En consultation avec un aveugle

Il y a, dans notre clientèle, deux ou trois personnes aveugles qui viennent régulièrement avec leur chien en consultation. Je m'impose de leur réserver un traitement très particulier : ne pas leur réserver un traitement particulier. Ou plutôt : ne pas faire comme si elles n'étaient pas aveugles, sans pour autant les traiter avec la compassion froide et détestable que l'on peut réserver aux handicapés.

J'ai eu la chance de côtoyer, pendant l'un des stages de ma scolarité, une équipe de personnes aveugles ou malvoyantes. J'ai appris à leur contact un certain nombres de "trucs" difficiles et essentiels. Le plupart d'entre eux avaient l'habitude des stagiaires comme moi, et n'hésitaient pas à exprimer facilement leurs attentes, leurs envies, leurs espoirs ou leurs critiques.

Je suppose que j'ai eu, à cet égard, le même abord de ce handicap que la plupart des gens : croiser parfois un aveugle dans la rue, avoir une grand-tante qui n'y voit plus rien depuis longtemps. On hésite entre une envie de jouer au boyscout en aidant à traverser, une espèce d'indifférence teintée de peur de l'autre et de peur de soi, la peur de blesser - et donc, esquiver tout contact, en jouant l'évitement. On dit "non-voyant" au lieu de dire "aveugle". Ca fait moins peur.
Pendant ce stage, les aveugles, entre eux, ou parlant d'eux, n'utilisaient pas ces périphrases politiquement correctes. C'était franc et direct, ils venaient au contact pour briser la peur et chercher l'humain. Ils le trouvaient très vite, du coup ! Ils n'hésitaient pas à demander de l'aide s'ils ne pouvaient se débrouiller seuls.
C'est une évidence ?
Pas pour le jeune étudiant vétérinaire que j'étais.

Je n'osais plus utiliser des tournures de phrases spontanées, de peur d'utiliser une expression du genre : "tu vois, je pense qu'on devrait plutôt faire ça". L'auto-censure cassait le naturel, et les relations humaines avec. Quand j'ai entendu leurs plaisanteries, je me suis senti stupide. Ignorant, orgueilleux, et plutôt lâche.
J'ai pris sur moi, et le naturel a fait le reste.

Quand j'ai un maître aveugle en consultation, certains trucs me reviennent en mémoire.

Décrire tout ce que je fais, tout ce que je perçois, mais sans en rajouter.
"Je vais écouter le cœur de Rex, je ne pourrais pas vous entendre pendant quelques dizaines de secondes avec ce stéthoscope sur les oreilles."

Ne pas chercher à minimiser l'impact de mes mots, de mon diagnostic, sous prétexte que la personne face à moi est aveugle. Traiter l'autre normalement ! C'est bête à dire, et pourtant, il ne me semble pas que ce soit une évidence.

Surtout, parler directement au maître du chien et pas à celui ou celle qui l'accompagne.

Le regarder dans les yeux quand je m'adresse à lui.

Je n'hésite plus à prendre ce client par la main, à lui indiquer qu'il y a une chaise juste derrière lui, à un mètre, et le bureau à 50 centimètres sur sa gauche. A lui remettre la laisse du chien directement. A le toucher, à l'orienter.

Je trouve ça difficile : j'ai du mal à toucher les gens. Une poignée de main, pas de problème, mais au-delà, j'ai presque l'impression d'agresser, surtout quand mon interlocuteur ne peut pas voir venir le contact. Et pourtant, ces aveugles avec lesquels je travaillais cherchaient, au contraire, ce toucher. Testaient-ils mon assurance, mes intentions dans ces échanges ? Y lisaient-il ce que nous décryptons naturellement dans les expressions faciales et corporelles de nos interlocuteurs ?

Il reste un facteur à ne jamais oublier dans la relation qui unit un maître aveugle et son chien : l'animal n'ignore généralement pas le handicap de son maître, d'une certaine façon, il le gère. Mais il ne juge pas, évidemment. Je crois que c'est un bien très précieux, dont parlent souvent ceux que la société place à sa périphérie : handicapés physiques ou mentaux, alcooliques, dépressifs...

La relation est différente entre un aveugle et un chien-guide, car le premier est généralement très fier du second. Le chien-guide, de plus, est un formidable facteur d'intégration pour son maître : il est tellement facile et naturel de dire à cet homme chaussé de lunettes noires que son chien est magnifique, quand on ne lui aurait pas adressé la parole autrement. C'est d'ailleurs essentiellement pour ça que les chiens-guides, aujourd'hui, sont des labradors ou des golden retrievers, et non des rottweilers ou des bergers allemands. Personne n'a peur des premiers, peluches à caresses, quand les second inquiètent ou affolent... Pourtant, il est bien plus simple de dresser un berger allemand qu'un labrador !

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