je l'apprécie.

Pour combien de temps ?

samedi 10 avril 2010

Le chien de mon ex

C'est une consultation comme une autre, ou comme aucune autre. C'est un homme, ou une femme, il ou elle a entre 18 et 40 ans, et il me lâche :

"C'est le chien de mon ex".

Rarement son chat.

La remarque tombe un peu comme un cheveu sur la soupe, comme un maître raconte l'histoire de son compagnon, comme il ou elle m'explique qu'il l'a adopté à la SPA, qu'il est né chez lui, que c'est son meilleur chien, qu'il adore les pâtes à la bolognaise.

La remarque n'appelle pas de réponse de ma part, et je n'en donne pas.

Mais qu'est-ce qui pousse quelqu'un à me dire ça, à moi qui suis rarement un intime ou un confident ? J'inspire confiance, je le comprends et l'apprécie, mais cela n'a évidemment aucune incidence sur les soins. Ce n'est pas que ce soit sans intérêt, non, mais... ? Pourquoi me dit-on cela ?

En général, cette précision est énoncée sans colère ou rancune, parfois avec mélancolie, ou comme un fait brut, sans fioritures. Le chien devient un souvenir, l'incarnation d'une vie perdue, d'une histoire, un témoin. Parfois, cela m'amène à demander si l'on ne devrait pas changer le nom sur la carte de tatouage. C'est une question à poser avec discrétion, juste professionnellement, pas sur l'instant, mais au moment de remplir la fiche ou de signer le carnet, car on ne me le dit jamais à ce moment là, toujours avant, pendant l'examen clinique, au fil de la conversation.

C'est une drôle de confidence, car on me le dit comme on me parle du reste, c'est sans doute une façon d'accepter certaines choses, ou de les mettre à distance. Et si ça n'est plus une confidence, ce n'est plus qu'un constat un peu froid. Un peu triste.

Selon le ton et l'attitude, il y a de la colère ou de la rancœur, de l'indifférence ou de la tristesse. C'est toujours une façon de me faire voir le maître autrement. Pas l'animal, lui, il s'en fout. C'est là que c'est intéressant, parce que c'est ce genre de phrases qui me permettent de mieux cerner et d'anticiper, de deviner quelle sera la meilleure façon de proposer un traitement ou d'annoncer un diagnostic ou un pronostic.

Est-ce parfois un appel au secours ? Je ne l'ai jamais ressenti comme tel.

Je ne l'ai jamais ressenti non plus comme une façon de me souligner que ce con de clebs emmerde son maître actuel. Je suppose que cela pourrait arriver. Que serais-je censé faire dans ce cas, si je dois annoncer un traitement coûteux ?

J'ai entendu l'inverse aussi, beaucoup, beaucoup plus rarement : "le seul truc qui me manque avec mon ex, c'est son chien". Drôle de façon de refuser, ou plutôt de reconnaître, ses souvenirs. Les autres.

Les personnes qui me livrent ainsi une bribe de leur intimité savent-elles que je suis tenu au secret professionnel ? Ou me considèrent-elles simplement comme un étranger privilégié, une de ces personnes à qui on dit des choses que l'on n'avouerait jamais à ses amis ? Je suppose que l'idée du secret professionnel n'a, dans ce genre de cas précis, que peu de poids.

Mais surtout, combien de ces "ex sans chien" ai-je croisé ? Pourquoi et comment ont-ils, ont-elles laissé leur chien à celui ou celle qui a partagé leur vie ? Laisse-t-ils ou elles un souvenir, un cadeau de consolation, s'agit-il d'une espèce de façon de se faire pardonner ? Ou n'avaient-ils, ou elles, pas le choix ? Quel est la place de l'animal dans ces cas là ? Et pourquoi ai-je l'impression que c'est toujours celui qui part qui laisse le chien, et non pas celui qui reste qui a exigé de le garder ?

Et que ferai-je de ces questions sans réponses ?

Qui croit encore que l'on reste vétérinaire parce que l'on aime les animaux ?

dimanche 28 mars 2010

La mort des petits vieux

Les petits vieux ne meurent jamais tranquillement dans leur panier. C'est un mensonge. Un doux rêve que caressent leurs propriétaires lorsque viennent les vieux jours, les premières alertes, les frémissement du taux de créatinine ou la baisse de la densité urinaire. Selon leur espèce et leur race, les vieux ont entre huit et dix-huit ans. Huit ans pour les grands chiens - papy leonberg et ses 70kg - ou dix-huit ans pour les chats et les chiens à grande longévité, les caniches, cockers et autres...

Ces petits vieux là, je les suis depuis longtemps. Ils sont lourdement médicalisés (ou pas), ont été vaccinés régulièrement (ou pas). Peu importe : au fil des années, j'ai appris à les connaître, ainsi que leurs maîtres. J'ai vu naître leurs chiots ou chatons, mourir leurs parents, je les ai opéré, grattés, caressés, spéculumés ou radiographiés, je suis entré, un petit peu ou beaucoup, dans leur intimité et celle de leurs maîtres. Le plus souvent, une vraie relation de confiance s'est construite, au gré des petits bobos ou des gros pépins, peu importe.

Certains ont insisté pour que je devienne leur "vétérinaire traitant". Ce n'est pas du tout dans la politique de la maison : nous sommes trois vétérinaires dans notre structure, à peu près interchangeables en ce qui concerne nos compétences, hormis quelques "domaines plus ou moins réservés". Le comportement et l'endocrinologie pour moi (tendance cas de merdes), la chirurgie pour un autre, etc. Mais sans plus. Notre carnet de rendez-vous est donc commun et nous nous appliquons à ne pas "personnaliser la clientèle". C'est beaucoup plus simple pour s'organiser, ça évite la routine et surtout les dérives, les malentendus et, globalement, les ennuis. En plus, ça permet souvent de croiser les points de vue sur certains cas. Évidemment, certains clients n'aiment pas : ils veulent me voir moi, ou un autre, le font clairement comprendre à notre secrétaire et peuvent être franchement désagréables lorsqu'ils ne sont pas satisfaits. Ceux-là, on s'en passe très bien. D'autres sont plutôt déçus, ce qui aurait tendance à nous faire culpabiliser, mais pas longtemps. On gèrera la prochaine fois. Et puis parfois, on laisse faire, et nous nous construisons, peu à peu, une espèce de petit "parc" de clients dédiés, sans forcément en être ravis : ce ne sont pas forcément les plus faciles. Lorsque cela ressemble trop à un piège, nous nous débrouillons pour faire exploser cette routine et passant un client d'un véto à l'autre, quitte à le faire au cours d'une consultation commune. Évidemment, tout ceci demande une rigueur d'enfer sur la tenue des fiches et des dossiers, mais après tout, nous sommes informatisés, autant en profiter.

Le problème, c'est que, véto "personnalisé" ou pas, nous finissons forcément par nous attacher. Certains reviennent à la clinique comme ils rentreraient à la maison, nous connaissons leur nom, celui de leur propriétaire. Lorsque je connais le nom d'un chien, d'un chat, ou pire, que je reconnais la voix de son maître au téléphone, je sais que les choses deviennent dangereuses. Nous entrons là dans le domaine trouble de la relation de confiance établie, fructueuse et constructive, intelligente et destructrice. Celui où il devient de plus en plus difficile de séparer l'empathie de la sympathie.

Relation de confiance, fructueuse, constructive, intelligente, je ne vous surprends sans doute pas. Il paraît évident que l'on fait du bien meilleur travail dans ces conditions. Après tout, si l'on connaît bien l'animal et, plus encore, son maître, on est bien plus à même de lui proposer les soins ou le suivi qu'il souhaite, d'anticiper ses demandes ou d'éviter de chatouiller sa susceptibilité. De savoir amener une intervention coûteuse ou un traitement pénible.

Destructrice, vous pouvez aussi l'imaginer, après tout : Il sera bien plus difficile d'annoncer, dans ce cadre, une pathologie très grave, ou à terme, de pratiquer l'injection létale. Dangereuse aussi parce que la force de l'habitude reste le meilleur moyen de se planter, de ne plus observer objectivement, de modifier ses arbres diagnostiques sans même s'en rendre compte. Le fait de travailler à plusieurs permet de limiter ce dernier écueil, mais... J'ai remarqué dans mes jeunes années, lorsque je remplaçais un véto, que je démultipliais son taux d'euthanasie. L'un d'entre eux avait d'abord été choqué, me livrant, très spontanément, un "mais tu m'as tué toute ma clientèle ?!" après deux semaines de remplacement. Il travaillait seul, toujours seul, et mon regard plus distant, plus clinique, avait été l'occasion de prendre un certain nombre de décisions. Il était sans doute plus facile pour les maîtres de se décider en remettant les choses à plat avec quelqu'un qui avait en main le dossier de leur compagnon, mais qui n'était pas encombré de souvenirs et d'histoires. Euthanasieur itinérant, un métier d'avenir ?

Dans un certain nombre de cas, le fait de s'en remettre à l'analyse d'un étranger "de confiance" (puisque choisi par leur vétérinaire habituel) permettait sans doute aussi d'évacuer une certaine charge de culpabilité, comme si choisir l'euthanasie était une sorte de désaveu des soins attentifs et consciencieux prodigués par leur véto. Comme s'il se serait alors agi de lui signifier son échec, de renier son travail, de l'amener, pourquoi pas, vers un sentiment de culpabilité. Je ne prétends pas que ces clients poussaient aussi loin l'analyse, pas plus que les véto que je remplaçais, ou moi-même. Mais je crois fermement à ces réactions complexes qui ne nécessitent nulle analyse pour se construire, hors de toute conscience, ou sous de faux prétextes.

Dans ma situation actuelle de vétérinaire désormais installé dans ses pantoufles, la mort des petits vieux est celle que je crains le plus. Pas celle de leurs maîtres, qui m'attriste mais suit, hors de mon regard, sa logique naturelle, mais celle de leurs compagnons, car je suis autant celui qui donne la vie que celui qui la retire... après, parfois, l'avoir sauvée. Je ne souhaite pas ici évoquer la difficulté de l'injection ou celle de ces derniers instants, solitaires ou entourés. Nous discutons souvent, le soir à la clinique, parfois autour d'un chien ou d'un chat hospitalisé, de la mort d'un patient. D'une mort à venir : comment cela se passera-t-il ? Résignation, cris, hurlements, colère ou larmes ?

Les plus dangereux sont les plus médicalisés. Cardiaques, sub-insuffisants rénaux, arthrosiques, plus ou moins aveugles, ils vivent leur petit train-train quotidien sur le fil de la seringue, ils ne mourront pas tranquillement dans leur panier, ils décompenseront assez brutalement avant d'agoniser pendant des heures et des jours. Ils ont un, deux, trois, parfois cinq traitements quotidiens ou bi-quotidiens, occupent leurs maîtres - souvent des personnes âgées, qui n'ont plus qu'eux - pendant le plus clair de leur temps. Ils sont parfois l'incarnation d'une sorte de lutte contre l'âge ou la maladie, et l'échec du maître n'est pas envisageable : trop intime, trop violent, il aurait d'inacceptables relents de défaite. Il devient difficile de leur expliquer que l'on ne maîtrise plus grand chose des interactions médicamenteuses à ce stade, qu'il est pourtant compliqué de choisir un médicament à sacrifier sur l'autel des bonnes pratiques. Le risque est pris en toute conscience, les ordonnances s'allongent, piluliers, contrôles, analyses, sans acharnement, mais avec une rigueur parfois obsessionnelle.

Il naît de ces vieilles années un attachement parfois - souvent - trop intense du chien envers son maître, qui lui sacrifie alors ses vacances et ses loisirs, acceptant le fardeau le plus souvent sans remords ni regrets avoués. Le chien ne devient pas une raison de vivre, mais parfois, un motif de lutte. Si les résultats sont au rendez-vous, ils sont souvent très visibles, objectifs et reconnaissables même pour un profane. La réussite de ces traitements ne devient-elle pas alors un facteur d'observance pour toutes ces personnes qui ont oubliées pourquoi elles devaient se soigner ? Peu importe : nous montons sur un piédestal, on nous compare souvent à ces médecins qui eux, n'arrêtent pas de poser des questions, et qui sont tous des tire-au-flanc et des incapables. Il faudrait qu'un jour un médecin me confie les commentaires de ses patients sur leurs vétérinaires. Je suppose que je ne serais pas déçu...

Le véto, ce héros, qui a sauvé Louloute, qui a opéré Pimprenelle de son cancer, qui a trouvé la maladie du cœur, qui a fait une prise de sang, qui l'a ressuscitée le jour où elle allait mourir d'une piro... celui qui l'a envoyé au bon moment chez ce spécialiste, qui a su expliquer. Des actes tantôt très lourds, mais parfois ridiculement anodins et qui se parent malgré tout d'un lustre sans pareil aux yeux de nos clients. Le véto, ce héros sur son podium, qui a toujours débusqué le microbe, détecté la tumeur, tué les puces et vaincu le diabète. Cette aura prend parfois des dimensions disproportionnées, et il semble que nous ne disposions d'aucun levier pour la tempérer : trop modestes ! Il est alors temps de changer de vétérinaire, de faire très attention au cahier de rendez-vous et d'espérer que Minette mourra gentiment dans son panier, ou sous une voiture.

Car forcément, un jour, quelque chose va lâcher. Ou parfois ne pas lâcher.

Milton avait 17 ans. Il traînait, et c'était le moindre mais le plus gênant de ses problème, une grave dermatite allergique aux piqûres de puces. Il était gravement cardiaque, avec de fréquentes complications d'œdèmes du poumon. Sa cataracte le rendait aveugle, les rares crocs qui lui restaient étaient pourris, il était perclus d'arthrose mais restait le soleil de son couple de maîtres âgés d'un peu plus de cinquante ans, et sans enfants. Nous le voyions au moins une fois par semaine, ils faisaient 70km pour venir chez nous, n'arrivaient jamais avant 19h30 vue la distance et étaient prêt à tout pour lui. Ils suivaient scrupuleusement nos prescriptions et nos conseils, attendaient, à chaque complication, l'injection salvatrice, et n'entendaient jamais nos mises en garde et nos réserves. Milton ne pouvait pas mourir.
Le jour où Milton a contracté, malgré son vaccin, une piroplasmose, nous sommes devenus des monstres ; sa pré-insuffisance rénale s'est transformée en crise d'urée, les médicaments étaient tous contre-indiqués, la spirale de la décompensation générale s'entamait. Nous avons proposé l'euthanasie, ils se sont enfuis. Milton est mort chez un confrère après deux jours de perfusion.
Nous nous sommes quittés sous une pluie de mots durs et méchants, avec une facture impayée, qui, suite à une relance, nous a valu une lettre acide et mesquine. Je garde un très mauvais souvenir de cette épisode, car si je n'avais pas une grande affection pour ces clients anxieux et stressants, nous avions consacré énormément d'énergie à leur compagnon et à leurs angoisses. Mais nous savions que cela finirait, forcément, très mal.

