mercredi 19 janvier 2022

Des mains et un licol

Tôt ce matin, une voiture a heurté une jument. Je l’avais vaccinée la semaine dernière. C’est un client qui, passant par là peu après l’accident, m’a appelé. Il avait aussi appelé les gendarmes et les pompiers. Elle était blessée, dans le fossé.
Lorsque je suis arrivé, un peu tard sans doute, la DDE avait déjà sécurisé la zone avec les gendarmes. Je me suis garé en travers. Je suis passé, bien sûr. Le capot de la voiture en cause était plié, sans plus. Elle ne devait pas rouler très vite. De loin, j’ai vu les deux chevaux sur la route, je n’avais pas encore vu la troisième. Je me doutais bien de ceux dont il s’agissait, je m’étais d’ailleurs arrêté à la clinique pour prendre le numéro de téléphone de leur propriétaire. C’était inutile. Il était déjà là.
C’est l’image qui me reste ce soir. Ses mains tremblantes, cherchant comment enfiler son licol à son cheval. N’arrivant pas à le boucler. J’avais envie de l’aider, de stabiliser ses mains pour le guider, de le protéger, mais bien sûr, je n’en ai rien fait. Il regardait son licol et son cheval, pour ne pas voir le fossé, pour ne pas voir la jument. Les lèvres pincées pour ne pas pleurer. On ne pleure pas quand on est un ariégeois de 70 ans. Je ne sais pas comment je pourrais vous décrire ce vieux monsieur, son infinie fragilité, sa touchante douceur. Ses rides et ses cheveux blancs dans le petit matin, qui me frappèrent bien plus que la lumière des gyrophares ou la pauvre bête étendue dans le fossé, avec sa fracture ouverte.
Il savait très bien comment ça allait se terminer.
Le conducteur de la voiture était là, il est venu me voir directement, je le connais bien aussi. Un homme gentil, qui va faire des cauchemars pendant un bon moment, j’imagine. Il m’a raconté les chevaux qui avaient déboulé d’un chemin sans crier gare, le choc avant de comprendre.
Une bête histoire de chevaux qui se barrent et qui traversent la route au mauvais endroit, au mauvais moment.
J’ai vu, aussi, mon collègue qui discutait avec un pompier. C’est sa route, il allait à la clinique. J’avais une autre urgence qui m’attendait, alors je ne suis pas resté. Je lui ai laissé l’euthanasie. J’ai regardé la jument qui allait mourir, la jument que j’avais vaccinée quelques jours plus tôt, qui m’avait fouillé les poches à la recherche de bonbons. « Vous comprenez docteur, c’est une jument de vieux, elle est mal éduquée ! »
J’ai encore regardé le vieux monsieur, son licol et son cheval. La lumière brumeuse du petit matin. J’ai respiré l’odeur humide de la forêt qui nous entourait.
Je suis remonté dans ma voiture.
La jument est morte dans ses bras, sa tête sur ses genoux. Devant les pompiers, les gendarmes et les agents de la DDE, devant le gentil monsieur qui l’avait renversée.
Étrange, sincère, logique et touchante solidarité devant une page qui se tournait.

vendredi 10 septembre 2021

Des mondes : le dentiste utérin

Chapitre 1 : le poulinage

Chapitre 2 : le dentiste utérin

« Pourquoi tu ris ? »
Francesca est écroulée. A sa main, elle tient le combiné, qu’elle a écarté de son visage, et elle se cache derrière le comptoir en étouffant ses rires et en couvrant le micro. J’entends vaguement des mots qui sortent du téléphone, ceux d’une femme et une grosse voix masculine qui articule peu, sur un ton qui ne laisse guère de doutes : madame engueule monsieur, et monsieur, indigné, proteste.
Je regarde l’assistante d’un air perplexe. Elle semble attendre que les gens se calment, et je m’apprête à retourner en salle de consultation quand elle m’invite d’un geste à rester.
« Ne bougez pas, je vais sans doute avoir besoin de vous, se reprend-elle entre deux rires.
- Oui mais bon je ne vais pas passer trois heures à attendre qu’il se mettent d’accord. Que se passe-t-il ?
- C’est Mme Lathan qui est en train de passer un savon à Robert Calers, il y a un de ses chevaux qui a besoin de dentisterie et il ne comprend rien. »
Elle pouffe à nouveau.
Je m’impatiente en croisant les bras : si je dois aller râper des dents, qu’elle leur donne un rendez-vous ! « Et dis-lui qu’il faut de l’électricité ! » Je verrai bien sur place ! Moi je retourne en consultation.
Mais qu’est-ce qu’ils fichent ensemble, ces deux-là ?

Pas d'âneLa dentisterie équine, c’est un plaisir que je me suis offert il y a une dizaine d’années : une formation et du bon matériel pour proposer ces soins à ma clientèle. Les chevaux ont des dents à croissance continue, qu’ils usent toute leur vie en passant leurs journées à mâcher. Bien sûr, l’usure n’est pas toujours parfaite et régulière, surtout s’ils sont enfermés dans des boxes et ne mangent que quelques dizaines de minutes par jour. Là, on intervient avec une râpe pour limer les pointes ou les dents mal fichues. En ce qui me concerne, ne suivant presque que des chevaux de prés, je m’occupe surtout d’équidés très âgés qui perdent leurs dents. Ils ont besoin de soins à la fois plus lourds, car ce ne sont plus de simples irrégularités d’usure, et plus légers : les dents sont l’espérance de vie des équidés, quand elles sont complètement usées, ils ne peuvent plus manger. On râpe donc le moins possible.

