Echec
mardi 6 octobre 2009, 17:39 Un peu de recul Lien permanent
L'échec est un vieux compagnon de route, qui sait à chaque détour me surprendre par une nouvelle et sinistre facétie. Il me hante lorsque j'examine, lorsque je diagnostique, lorsque je traite, lorsque je dissèque ou que je ligature. Il guette mes absences, mes faux-pas, nourrit mes angoisses et alimente mes doutes.
Il me fait avancer, aussi. Me pousse dans mes recherches, lorsque je feuillette mes bouquins ou explore les recoins de la toile. L'échec me fait revoir mes copies, reconsidérer mes positions, apprendre, tout simplement.
L'échec est quotidien. Je tente de le maîtriser, je contrôle et observe, téléphone et préviens. Méfiez-vous monsieur, s'il se passe ceci, ou s'il ne se passe pas cela, téléphonez-moi, prenez un rendez-vous, ramenez moi votre compagnon. Appelez-moi aussi si tout se passe bien. Désormais, pour nombre de chirurgie, mes forfaits opératoires comprennent une consultation de contrôle, bien avant le retrait des points. Lorsque je traite une otite ou un ulcère cornéen, il y a toujours plusieurs consultations de contrôle. A moindre coût, voire presque gratuites si elles se multiplient.
Dès que quelque chose ne se passe pas comme prévu, je reprends mon diagnostic, cherche la faille dans le traitement - ai-je mal choisi, ou bien ne l'applique-t-il pas correctement ? Le produit est-il bien instillé au fond de l'oreille, ou le maître le dépose-t-il à l'extérieur, de peur de faire mal ? Une démonstration, une discussion à bâton rompus, un comptage des quantités restantes sont autant d'axes d'exploration. Un examen complémentaire, repoussé en première intention, peut être réalisé. Une bactériologie et un antibiogramme, par exemple. Des radios, que sais-je ?
Souvent, l'échec ne prête pas à conséquence. Au pire, il retarde la guérison.
Mais parfois, l'échec tue.
Parfois, l'échec naît de mes erreurs. Manque de connaissances, mauvaise compréhension d'un signe, ou d'un symptôme, le diagnostic peut être faux, ou incomplet. Je peux avoir vu l'arbre, et manqué la forêt. Trouvé la conséquence, l'avoir confondue avec la cause. L'échec est rarement surprenant : plus le temps passe, et plus je vois venir ses coups fourrés, ses trahisons. Plus je me prépare, donc à le recevoir. Et plus je prépare le propriétaire de l'animal à le reconnaître, et, avec moi, à le transformer en étape diagnostique ou thérapeutique. Si je continue à nourrir mes doutes - et mes angoisses - cet échec là mourra.
Parfois, l'échec est celui du propriétaire. Celui qui refuse d'admettre une maladie, ou un traitement, à cause de ses convictions, ou de ses peurs. Il me faut alors expliquer, décortiquer, justifier, manipuler parfois. L'amener à comprendre les conséquences de ses choix, ou de ses maladresses. Redresser la barre, si c'est possible. Plus le temps passe, et plus cet échec devient mon échec. Je me l'approprie, jalousement, le refuse au maître, cet irresponsable, je m'accuse et me juge, sans témoin, sans juré. Je suis mon procureur, et mon avocat. J'aurais du le voir venir, j'aurais du deviner, j'ai oublié de préciser. Il ne pouvait pas savoir, il a mal compris, c'est ma faute. Cet échec là m'use, car il m'entraîne dans de longues explications, tours et détours, précautions, justifications. Je dois susciter l'adhésion, l'enthousiasme, nourrir et entretenir la motivation du maître, de sa famille, savoir que telle personne recevra tel message quand telle autre nécessitera celui-ci. Au risque de me noyer, de me perdre, et de perdre, aussi, celui que je tente de protéger. Trop d'explications tuent l'explication, et, lors des plus longues démonstrations, je conclus toujours par un "je sais, je vous ai noyé d'informations, et tout n'est pas simple. N'hésitez pas à me téléphoner si vous souhaitez des précisions, si vous avez des questions."
Et parfois, l'échec n'est ni le mien, ni celui du maître.
C'est celui d'un système : l'argent limite toujours nos possibilités, et là réside l'une des différences fondamentales avec la médecine humaine telle qu'elle est pratiquée dans notre pays. Combien vaut un diagnostic, celui d'une affection simple, celui d'une grave maladie ? Celui qui condamne à une mort certaine, ou à une lente agonie ? Celui qui n'amène même pas un traitement, éventuellement superflu ? Quelle est la valeur de la vie ? Cet échec là est forcément injuste. Il peut être logique, justifié, mais il reste révoltant, à moins de se blaser, de se blinder. Il faut alors l'accepter, et le négocier. Quand je peux, je propose un étalement des paiements, une remise, une solution alternative. Parfois, même, des soins gratuits. Mais un animal reste un animal. Se révolter ne doit pas le faire oublier.