Cachou avait quatorze ans. Sa propriétaire reste, à mes yeux, la plus gentille et la plus lucide des mamies à caniche que j'ai jamais rencontré. Guère épargnée par l'existence, elle nous a toujours fait confiance, nous suivant dans nos diagnostics et nos traitements, avec toujours un mot gentil, toujours un cadeau pour Noël, des chocolats, une attention, une petite lettre. nous ne craignions pas, dans son cas, un drame à la Milton. Mais toute la clinique suivait les déboires de Cachou, les larmes de sa maîtresse, ses espoirs - nos espoirs. J'ai euthanasié Cachou chez elle, dans son refuge que je n'avais jamais pénétré, devant sa cheminée. Entouré de son mari handicapé, de ses proches, puis je suis resté pour une étrange veillée, autour d'une tasse de café.

Madame Lampernot nous a envoyé une lettre recommandée avec accusé de réception, destinée au Conseil Régional de l'Ordre afin de dénoncer les souffrances inacceptables infligée à son chien que nous venions de suturer, suite à une bagarre, pour la huitième fois. Mais sans succès en ce qui concernait le sauvetage de son oreille, ce qui avait été très clairement souligné auprès de son mari qui nous avait apporté le chien. Nous n'avions pas grand espoir, mais nous supposions qu'elle aurait préféré un essai, même manqué, à une disgracieuse amputation. Elle n'a pas amené son chien pour le contrôle - alors que les rendez-vous avaient été donnés - le vendredi matin, ni le samedi matin, puis a appelé le dimanche matin pour que nous puissions contrôler, en urgence, le pansement. Ce que mon confrère a refusé, occupé qu'il était à gérer de vraies urgences. La plaie de l'oreille avait mal évolué, il a fallu une nouvelle intervention chez un confrère, qui ne s'est pas privé de confier à Mme Lampernot ses confraternels préjugés sur les vétérinaires de campagne. L'Ordre l'a envoyée bouler après avoir entendu les parties, et, satisfaction suprême, s'est même fendu d'une admonestation paternaliste envers notre délicat confrère.

Ces vieux ne sont pas une angoisse permanente, mais nous observons et vivons avec plus de plus de méfiance ces relations trop intenses, ces réussites trop insolentes ou ces petits succès accumulés. Au risque de finir blasés ?

samedi 7 novembre 2009

Les anneaux anti-tétée

Dans un commentaire, une lectrice m'interpellait sur une pratique, qui, manifestement, la choque. J'ai entrepris de lui répondre comme à mon habitude, mais la chose m'a suffisamment échauffé pour que je transforme le commentaire en billet.

La question :

que pensez vous des boucle antie tete que les paysans mete aux vache pourai ton intdire cela merci

ou si j'ai bien suivi :

Que pensez-vous des boucles anti-tétée que les paysans mettent aux vaches ? Pourrait-on interdire cela ? Merci.

Quand je lis ce genre de questions, je me demande bien pourquoi elle est posée.
Je suppose que l'on imagine qu'il s'agit d'une pratique barbare venue du fond des âges, douloureuse pour l'animal, comme toutes ces choses contraires à la juste prise en compte du bien-être animal.

Mais de quoi parlons nous ?

Anneau anti-tétéeLa photo fait frémir, n'est-ce pas ?
Les boucles anti-tétée sont des espèce d'anneaux que l'on passe dans le nez. Ils sont surmontés de petits picots peu affutés, en nombre variable et parfois fusionnés en une fine plaque. Ces picots de métal sont orientés vers l'extérieur, vers l'avant de la génisse, pas vers le nez ou la peau. Ils ne blessent donc pas l'animal qui les porte, et en plus, comme il s'agit de jeunes adolescentes, ce coquet piercing ne traverse pas la cloison nasale. Deux boucles d'oreille, c'est bien suffisant à leur âge.

A moi de poser une question, chère lectrice : vous êtes-vous demandée pourquoi les éleveurs s'amusent à acheter ces trucs pour les placer sur le nez de certaines de leurs génisses ?

Non ?

Vous en demandez pourtant l'interdiction. Pourquoi ? Parce qu'il y a des picots de métal dessus, que ce n'est pas beau et que ça doit d'une manière ou d'une autre servir à torturer les animaux ?

Passons au vif du sujet : ces coquetteries sont en général placés sur le mufle de génisses sevrées (elles ne tètent donc plus leur mère), animaux qui sont le plus souvent regroupés en lots homogènes. Certaines de ces génisses, dites "téteuses" (il doit y avoir d'autres noms, c'est celui que j'entends ici, avec "tétardes"), ont une tendance marquée à téter le pis de leurs jeunes amies. Copines qui ont, comme elles, quelques mois, et qui dissimulent entre leurs cuisses les délicates promesses des plantureuses mamelles à venir.

Non, les éleveurs n'interdisent pas ces jeux innocents parce qu'ils réprouvent la découverte trop précoce du corps de ces adolescentes à travers l'exploration de celui de leurs alter ego. Les paysans sont gens ouverts et pragmatiques, enclins à laisser faire la nature... tant qu'il n'y a pas de dégâts.

Or, des dégâts, il y en a : en tétant des pis encore secs et fragiles, ces coupables génisses les condamnent à de précoces inflammations et infections qui peuvent entraver le bon développement du pis, voire l'assécher irrémédiablement. Une vache étant élevée pour faire du lait ou des veaux (qui ont besoin de lait...), ces jeux les pousseront donc vers un précoce engraissement, puis l'abattoir.

La tétée n'étant pas douloureuse, les génisses se laissent faire. C'est pourquoi les éleveurs disposent ces anneaux sur le mufle des tétardes : pour le coup, ces baisers deviennent douloureux et peu de génisses apprécient les ébats sado-masochistes. Elles cessent donc de se laisser faire et, repoussant les avances, préservent leur poitrine entrecuisse en devenir.

Et voilà. Ces instruments de torture ne sont donc que de simples appareils qui ne blessent pas la coquette qui les porte, ni ses congénères qui évitent alors la tétée. Ils n'empêchent pas de boire, de manger ou d'exprimer un répertoire comportemental normal.

Je suis donc contre leur interdiction, ce qui répond, finalement, à votre question.

Pour terminer, je voudrais préciser que je n'ai pas par ce billet, chère lectrice, l'intention de vous blesser, de vous humilier ou de me moquer de vous. Vous ignoriez l'intérêt de ces anneaux, mais au lieu de demander à quoi ils servent, vous avez préféré demander leur interdiction, en pensant qu'ils étaient forcément mauvais. En cela, vous réagissez comme nombre de personnes à des choses que vous ne comprenez pas et que personne ne prend le temps de vous expliquer. Pensez simplement à demander ces explications. N'hésitez pas. Continuez à poser ces questions, à moi ou à d'autres, blogueurs ou pas. Paysan Heureux par exemple vous parlera bien mieux que moi de nombre d'aspects de ce métier d'éleveur au sujet duquel tant de croyances infondées circulent, intersection du choc entre une image que l'on voudrait chérir et idéaliser et des informations effrayantes.

Pardonnez moi aussi mon ironie, qui n'est pour moi qu'un moyen de canaliser la colère qu'a fait naître la formulation de votre question. C'est que j'aimerais bien être moins intimidant.

lundi 2 novembre 2009

Babette

Elle s'appelait Babette. Bab', pour les intimes. C'était une énorme, monstrueuse, débordante minette dont le corps, posé à plat sur la table d'examen, semblait s'écouler sous une peau encore trop lâche. On aurait pu la remplir encore, semblait-il, pourtant, elle pesait déjà une bonne dizaine de kilos. Elle en avait pesé 3, ou 4 sans doute. Elle avait une douzaine d'années, et elle avait déboulé dans ma clinique suite à l'appel d'une consœur qui nous l'envoyait pour oxygénothérapie et examens complémentaires.

Bab' suffoquait, Bab' s'étouffait, et ne tenait plus sur ses roulettes pattes. Elle ne mangeait plus, elle se tenait, droite, plate, hovercraftienne, le cou tendu sans doute sous le gras qui le noyait. Luttant pour trouver de l'air, buvant l'oxygène sans pourtant qu'on ne devine ses mouvements respiratoires sous sa masse graisseuse. Sa propriétaire s'était presque évanouie sur sa chaise lorsque je l'avais extraite de sa cage de transport, parfaitement moulée en ovale, pour la déposer, parfaitement moulée en pavé, dans l'aquarium reconverti en cage à oxygène. La propriétaire de Bab' était très âgée (comme Bab'), très émotive (comme Bab'), très diabétique (comme Bab') mais très maigre (pas comme Bab').

Elle souffrait donc de diabète sucré, cette maladie hormonale commune aux humains, aux chats et aux chiens, dont le traitement repose essentiellement sur l'administration d'une hormone déficiente, l'insuline. Une, ou deux piqûres par jour, pour que le sucre passe du sang aux tissus qui en ont besoin. Bab' était diabétique, traitée depuis cinq ans, et ma consœur craignait une embolie pulmonaire, une complication rare et gravissime. J'avais stabilisé Babette sous oxygène, puis rassuré tant bien que mal sa propriétaire avant d'entamer des investigations plus poussées pour confirmer ou infirmer l'hypothèse de la vétérinaire qui me l'avait envoyée. J'étais assis devant l'aquarium, parallélépipède de verre doublé de fourrure de chat, à me demander quels examens j'allais bien pouvoir faire à un animal qui pouvait mourir à la première manipulation stressante, pour une affection rare et grave s'ajoutant à une maladie pour laquelle cette minette présentait tous les facteurs de complications imaginables.

Et puis d'abord, comme allais-je bien pouvoir diagnostiquer une embolie pulmonaire, moi ?

La Babette semblant plus calme, je l'avais déposée sur le coin de la table d'examen afin de mieux l'examiner. D'où la description introduisant ma présentation de la minette. Je ne pouvais pas observer ses mouvements respiratoires. L'examen neurologique était réduit à néant par son état subcomateux, ou du moins sa concentration absolue tendue vers un seul objectif : respirer.

Puisque je n'avais pas d'idée, j'allais au moins lui poser une perfusion. Ça servirait toujours. Ne serait-ce que pour la réanimer si elle faisait un arrêt cardio-respiratoire tout à l'heure, pour la radio qui me semblait le premier tâtonnement vers le diagnostic de thrombo-embolie pulmonaire.

Et puis, tout en l'examinant et en commentant avec le plus grand sérieux et sans la moindre ironie son corps graisseusement gracieusement étalé sur la table, j'ai quand même envisagé de vérifier sa glycémie (la concentration du sucre dans le sang), ce que n'avait pas fait ma consœur qui me l'avait envoyée dans l'urgence. Avec une diabétique, j'aurais au moins une base de réflexion.

Voire un diagnostic.

Une coupure sur le pavillon de l'oreille, une gouttelette de sang, et un résultat : 21 mg/dL.

Ce ne fait vraiment pas beaucoup. Tout à fait de quoi provoquer une disparition de tous les réflexes, voire un sub-coma, des vertiges, une détresse respiratoire, bref, une Babette sur ma table. Une belle imitation de thrombo-embolie, mais en beaucoup moins grave. A soigner avec un médicament de pointe : perfusion de glucose. Du sucre en piqûres, quoi.

Le soir même, Bab' respirait normalement. J'appelais sa propriétaire pour donner de bonnes nouvelles. Le lendemain matin, Babette marchait (ce qui ne changeait pas grand chose à son allure générale, sauf que les pattes ne dépassaient plus sur les côtés). Nouveau coup de fil, nouvelles bonnes nouvelles. Une analyse urinaire confirmait que la chatte n'avait pas été en hyperglycémie depuis longtemps. Bab' avait tenté de se débattre pour éviter la ponction vésicale mais le fait de la rouler sur le dos avait permis de contenir ses attaques. Le soir, elle mangeait et se toilettait, et quelques jours plus tard, elle repartait avec une courbe de glycémie correcte et un protocole d'insulinothérapie modifié. On avait même du finir par devoir faire attention à nos doigts.

Mon hypothèse : les injections étaient réalisées dans le gras et du coup, l'insuline ne diffusait pas à une vitesse normale dans le sang, provoquant en apparence une réponse insuffisante au traitement alors que l'accumulation d'insuline avait failli la tuer. En injectant sous la peau des rares endroits maigres moins gras du corps, la réponse au traitement était redevenue normale. Pourquoi ce jour là, et pas avant ? Aucune idée, mais les doses d'insulines avaient été augmentées par la propriétaire de Babette qui avait constaté ses hyperglycémies récurrentes : elle la testait à la maison avec son appareil personnel, elle-même étant diabétique.

Cette fois-ci, cependant, je ne jetterai pas la pierre à cette dame pour cette erreur, commise de bonne foi suite à un raisonnement logique, et validé par son vétérinaire. Le problème était plus subtil, et il avait fallu une catastrophe pour le pressentir. Je ne suis pas sûr d'avoir correctement interprété cette crise hypoglycémique, d'ailleurs. Mais c'est la seule hypothèse qui semble tenir la route.

Je ne jette pas non plus la pierre à ma consœur qui a suspecté une complication cohérente avec l'historique de l'animal et son examen clinique. C'est une vérification mécanique qui m'a donné la solution, pas un brillant raisonnement. Je pense qu'elle est un peu vexée d'être passée à côté de ça. Je le serais aussi à sa place. Moi, je suis plutôt flatté qu'elle m'ait fait confiance.

Par contre, je suis beaucoup plus gêné par la suite des opérations, la propriétaire de Bab' ayant apprécié nos installations et équipements, ainsi que la présence nocturne d'un vétérinaire en cas de besoin. Apprécié au point d'avoir décidé de se passer des services de ma consœur pour rester chez nous... décision qu'elle m'annonça alors que je finissais d'imprimer le compte-rendu pour ladite consœur à qui je comptais bien confier la suite des opérations.

Une cliente de plus ou de moins, soyons clair, je m'en contrefous. De bonnes relations avec une collègue que j'apprécie et dont j'estime le travail, ça a un prix bien supérieur. Et ce genre d'éraflures dans nos relations, même si ni elle ni moi n'y pouvons rien, c'est contrariant, et frustrant.