Le lendemain en début d’après-midi, je vais devoir abandonner le vieux matou rouquin hospitalisé auquel je m’échine à prendre la tension artérielle : il ne cesse de tourner sur lui-même et de ronronner, il bouge sans cesse pour chercher les caresses et le brassard n’est vraiment pas conçu pour ça. Il va me falloir une trentaine de mesures pour en obtenir cinq exploitables. C’est ma tension qui va finir par exploser, je n’aime pas être en retard et je suis attendu à 10km de là pour voir les dents du cheval de Robert Calers, mais je ne peux pas m’énerver alors je prends sur moi et je compte les secondes en espérant que la machine me crachera une valeur utile avant que le chat ne se retourne brutalement sous mes caresses.
En plus, je vois bien que si je lui hurlais dessus, non seulement j’aurais l’air con, mais je n’aurais toujours aucune valeur valable.
Et en plus, il me toiserait d’un air méprisant.

Je quitte enfin la chatterie immaculée pour grimper dans mon monospace déglingué. J’ai la râpe, le pas-d’âne qui permet de maintenir la bouche du cheval ouverte, le sédatif pour éviter les crises de panique en entendant le moteur de la râpe, et la rallonge au cas où l’électricité serait un peu loin. Francesca a eu la présence d’esprit de rappeler M. Calers pour lui rappeler le rendez-vous et la nécessité d’avoir de l’électricité. « Et un seau d’eau ! » lui avais-je lancé en l’entendant lui expliquer comment les choses se passeraient.

Le ciel est gris acier et les gouttes s’écrasent sur mon pare-brise. Je me retiens de rouler trop vite : de toute façon, à cause du chat, je suis en retard. L’ancienne bergerie sera parfaite pour nous protéger de l’orage qui menace, mais il faudra courir vite entre la voiture et l’abri. Les averses succèdent aux accalmies et à voir Robert et Mme Lathan, ils n’ont pas eu de chance en allant chercher le cheval au pré. Ils sont littéralement trempés. D’un œil incrédule, je constate que l’incroyable chevelure de Mme Lathan n’a pas perdu de son volume. Quel poids pèse-t-elle sur ses épaules ? Ma calvitie, en tout cas, ne me protège pas des gouttes tandis que j’attrape le pas-d’âne et cours me réfugier dans la bergerie. Il y a de nombreuses gouttières sous ce toit, dont les tuiles n’ont pas du être réajustées depuis une décennie, mais l’espace où se trouve Mme Lathan et le cheval est épargné.
« J’ai branché la rallonge, je retourne chercher de l’eau ! » nous annonce Robert en démarrant sa bétaillère - un Saviem. Je jette un regard inquiet au gros câble jaune qui court au sol, en me demandant s’il est aussi vieux que la camionnette et si nous ne risquons rien avec toute cette eau. L’installation électrique de la bergerie a quand même l’air plus récente que le reste.
Mme Lathan rassure la jument. J’ai un doute : « Mais.. c’est celle du poulinage ? »
Elle hoche la tête et précise : Oui, vous avez vu comme elle est maigre ?
- C’était il y a quoi… 15 jours ?
- Oui, elle a beaucoup perdu depuis », me répond-elle de sa voix triste.
Je fronce les sourcils en caressant Brune et en commençant à lui mettre le pas-d’âne.
« Vous pensez qu’il y a autre chose ? J’ai mis les doigts dans sa bouche et j’ai senti de grosses pointes, alors, je me suis dit que…
- Oui, il doit y avoir autre chose, la coupé-je. Ses dents n’ont pas changé depuis le poulinage et elle n’était pas maigre. Je vérifie quand même, mais... »
La jument accepte sans trop de difficulté l’appareil barbare que je lui ai posé sur la tête : a-t-elle déjà porté un filet ? J’écarte les branches du pas-d’âne et force gentiment l’ouverture de sa bouche, puis je mets ma main, paume vers le haut, et explore ses mâchelières. Elle lève la tête. Heureusement, je suis grand. Dehors, une nouvelle averse démarre, couvrant le grondement lointain du tonnerre. « Vous ne devriez pas mettre la main dans une bouche de cheval sans protection, vous savez, c’est un coup à se faire broyer les doigts. Les pointes que vous avez senties sont sur les premières mâchelières, elles ne la gênent pas vraiment, elles seraient embêtantes si elle avait un mors en bouche. Il n’y a aucune surdent ni blessure de la langue ou des joues. Pour la mastication, ce n’est pas un souci. »
Je retire ma main puis ferme et retire le pas-d’âne, Mme Lathan a les sourcils froncés.
« Vous avez bien pris sa température ?
Elle hoche la tête : Matin et soir la première semaine, quand elle avait les antibiotiques, et j’ai encore vérifié hier. »
Mon thermomètre affiche 38,5°C. « C’est monté aujourd’hui. Elle a de la fièvre. » Je retourne chercher un gant sans plus me soucier de la pluie, et, malgré quelques mots gentils et une caresse, Brune fait un bond en avant lorsque je glisse ma main dans sa vulve. Mme Lathan la rassure en lui caressant la tête et en maintenant une tension constante sur la longe. Je remarque avec satisfaction que la jument n’a plus sa chaîne autour du cou. Je la caresse un peu, puis reprends mon exploration. J’entends le bruit de casserole du Saviem qui s’arrête, et je retire ma main, couverte d’un magma ignoble et malodorant.
« Je me suis trompée, alors, constate Mme Lathan d’un air déprimé.
- Les dents ne sont effectivement pas le problème. »
Robert rentre alors sous la bergerie, il porte un lourd seau d’eau. « J’ai du conduire doucement pour ne rien renverser, je m’excuse, hein. »
Je le rassure d’un geste, et puis j’explique : les dents, oui mais non, la métrite, et la suite. Je vais devoir faire un lavage utérin, avec un désinfectant. Nous allons avoir besoin d’un jerrican d’eau parfaitement propre, et cela va prendre du temps.