L'échec peut aussi être celui d'une société. De sa stupidité. De celui-ci, nous sommes tous responsables. Comme l'euthanasie d'une chienne qui ne l'a jamais méritée. Alors, j'essaie de le contourner, de le contenir, mais au prix de quelles responsabilités ? A mon petit niveau, j'essaie d'aider, et je frémis lorsque je lis, et vis, ces échecs, qui, eux, ne concerne pas "simplement" des animaux.
L'échec, enfin, peut être le signe de notre impuissance face à la maladie, face à la mort. Inéluctable et naturel, cet échec est, sans doute, le plus facile à admettre. Ce qui ne le rends pas, forcément, moins douloureux.
Pas de dialyse ou de greffe de rein pour une IRC. Mais la souffrance, la solitude.
Plus d'antalgique pour l'arthrose terminale, la douleur, et la paralysie. Plus de jeu, plus de pirouette.
Plus d'antibiotique, non plus, contre la bactérie, celle qui a gagné, la résistante, l'immortelle.
Avec le temps, ces échecs deviennent plus durs, plus violents. Parce qu'autrefois, j'étais remplaçant, ou assistant. J'étais une ombre, une petite main. J'avais ces piliers derrières lesquels me dissimuler, ou me défausser, quelqu'un sur qui m'appuyer. Les animaux étaient des cas, des nouveautés, leurs maîtres, des inconnus.
Mais le temps passe.
Je ne suis pas seul, mais on compte sur moi, on s'appuie sur moi. Mais je ne suis pas prêt, pas encore ! Je ne peux plus écouter le sage et m'y fier aveuglément. Le doute infiltre les avis de mes pairs, ce doute nécessaire à tout diagnostic, à toute décision. J'ai perdu cette confiance naïve, au plus grand bénéfice de mes patients, sans doute.
Mes patients vieillissent et meurent, quand je les ai vu naître et grandir. Mes clients souffrent et pleurent, et leur douleur me touche d'autant plus durement que j'ai fait son premier vaccin à leur boule de poils. Empathie, et sympathie.
Un médecin généraliste proche de la retraite me disait que sa patientèle vieillissait avec lui. Et que, désormais, ses patients mouraient.
Ce bien triste billet est une pensée, une pensée pour Corneille, âgé de trois ans, qui meurt ce soir.
J'ai observé ses premiers pas de bébé, j'ai pansé sa patte cassée dans une chute d'escalier, je l'ai confié aux bons soins de mes confrères plus spécialisés pour sa fracture, pour ses problèmes oculaires, pour sa peau infectée. Je l'ai accompagné, avec ses maîtres, dans leurs projets fous de portées et de bébés, ces rêves jamais réalisés. J'ai vécu l'arrivée de sa promise, qui restera sa "chaste fiancée", j'ai rassuré sa maîtresse, encouragé son maître. Corneille n'a jamais été en bonne santé, et, au fil du temps, est née une vraie complicité. Ses bobos et ses blessures, son foutu voile du palais, son bout de langue rose toujours promptement retiré lorsque j'essayais de l'attraper : terminé. Parce qu'une bactérie a décidé de résister. Une "bête" infection cutanée.
Ce soir, pour ne pas pleurer, je me suis concentré, j'ai écouté son cœur faiblir, son cœur se battre, puis fibriller, et s'arrêter.
Un échec, assumé, justifié, sans que personne ne puisse rien se reprocher. Ce qui ne le rend pas moins violent, ni moins douloureux.
Commentaires
Vous avez le don pour faire naître l'émotion...
Plusieurs mois que je vous lis, avec énormément de plaisir.
Très, trop souvent je viens ici voir si un petit mot (ou grand) n'a pas été rajouté...
Merci.
Ouf la claque !
Ne culpabilisez pas à ce point !
La vie est la plus grande injustice qui puisse exister !
Dites vous que grâce à vous et vos collègues Corneille a pu "survivre" pendant 3 ans !! Au milieu d'une famille aimante !!
Courage pour la suite ! Repensez à vos succès, à vos sauvetages inespérés (l'histoire de ce veau que vous avez ramenez devant la cheminée par exemple, ou de cet autre infesté de mouches ..)
Fourrure :
Ce n'est pas réellement un sentiment de culpabilité qui domine. De moins en moins, d'ailleurs, puisque, l'expérience aidant, je fais de moins en moins d'erreur que je peux sincèrement me reprocher. C'est plutôt une frustration acceptée. Et une douleur qui, parfois, déborde.