Le principe, c'est : "on ne pique pas les clients des voisins". J'y tiens beaucoup. Mais les clients ne nous appartiennent pas, et nous ne pouvons pas les empêcher d'aller et venir, et, d'ailleurs, tant mieux, la libre concurrence, dans le respect de l'autre, c'est idéal pour l'émulation. Mais dans ces circonstances, je n'apprécie pas du tout : on a l'impression de trahir la confiance de l'autre, on ne sait pas ce qu'il peut penser (je n'ai jamais enfoncé cette consœur devant la propriétaire de Bab', son erreur de diagnostic était cohérente, mais elle n'était pas là pour m'entendre, même si je pense qu'elle me fait confiance sur ce point), bref, c'est frustrant. D'autant qu'elle pourrait, à raison, craindre que d'autres propriétaires d'animaux fassent le même cheminement que celle-ci, alors que je pense qu'elle fait très bien son travail. Et que sa plate-forme technique plus limitée, dans la grande majorité des cas, ne l'handicape pas.

Référer un cas, c'est accepter de confier ses propres insuffisances à un confrère ou à une consœur plus compétent, plus équipé, plus quelque chose. Avouer et reconnaître son impuissance, ce qui n'a rien de honteux, mais qui n'est pas toujours facile. Je le fais tous les jours ou presque, quand j'ai besoin d'un ophtalmo, d'un échographiste, d'un chirurgien orthopédiste, d'un comportementaliste ou tout simplement d'un autre angle de vue. Par contre, je ne reçois pas de cas référés, ou presque. Babette était une exception, une urgence.

Il va falloir que je trouve comment prévenir les transferts de clients... Et si vous avez des idées, que vous soyez propriétaire d'un animal (déjà référé, ou pas, par un votre véto habituel), vétérinaire référent ou référationneur (je pense que ce mot n'existe pas), je suis preneur !

mardi 6 octobre 2009

Echec

L'échec est un vieux compagnon de route, qui sait à chaque détour me surprendre par une nouvelle et sinistre facétie. Il me hante lorsque j'examine, lorsque je diagnostique, lorsque je traite, lorsque je dissèque ou que je ligature. Il guette mes absences, mes faux-pas, nourrit mes angoisses et alimente mes doutes.

Il me fait avancer, aussi. Me pousse dans mes recherches, lorsque je feuillette mes bouquins ou explore les recoins de la toile. L'échec me fait revoir mes copies, reconsidérer mes positions, apprendre, tout simplement.

L'échec est quotidien. Je tente de le maîtriser, je contrôle et observe, téléphone et préviens. Méfiez-vous monsieur, s'il se passe ceci, ou s'il ne se passe pas cela, téléphonez-moi, prenez un rendez-vous, ramenez moi votre compagnon. Appelez-moi aussi si tout se passe bien. Désormais, pour nombre de chirurgie, mes forfaits opératoires comprennent une consultation de contrôle, bien avant le retrait des points. Lorsque je traite une otite ou un ulcère cornéen, il y a toujours plusieurs consultations de contrôle. A moindre coût, voire presque gratuites si elles se multiplient.

Dès que quelque chose ne se passe pas comme prévu, je reprends mon diagnostic, cherche la faille dans le traitement - ai-je mal choisi, ou bien ne l'applique-t-il pas correctement ? Le produit est-il bien instillé au fond de l'oreille, ou le maître le dépose-t-il à l'extérieur, de peur de faire mal ? Une démonstration, une discussion à bâton rompus, un comptage des quantités restantes sont autant d'axes d'exploration. Un examen complémentaire, repoussé en première intention, peut être réalisé. Une bactériologie et un antibiogramme, par exemple. Des radios, que sais-je ?

Souvent, l'échec ne prête pas à conséquence. Au pire, il retarde la guérison.

Mais parfois, l'échec tue.

Parfois, l'échec naît de mes erreurs. Manque de connaissances, mauvaise compréhension d'un signe, ou d'un symptôme, le diagnostic peut être faux, ou incomplet. Je peux avoir vu l'arbre, et manqué la forêt. Trouvé la conséquence, l'avoir confondue avec la cause. L'échec est rarement surprenant : plus le temps passe, et plus je vois venir ses coups fourrés, ses trahisons. Plus je me prépare, donc à le recevoir. Et plus je prépare le propriétaire de l'animal à le reconnaître, et, avec moi, à le transformer en étape diagnostique ou thérapeutique. Si je continue à nourrir mes doutes - et mes angoisses - cet échec là mourra.

Parfois, l'échec est celui du propriétaire. Celui qui refuse d'admettre une maladie, ou un traitement, à cause de ses convictions, ou de ses peurs. Il me faut alors expliquer, décortiquer, justifier, manipuler parfois. L'amener à comprendre les conséquences de ses choix, ou de ses maladresses. Redresser la barre, si c'est possible. Plus le temps passe, et plus cet échec devient mon échec. Je me l'approprie, jalousement, le refuse au maître, cet irresponsable, je m'accuse et me juge, sans témoin, sans juré. Je suis mon procureur, et mon avocat. J'aurais du le voir venir, j'aurais du deviner, j'ai oublié de préciser. Il ne pouvait pas savoir, il a mal compris, c'est ma faute. Cet échec là m'use, car il m'entraîne dans de longues explications, tours et détours, précautions, justifications. Je dois susciter l'adhésion, l'enthousiasme, nourrir et entretenir la motivation du maître, de sa famille, savoir que telle personne recevra tel message quand telle autre nécessitera celui-ci. Au risque de me noyer, de me perdre, et de perdre, aussi, celui que je tente de protéger. Trop d'explications tuent l'explication, et, lors des plus longues démonstrations, je conclus toujours par un "je sais, je vous ai noyé d'informations, et tout n'est pas simple. N'hésitez pas à me téléphoner si vous souhaitez des précisions, si vous avez des questions."

Et parfois, l'échec n'est ni le mien, ni celui du maître.
C'est celui d'un système : l'argent limite toujours nos possibilités, et là réside l'une des différences fondamentales avec la médecine humaine telle qu'elle est pratiquée dans notre pays. Combien vaut un diagnostic, celui d'une affection simple, celui d'une grave maladie ? Celui qui condamne à une mort certaine, ou à une lente agonie ? Celui qui n'amène même pas un traitement, éventuellement superflu ? Quelle est la valeur de la vie ? Cet échec là est forcément injuste. Il peut être logique, justifié, mais il reste révoltant, à moins de se blaser, de se blinder. Il faut alors l'accepter, et le négocier. Quand je peux, je propose un étalement des paiements, une remise, une solution alternative. Parfois, même, des soins gratuits. Mais un animal reste un animal. Se révolter ne doit pas le faire oublier.
L'échec peut aussi être celui d'une société. De sa stupidité. De celui-ci, nous sommes tous responsables. Comme l'euthanasie d'une chienne qui ne l'a jamais méritée. Alors, j'essaie de le contourner, de le contenir, mais au prix de quelles responsabilités ? A mon petit niveau, j'essaie d'aider, et je frémis lorsque je lis, et vis, ces échecs, qui, eux, ne concerne pas "simplement" des animaux.

L'échec, enfin, peut être le signe de notre impuissance face à la maladie, face à la mort. Inéluctable et naturel, cet échec est, sans doute, le plus facile à admettre. Ce qui ne le rends pas, forcément, moins douloureux.
Pas de dialyse ou de greffe de rein pour une IRC. Mais la souffrance, la solitude.
Plus d'antalgique pour l'arthrose terminale, la douleur, et la paralysie. Plus de jeu, plus de pirouette.
Plus d'antibiotique, non plus, contre la bactérie, celle qui a gagné, la résistante, l'immortelle.

Avec le temps, ces échecs deviennent plus durs, plus violents. Parce qu'autrefois, j'étais remplaçant, ou assistant. J'étais une ombre, une petite main. J'avais ces piliers derrières lesquels me dissimuler, ou me défausser, quelqu'un sur qui m'appuyer. Les animaux étaient des cas, des nouveautés, leurs maîtres, des inconnus.

Mais le temps passe.

Je ne suis pas seul, mais on compte sur moi, on s'appuie sur moi. Mais je ne suis pas prêt, pas encore ! Je ne peux plus écouter le sage et m'y fier aveuglément. Le doute infiltre les avis de mes pairs, ce doute nécessaire à tout diagnostic, à toute décision. J'ai perdu cette confiance naïve, au plus grand bénéfice de mes patients, sans doute.

Mes patients vieillissent et meurent, quand je les ai vu naître et grandir. Mes clients souffrent et pleurent, et leur douleur me touche d'autant plus durement que j'ai fait son premier vaccin à leur boule de poils. Empathie, et sympathie.

Un médecin généraliste proche de la retraite me disait que sa patientèle vieillissait avec lui. Et que, désormais, ses patients mouraient.

Ce bien triste billet est une pensée, une pensée pour Corneille, âgé de trois ans, qui meurt ce soir.
J'ai observé ses premiers pas de bébé, j'ai pansé sa patte cassée dans une chute d'escalier, je l'ai confié aux bons soins de mes confrères plus spécialisés pour sa fracture, pour ses problèmes oculaires, pour sa peau infectée. Je l'ai accompagné, avec ses maîtres, dans leurs projets fous de portées et de bébés, ces rêves jamais réalisés. J'ai vécu l'arrivée de sa promise, qui restera sa "chaste fiancée", j'ai rassuré sa maîtresse, encouragé son maître. Corneille n'a jamais été en bonne santé, et, au fil du temps, est née une vraie complicité. Ses bobos et ses blessures, son foutu voile du palais, son bout de langue rose toujours promptement retiré lorsque j'essayais de l'attraper : terminé. Parce qu'une bactérie a décidé de résister. Une "bête" infection cutanée.
Ce soir, pour ne pas pleurer, je me suis concentré, j'ai écouté son cœur faiblir, son cœur se battre, puis fibriller, et s'arrêter.

Un échec, assumé, justifié, sans que personne ne puisse rien se reprocher. Ce qui ne le rend pas moins violent, ni moins douloureux.

samedi 21 mars 2009

Je suis vétérinaire

Il y a de cela quelques semaines, une lectrice m'interrogeait par mail afin de savoir - je résume - si le métier de vétérinaire "était aussi éprouvant que cela". J'ai entamé une réponse brève à ses questions précises, puis j'ai abandonné mon message, en proposant un billet ultérieur.

Alors faisons simple : être vétérinaire, c'est éprouvant, c'est difficile, c'est compliqué.

D'ailleurs, pourquoi être vétérinaire ?

J'ai un doctorat et un BAC +6. J'ai survécu à une prépa. Comme beaucoup de mes confrère, je travaille entre 50 et 80 heures par semaine, sans compter les heures d'astreinte ou de garde. Un associé a la responsabilité de sa société, de ses salariés, et de sa famille. Je ne parle même pas de celle de ses patients et de ses clients, sans même évoquer son rôle en santé publique quand il exerce en rurale...

Et avec tout ça, mon "salaire" est d'environ 1900€ par mois.

Dans cette situation, soyons objectif, il est idiot d'être vétérinaire.

D'autant qu'il faut se coltiner à la fois :

  • La gestion d'une société

Plusieurs associés, des salariés, des personnalités différentes, la comptabilité, les assurances, les impayés, les stocks et les commandes, les investissements au long terme, les crédits qui vont avec... 5-10 heures de travail par semaine, et un relationnel qui ne se comptabilise pas. Il faut aussi que je sache me faire payer. Manager, comptable, DRH, patron, je suis vétérinaire.

  • La gestion des clients

Chacun a ses attentes, ses besoins, ses incohérences et sa personnalité. Je dois les écouter m'expliquer pourquoi ils viennent, puis comprendre pourquoi ils sont là. Ils ont leurs préjugés et leurs espoirs. Leur animal est un bébé mal géré. Ou bien il vient pour mourir. Ils peuvent être intelligents, débiles, sensibles, compréhensifs, complètement largués voire totalement cons. Ils peuvent être aisés, voire riches, ou pauvres, ils peuvent être bons ou mauvais payeurs, ils me font vivre : je suis vétérinaire.

  • La gestion des patients

Il y a les vaccins-qui-prennent-dix-minutes-sauf-s'il-y-a-autre-chose-comme-une-fois-sur-deux, les cas de médecine lourds, qui prendront des heures, les animaux hospitalisés qu'il ne faut jamais oublier, les urgences, les éleveurs qui attendent avec un troupeau dans le couloir pour les vaccins, les animaux des gens sans rendez-vous mais qui sont quand même malades. Il y a les animaux qui doivent être manipulés avec douceur (tous ?), ceux qui sont dangereux, ceux qui ont des dents, ceux qui pèsent 100 grammes et ceux qui font plutôt une tonne, il faut les connaître, prévoir leurs réactions... ça coule de source, je suis vétérinaire.

  • L'exercice lui-même

Il y a ma responsabilité que j'engage à chaque signature, à chaque diagnostic, à chaque choix. Ces choix sont souvent assez faciles, parfois très difficiles, et je dois parfois être rapide : on n'hésite pas quand un animal va mourir lors d'une urgence. Et puis il y a tous ces rendez-vous qui attendent dans la salle d'attente. Il y a les euthanasies. Je dois être médecin, dermatologue, radiologue, chirurgien, anesthésiste, ophtalmo. Heureusement, j'ai des confrères plus spécialisés à qui je peux envoyer les cas qui dépassent mes compétences, mais... encore faut-il savoir quand s'arrêter. Et puis il y a ceux qui choisissent de ne pas y aller, et que je dois bien gérer... J'ai le droit à l'erreur, mais pas trop. Je suis vétérinaire.

  • La paperasse façon "c'est pour la santé publique"

Et sa redoutable sœur jumelle "c'est pour la comptabilité".

Chaque ordonnance pour un bovin, c'est une assurance contre la présence de résidus dans les produits livrés au consommateur. Chaque ordonnance pour un chien ou un chat, c'est une prescription claire dans le respect des règles déontologiques et médicales.
Chaque prise de sang de ruminant, c'est une étiquette, un code-barre et un papier d'accompagnement pour le laboratoire, plus un résultat d'analyse qui reviendra.
Chaque vaccination, c'est un carnet, un passeport, une carte rose, dans le respect des lois et règlements (et ils changent tout le temps !). Depuis le début de la crise FCO, j'ai reçu 183 mails de ma DDSV, sans parler de ceux de l'AFSSA et du SNGTV. Pour les vaccins des bovins, il y a aussi les documents pour l'ONIEP, la DDSV et le GDS. Pour les chiens, les chats et les chevaux, ne pas oublier d'envoyer les cartes de rappel pour les vaccins.
Il y a les textes de loi.
Maintenant, chaque cession de chien ou de chat, c'est un certificat vétérinaire. En plus des cartes de tatouage ou de puce. Et il y a les évaluations comportementales.
Il y a les signalements d'équidés et l'exceptionnelle capacité des Haras Nationaux à m'emmerder.
Il y a les documents pour la formation continue, les notices des nouveaux médicaments et autres bulletins de l'AFSSA, les revues professionnelles et les lettres d'amour de l'Ordre.
Évidemment, il y a tous les bordereaux de commande et de livraison, ceux de notre centrale et ceux des labos indépendants. Les remises de chèques, d'espèces, les feuilles de paie et les pages du grand livre, les contrats, les offres commerciales du siècle et les fax de vendeurs de détecteurs de radars.
Il y a tous les clients qui ne comprennent rien aux demandes de leurs assureurs, aux courriers des Haras Nationaux ou à ceux de la Société Centrale Canine, à ceux des Groupements de Défense Sanitaire ou à ceux de l'équarrissage ou de l'abattoir.
Qui est là pour expliquer tout ça, pour remplir, signer, tamponner, faxer, lire et encore écrire ?
Moi, je suis vétérinaire.