Robert et sa camionnette sont repartis. Mme Lathan ne dit rien tandis que j’explique le chantier. Je multiplie les aller-retours à la voiture où je retourne ma caisse à bordel avec ses cordes, le palan, les sondes en silicone – je prends la plus large – le matériel de secours (seringues, aiguilles, gants de fouille, chasuble). Où ai-je pu mettre ce fichu entonnoir ? Pas sous le T-shirt de secours, en tout cas. J’ai même retrouvé une épaisse paire de chaussettes. Dans le fond d’un de mes tiroirs, je mets la main sur un flacon de désinfectant caustique, bien caché sous un paquet de compresses. J’ai vraiment cru devoir retourner à la clinique en chercher un. L’entonnoir, finalement, était dans le tiroir des perfusions. Ce n’est vraiment pas le matos dont je me sers le plus. Des lavages utérins, je dois en faire un tous les deux ans. Et ça ne se termine pas toujours bien.
Finalement, le Saviem s’arrête à nouveau devant la bergerie. Robert ouvre sa portière, râle parce qu’il a oublié d’éteindre ses phares, remonte dans sa bétaillère, coupe leur lumière jaune, puis, l’air dubitatif, s’arrête devant son pare-brise et soulève l’un des essuie-glace, qui lui reste dans les mains. « J’ai quand même pas de chance avec les machines, je les touche, elles se cassent. »
Il contemple le balai cassé, minuscule bout de plastique et de métal perdu dans ses énormes paluches, et soupire un grand coup avant de m’apporter le jerrican. Le bidon est juste parfait. Je vérifie la dilution du désinfectant en m’énervant sur la notice, puis verse la moitié du flacon dans le jerrican, en rassurant Robert qui s’en sert pour son eau potable quand il est en estive. Non, il ne devra pas le jeter, oui, il faudra le rincer, non, il n’y aura pas de goût (enfin, je ne crois pas). Brune ne bouge pas. Robert veut que Mme Lathan l’attache à la barrière, Mme Lathan lui répond qu’elle la tiendra bien comme ça, mais Robert lui jette qu’elle n’y arrivera pas tandis que Mme Lathan lui réplique qu’elle tirerait au renard si elle l’attachait. Moi, je ne m’en mêle pas. Robert Calers bougonne. Je verse la moitié de l’eau du premier seau dans un second, puis j’en place un troisième sous le rebord du toit. Ça ira toujours plus vite qu’un aller-retour du Saviem.
Je coince l’entonnoir dans l’extrémité du tuyau, puis je glisse ma main gantée, luisante de lubrifiant, entre ses lèvres vulvaires. La sonde est cachée dans ma paume, et je l’enfonce le plus possible dans son utérus. Une fois qu’elle est en place, je soulève l’entonnoir de ma main gauche et demande à Robert de verser. L’eau est froide, il verse doucement et le désinfectant file par le tuyau jusque dans le vagin. Régulièrement, je lui fais signe de cesser, et lève le bras plus haut pour vider l’entonnoir. Je sens l’eau froide qui reflue du fond de l’utérus jusqu’à ma main, il est temps de vider. Je lâche la sonde et l’entonnoir au sol, et le liquide reflue et se déverse. Entré limpide, il ressort blanc sale et nauséabond, avec des fragments de fibrine ou de muqueuse. L’odeur est pestilentielle.
« Ah quand même ! commente Robert, l’air appréciateur. C’était bien pourri là-dedans ! »
Il jubile presque. C’est vrai qu’il y a un côté très satisfaisant à voir toute cette saleté s’écouler ainsi. Le flux se tarit, alors je reprends la sonde, rince l’entonnoir plein de poussière et de fragments de paille dans le seau, et lève à nouveau mon bras. Brune commence à s’impatienter, avec ma main dans son vagin. Elle avance un peu, recule, fait un pas de côté. Je prends garde à mes pieds, Robert hausse la voix : « Mais je t’avais dit de l’attacher cette jument !
- Elle bougerait tout autant.
- Qu’est-ce que tu es têtue ! »
Il verse à nouveau, et rapidement, le liquide froid remplit l’utérus jusqu’à revenir à ma main. Et je repose l’entonnoir au sol. Cette fois-ci, un gros fragment pourri bouche la sonde à l’entonnoir. Je retire donc ma main de la jument et démonte l’assemblage pour finir de le vider. Brune en profite pour s’échapper un peu plus loin dans le fond de la bergerie, avec Mme Lathan qui tente de ne pas se faire promener. Robert grommelle, je ne dis rien. De toute façon, elle bougerait. Une fois la sonde rincée, nous reprenons nos postes. La jument a bien compris mon manège et ses oreilles se rabattent en arrière tandis je m’approche, mais elle est trop gentille pour que je risque quoi que ce soit. Je remets ma main en place dans son vagin, ou plutôt, j’essaie, mais elle s’enfuit à nouveau. Cette fois, Mme Lathan l’attache au poteau. « Et fais bien deux tours ! » lui précise Robert.
Comme attendu, cela ne change pas grand-chose, la jument danse pour m’éviter, jusqu’à se retrouver coincée contre la lice. Mme Lathan a manqué se faire marcher dessus. Je reprends.
Le cycle se poursuit ainsi : remplissage, vidange, rinçage. A chaque fois, le liquide est pollué. Il y a quand même de moins en moins de fragments muqueux, et la jument bouge encore parfois un peu, mais sans conviction. Cela irait mieux si l’eau était moins froide. Je me rappelle encore de ce lavage utérin fait sur un coteau pyrénéen, nous avions puisé l’eau dans un ruisseau glacial descendu des sommets…