Bon courage…
dur billet...
bon courage
Parfois malgré tous les efforts de tout le monde, on n'y arrive pas... Chez nous on butte sur une bête diarrhée qui ne veut pas partir et tous les traitements semblent échouer. Comme me disait l'un des deux vétos de ce cabinet 'on a bientôt fait le tour'... Et pourtant cela ne s'arrête pas.
Par contre une chose me gène dans ce récit, la volonté des maîtres de Corneille de vouloir avoir des petits avec un animal qui d'après vos propres mots, n'a jamais été en bonne santé. Cela ne m'a jamais paru être une bonne idée. Les 'Juste une portée', les 'il est trop beau il faut qu'il laisse une descendance' cela me prend toujours la tête surtout quand l'un des animaux n'est pas en bonne santé.
Fourrure :
En réalité, dans le cas de Corneille, ce projet avait été abandonné très tôt, peu de temps après l'arrivée de la chienne. A l'époque, la spirale ne faisait que commencer et aucune affection n'était encore inquiétante. Mais l'attitude que vous décrivez reste commune, un refus somme toute assez normal de la mort. Et qui, au-delà des réserves que vous émettez, est d'autant plus néfaste que l'éventuel chiot ne sera jamais son géniteur, décevant, souvent, bien des espoirs.
C'est tellement dur quand on s'est laissé prendre, laissé s'attacher à un animal et / ou à ses maitres, au moment de son décès... Grande sympathie pour lui et pour ses maitres... Ainsi bien sur que pour "son" véto
Poignant. Continuez.
Corneille peut être fier d'avoir eu non seulement un tel véto mais d'être à l'origine d'un tel billet rempli d'émotion.
Bien sûr il aurait été préférable que Corneille n'ait jamais ce billet et qu'il soit toujours en vie ...... n'empêche qu'il avait un vétérinaire au grand coeur dont d'autres animaux ont besoin.
Si vous n'étiez pas si intimidant, Docteur, j'aurais presque envie de vous câliner pour vous réconforter.
Fourrure :
Je suis intimidant, moi ?
Waow, billet plein d'émotions qui remplit d'émotions.
Bon courage.
Je confirme, un peu :-)
Ce que j'apprécie chez vous, Dr Fourrure, en plus de votre très belle plume, c'est votre modestie et votre humanité. Combien de vétérinaires sont blasés et n'éprouvent plus rien devant un animal qui s'en va, ou un maître triste de perdre son animal ? Vous devez en voir tellement, au fil des années... Ou peut-être ne sont-ils pas blasés mais ont-ils réussi à se fabriquer une carapace, au moins apparente, pour ne pas craquer devant leurs clients ? Peut-être craquent-ils une fois la porte du cabinet verrouillée et la lumière éteinte ? Peut-être que vous aussi devant vos clients, sortez-vous votre carapace ? J'apprécie en tous cas la sincérité qui émane de chacun de vos billets sur ce blog, qui nous rappelle que le vétérinaire est un homme avant tout, avec ses faiblesses et ses doutes comme nous en avons tous. L'erreur est humaine, et l'échec est parfois inévitable. Mais il n'en est pas moins douloureux, j'en sais quelque-chose. De par mon activité associative (protection féline), j'y suis également souvent confrontée.
Vous faites un beau métier, un des plus beaux qui soit. Mais pas un métier facile, c'est certain. Car de lourdes responsabilités reposent sur vos épaules.
Bon courage Doc, et surtout ne changez pas. ;)
Il y a une erreur de diagnostique que j'aurais aimé balancer en pleine poire de cette véto incompétente (en un seul mot, quoique...) qui n'a pas fait la corrélation entre la fiente jaune liquide que ma chatonne maigre comme un clou abandonnait sur sa table et qu'elle a pourtant essuyée en me disant que si mes chatons ne mangeaient pas c'est parce qu'ils étaient en hypothermie et qu'il fallait les rechauffer à la lampe à infra rouge.
Les deux chatons qui sont morts, ce n'est pas elle qui les a ramassés.
Une banale gastro entérite, ils étaient tous atteints, les deux plus faibles sont morts.
Dans le cas de Corneille, je ne vois pas bien quelle serait votre part de responsabilité.
Tiens, Dragon d'eau est passée par là...
Bonjour Dr,
Très bon blog qui aborde des réflexions difficiles tout en subtilité.
Vous avez raison de faire souvent allusion au billet écrit sur la valeur de la vie qui me semble être une question centrale sur le rapport homme / animal et qui reflète bien les changements qui se sont opérés dans cette relation au cours des 50 dernières années.
Je vous mets en lien !
pourquoi? pourquoi tu me fais pleurer?