Mais alors, pourquoi vétérinaire ?

Parce que je l'avais décidé quand j'étais petit. Tout petit. Et je suis très têtu.

Et si c'était à refaire ?

Je ne sais pas...

Soyons clairs : j'adore mon métier. Mais c'est un boulot de dingue. Exténuant. Par les horaires, la masse de travail, l'implication émotionnelle, les responsabilités.
Dangereux pour ma vie de famille.
Mal payé, en ce qui me concerne. J'ai des confrères qui vivent bien mieux que moi. Certains s'en sortent plus mal.
En l'état actuel des choses, je ne peux pas travailler moins. Embaucher un salarié ? Et avec quoi le payer ?
J'espère une éclaircie dans l'année qui vient. On verra bien.

Je vous rassure : tous mes confrères ne travaillent pas autant, ou avec un tel poids sur les épaules. Il y a tant de situations différentes.

Mais pourquoi est-ce que j'adore mon métier ?

Parce que je dois prendre des décisions, tout le temps. Gérer une équipe, des patients, des clients, une société, des urgences, des conneries, tout.
Mon métier m'a appris à travailler en équipe, à diriger, à déléguer.
Il m'a appris à échouer. Auparavant, je n'avais presque jamais échoué.
Il me donne l'impression d'être utile : je conseille, j'offre du bien-être, je soigne, je sauve.
Il me valorise : je sais que je suis sécurisant, que les gens m'apprécient. J'ai une blouse blanche et un stéthoscope, ou un bistouri, je peux commenter les épisodes de Dr House et je fais naître des veaux.
Il me donne des responsabilités. Mes avis, mes actions engagent la vie d'animaux et, à mon modeste niveau, la santé publique.

C'est un métier qui touche à la vie et à la mort. J'écoute un cœur s'arrêter de battre comme je réanime un nouveau-né anoxique. Je suis là quand un petit vieux voit sa vie s'écrouler, ou qu'un enfant découvre la splendeur d'une naissance. Ou la dureté d'une disparition.

C'est un métier profondément humain. Pour être vétérinaire, c'est bien d'aimer les animaux, mais il faut croire en l'être humain.

jeudi 6 novembre 2008

Champagne ?

La mésaventure de Vache albinos est forcément arrivée un jour ou l'autre à chacun d'entre nous, et il me semble que la profession vétérinaire y est particulièrement exposée.

Une démonstration, et quelques réflexions ?

Les personnages

Je vous présente Fisher. 52 kilos de rottweiler trop dynamique mais très gentille, à intercepter avec talent lorsqu'elle vous saute dessus pour vous faire la fête. Elle, elle ne craint pas les vétérinaires.

Je vous présente monsieur et madame Langin, jeunes mariés d'environ trente ans, plutôt sympathiques et très décidés à faire le mieux pour leur chienne, quitte à sacrifier certaines à côtés. Je pense notamment aux efforts financiers qu'ils ont certainement consenti pendant sa croissance afin de lui acheter le meilleur aliment possible. Monsieur est pompier, madame est secrétaire.

Je vous présente enfin le Dr Fourrure, le Dr Olivier et leur stagiaire, Elodie. Elodie a obtenu son diplôme d'études fondamentales vétérinaires (DEFV) mais n'a pas encore achevé ses études, ce qui l'autorise à exercer sous l'autorité et la responsabilité d'un vétérinaire, mais pas en tant que vétérinaire libérale.

Les prémisses du drame

Ca y est, Fisher est une grande fille : à 11 mois, elle a eu ses premières chaleurs. Elle était déjà un peu fatigante, elle est carrément devenue épuisante. Allez savoir pourquoi, elle craquait pour le caniche des voisins, qui n'en pouvait plus de lui hurler l'ardeur de son désir à travers le grillage du jardin. Manifestement, elle adhérait : elle a défoncé deux fois la clôture pour atteindre son Roméo, et massacré deux portes pour le rejoindre lorsqu'elle était enfermée. Leurs galipettes disproportionnées devaient sans doute être amusante à voir, et furent d'ailleurs infructueuses : la nature est parfois cruelle, et l'amour ne fait pas tout.

Peu importe, je m'égare, car les amours de Fisher ne sont pas le sujet. Ce qui m'amena à voir M. et Mme Langin en consultation, c'est l'espèce de masse rouge tuméfiée bizarroïde qui lui pendit à la vulve vers le milieu de son cycle œstral, ou, pour parler plus simplement, de ses chaleurs.

La masse rouge tuméfiée bizarroïde, non douloureuse, à peine saignotante, c'était de la muqueuse vaginale hypertrophiée sous l'action des hormones produites pendant les chaleurs, ce que l'on nomme une hyperplasie vaginale, et celle-ci était la plus importante que j'ai jamais vue.

Il existe deux façons de gérer le problème : une chirurgie lourdingue, complexe et douloureuse pour retirer les tissus excédentaires, ou un peu de patience et une simple stérilisation afin de supprimer la source du problème, c'est à dire les hormones sexuelles. En accord avec les propriétaires de Fisher, nous avons choisi la seconde.

Premier acte : La chirurgie

Un matin comme les autres. Deux chirurgies au programme, rien de bien compliqué : une stérilisation, et une castration de chat. Tout se passe comme d'habitude, jusqu'à ce que la porte de la clinique s'ouvre et que pénètre en trombe une rottweiler de 52 kg en pleine forme, un rien affamée par son jeûne et bien décidée à nous agresser à grands coups de langue. Un chien dangereux comme on les aime, quoi.

FIsher entre dans sa cage en se faisant un brin prier - elle préfèrerait continuer à nous massacrer les jambes à grands coups de câlins rottweileresques. En plus, comme elle a gardé sa queue, son fouet est particulièrement douloureux...

Son hyperplasie vaginale est presque complètement résorbée, il ne reste plus qu'à la stériliser. Examen clinique pré-opératoire réalisé par Elodie, contrôlé par mes soins, protocole anesthésique choisi par Elodie, validé par mes soins. Ce matin, elle opère seule, ce sera sa troisième stérilisation de chienne en solitaire. Moi, je m'éclipse assez vite : j'ai pas mal de consultations qui m'attendent.

Je ne reverrai pas Fisher de la journée, sauf, en passant, lorsqu'elle rentrera chez elle le soir même, un peu groggy mais sur ses quatre pattes. M. et Mme Langin sont très contents, Fisher aussi, mais, ça, ce n'est pas vraiment surprenant. La seule chose qui la contrarie, ce sont les grillages, les barreaux et les portes.

Deuxième acte : La complication

Le deuxième acte prend place trois ou quatre semaines plus tard. Elodie est repartie achever ses études, et nous n'avons pas vu Fisher depuis longtemps.

Ce matin là, mon deuxième rendez-vous, c'est justement Fisher. Motif : pas en forme, écoulements vulvaires.

Comment ça, écoulements vulvaires ? Elle est stérilisée, normalement ! Premier coup de stress : Est-ce qu'Elodie n'aurait pas laissé un bout d'ovaire dedans ? Normalement, on vérifie à chaque fois, là, c'est Olivier qui a du le faire, mais il n'est pas là ce matin. Je vais devoir gérer...

Mme Langin est venue seule. Fisher est moins exubérante que d'habitude, ce qui a l'air d'arranger sa frêle maîtresse. Je passe sur la consultation : écoulement plus ou moins hémorragique, douleur abdominale, fièvre. Il y a une masse anormale dans son abdomen, de la taille d'une orange. Je me sens très seul, tout d'un coup. Je vérifie le compte-rendu opératoire : ovariectomie par les flancs, c'est à dire que l'utérus n'a pas été retiré (ce qui en soit, n'est pas forcément mal), mais surtout qu'il n'a sans doute pas été intégralement inspecté lors de la chirurgie, car la voie d'abord pariétale, qui a été choisie, offre une vue de choix sur les ovaires mais ne permet que difficilement le contrôle de l'utérus. En général, on réserve cette technique aux très jeunes chiennes, car on préfère inspecter l'utérus des chiennes âgées, ou qui ont déjà porté, ou qui ont eu des soucis gynécologiques, pour pouvoir le retirer au cas où.

Évidemment, Mme Langin me demande si cela peut avoir un lien avec la chirurgie. Je préfère y aller franchement : non, la chirurgie n'est probablement pas responsable du problème, mais ledit problème semble concerner l'utérus. Mme Langin n'insiste pas : elle me fait confiance, et , de toute façon, elle n'est pas d'une nature soupçonneuse. Enfin je crois.
Je ne lui cache pas que je suis inquiet, que cette masse est tout à fait anormale et qu'il va sans doute falloir réintervenir. Au plus vite, car je ne sais pas ce que c'est que ce truc et que si ça perce - ou si ça a percé - dans l'abdomen, ça va devenir très grave.

Je mets la chienne sous antibiotiques, sous anti-inflammatoires, et je place le rendez-vous opératoire au lendemain matin, car je n'estime pas qu'il y a urgence absolue. Je propose d'hospitaliser la chienne pour la surveiller, mais Mme Langin préfère la garder chez elle, de toute façon elle ne travaille pas aujourd'hui, elle m'appellera si la chienne ne va pas bien. Je multiplie les recommandations, mais je laisse repartir Fisher chez elle. Elle ne me brise même pas les rotules en remuant la queue, c'est vraiment inhabituel.

Le lendemain matin, opération à quatre mains avec Olivier. Il y a sur l'utérus une masse anormale, qui semble trouver son origine dans la paroi de l'organe, sans doute une tumeur bénigne de type fibrome, mais surinfectée et ulcérée. Il y a un point de péritonite, mais vraiment mineur. Nous contrôlons évidemment la chirurgie d'Elodie, il n'y a rien à redire.

Troisème acte : les réactions

Le soir même, Mme Langin vient récupérer Fisher. Après concertation avec mon confrère, je discute longuement avec elle au sujet de ce que nous avons trouvé et de ce qu'il faut en penser. Je dois dire que je ne suis pas à l'aise, mais je ne pense pas que cela se voit franchement.

Je lui explique que nous supposons que cette masse est une espèce de tumeur bénigne de l'utérus, et qu'il est peu probable qu'elle soit cancéreuse. Nous allons la faire analyser pour en être certain. Il y avait bien une infection, mais bénigne, je ne suis pas inquiet à ce sujet. Je lui indique clairement que cette masse était peut-être déjà là lorsque la première chirurgie a été réalisée, et qu'il est possible qu'elle n'ai alors pas été détectée, je lui avoue que je n'en sais rien, puisque c'est notre stagiaire qui l'avait opérée, et qu'elle n'est pas joignable.

Je ne lui dis pas que je me doute bien qu'elle ne l'a pas contrôlé, cet utérus, je ne sais même pas si je l'aurais fait moi-même, quoique je n'aurais sans doute pas choisi d'opérer par les flancs.

Mme Langin acquiesce, elle semble rassurée par mes explications mais il m'est très difficile de deviner ce qu'elle pense réellement,. Elle n'est vraiment pas très expansive comparée à son mari, qui peut être carrément caractériel. Sa réaction à lui m'inquiète, d'autant que je ne l'ai pas vu une fois depuis hier alors qu'il accompagne généralement sa chienne à chaque visite.

Je lui indique également que nous aborderons la facture une fois que nous serons sûr qu'il n'y aura pas de frais supplémentaires à engager. En mon for intérieur, j'envisage de dégraisser sérieusement la note. D'une part, ce sont d'excellent clients, d'autre part, je culpabilise à bloc.

Le lendemain matin, je revoie Fisher, qui se remet normalement. J'annonce à Mme Langin que nous avons décidé d'offrir la chirurgie, je lui en explique les raisons : à mon sens, l'hystérectomie aurait peut-être due être réalisée lors de la première intervention, si la masse était déjà là. Je lui explique bien qu'il n'y a pour moi aucun moyen de le savoir, et que comme nous suivons régulièrement Fisher, la clinique a décidé de faire ce geste commercial.

Le soir même, ma secrétaire m'indique que M. Langin est passé dans l'après-midi. Un brin inquiet, je lui demande s'il a donné des nouvelles de le chienne : oui, elle va bien, mais elle est fatiguée. Elle m'annonce aussi qu'il a réclamé toutes les factures depuis l'adoption de sa chienne.

Là, je le sens mal.

Vraiment.

Je suis responsable de l'intervention de ma stagiaire. D'ailleurs, je ne le regrette pas : elle a bien opéré, mais nous l'avons mal aiguillée par rapport à l'historique de la chienne. Et encore : si mon choix aurait été l'intervention par la ligne blanche, qui permet l'inspection de l'utérus, c'est parce que je suis paranoïaque, car à ma connaissance, l'hyperplasie vaginale n'est pas un motif d'hystérectomie, et il s'agissait des premières chaleurs de la chienne.
Mais je ne m'attends pas à ce que des maîtres inquiets suivent ce raisonnement, d'autant qu'à leur place, j'aurais certainement retenu le mot "stagiaire", et que tout cela semble lié.
En plus, je me doute bien que mon geste commercial peut être mal interprété, comme un signe de reconnaissance de culpabilité. D'ailleurs, au fond, même si je suis sûr de mon raisonnement médical, je culpabilise.

Les jours qui ont suivi ont été un enfer. J'ai revu une fois Mme Langin pour un contrôle, une semaine après l'opération. Fisher allait très bien, elle m'a de nouveau massacré les cuisses.
J'imagine la situation chez eux, avec la chienne à nouveau confinée, avec une collerette.
A leur place, je ne serais pas serein. Je continue d'expliquer, je souligne la parfaite récupération de Fisher.

Mme Langin est toujours aussi indéchiffrable.

Je me prépare au pire : coup de fil de l'Ordre, assignation.

Rien ne vient.

Une semaine plus tard, il y a un magnum de champagne sur le bureau. Notre secrétaire m'explique que c'est M. Langin qui est venu le déposer, lors du retrait des points de Fisher ce matin.