« Mais qu’est-ce que vous faites ? »

Romain, le fils de Robert, vient d’entrer dans la bergerie. Avec le bruit incessant de l’averse sur les tuiles et les tôles, nous ne l’avions pas entendu arriver. Je le regarde d’un air étonné : « Et bien, de la dentisterie ! Je lui rince le fond de la bouche avec le désinfectant. » Robert cligne des yeux, l’air presque indigné par la naïveté de son fils. Il précise même de son accent grasseyant : « Tu vois bien : je verse. » Je le situe mieux, maintenant : il a les tournures et les accents de Nougaro, avec une voix de basse. Je ne vois pas le visage de Mme Lathan, cachée par l’encolure de la jument. Romain nous regarde ébahi. Je lâche le tuyau, le liquide souillé s’écoule encore une fois. « C’est une sacrée métrite, surtout. Elle a démarré quelques jours après la fin des antibiotiques que je vous avais prescrits la dernière fois. Pas assez longtemps, ou pas assez puissants, je ne sais pas. On a bientôt fini, et puis on remettra d’autres antibios. »

La routine remplissage/vidange/rinçage reprend. Nous avons du changer de seau tant la poussière collée à l’entonnoir à chaque fois que je le dépose au sol a souillé le seau de rinçage. Il nous aura fallu une petite heure sans doute pour passer les 20 litres d’eau du jerrican, plus 10 litres supplémentaires. Il faudra peut-être recommencer dans quelques jours. Il faudra surtout que les antibios fassent mieux et que l’involution utérine s’achève.

Juste avant de partir, je laisse le flacon de désinfectant aux éleveurs, leur expliquant qu’il pourra leur servir sur une blessure de pieds de vache ou de brebis. Ne rien perdre. Je rédige l’ordonnance en discutant des suites avec eux. Je sais que dans les prochains jours, nous aurons Mme Lathan au téléphone, qui surveillera la température de la jument. Robert Calers râlera et se trompera en venant chercher les médicaments, rejetant la faute sur Mme Lathan. Romain nous signalera la persistance d’écoulements, puis Mme Lathan nous rappellera pour cela. Nous renouvellerons les antibiotiques, et nous referons un lavage. Je serai seul avec Romain, cette fois-là, et l’étrange couple me manquera, mais je ne manquerai pas de sourire en apercevant le balai d’essuie-glace abandonné dans un coin.

lundi 28 juin 2021

Des mondes : le poulinage

Chapitre 1 : le poulinage

Je profite de la trentaine de minutes qui séparent le moment où je dépose mes enfants à l’école de celui où la clinique ouvre ses portes. Une respiration avant la ruée, pour réveiller les ordinateurs et les analyseurs, pour jeter un coup d’œil aux animaux hospitalisés et préparer le planning de la journée. Mon téléphone, qui reçoit le transfert d’appels pour les urgences, ne s’arrête plus de sonner. Sur l’écran, je comptabilise déjà une quinzaine d’appels en absence : à cette heure-là, je ne réponds plus, mais cela donne le ton pour la journée. Une notification attire mon attention. Un message de 28 secondes, d’une personne qui a appelé deux fois : une urgence !
Vingt minutes plus tard, au lieu d’attaquer ma première consultation, je suis dans les collines, sur une route minuscule où sont stationn­és deux 4x4. Il y a une vieille maison en ruine dont le toit s’est effondré longtemps auparavant. Les chevaux ne s’y aventurent pas mais leur abreuvoir s’abrite contre un des murs de pierre jaune. Je regarde, à travers les fenêtres aux magnifiques pierres de taille, l’arbre qui s’élève en son cœur et dont la cime dépasse maintenant ses plus hauts murs de deux bons mètres.
Je vois un groupe de quatre personnes en contrebas dans le vallon, entourant une jument baie couchée sur le flanc, dont les membres s’écartent à chacune de ses poussées désespérées. L’un des hommes m’a vu et vient vers moi, pour m’ouvrir le passage. J’avance doucement dans le pré, ma voiture fendant les hautes et denses herbes de ce printemps bien avancé. C’est un matin de mai comme les autres. Le ciel a été lavé par les averses nocturnes et, si les prés sont détrempés, le soleil brille déjà haut dans le ciel. Un âne et deux chevaux me regardent d’un air curieux alors que je m’arrête tout près de la jument.
Il y a là l’éleveur, Romain, un grand brun d’une quarantaine d’années, qui laisse quelques prés à son père pour y « élever » des juments tandis qu’il gère l’exploitation toute proche, avec ses 70 blondes d’Aquitaine. Le père en question s’appelle Robert, c’est un de ces hommes de la montagne, né dans un de ces hameaux isolés des Pyrénées, qui a été berger, puis qui a acheté ces basses terres, ne retournant dans la montagne que pour les estives. Un type, pourtant pas si âgé que ça, qui est resté quelque part dans la première moitié du vingtième siècle, complètement dépassé par un monde qui ne l’a pas attendu. Il y a aussi un jeune homme que j’ai déjà aperçu à quelques reprises, je ne connais pas son prénom. Le fils d’un voisin, qui donne parfois un coup de main à Robert pour attraper ses chevaux. Et puis il y a Mme Lathan, reconnaissable de loin à son impressionnante chevelure. Elle est accroupie près de la jument. Je me demande un instant ce qu’elle fait là, même si elle habite à côté, je ne l’imagine pas fréquenter Robert… Elle vient de loin, du nord, elle est arrivée avec ses chevaux et leur consacre sa retraite.
Le jeune homme tourne en rond autour de nous, il ose à peine regarder. Mme Lathan caresse doucement une ganache de la jument, et me lance un regard triste. Romain attend les instructions tandis que Robert regarde sa jument qui se tord de douleur. Je remarque la chaîne qu’elle porte autour du cou.
Je lui demande son nom, il hésite. « Je l’appelle Brune ». Sa grosse voix enrouée enrobe chaque mot d’une lenteur qui amène les gens à le prendre pour un imbécile. J’ai déjà ouvert mon coffre, posé ma boite d’obstétrique au sol. J’ai enfilé une paire de gants, et j’explore le vagin de la jument baie. Romain m’informe que c’est son troisième poulain, d’un étalon comtois cette fois. Le dernier était d’un percheron et était né sans difficulté. Tous s’inquiètent d’avoir choisi un étalon de race lourde pour une jument de selle, mais je les rassure : la taille du père n’a que très peu d’influence sur la taille du poulain à la naissance. Non, le souci est que le poulain ne se présente pas bien : je ne sens qu’un pied, enveloppé d’un placenta qui se décroche déjà, la tête n’est pas là, et l’autre antérieur est replié, loin derrière.
Je prépare une seringue d’analgésiques que j’injecte immédiatement dans la jugulaire de la jument, prenant la place de Mme Lathan à la tête de Brune.
« Il va falloir la relever, ces anti-douleur vont l’aider. Le poulain est mal placé, je vais devoir le remettre en position pour qu’il sorte. Il est mort. On travaille pour sauver la jument. »
Le jeune se décompose et s’éloigne. Il était venu assister à une naissance. Mme Lathan a un sourire triste : « alors il n’y aura pas de poulain. »
Il n’y a jamais de poulain quand j’interviens. C’est toujours trop tard. Contrairement aux veaux, ils ne supportent presque jamais ces naissances difficiles. C’est bien simple : en bientôt vingt ans de métier, je n’ai que deux poulains vivants à mon actif. Je ne veux pas compter les morts.
La maman n’a besoin que de quelques encouragements pour se lever. Je demande à Romain de mettre son licol à Brune, et je l’entends batailler avec son père qui ne comprend pas pourquoi il faudrait lui réenfiler ça alors qu’elle a une chaîne autour du cou. Mme Lathan s’en mêle en aidant Romain à ouvrir correctement le licol. Robert a l’air d’une poule devant un couteau.
« Mais elle a sa chaîne ! Insiste-t-il
- Nous allons lui remettre le licol, énonce la voix très posée de Mme Lathan.
- Mais elle a sa chaîne !
- M. Calers ! On n’attache pas une chaîne au cou d’un cheval, mettez-lui ce licol avant qu’elle se barre à l’autre bout du pré ! » J’ai parlé très fort, j’ai presque crié. Les mains dans le vagin de la jument, j’ai autre chose à faire que gérer ces archaïsmes. Robert grommelle mais capitule.
Il y a quelques années, chez une autre voisine, alors que je vaccinais leurs chevaux, nous discutions de Robert, de ses ânes et de ses juments. J’avais vaguement esquivé leurs remarques acerbes d’un « il est heu… gentil » de connivence, en insistant bien sur le sens de « gentil ». La mère et ses deux filles m’avaient répondu d’un ton péremptoire. « Non, il n’est pas gentil. Il est idiot, et il est méchant. » Je m’étais tu. Il y a des mondes qui ne sont pas faits pour se rencontrer. J’ai beaucoup de mal à détester cet homme qui, vu d’aujourd’hui, maltraite pourtant un peu ses animaux : il appartient au passé et n’en a absolument pas conscience, il ne sera bientôt plus là. Encore un monde qui disparaît, un monde où l’animal était un outil et rien de plus, où la question de sa souffrance ne se posait pas vraiment, où les hommes ne se ménageaient pas plus qu’il ne ménageaient leurs bêtes, où on n’avait de toute façon pas le luxe de se poser ces questions.