Je ne peux retenir un long et douloureux soupir.

Qu'en penser ?

Plusieurs années après cette histoire, j'analyse ainsi les réactions de chacun.

Pour ma part, je l'ai déjà indiqué, je culpabilisais. Je n'arrive pas à mentir aux gens, en tout cas pas dans cette situation, et j'ai choisi l'honnêteté brute, au risque de m'y casser les dents. Parler de la stagiaire était maladroit. Le but n'était pas de me défausser de ma responsabilité sur elle, au contraire : elle avait fait un bon travail, mais nous ne l'avions pas correctement aiguillé, ou peut-être que si. Nous ne saurons jamais si la masse était là lors de la première intervention.

M. Langin est probablement un homme qui aime payer et savoir qu'il offre le meilleur à sa chienne. Je le soupçonne d'avoir choisi nos croquettes pour nourrir Fisher, non pas parce qu'elles étaient les meilleures, mais parce qu'elles étaient les plus chères. Je crois aussi qu'il avait choisi notre clinique parce que nous avons l'apparence la plus professionnelle trente kilomètres à la ronde, et peut-être aussi parce que nous sommes relativement chers.

Pour lui, offrir la seconde intervention était, au-delà des ergotages médicaux, non seulement une reconnaissance de culpabilité, mais aussi une espèce d'insulte à sa capacité d'assumer les frais médicaux de sa chienne (et je suis certain qu'ils n'ont pas beaucoup d'argent).

L'intervention d'une stagiaire comme le cadeau étaient clairement en ma défaveur dans cette histoire. Je me plais à croire que mon honnêteté et ma cohérence dans mes explications, ainsi que mon insistance sur la nature commerciale de mon cadeau, ont joué en ma faveur.

Mais je ne sais pas ce qui se serait passé si Fisher avait souffert de séquelles ou pire, était décédée dans cette histoire.

lundi 15 septembre 2008

Veaurien

Calcul : petit problème appliqué

Soit le prix d'un veau laitier de sexe mâle, âgé de 4 jours, à la sortie de son exploitation de naissance : moins de 50€
Soit une réglementation pour la Fièvre Catarrhale Ovine imposant une virologie avant sa sortie de l'exploitation
Soit le prix de la visite du vétérinaire pour cette prise de sang, déplacement compris : environ 40€
Soit le prix de l'analyse virologique : environ 40€
Soit le prix d'une masse, inusable, incassable, ne nécessitant aucun entretien, pouvant servir à plein de choses à la ferme : environ 80€

Quel est le coût de vente du veau ?

Quelle est la valeur de la vie ?

La solution :

ksk le sait bien : en élevage laitier, les veaux mâles, c'est le dommage collatéral.

Si ce veau-ci suivra le chemin normal des veaux de boucherie, parce son éleveuse serait bien infichue de faire du mal à une mouche et qu'elle a une toute petite exploitation, la plupart de ses congénères veaux mâles de race laitière se prendront un coup de masse derrière les oreilles. Parce que les vendre, ça ne rapporte pas d'argent, au contraire.

Ensuite, un veau d'une semaine, c'est immangeable.

Bien sûr, on peut l'élever à la maison, et, si on a le coeur encore plus accroché que pour donner un coup de masse à sa naissance, le saigner en douce et le mettre au congélateur (je dis qu'il faut avoir le coeur bien accroché, parce que je connais peu de gens qui saignent facilement un animal qu'ils ont élevé au biberon pendant des mois...).

En douce, parce que l'autoconsommation, l'abattage à la ferme, c'est interdit. Pour la sécurité des consommateurs, et pour le bien-être animal (c'est pas moi qui l'ai dit). On peut faire abattre un animal à l'abattoir et le récupérer, ça oui, mais pas se le planquer au congélo. Bien sûr, il y en a qui le font. Mais je ne suis pas au courant (non, non, je vous assure, je ne sais rien).
De toute façon, ce n'est pas ça qui assurerait un débouché pour ces milliers de veaux...

L'élevage de ces veaux à la ferme, ce n'est pas une option non plus : élever des veaux, c'est pas si facile, ça prend du temps, et puis, surtout, il faut les nourrir... et ça coûte cher !

Alors voilà, les éleveurs qui vendront leurs veaux, en gros, payeront 30 euros pour ne pas avoir à leur mettre un coup de masse derrière la tête.

C'est "juste" une situation à la con.

mardi 26 août 2008

Chirurgien ?

Dans un commentaire, Céline s'interrogeait :

Cela fait plusieurs fois que vous affirmez ne pas être chirurgien. Bêtement, je croyais jusqu'alors qu'un chirurgien était une sorte de médecin qui découpait des bouts de tissus mous ou durs ou entre les deux, puis recousait avec une aiguille tous ces bouts de telle façon que le résultat soit mieux après qu'avant... Vous avez décrit plusieurs interventions dans lesquelles vous avez découpé des ventres de vache et de chien. J'aurais juré que cela s'apparentait à de la chirurgie, mais il semble que je fasse fausse route. Puisqu'il ne s'agit pas d'une question d'instrument comme le bistouri et l'aiguille, ni d'une question d'anesthésie, comment définissez-vous le chirurgien ?

Tous les vétérinaires reçoivent une formation généraliste à la fois théorique et pratique. Durant la dernière année d'école (en tout cas en France), chacun choisit une dominante de cours qui va orienter sa carrière à venir, quoique choisir "équine" n'empêche nullement de pratiquer en "canine". C'est un approfondissement plus qu'autre chose, et certainement pas une spécialisation.
Mon diplôme, c'est une boîte à outil : j'ai été formé à la méthode diagnostique, j'ai acquis une quantité proprement monstrueuse de connaissances et suivi des travaux pratiques comme des cliniques de médecine et de chirurgie de tous les animaux "classique" ainsi que des cours sur l'hygiène alimentaire, la législation, un peu d'économie, etc.

A la sortie de l'école, chacun travaille à droite, à gauche. Certains restent un peu plus longtemps et deviennent internes, voire chargés de consultation. On raconte même qu'il y aurait certains étudiants qui ne quitteraient jamais le giron de l'école. Du coup, ils bizutent les nouveaux en leur assénant des "cours".

Premiers contrats, puis premiers remplas, premières galères, on découvre ce que c'est que de travailler sans filet, on développe le système D et, finalement, on se dit que notre formation n'était pas si mauvaise. On affine les choix déjà réalisés à l'école ou on goûte un peu à tout avant de se poser quelque part.

Pour ma part, éternel insatisfait, j'ai choisi de m'éloigner des bancs de l'école aussi vite que possible, pour aller voir à quoi ressemblait ce métier "en vrai". Un coup avec les vaches, une fois en Normandie, ou en Vendée. Voir comment sont les gens dans le Centre. Rendre visite aux chèvres. Et les porcheries, c'est intéressant ? Finalement, essayer un peu la médecine et la chirurgie des carnivores domestiques, sans bouse sur ma blouse. Tenter même l'aventure de l'équine de pointe. Enfin, ça, c'était en stage alors que j'étais encore à l'école. Remplaçant itinérant, assistant en contrat court, ou moins court, et puis, finir par trouver un nid où me poser.

A l'heure actuelle, et jusqu'à ce que je change d'avis, j'adore ma polyvalence et mon manque de spécialisation. J'assume donc mon statut de généraliste.

Ce qui ne m'empêche pas d'avoir certains domaines de prédilection, comme chaque vétérinaire. Ainsi, j'oriente ma formation continue et mes efforts sur le diagnostic, la médecine interne, le comportement et la cytologie. Le tout en entretenant avec soin mes connaissances en rurale, bovine essentiellement.

Mais je ne me sens pas du tout chirurgien. En fait, je n'aime pas la chirurgie, à part pour les césariennes et les coups de stress. Je n'aime pas les gestes parfaitement maîtrisés, la voie d'abord patiemment étudiée, et je suis proprement incompétent dès qu'il s'agit de gérer une boiterie complexe ou de réparer une patte cassée. Pire : je n'ai même pas envie de m'améliorer dans ce domaine, ça ne m'intéresse pas, ce qui arrange bien les vétérinaires avec qui je travaille régulièrement, qui aiment mettre les mains dans le cambouis les tripes et apprécient modérément les diagnostics à étages de maladies hormonales ou de FOI.

Vous ne les trouvez pas bizarres ? Moi si. Mais ça m'arrange.

Ceci étant, il est hors de question dans une clinique comme la nôtre que l'un des vétérinaires ne soit pas un généraliste polyvalent. Nous devons tous être capable de gérer tous les aspects "généraux" de notre métier : faire un vêlage, une chirurgie viscérale "simple", poser un diagnostic de difficulté "moyenne" dans tous les domaines de la médecine, dermatologie, ophtalmologie, etc... pour tous les animaux courants. Plus toutes les urgences.

Je réalise donc des césariennes, des castrations ou des ovariectomies, je recouds des chiens à sanglier explosés de partout, mais je ne touche pas aux pattes cassées et, si une chirurgie peut être réalisée par quelqu'un d'autre, je laisse faire (tout en mettant un coup de bistouri de temps en temps, histoire de ne pas perdre la main).

Voilà pourquoi je dis que je suis plus médecin que chirurgien : je fais de la chirurgie, mais je ne suis pas chirurgien.

Du coup, ça me donne envie de vous parler des différents "types" de vétérinaires de clientèle. Dans un prochain billet.

jeudi 19 juin 2008

Amateurisme

Il y a des fois, comme ça, où on aimerait avoir un tracteur et une remorque de fumier à aller déverser devant le ministère de l'agriculture et de la pêche.

Depuis plusieurs mois maintenant, il est prévu que les départements indemnes de FCO8 du sud ouest et de la Bretagne deviennent "zones réglementées" le jour où y débutera la vaccination contre cette maladie.
En effet, contrairement à l'avis de l'AFSSA et des vétérinaires, le ministère a choisi un plan de vaccination destiné à permettre aux zones les plus touchées de vacciner les premières, dans une louable intention de les soulager dans leurs difficultés économiques. Les experts auraient préféré une vaccination destinée à supprimer la maladie, avec une ceinture de protection autour desdites zones les plus touchées, afin de circonscrire l'épidémie. C'est un choix politique qui a été fait, et je le comprends, il n'est pas injustifié.

Il faut savoir que la plupart des grands veaux (on les appelle des broutards puisqu'ils ont commencé à brouter, contrairement aux veaux sous la mère, ou aux veaux en batterie qui boivent du lait, et uniquement du lait), bref, ces broutards nés en France sont exportés en Italie, qui constitue le principal marché pour les éleveurs français. Si les animaux sont dans une zone infectée, ou réglementée (en "bordure" des zones infectées) et qu'ils ne sont pas vaccinés, l'Italie les refuse. Si un certain délai ne s'est pas passé depuis la vaccination, l'Italie les refuse.
Ceci dure depuis des mois et fait l'objet de négociations serrées entre la France et l'Italie, avec des plans, des arrêtés, les contraintes européennes et nationales, les conflits d'intérêts, etc. C'est toute une filière qui tente de survivre aux cahots de cette crise, éleveurs et négociants les premiers.

Bref, dans ma région (indemne de FCO8 et 1), la vaccination devait commencer le premier juillet. Nous devions donc devenir une "zone réglementée", ce qui interdit de facto l'exportation des broutards jusqu'à ce que les animaux soient valablement protégés, c'est à dire d'ici deux à trois mois selon les protocoles vaccinaux.

Il s'est trouvé qu'un laboratoire a réussi a produire plus de doses vaccinales que prévu, permettant une vaccination anticipée des zones indemnes. On nous a donc annoncé vers le 30 mai que nous allions devenir zone réglementée 15 jours plus tôt que prévu, à savoir le 15 juin, et commencer à vacciner vers cette même date.
Soit. Je me dis que j'ai de la chance : certains départements ont été prévenus la veille de ce changement. Les éleveurs ont donc commencé à vendre des veaux pas finis, ou se sont préparés à les garder bien plus longtemps que la normale (alimenter des animaux que l'on garde plus longtemps que d'habitude sans pouvoir les vendre, ça fait un sacré défaut de trésorerie pour les éleveurs). les négociants se sont organisés pour faire partir tous ces animaux au plus vite, quitte à brader, et à trouver des solutions pour continuer à entretenir le flux d'animaux en se servant dans d'autres régions. Le fait d'être, comme les voisins, une zone réglementée, nous dispense des formalités nécessaire au passage d'un broutard de zone réglementée à zone indemne (que nous étions).
Vous suivez encore ?
Je vais éviter de vous noyer avec les subtilités réglementaires permettant de passer d'une zone réglementée FCO1 comme le Gers ou les Haute-Pyrénées, qui restent néanmoins indemnes de FCO8. Ou sur tous les pièges des différents délais afférents aux différents vaccins, j'ai des pages et des pages d'arrêtés, de communiqués et de protocoles d'accords sur mon bureau.

Vous aurez compris que c'est un casse-tête.

Donc, le 30 mai, nous apprenons que nous passons le 15 juin en zone réglementée, et que nous aurons des vaccins plus tôt que prévu, réservés aux broutards à exporter.
Nous envoyons donc immédiatement un courrier à tous nos clients pour les prévenir, commençons à organiser les tournées tandis que les éleveurs vendent leurs bêtes.
Nous discutons des heures avec nos clients négociants afin de débroussailler la nouvelle organisation.
Nous passons de nombreux coups de fils à la DDSV, responsable de la distribution des vaccins et des certificats d'exportation des broutards, afin de clarifier certains points. Il faut changer tous les certificats d'export. Soit. En utiliser des différents pour des broutards allotés selon le vaccin qui a été utilisé pour eux, leur origine, leur destination. Magnifique.
Nous recevons les coups de fil ou les visites de nos clients, qui veulent des conseils, ou des explications, qui veulent être sûrs de vacciner, nous recensons les broutards, définissons les priorités, commençons à esquisser les tournées, annulons nos jours de repos, nos week-end. Nous commençons à réaliser que nous n'allons pas avoir assez de doses.
Passent les jours, le rythme s'accélère, la pression monte. Nous savons enfin combien de doses nous allons avoir, mais il y a trop de broutards, qui sera prioritaire ? Nous commençons à faire des choix, quitte à vexer, pour la survie des exploitations. Faut-il favoriser les négociants, clef de la vente pour les éleveurs, ou les éleveurs directement ? Je vous laisse imaginer l'ambiance.
Nous commençons à prendre des contacts avec les vétérinaires voisins pour savoir s'ils n'auraient pas trop de doses.
Nous établissons un planning prévisionnel avec notre DSV pour essayer de prévoir l'arrivée des nouveaux lots de vaccins. Je ne lui aurais jamais autant parlé, à celui-là !
Nous passons également du temps avec les responsables des laboratoires d'analyses vétérinaires de la région afin de comparer la réactivité et les tarifs. Qui a une navette, qui répond le jour même, combien ça coûte ?
Le téléphone chauffe, mais tout prend forme. Dans la douleur.

Et puis, avant hier, je reçois un coup de fil d'un négociant, sa voix hésite, moitié rire, moitié larme, moitié rage. Au moins.

"Et tu sais quoi Fourrure ?
- Heuuu, ils se fichent du prévisionnel ? Je t'avais prévenu, ils n'ont pas le contrôle de l'arrivée des doses.
- Non, laisse tomber ça : nous ne sommes pas en zone réglementée.
- Hein ? Mais si, depuis le 15.
- Non, j'ai reçu un fax de la fédé. L'arrêté n'est pas sorti !
- Faxe moi ça, que je téléphone au DSV !"

L'arrêté n'a pas été pris.
Nous sommes toujours en zone indemne : il n'y a pas assez de doses vaccinales.
Quand il y en aura assez, ils publieront.

Quand ?
Quand il y en aura assez.

Notre plan de prophylaxie s'effondre.

Les éleveurs ont vendu trop tôt certains broutards.

Les animaux venus de zones réglementées chez le négociant ne sont plus tous en règle puisque nous ne somme "plus" une zone réglementée, les protocoles sont différents. On en fait quoi ?
Les certificats d'exportations ne sont plus valables, les lettres A/R pour leur expédition n'ont pas fini de fonctionner.

La filière cale à nouveau, l'incertitude est totale. Les chauffeurs italiens piétinent sur le parking autour de leurs camions désinsectisés. On recommence à vendre des broutards de zones indemnes, alors ? Mais si ils publient demain, ils seront bloqués dans le centre de rassemblement. C'est invivable.

Et les éleveurs, quand ils vont savoir, ils vont dire quoi ?

Tout ça, pour ça ?

Parce que le ministère n'avait pas prévu ? Alors qu'il a tous les chiffres ?

EDITION du 23 juin : et paf on repasse en zone réglementée. Tiens, chez les voisins, ils avaient le vaccin et ils ont vacciné, alors qu'ils étaient en zone indemne. Ne vous inquiétez pas, la France gère.

lundi 9 juin 2008

Paysan heureux, fièvre catarrhale et humeurs...

J'ai failli poster un commentaire hier en découvrant l'avalanche de visiteurs venus de ce blog que je suis régulièrement depuis quelques mois. Voir dans mon agrégateur un billet intitulé "Boules de fourrure" est assez surprenant ! Et puis j'ai décidé de laisser quelques heures passer, ne pas poster à chaud. Le très gentil courrier de paysan heureux pour me signaler son billet m'a décidé à franchir le pas, et à transformer le commentaire en billet.

Il y a quelques mois, j'ai écris un court billet pour signaler l'existence de ce blog, que je suis avec plaisir. Le quotidien d'un éleveur, entre ses vaches, ses prés et ses cultures, ses humeurs et ses réflexions. Puis la fièvre catarrhale et ses tensions sont passées par là. J'ai alors découvert avec beaucoup de tristesse l'état de colère et de stress dans lequel se trouve une partie du monde paysan. Ca m'a réellement.. touché. J'ai ressenti un sentiment d'injustice. Et j'ai continué à lire, car ce blog m'offrait une fenêtre directe sur les mots d'un éleveur durement frappé par les conséquences réglementaires et financières de la maladie, très différente de mes sources d'informations habituelles, c'est à dire la presse professionnelle vétérinaire et la communication des grands organismes tels que le Ministère de l'Agriculture, l'AFSSA, l'Ordre, etc.

A ce stade, j'ai préféré ne pas réagir, ou peu. Qu'aurais-je pu dire à quelqu'un qui, très légitimement, se sent dépossédé de sa responsabilité sur son élevage par le biais de tracasseries administratives et d'interventions diverses de personnes extérieures, qui est obligé de payer encore et toujours quand son revenu ne fait que diminuer, et que la moitié de la population française soupçonne de vouloir empoisonner ses bêtes qu'il maltraite et envoie, sans coeur, à l'abattoir ? Qui se permettrait de se plaindre d'être injustement traité en lisant les mots d'un éleveur tel que paysan heureux ?

Moi ?

Oui.

Sans grand état d'âme, car je connais ses difficultés quotidiennes, et parce que j'ai les miennes, du même ordre, ou d'autres. Nous avons, éleveurs comme vétérinaires, tout à perdre et rien à gagner dans cette crise sanitaire.

Et donc ?

Pas grand chose... j'en veux beaucoup à notre ministère de tutelle qui a géré cette histoire de vaccination avec ses pieds, qui a laissé les vétérinaires et les éleveurs se déchirer en n'imposant pas son autorité quand il aurait du le faire.
La vaccination contre la fièvre catarrhale (sérotype 1) dans le sud ouest a été obligatoire et prise en charge par l'Etat, afin d'éradiquer cette souche de la maladie de notre territoire. Très bien.
La vaccination contre la fièvre catarrhale (sérotype 8) sur notre territoire sera obligatoire et prise en charge par l'Etat à partir de la campagne de prophylaxie de cet automne. Comme il en a toujours été au cours de diverses crises sanitaires que nous avons traversé. Très bien.
Mais dans l'intervalle, entre avril et novembre 2008, la vaccination contre la FCO8 sur notre territoire est facultative, et corollaire, en partie à la charge de l'éleveur, qui en a déjà par-dessus la tête. Cerise sur le gâteau, l'Etat n'a pas tranché et n'a pas dit clairement qui devrait vacciner. Les vétérinaires, habitués aux crises précédentes, n'ont pas imaginé un seul instant qu'ils ne seraient pas ceux qui vaccineraient ! Jusqu'à ce que la FGDSA mette les pieds dans le plat en s'engouffrant dans la brèche créée et entretenue par le Ministère de l'Agriculture.
Pour beaucoup de vétérinaires, ça a été un choc. Je ne m'attendais absolument pas à voir des représentants des éleveurs être aussi vindicatifs, et, surtout, aussi déconnectés de ce que je voyais et entendait sur le terrain ! Ici, la plupart de mes clients ont exigé que les vétérinaires vaccinent, histoire d'être sûrs qu'il n'y aurait pas de magouilles.
Aujourd'hui, les vétérinaires entendent bien vacciner, comme l'exige la réglementation actuelle. Les éleveurs ne sont pas tous d'accord, et les discussions ressemblent généralement à des échanges d'insultes quand on me les transcrit. Sauf chez paysan heureux, où j'ai lu sa colère, mais surtout ses arguments, ses aspirations, ses doutes, sa détresse aussi. De quoi nuancer ma réflexion quand trop se contentent d'écouter ce que raconte leur "camp". Un terme révélateur : certains, représentants des éleveurs comme vétérinaire, semblent prendre cela pour une guerre dont j'ai peur de saisir les réels enjeux.

Bizarre, non ? Tous les vétos disent que ça se passe plutôt bien avec leurs clients, mais apparemment, chez les autres, ce n'est pas le cas. Parce que nous comprenons nos clients, qui nous connaissent, que nous écoutons, quand nous imaginons je ne sais quoi dans d'autres régions françaises ?

Je crois surtout qu'il y a un décalage entre l'ancienne génération de vétérinaires, à l'image de notables et de tout-sachant, et la nouvelle, plus technique et plus souple. Entre l'ancienne génération d'éleveurs, qui n'osait pas faire une simple piqûre à ses vaches, et la nouvelle, formée, technique, habituée aux interventions extérieures et qui exige, légitimement, une certaine forme de reconnaissance.
Vu de mon petit coin de France, c'est surtout ici que je situe les racines de la crise humaine que nous semblons vivre aujourd'hui.

Le vétérinaire ne veut pas être pris pour un technicien corvéable et sous-estimé, ni pour un notable privilégié qu'il n'est plus.
L'éleveur ne veut pas être pris pour un bouseux inculte, incapable de saisir un diagnostic ou les enjeux d'une lutte sanitaire.
Je crois ne pas faire cette erreur. Mais je connais des vétérinaires qui n'ont pas vu certaines évolutions et qui réagissent avec colère et incompréhension aux revendications de leurs clients... ou de leurs représentants.

Je crois par contre fermement que la dérégulation que l'absurdité de cette situation semble légitimer serait une erreur. On a vu l'effet de la "privatisation" des services vétérinaires sanitaires en Grande-Bretagne au travers des crises qui ont secoué ce pays. Est-ce un exemple à suivre ? Oh, je ne veux pas agiter le spectre du désastre que nous encourrions si les éleveurs vaccinaient, ce serait idiot, mais une certaine réflexion s'impose sur l'avenir du mandat sanitaire qui confère cette "autorité" et cette responsabilité aux vétérinaires.
Faut-il pour autant se braquer et envoyer paître des éleveurs acculés ?
Non, certainement non. Une négociation intelligente sur les tarifs, par exemple, aurait sans doute désamorcé la crise. Une position claire sur "qui fait quoi" aussi. C'était le rôle du Ministère de l'Agriculture et de la Pêche, comme pour toute prophylaxie d'ampleur. Et le ministère s'est désengagé.

Amertume, et colère, chez les vétérinaires comme chez les éleveurs, pour quel bénéfice ?

Paysan heureux m'a blessé, mon ton lors de ce billet le montre sans doute. Pas lors de son dernier billet, au contraire, mais en dévoilant son amertume et en pointant du doigt les points qui lui, le mettaient hors de lui, au cours des derniers mois. Je me suis senti injustement mis en cause. J'ai eu envie de me défendre, mais comment, et pour quoi ?
Et en lisant son dernier billet, par contre, je retrouve cette alliance presque naturelle, cette compréhension entre deux partenaires professionnels plongés dans les mêmes galères. Des partenaires qui ont oublié de travailler intelligemment, ensemble, sur cette crise.

En attendant, je continue à soigner les vaches et à écouter ceux avec qui je partage mon quotidien : les éleveurs.

Mais je crains les cicatrices.

vendredi 6 juin 2008

IRC

IRC...

Pour la plupart des gens, ça ne doit pas évoquer grand chose. Les geeks penseront Internet Relay Chat, sans doute.

Pour les vétérinaires (comme les médecins), et un certains nombre de maître, l'IRC ce serait plutôt l'Insuffisance Rénale Chronique, première cause de mortalité du chien ou du chat âgé qui serait passé au travers des autres saletés que peut lui réserver l'existence. Pour résumer, et si l'on exclut les cancers, pour nous autres humains, c'est notre cerveau ou notre coeur qui seront les premiers organes à montrer de sérieux signes de défaillance, et, finalement, dont les dysfonctionnement causeront notre agonie, puis notre mort.

Pour les carnivores domestiques, ce sont les reins. Quand je parle des reins, je parle de ces deux stations de filtration/épuration/recyclage ultra-modernes et performantes qui permettent d'évacuer tous les déchets produits par le fonctionnement de notre organisme. Je ne parle donc pas des "reins" comme lorsque l'on dit "j'ai un tour de reins", où là, on évoque plutôt la musculature et les vertèbres lombaires, situées juste en regard des "vrais" reins. Je préfère préciser tant la confusion est fréquente.
Les reins, ce sont des organes vitaux. On ne peut pas vivre sans eux.
Les lombes, c'est pénible quand ça craque et que ça fait mal. La douleur, je ne la souhaite à personne, mais on peut vivre avec.

Formulons-le autrement : l'espérance de vie de votre chien ou de votre chat est suspendue à ses reins.

Chaque cellule de notre organisme fabrique des déchets. Comme une voiture, comme une usine, comme tout ce qui construit ou produit de l'énergie. Et le rendement de la machine biologique est particulièrement mauvais, ce qui fait du foie et des reins des organes incontournables dont la mission principale (en tout cas pour les reins, le foie fait pas mal d'autres choses) est de balancer aux ordures (l'urine et les selles !) tout ce qui ne sert à rien, et, surtout, tous les déchets toxiques. Car oui, nous fabriquons du poison, des quantités invraisemblables de bouts de protéines, d'acides, de trucs pas trop identifiables auxquels nos cellules accrochent un panneau "jetez-moi" pour indiquer au rein ou au foie de virer ces saletés. Un système certes peu rentable mais terriblement efficace.

Les reins, en fait, sont deux stations rassemblant des centaines de milliers de petites unités de filtration/recyclage que l'on appelle des néphrons. Leur boulot, c'est de fabriquer l'urine primitive en filtrant le sang grâce à un tamis assez peu sélectif mais très fin, à travers duquel passent les plus petites molécules sanguines. Les poids lourds du sang, comme le cholestérol, les globules rouges, ou les anticorps, ne passent pas ce filtre et ne vont donc pas dans les urines. Le reste, comme les minéraux, les toutes petites protéines et les déchets inclassables de petite taille, filent dans les urines. Un certain nombre de molécules importantes sont récupérées pour ne pas être balancées, comme les minéraux.

Comme je vous le disais, nous naissons avec des centaines de milliers de néphrons. Bien plus que nous n'en avons besoin, en réalité ! La marge de manœuvre est immense, sauf que... un néphron mort est définitivement perdu. Il ne repoussera pas, ne sera pas réparé, il sera perdu.
Et nous perdons des néphrons dès le premier jour de notre vie. Chez les humains, il se trouve en général que nous mourrons avant de ne plus en avoir assez.
Pour le chiens et les chats, ce n'est pas du tout la même chanson... eux, généralement, sont encore en vie lorsqu'il ne reste plus qu'un tiers du nombre de néphrons qu'ils avaient à l'origine. Lorsque ce tiers fatidique est atteint, un système d'alerte retentit dans le corps et la cadence des néphrons restant est augmentée pour permettre de garder le sang pur. Une alerte qui permet, entre autres, d'augmenter la tension artérielle à l'entrée des reins pour augmenter le débit de filtration. Le souci, évidemment, c'est que les tamis des néphrons ne sont pas faits pour être passé bien longtemps au kärcher de l'hypertension. Du coup, ils s'usent encore plus vite. Lorsqu'il ne reste plus que 25% des néphrons, les reins peuvent devenir incapables d'assurer leur travail. Du jour au lendemain. Sans prévenir. Et l'organisme de votre chien, de votre chat, va commencer à s'empoisonner doucement. Ou brutalement.