J’enfile une chasuble de vêlage, ce grand sac en plastique vert doté de manche qui va peut-être protéger mes vêtements du sang et de la merde, je remets des gants que je tartine de lubrifiant, et j’aventure mon bras droit dans le vagin de la jument. Je remonte le long de la patte jusqu’à l’épaule. La tête est complètement encapuchonnée, le bout du nez du poulain dirigée vers le nombril de sa mère. L’autre antérieur est complètement replié. Mes explorations déclenchent un effort de poussée immédiat, je retire vivement mon bras. Mme Lathan est venue d’elle-même tenir la queue de la jument qui me fouette le visage. Je la remercie et lui demande d’essayer d’empêcher les crins de venir avec mon bras dans le vagin, ils pourraient couper la muqueuse. J’enlève à nouveau mes gants et prépare une nouvelle seringue. Un tocolytique, qui réduira peut-être un peu les poussées de la jument, mais qui m’aidera surtout à manipuler le poulain en « paralysant » les muscles utérins. L’utérus sera plus souple, cela me donnera plus de marge de manœuvre car j’ai très peu de place pour redresser la position du bébé…
Cette fois, je me mets vraiment au travail. Je ne suis là que depuis un quart d’heure et le plus difficile commence. Le jeune homme s’est planqué sous des arbres, non loin. Devant mes yeux, il y a le bleu du ciel, le vert de l’herbe, et les Pyrénées au sommets encore enneigés. Et Brune, qui, de toute sa puissance, essaie de m’expulser de son vagin avec son poulain. Je cherche la meilleure prise, j’alterne entre le bras droit et le gauche, j’essaie les deux, elle pousse, je me retourne un peu, je passe la main derrière les oreilles du poulain, sous son menton, les doigts à plat ou le poing fermé, je tire, je pousse, je soulève et j’abaisse, je tords et rien ne vient. Sa tête est immense et l’espace si réduit entre le plafond utérin et le plancher du bassin. D’autant qu’il ne faut pas abîmer la matrice, une déchirure la condamnerait presque certainement à mort. Alors j’ahane et j’y retourne, j’entends vaguement Robert commenter à Mme Lathan : « vous avez vu jusqu’où il met le bras, on en voit plus son épaule, il est pourtant grand. »
Et puis cette fois là je ne suis pas assez rapide. Elle pousse si fort que je ne peux retenir mes cris de douleur tandis qu’elle broie mon avant-bras entre son bassin et son poulain. Je finis par pouvoir retirer mon bras droit. Personne ne pipe mot.
J’y retourne.
Je n’y arriverai pas de cette façon là. Il faut que je le repousse, que je relève son menton en faisant reculer ses oreilles vers l’arrière, pas vers le haut. Avec une seule main c’est impossible, alors j’y mets les deux bras, je n’ai que la place de bouger mes poignets, toute la force ou presque devra venir d’eux, je passe ma main gauche sous son menton - pourvu qu’elle ne réagisse pas - j’attrape les oreilles avec la main droite, et je tire, et je pousse, je bascule, une rotation du menton vers la gauche, je dois faire vite avant qu’elle ne pousse, j’ai profité de son épuisement après une contraction particulièrement violente. Je mets enfin la tête à sa place, droit vers la sortie, elle pousse de toute ses forces en le sentant là et s’effondre au sol, je me jette à genoux et refoule le poulain, je dois l’empêcher de l’enclaver, il reste un antérieur à déplier, il ne peut pas passer dans cette position, mais il peut tout bloquer.
Elle ne se relèvera pas, maintenant, elle veut le sortir, elle préfère être couchée pour cela. Elle pousse de toute ses forces contre les miennes, mais ma prise est meilleure. Les pieds et les genoux campés dans l’herbe, j’empêche le poulain d’avancer.
« Attrapez-moi l’aiguillon ! »
Le jeune homme a disparu. Mme Lathan semble désemparée. Curieux, l’âne s’est approché et m’observe attentivement. Les deux autres chevaux, tout aussi bruns que celle-ci, broutent derrière les arbres. Romain va dans mon coffre et saisit la « pile », puis la tend à Robert. L’aiguillon, c’est un outil qui envoie une décharge électrique quand on le presse contre la peau de l’animal. Tout véto s’en est pris un coup pendant ses études quand un abruti de quatrième année décidait de lui faire « une blague » dans les étables du service de bovine de l’école. Très con, mais très instructif : ça fait mal. Ça fait mal mais je n’ai pas le choix, j’essaie de guider Romain qui tient la longe de la jument, et Robert qui pique avec l’aiguillon. La jument sursaute mais ne se lève pas. Je l’encourage à repiquer, « plus loin de la colonne ! Sur la cuisse ! »
« Il faut la tirer devant ! » crie Robert. Il a raison, Robert. Je prends la pile, la jument est affolée, Robert aide Romain et de deux brèves décharges, nous relevons Brune. Je jette l’aiguillon et m’engouffre à nouveau dans son vagin, je repousse le poulain avant qu’elle ne se ressaisisse et pousse encore, ou qu’elle décide de se recoucher. On en peut pas manipuler un poulain dans une mère couchée. Je saisis l’antérieur et le déplie, ce sera bien plus facile que la tête, il ne me faut que deux essais pour amener le sabot à la vulve.
Cette fois Brune va pouvoir pousser.
La jument est campée, elle force et le poulain commence à sortir, mais elle est épuisée, alors je prends mes cordes de vêlage que je noue juste au-dessus des boulets du bébé. Robert reste à la tête de la jument, et avec Romain, je pèse de tout mon poids, vers l’arrière et vers le bas, vers l’arrière et vers le bas, vers l’arrière et vers le bas. Vers l’arrière, et vers le bas.
Vers le bas.
Vers le bas.
Nous sommes presque couchés au sol.
La cage thoracique passe, le bassin glisse à son tour, et le poulain mort choit, enveloppé par son placenta. Personne ne prononce un mot.
Je n’ai plus mes gants depuis longtemps, je me tartine les mains de bétadine gel, et je me retourne vers Brune. J’enfonce tout doucement mon bras droit dans son vagin, caresse la muqueuse utérine, je cherche les lacérations et les déchirures, je découvre un bout de placenta, non, deux bouts de placenta au fond de la corne gauche, je saisis l’extrémité libre du plus grand et commence doucement à le vriller, en tirant dessus avec lenteur et fermeté. D’un mouvement continu et régulier, pour ne surtout pas le déchirer. Une rétention placentaire chez une jument, ce sont les complications assurées. Au bout de trois minutes, je jette les fragments au sol. Je retourne explorer la muqueuse de la pulpe des doigts, toujours sans gants, pour déceler la moindre irrégularité. C’est terminé.
Il ne reste plus qu’à passer à la clinique chercher un antibiotique et un sérum antitétanique, car bien sûr Brune n’est pas vaccinée.
Elle devrait vivre.
Romain me remercie. Mme Lathan me félicite. Robert est affairé à nouer des cordes aux pattes du poulain mort. Le jeune homme ? Il a disparu. L’âne est reparti brouter.