Heureusement, il y a des signes avant-coureurs. Lorsque le chien ou le chat flirte avec les 33%, des premiers signes d'alerte peuvent être décelés. Comme un coup de fatigue, un "coup de vieux". Une tendance à boire plus, mais très progressive : votre chien ou votre chat boit plus pour pouvoir uriner plus, filtrer plus... Un appétit plus capricieux, aussi. Une difficulté à supporter les temps chauds et humides, la forte pression atmosphérique avant l'orage. Des toutes petites choses qui peuvent ne rien signifier mais qui, mises bout à bout, doivent vous alerter. Surtout l'augmentation de la quantité d'eau bue, qui s'accompagne d'une dilution des urines. Attention ! Je ne dis pas que ses urines vont devenir comme de l'eau, ou même qu'elles vont s'éclaircir, seul un réfractomètre pourra donner leur densité exacte.

Une densité nettement inférieure à 1.020 sans raison particulière, c'est LE signe d'alerte biologique. A ce stade, les marqueurs sanguins sont encore normaux, la prise de sang ne sert à rien : le corps s'adapte pour filtrer plus, dons le sang reste normal : les reins assurent leur fonction, en modifiant leur façon de travailler. A ce stade, il existe des traitements pour retarder l'inéluctable. Supprimer le sel pour réduire l'hypertension, administrer des anti-hypertenseurs, très efficaces, ou des molécules ralentissant la sclérose du néphron, ou réduisant la formation des déchets azotés. Choisir une alimentation spécialement conçue pour un insuffisant rénal, très digeste, avec très peu de déchets. Toutes ces thérapeutiques sont intéressantes, certaines sont primordiales (IECA et alimentation), d'autres sont secondaires. Mais aucune n'empêchera ce qui arrivera forcément un jour ou l'autre : on ne peut que ralentir la dégénérescence rénale, pas l'empêcher.

Jusqu'au jour où un effort trop important leur fera dépasser leur capacité, et les déchets s'accumuleront. Nous serons alors bien proches de 25% fatidiques.
Ce jour là, la concentration sanguine de l'urée et la créatinine, deux déchets qui servent de marqueurs biologiques de la filtration rénale, augmenteront. L'intensité de cette augmentation sera un indice intéressant de la gravité de la situation.
Votre compagnon commencera à s'intoxiquer sérieusement, et les symptômes seront d'ordre neurologique : vomissements, perte de l'appétit, de la soif, avec une déshydratation correspondante, pertes d'équilibres, voire modifications du comportement, angoisses nocturnes, aboiements, etc.

Ce jour-là, votre vétérinaire vous proposera sans doute d'hospitaliser votre chien, ou votre chat, et de le mettre sous perfusion. La perfusion va mécaniquement relancer le fonctionnement rénal en forçant la filtration, et donc abaisser les concentrations de déchets dans le sang, faisant diminuer la gravité des symptômes. Ce traitement pourra fonctionner, c'est le plus souvent le cas, mais il pourra aussi échouer. Dans ce dernier cas, et malgré les efforts de votre vétérinaire, l'état de votre compagnon va empirer.
Si le traitement marche, votre chien, ou votre chat, pourra rentrer à la maison. Votre vétérinaire vous prescrira certainement des mesures d'accompagnement, afin de retarder au plus la prochaine crise. Car il y aura une prochaine crise, une nouvelle crise d'insuffisance rénale. Six jours plus tard, ou six mois plus tard, ou plus ? Difficile à dire.

Face à cette nouvelle crise, votre vétérinaire vous proposera peut-être de recommencer la perfusion, sauf si l'état de votre compagnon était trop critique. Ce traitement pourra marcher à nouveau, ou pas.

Vous serez face à l'agonie de celui qui a vécu plus de dix ans avec vous, qui a partagé vos galères, vos bonheurs, votre enfance ou votre première petite amie. Il était peut-être là, sur le buffet, le jour où vous avez embrassé ce garçon pour la première fois. Il vous faisait peut-être la fête le jour où vous êtes rentré à la maison avec votre bébé, de retour de la maternité. Il lui a collé un gros coup de langue sur le nez, ce jour-là. C'est cet abruti de chien qui a bouffé vos chaussures, cette boule de poil qui était un chiot il y a si peu de temps... C'est cet andouille de chat qui vous a fait trébuché alors que vous portiez les verres en cristal de maman, qui a fait ses griffes sur le canapé en cuir tout neuf. Cette boule de poil qui courrait après les bouchons en liège que vous lanciez sur le parquet.

Vous allez souffrir. Et le vétérinaire ne pourra rien faire, je ne pourrai rien faire. Je comprendrai votre souffrance, parce que je l'ai vécue, parce que toutes les semaines, je vois une personne, comme vous, qui m'aura dit, en retenant ses sanglots : "c'était mon cadeau de mariage, mon mari est mort il y a deux ans."
"Il a accompagné les premiers pas de mon fils."
"Elle a accouché dans mon tiroir à petites culottes."
"Il adorait se frotter contre l'épaule de mon mari quand il était dans le fauteuil en train de lire son journal. Nous avons divorcé et le chat a gardé le fauteuil."
Moi, je retiendrai mes émotions, j'utiliserai le bouclier de l'empathie pour évoquer avec vous l'euthanasie.

Je ne serai pas indifférent, et vous serez en colère, ou effondré. Vous m'en voudrez, ou vous en voudrez à la vie, à votre compagnon qui vous quitte déjà. Puis vous accepterez, mais vous souffrirez. Cela, je n'y pourrai pas grand chose.

Mais votre chien, ou votre chat, souffrira aussi. Les poisons dans son sang le rendront nauséeux, anorexique, le feront vomir, lui feront perdre ses repères. Pas une douleur aiguë, une souffrance intense, mais une déconnection avec la vie. Et lorsque les perfusions ne marcheront plus, il sera temps de cesser, car le seul vrai traitement serait une greffe de rein, et aujourd'hui, aucun vétérinaire en France ne pratique cette intervention. Son heure sera venue.

Vous aurez sans doute à choisir l'euthanasie, car l'agonie par insuffisance rénale est généralement très longue et très douloureuse. Vous ne le trouverez pas mort, paisible, dans son panier, le matin en vous levant. Vous vous accrocherez à cet espoir car un ami vous a dit que, parce que sur internet vous avez lu que c'était arrivé, que certains étaient morts sans souffrir. Je le souhaite pour vous, pour lui, pour moi aussi. Mais je sais comment finit la majorité.
Des jours entre la vie et la mort, et personne ne peut souhaiter cela. Il aura peut-être de la chance, mais ne comptez pas dessus... J'ai trop souvent vu cette agonie et cette souffrance dans les yeux d'un chat ou d'un chien que son maître ne pouvait se résoudre à laisser partir.
Rappelez-vous : il est un stade ou nul traitement ne le soulagera. Ce jour là sera terrible.

Aujourd'hui, je n'irai pas plus loin, mais un de ces jour, je vous parlerai de Minouche, ou de Trompette, d'un chien de chasse ou d'un vieux matou. De ce que nous avons fait pour eux, de ce que nous n'avons pas pu faire pour eux. De leur vie, et de leur mort. De moi, de vous peut-être.

dimanche 20 avril 2008

Obligations et responsabilité du blogueur vétérinaire

Maître Eolas, avocat et blogueur, a réalisé un billet particulièrement complet sur les responsabilités du blogueur. D'autres points plus spécifiques à la profession vétérinaire, et notamment à nos obligations déontologiques, me poussent aujourd'hui à récapituler.

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mardi 8 avril 2008

Empathie et sympathie

Empathie

Je cite le Garde-mot, sans changer un iota à son billet original.

Empathie : Conscience des sentiments de l'autre. Essai de reproduire volontairement en soi les composantes émotionnelles qui émanent de lui, de les percevoir avec finesse sans pour autant les éprouver activement. Il s'agit de trouver ainsi un juste équilibre entre l'indifférence et la compassion.

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dimanche 6 avril 2008

De l'usage de ce blog

Quelques commentaires me poussent aujourd'hui à écrire ce billet... Pour clarifier les choses.

Lorsque j'ai créé ce blog, mon idée était - et reste - de faire découvrir le métier de vétérinaire en zone rurale.

Je me rends compte que ce n'est pas ce que recherchent tous les lecteurs qui viennent ici : certains cherchent un avis, des conseils, voire une consultation.

Ma boule de cristal est cassée

Vous pouvez bien essayer de décrire au mieux ce qui arrive à votre animal, vous ne remplacerez jamais l'examen clinique. Il est tout simplement impossible d'établir un diagnostic à distance. Bien entendu, on pourrait chercher des probabilités.
Si votre chien à de la fièvre, les muqueuses pâles, qu'il est très abattu et que ses urines sont couleurs café, il a probablement une piroplasmose. Ou une ehrlichiose. Ou alors, il s'est intoxiqué. A moins que ce ne soit... etc. Vous comprenez ce que je veux dire, je suppose.
Donc : pas de diagnostic possible à distance, et pas de boule de cristal : il est donc inutile de me solliciter sur ce point.

Par ailleurs, il est curieux que vous puissiez accorder votre confiance à mon avis ou à celui de toute autre personne que vous ne connaissez pas, et qui n'a pas vu votre animal, quand votre vétérinaire, lui, l'a examiné et a établi un diagnostic. Si pour une raison quelconque, l'avis de ce vétérinaire ne vous convient pas, consultez en un autre ! Mais pas sur internet, ni par téléphone...

Enfin, si vous cherchez plutôt du réconfort suite à un deuil, comprenez bien que, d'une, je ne suis pas là pour ça, de deux, cela rejoint la boule de cristal cassée. Même si c'est assez délicat en raison de la difficulté d'un tel moment, je renverrai désormais de telles demandes vers ce billet.

Mon code de déontologie est clair

Article R. 242-43 - Le vétérinaire établit un diagnostic vétérinaire à la suite de la consultation comportant notamment l'examen clinique du ou des animaux.

L'idée n'est pas de me cacher derrière ce code. Je le respecte, et apprécie ses nuances comme sa rigueur. Il protège la qualité de mon travail, et me protège donc, tout comme mes clients. Tout comme vous.

Il interdit donc les consultations à distance, la "télé-médecine" par exemple.

Si j'en avais l'envie, je n'aurais donc pas le droit de vous répondre ici.

Et mes envies ?

J'écris ici pour mon plaisir. Poussé par une certaine sorte de sens du devoir aussi, mais pour mon plaisir. Je suis donc heureux de vous faire partager mon quotidien ou mes réflexions, comme de contribuer à votre information sur la médecine vétérinaire.

Répondre à vos questions sur votre animal ne me plaît pas. Je ne suis pas là pour ça, en dehors des considérations éthiques ou légales soulevées. Pour ça, il y a votre vétérinaire, à qui vous pouvez téléphoner si vous avez besoin d'un conseil, ou avec lequel vous pouvez prendre un rendez-vous pour une consultation.
C'est ce que je fais tous les jours avec mes clients. C'est mon métier. Mes conseils sont gratuits, et mes consultations payantes. Comme chez mes confrères. Ni plus, ni moins. Et je n'ai pas l'intention de faire des heures supplémentaires ici : je suis là pour mon plaisir, comme je vous le disais. Je me connecte quand j'en ai envie, je parle de ce que je veux, quand je veux. Le jour où je me sentirai obligé d'écrire, je ferai une pause.

mardi 18 mars 2008

Obligation de soins ?

Un vétérinaire peut-il refuser de soigner votre animal ?

Est-il obligé d'accepter une consultation en pleine nuit, voire d'opérer votre chat s'il s'est cassé la patte, ou s'il a une allergie aux piqûres de puces ?

Et si vous n'avez pas d'argent, doit-il quand même lui détartrer les dents ? Soigner ses blessures ?

Peut-il le laisser souffrir, ou mettre sa vie en danger en refusant de le soigner ?

Je vous laisse réfléchir aux questions, avant d'aborder les explications.

Ca y est, vous avez vos réponses ?

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dimanche 2 mars 2008

Farines animales

Je lis sur le Figaro.fr que Bruxelles réfléchit à la réintroduction des farines animales dans l'alimentation des porcs, volailles et poissons d'élevage. L'article alterne entre le bon (considérations intéressantes sur l'impact psychologique d'une telle mesure), l'insuffisant (pas d'information sur les farines animales), et le très mauvais (la conclusion, genre on nous cache tout on nous dit rien).

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mercredi 20 février 2008

La valeur de la vie

Les vétérinaires praticiens sont des professionnels de santé des animaux. Vous avez pu constater au fil de mes billets qu'ils doivent également faire preuve de pas mal de psychologie. Je vous expliquerais sans doute un jour ou l'autre qu'ils doivent également être des chefs d'entreprise.

Ils doivent également être des comptables. Je ne parle pas des comptes du cabinet (j'en parlerais dans un autre billet). Je parle de la comptabilité de la vie, et de la mort.

En parler ?

Le sujet gêne, le sujet fâche. On préfère l'esquiver. Se dire que la vie a la valeur que l'on daigne lui accorder. Nier. Parce qu'il n'est pas question d'argent avec mon chien adoré, c'est ma peluche, mon compagnon de jeu, mon confident fidèle, lui, alors que mon petit ami m'a quitté. Parce que mon chat ronronne sur ma couette le matin, et qu'il fait ces petits caprices si agaçants lorsqu'il a faim.
Pourtant, un jour, je vous déclarerai peut-être : "C'est un cancer. Il existe un traitement efficace qui peut offrir à votre chat 6 mois à 3 ans de vie, sans souffrance. Un traitement qui exigera un suivi extrêmement précis, et que je chiffrerais aux alentours de 2500 euros. Une chimiothérapie. Ou alors, nous pouvons lui donner de la cortisone, qui ralentira la maladie et lui permettra de finir sa vie confortablement, au bout de 3 à 9 mois, pour environ 30 euros."
N'ergotez pas sur les chiffres, ils sont vagues dans une situation vague, mais ils sont réalistes. Que répondrez-vous ?

Que l'argent n'a pas d'importance ? En général, ceux qui me disent ça sont ceux pour lesquels il en a le plus, justement.

Peut-être me demanderez-vous combien aura coûté le traitement de votre chat au bout de 6 mois ? Je vous répondrais sans doute : 1200 euros. Peut-être calculerez vous alors que la cortisone offre aussi six mois de vie confortable, mais pour 30 euros. Nous parlerons de médiane de survie, de probabilité de survie au bout d'un an, de deux ans. Vous vous direz sans doute que, finalement, la cortisone, ce n'est pas si mal que ça. Vous vous direz aussi que certains humains n'ont même pas l'accès au vaccin polyo/tétanos, qui doit coûter quelques euros. Et vous aurez raison... Mais vous serez en train de marchander la vie de votre chat. Et que penserez-vous si malgré les meilleurs soins, après avoir payé 900 euros, au bout de cinq semaines, le chat meurt ?