vendredi 12 mars 2021

Mais alors, quel animal préférez-vous soigner ?

Elle avait posé son cocker sur la table et son beau manteau sur le dossier d’une de mes chaises en plastique. Tandis que je me concentrais sur la jeune chienne, qui hésitait entre bondir et se laisser amadouer, elle regardait le poster défraîchi au mur, le matériel bien rangé sur la paillasse et ma blouse bien propre. Je caressais Azul sans lui prêter attention, transformant l’air de rien mes caresses en palpations investigatrices. J’entendais, dans ce silence des débuts de consultation, la grosse voix de M. Baup à travers la porte de la salle de consultation, venu demander des conseils pour une de ses génisses.

Dans sa cote verte, il me regardait préparer ma tenue de combat. Pantalon en plastique façon ciré, bottes, gants de fouille, dispositifs intra-utérins, pistolet, gel lubrifiant. Je m’apprêtais à passer derrière les vaches laitières pour le suivi mensuel de repro, et le racleur à lisier était en panne. L’éleveur avait bien tenté de pailler par-dessus, mais peine perdue. La première vache qui prendrait peur pédalerait sur le béton pour s’éloigner de nous… et nous crépirait. Les suivantes aussi d’ailleurs. Il faudrait fermer la bouche pour ne pas en avaler.

Il était entré à la traîne, car Bulle s’était déjà jeté sur moi, pattes en avant, langue en vrac, bien décidé à me rouler la pelle du siècle. Je l’avais attiré dans la salle de consultation en m’accroupissant et en tapant dans mes mains d’un air encourageant, il avait saisi l’appel au jeu d’un bond. Seul mon masque m’avait protégé de l’affection torride de ce pitbull. A moitié désolé, à moitié mort de rire, son maître l’avait ramené à lui en tirant sur sa laisse.

Le silence était sans doute trop pesant. Nous étions assis chacun d’un côté de la table de consultation, lui sur un tabouret, moi sur le fauteuil que j’avais fait rouler jusque là. Sanah gisait sur le flanc, la respiration très calme, désormais incapable de marcher seule. Ses yeux blanchis guettaient nos mains, nos caresses, ses oreilles frémissaient à nos mots, surtout à ceux de son maître. A cette voix qui les liait depuis plus de quinze ans déjà. M. Lisos essayait de ne pas pleurer, mais je voyais les taches sur son masque. Il se demandait visiblement s’il pouvait l’enlever pour se moucher, alors, sans un mot, je lui tendis une feuille de papier essuie-tout. Il se détourna vers la fenêtre tandis que ma main restait sur Sanah, que mes doigts jouaient dans sa fourrure. Médusé, il regarda passer un vieux monsieur avec une agnelle dans les bras. Il sourit.

M. Garbet avait été l’un des piliers du canton, peut-être du département. Il y a quelques années, il m’avait raconté la création des premières coopératives, les syndicats, les tracteurs soviétiques, les réunions à Paris. Moi, je ne l’avais connu que dans sa vieille étable, avec sa fourche et sa brouette. Un voisin m’avait glissé que son frère était mort d’avoir trop travaillé à sa place, « pendant qu’il faisait le communiste ». Un de ses veaux agonisait au milieu du couloir, pris de sortes de convulsions. Pour meubler, alors que nous attendions que passe la perfusion que je venais de poser, pour une fois, ce fut lui qui me posa des questions.

Elle ne devait pas avoir plus de 14 ans. Son père était resté dans la salle d’attente, la poussant gentiment dans le dos. Extrêmement timide, elle avait posé sa boîte à chaussure sur la table et ôté le couvercle percé de quelques trous grossiers. Elle n’avait pas prononcé un mot, à peine peut-être un « bonjour » étranglé que je lui avais rendu avec un sourire des yeux. J’avais pris son lapin sur mes genoux en me calant dans mon fauteuil, rassurant Oberyn avec juste ce qu’il fallait de douceur et de fermeté. Au fil de mes questions sur l’alimentation et le mode de vie de son premier animal, elle s’était détendue. Je ne me suis jamais trouvé très impressionnant, mais il y a tout un decorum, et même un rituel, dans une clinique vétérinaire.

Appuyés sur la barrière, nous regardions les deux porcs qui se levaient et venaient nous voir. Le groin inquisiteurs, ils exploraient mes mains et mon pantalon, et calculaient sans doute la probabilité d’avoir à manger, ou, à défaut, des gratouilles derrière les oreilles. Je n’ai jamais été très à l’aise avec les cochons, c’est une espèce que je connais mal, je lis avec difficulté leurs réactions, mais ceux-là m’inspiraient confiance. Deux beaux bébés de 120kg dans un petit parc parfaitement propre et paillé, mais avec d’invraisemblables pustules sur l’intégralité du corps. Qu’est-ce que c’était encore que ce machin ?

J’étais resté assis sur mon fauteuil, derrière le petit bureau de ma salle de consultation, et l’avait invitée à ouvrir la caisse de transport de son chat, tandis que je remplissais sa fiche. Le jeune animal sortit tout d’abord timidement, puis se décida à partir en exploration. Il commença par renifler avec circonspection les pieds de la table, puis avisa mes genoux. Un instant plus tard, il se frottait à moi en posant ses pattes sur mon clavier, tout en ronronnant comme un vieux moteur. Encore un dont je ne risquais pas d’entendre le cœur.