Ou vous me direz sans doute que vous n'avez pas les moyens de payer 2500 euros pour votre chat, même en trois ans. Vous aurez honte. Vous culpabiliserez. Moi aussi, parce que je peux pas vous offrir ce traitement pour moins. Parce qu'en réalité, 2500 euros pour une chimiothérapie, ce n'est pas cher. Cela vous choque ? Je comprends. Nous en reparlerons dans un autre billet.

Et oui, nous parlons bien du prix que vous serez prêt à payer pour la santé de votre compagnon. De la valeur de sa vie.

Certains personnes me disent que 60 euros, pour le vaccin de leur chat qui est en parfaite santé, c'est cher. Je leur réponds que pour beaucoup de gens, 60 euros pour un animal, c'est un luxe. Je leur parle ensuite du typhus ou de la leucose qui sont des maladies mortelles. Je ne leur parle même pas de la valeur de la consultation vaccinale, du nombre de points que je contrôle, des dépistages effectués à cette occasion. Mais j'assume mes 60 euros.

Qu'est-ce qui définit la valeur de la vie ?

Classiquement, on définit deux paramètres dans l'argent que des propriétaire sont prêts à mettre dans les soins vétérinaires.

La valeur monétaire, c'est le prix de l'animal. Peu de gens sont prêts à soigner le hamster de leur fils, qui a coûté huit euros. "Il suffit d'en racheter un autre. Et puis, c'est une leçon de vie pour le gamin. Et la consultation du véto est à 25 euros ! Alors que, si ça se trouve, il ne pourra rien faire."

La valeur affective, c'est l'argent que ces mêmes propriétaires sont prêts à donner pour que l'on soigne leur compagnon. Combien aurait payé l'enfant pour sauver son hamster ? Tout, sans doute, parce que dans ce cas, l'exemple est mauvais, il s'agit d'un enfant, n'est-ce-pas ?

En fait, ces deux paramètres, classiquement donnés en cours, sont très incomplets. La profession vétérinaire touche à une multitude de milieux sociaux et culturels. Une stagiaire me demandait aujourd'hui, pour son rapport, comme je définirais ma clientèle. Je lui ai répondu : "Géographique. Ma clientèle, dans cette région rurale, ce sont les habitants 20 kilomètres à la ronde. Il y a des paysans, des chasseurs, des ouvriers, des médecins, des bourges, des pauvres, des enfants, des homme, des vieux, des médecins, un curé, des femmes, un foyer pour handicapés..."

Et toutes ces personnes ont leur propre rapport à l'animal. A leur animal, et à celui des autres. Je connais une jeune retraitée bien pensante qui ne supporte pas ces chasseurs de sanglier qui envoient leurs chiens au carton. Je lui parle alors de ces chiens qui, même blessés à mort, feraient n'importe quoi pour y retourner, qui adorent chasser. Qui sont malheureux lorsqu'ils voient la meute partir sans eux sous prétexte qu'ils ont des sutures partout. Je connais aussi une très vieille dame qui trouvait quand même étrange de payer une cinquantaine d'euros pour castrer son chat alors que, quelques soixante années plus tôt, elle quittait Lille pour gagner la zone libre. Elle trouvait qu'elle avait de la chance de payer cette somme aujourd'hui.

Il y a l'utilité de l'animal. Travaille-t-il avec son propriétaire pour lui faire gagner sa vie, comme un chien de berger ou un chien de garde ? Lui permet-il de surmonter son handicap, comme un chien guide d'aveugle ? Lui rapporte-t-il de l'argent lorsqu'il le vend, comme un veau limousin (son seul revenu, sans doute) ? Lui permet-il d'avoir des loisirs, comme un chien de chasse ou un cheval de concours. Il est probable qu'il ne "sert" à rien, comme votre chat. Il a pourtant de la valeur.

Il y a la place que l'on accorde à son animal. Le statut social, si vous préférez. Certains pensent que leur chien, même s'ils l'adorent, n'est qu'un chien. Ils veulent bien payer, mais ils veulent être "raisonnables". Certains pensent qu'un chat, c'est à peine "plus" qu'une fouine. Presque un nuisible. "Certaines personnes achètent un chat ? Les gens sont fous." D'autres demandent à leur avocat de négocier le droit de garde alterné du Yorkshire que leur ex a emporté. Comment cet avocat va-t-il leur expliquer qu'en droit, un chien est un bien meuble ? La plupart se situent dans un "juste" milieu. Juste ? Mais pour qui ?

Il y a l'espérance de vie de l'animal. Qui payerait des milliers d'euros pour offrir un mois de vie à son chien de 16 ans ? Tant de mes clients décident d'arrêter de vacciner leur chien lorsqu'il atteint un "certain" âge, souvent un âge où, pourtant, ces protections lui seraient bien utiles... D'autres refusent de réparer une patte cassée lorsque la chienne est vieille. Certains se moquent de son âge, ils se disent qu'ils leur doivent bien ça. Un éleveur de bovins n'investira pas une grosse somme dans une vache âgée qui ne pourra plus produire de lait ou de veaux. Il la réformera. Qui a raison, qui a tort ?

Enfin, il y a simplement l'affection que l'on porte à son animal. Vous ne vous posez pas vraiment la question, mais je vous la poserai peut-être un jour : combien êtes-vous prêt à payer ? J'espère sincèrement que ce cas ne se posera jamais pour vous. Mais la question est intéressante, non ? Et glaçante, sans doute. Vous n'avez sans doute plus très envie de vous la poser.

Alors pourquoi répondriez-vous pour les autres ?

Un conducteur a renversé une chienne avec sa voiture. Il n'y est pour rien, elle s'est jetée sous ses roues, il roulait à une vitesse normale. Quelle somme est-il prêt à payer pour soigner la chienne ? Et le maître de la chienne, si le conducteur s'est enfui ? Et le conducteur, s'il s'avère que la bestiole est une chienne errante que personne ne regrettera ? Combien le conducteur serait-il prêt à payer, si, cette fois, il était en tort ? S'il se disait que cela aurait pu être sa chienne ? Ou s'il déplaçait le problème, s'il se disait qu'il aurait pu renverser un enfant ?
Un éleveur demande au vétérinaire d'euthanasier l'une de ses vaches. Combien, pour qu'elle ne souffre pas, au lieu de la regarder mourir, ce qui ne lui coûterait rien ? Le prix des vaccins de ses veaux ?
Et celui qui achète un steack, combien est-il prêt à payer pour que l'animal meurt sans souffrance à l'abattoir ? Plus, d'après les sondages. Les gens sont si généreux. Pourtant, ils achètent la viande la moins chère au lieu d'acheter celle qui vient d'un pays où des règles très strictes encadrent l'abattage et la souffrance animale, comme la France.

Ces préjugés que j'aimerais tant briser

Je vous en ai donné quelques exemples avec mes chiens de chasse et mon yorkshire. J'ai répondu à Mona par ici, je lui rends hommage, c'est elle qui m'a donné l'envie de vous écrire ces lignes. Je ne veux pas être agressif avec elle, mais je devine ses a priori.

Chaque personne donne, pour chaque animal, une valeur à son existence. Ce prix dépend de tous ces paramètres plus ou moins irrationnels... alors, avant de juger les autres, essayez de comprendre. Moi, c'est ce que je dois faire tous les jours.
Et pourtant, je n'ai pas à décider, personnellement : j'offre des alternatives, et j'aménage un peu selon les clients. Le gamin avec son rat, qui pleure toutes les larmes de son corps, ne paiera qu'une somme symbolique, mais une somme quand même. Pour le symbole, justement. La dame, avec son yorkshire, qui me demande un certificat comme quoi son ex a maltraité Kiki (pour avoir le droit de garde, vous comprenez), ou celle qui réveille tous les confrères de la région en pleine nuit pour avoir une ovariectomie de chatte en urgence, risque fort de payer plus. Oh, rassurez-vous, je ne me permettrais pas de gonfler mes tarifs, mais je multiplierais les examens pour démontrer que Kiki va très bien. Heureusement, la plupart du temps, je me contente d'énoncer des devis, de proposer, et de laisser le maître se débattre avec ses contradictions.

Pourquoi pensez-vous qu'un éleveur se fiche de ses vaches, qu'il paiera le moins possible et certainement pas pour du "superflu" ? Parce qu'il les envoie à l'abattoir ? Vous pourriez aussi vous dire qu'il consacre sa vie à marcher dans la merde à se casser le dos. Qu'il subit des contraintes réglementaires dont vous n'avez même pas idée, pour le bien-être animal, pour la sécurité sanitaire. Et tout ça pour gagner combien, finalement ? Peut-être qu'il ne fait pas ça que pour l'argent. Je sais bien que beaucoup jouent les durs... mais les éleveurs aiment leurs animaux. J'aimerais que vous voyiez l'un de ces rustres lors d'une euthanasie.

Qu'est-ce qui vous permet de penser que ces brutes de chasseurs se fichent de leurs chiens ? Vous n'imaginez même pas combien ils payent pour les nourrir, les emmener à la chasse, ou les soigner. Combien de temps ils passent à les dresser, aussi. Vous devriez vois leur visage lorsque l'un d'entre eux reste sur le carreau.

Un chien de race, un shar pei qui se vend 2000 euros, vaut-il plus qu'un bâtard ? Non, bien sûr ! Pourquoi cette cliente si gentille, qui soigne si bien son chiot, s'est-elle mise à dépenser beaucoup d'argent pour lui alors que sa vieille corniaude a juste eu droit à une euthanasie précoce, quand elle aurait pu être soignée ? Je n'exagère pas, et cette personne est vraiment charmante, en plus.

Ca vous choque que l'on gave une oie ? Que l'on paye 2000 euros pour faire une triple ostéotomie du bassin sur son bouvier bernois de 7 mois ? Que l'on mange les chevaux ? Que l'on euthanasie un rottweiler parce qu'il a grogné ? Que l'on enferme un chien dans un appartement 23h30 par jour ? Que l'on donne des trucs à table à son chien pendant les repas ? Que l'on décapite une poule ?

Pourquoi ? Pourquoi pas ?

jeudi 7 février 2008

En consultation avec un aveugle

Il y a, dans notre clientèle, deux ou trois personnes aveugles qui viennent régulièrement avec leur chien en consultation. Je m'impose de leur réserver un traitement très particulier : ne pas leur réserver un traitement particulier. Ou plutôt : ne pas faire comme si elles n'étaient pas aveugles, sans pour autant les traiter avec la compassion froide et détestable que l'on peut réserver aux handicapés.

J'ai eu la chance de côtoyer, pendant l'un des stages de ma scolarité, une équipe de personnes aveugles ou malvoyantes. J'ai appris à leur contact un certain nombres de "trucs" difficiles et essentiels. Le plupart d'entre eux avaient l'habitude des stagiaires comme moi, et n'hésitaient pas à exprimer facilement leurs attentes, leurs envies, leurs espoirs ou leurs critiques.

Je suppose que j'ai eu, à cet égard, le même abord de ce handicap que la plupart des gens : croiser parfois un aveugle dans la rue, avoir une grand-tante qui n'y voit plus rien depuis longtemps. On hésite entre une envie de jouer au boyscout en aidant à traverser, une espèce d'indifférence teintée de peur de l'autre et de peur de soi, la peur de blesser - et donc, esquiver tout contact, en jouant l'évitement. On dit "non-voyant" au lieu de dire "aveugle". Ca fait moins peur.
Pendant ce stage, les aveugles, entre eux, ou parlant d'eux, n'utilisaient pas ces périphrases politiquement correctes. C'était franc et direct, ils venaient au contact pour briser la peur et chercher l'humain. Ils le trouvaient très vite, du coup ! Ils n'hésitaient pas à demander de l'aide s'ils ne pouvaient se débrouiller seuls.
C'est une évidence ?
Pas pour le jeune étudiant vétérinaire que j'étais.

Je n'osais plus utiliser des tournures de phrases spontanées, de peur d'utiliser une expression du genre : "tu vois, je pense qu'on devrait plutôt faire ça". L'auto-censure cassait le naturel, et les relations humaines avec. Quand j'ai entendu leurs plaisanteries, je me suis senti stupide. Ignorant, orgueilleux, et plutôt lâche.
J'ai pris sur moi, et le naturel a fait le reste.

Quand j'ai un maître aveugle en consultation, certains trucs me reviennent en mémoire.

Décrire tout ce que je fais, tout ce que je perçois, mais sans en rajouter.
"Je vais écouter le cœur de Rex, je ne pourrais pas vous entendre pendant quelques dizaines de secondes avec ce stéthoscope sur les oreilles."

Ne pas chercher à minimiser l'impact de mes mots, de mon diagnostic, sous prétexte que la personne face à moi est aveugle. Traiter l'autre normalement ! C'est bête à dire, et pourtant, il ne me semble pas que ce soit une évidence.

Surtout, parler directement au maître du chien et pas à celui ou celle qui l'accompagne.

Le regarder dans les yeux quand je m'adresse à lui.

Je n'hésite plus à prendre ce client par la main, à lui indiquer qu'il y a une chaise juste derrière lui, à un mètre, et le bureau à 50 centimètres sur sa gauche. A lui remettre la laisse du chien directement. A le toucher, à l'orienter.

Je trouve ça difficile : j'ai du mal à toucher les gens. Une poignée de main, pas de problème, mais au-delà, j'ai presque l'impression d'agresser, surtout quand mon interlocuteur ne peut pas voir venir le contact. Et pourtant, ces aveugles avec lesquels je travaillais cherchaient, au contraire, ce toucher. Testaient-ils mon assurance, mes intentions dans ces échanges ? Y lisaient-il ce que nous décryptons naturellement dans les expressions faciales et corporelles de nos interlocuteurs ?

Il reste un facteur à ne jamais oublier dans la relation qui unit un maître aveugle et son chien : l'animal n'ignore généralement pas le handicap de son maître, d'une certaine façon, il le gère. Mais il ne juge pas, évidemment. Je crois que c'est un bien très précieux, dont parlent souvent ceux que la société place à sa périphérie : handicapés physiques ou mentaux, alcooliques, dépressifs...

La relation est différente entre un aveugle et un chien-guide, car le premier est généralement très fier du second. Le chien-guide, de plus, est un formidable facteur d'intégration pour son maître : il est tellement facile et naturel de dire à cet homme chaussé de lunettes noires que son chien est magnifique, quand on ne lui aurait pas adressé la parole autrement. C'est d'ailleurs essentiellement pour ça que les chiens-guides, aujourd'hui, sont des labradors ou des golden retrievers, et non des rottweilers ou des bergers allemands. Personne n'a peur des premiers, peluches à caresses, quand les second inquiètent ou affolent... Pourtant, il est bien plus simple de dresser un berger allemand qu'un labrador !

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