Il m’attendait, fier comme Artaban. Je ne pus m’empêcher de lui faire la réflexion, puisque c’était le nom de son étalon. Il était beau comme une photo de ces anciens comices, tenant le gigantesque comtois par la couette, cette espèce de dreadlock formée dans la crinière et utilisée pour conduire les chevaux sans leur mettre le licou, juste en posant la main sur leur encolure. Le gigantesque animal me toisait paisiblement, les arses bombées, l’encolure à peine encapuchonnée, les naseaux frémissants, tandis que son petit propriétaire semblait porté par la splendeur de son cheval. Derrière eux, tranchant entre le vert du pâturage et le bleu du ciel, il y avait les Pyrénées et leurs dernières neiges, quand elles hésitent encore entre le vert des première feuilles, le noir des roches et le blanc des glaces. Et moi qui n’avais à la main qu’un flacon de vaccin au lieu d’un appareil photo !

Il parlait à sa génisse tout en l’arrimant fermement, mais avec douceur, à la barre de métal délimitant l’auge. Je n’avais qu’une seule injection à lui faire mais la jeune bête n’était pas habituée à ce genre de traitement. Je ne pipais mot, me concentrant pour faire l’injection vite, mais aussi le plus doucement possible. Introduire l’aiguille très lentement, pour ne pas qu’elle surréagisse, bien maintenir le contact avec son cou. Il lui parlait pour l’apaiser et ses mots auraient pu n’avoir aucun sens, mais il commentait ma façon de travailler, appréciant ma douceur avec sa bête. « Tu vois, il aime les vaches, lui. »

Le mail était arrivé via l’adresse du blog. Il sentait les questions recommandées aux lycéens par leurs professeurs. « Posez des questions à un professionnel du métier que vous envisagez de faire, voici une liste de propositions. » Je soupirais franchement. Cela prendrait des heures de répondre correctement à tout cela, et il y avait déjà plein d’éléments sur le blog. Alors je proposais : « si vous ne deviez garder qu’une question, laquelle serait-ce ? »

Mais alors, quel animal préférez-vous soigner ?

Pourquoi êtes-vous vétérinaire « mixte » ?

Je crois n’avoir jamais donné la réponse attendue. Chacun me voit travailler avec son animal, et dans l’immense majorité des cas, parce que je suis calme et que j’aime ce contact avec mes patients, apprécie ma façon d’interagir. Et se dit que vraiment, j’aime les chiens/chats/chevaux/lapins/vaches/moutons/ratons-laveurs… Chacun en déduit que c’est son animal que je préfère soigner. Et à chaque fois, ma réponse surprend.

Si j’avais préféré les chats, ou les chiens, je serais dans une ville, sans doute de taille moyenne. Je n’assurerais sans doute plus mes urgences, profitant plus sereinement de ma vie personnelle le soir et les week-ends. Je ferais sans doute plus de médecine complexe, quoi que je sois déjà pas mal servi, et aucune vache ne me crépirait de lisier, aucun cheval n’essaierait de m’écraser contre un mur, et je n’aurais pas à me poser des questions compliquées mêlant santé, bien-être animal, revenu de l’éleveur et santé publique.

Si j’avais préféré les chevaux, j’aurais poursuivi mon projet initial lorsque j’étais entré à l’école vétérinaire, et... je me demande bien où je serais aujourd’hui. J’imagine que j’aurais pu être vétérinaire dans une grosse structure, spécialisé dans les boiteries des chevaux de sport. Allez savoir.

Si mon intuition initiale s’était confirmée, je serais resté dans la région d’élevage où l’on m’a formé à l’obstétrique et à la médecine bovine. J’aurais été, je crois, très impliqué dans des organismes techniques et sanitaires. Passionné par les interactions complexes qui font la réussite – ou l’échec – d’un élevage, amoureux, en quelque sorte, de ces gens qui consacrent leur vie à ce paradoxe : élever des bêtes qu’ils apprécient, en sachant très bien leur destination finale. Et nourrir les gens.

Mais aucun de ces projets ne m’a suffi, et les années l’ont confirmé : ce que j’aime, c’est l’infinie variété des situations professionnelles que je rencontre. Même la gestion de ma « petite » clinique. Passer du cochon d’Inde au taureau, du cheval en colique à la broncho-pneumonie d’un chien, d’une virose féline à la préparation d’un audit d’élevage laitier.

Ce que j’aime, c’est l’humain à travers l’animal, cette rencontre qui montre le meilleur, et le pire.

Ce que j’aime, c’est l’animal qui révèle l’humanité.

dimanche 22 octobre 2017

Une chose. Un nuisible. Du bétail. Un compagnon. Une personne. Comment la perception de l'animal change dans la France rurale.

Titre original : From the « thing », the « pest » or the livestock to the pet or « the animal as a person » : how the perception of the animal changes in rural France

Cette conférence a initialement été écrite pour le congrès vétérinaire de Leon au Mexique, en septembre 2017, où j'ai été invité pour deux conférences suite à la traduction de mon livre en espagnol. Le président du congrès, le Dr Cesar Morales, a voulu proposer des conférences plus « sciences humaines » qu'habituellement. 17000 personnes, 27 conférences simultanément pendant 4 jours… et pour moi deux conférences en anglais, devant des hispanophones.%%%
Cette conférence a été pensée pour un public de vétérinaires qui connaissent aussi bien notre métier en France que je connais le leur au Mexique (spoiler : pas du tout). Mon objectif est de décrire et de donner quelques pistes de réflexion, à approfondir dans la seconde conférence, consacrée au conflit entre questions éthiques et économiques dans notre métier.

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mercredi 13 juillet 2016

Jour vingt-deux. Motif : conjonctivite

Jour vingt-deux

Motif : Conjonctivite

Je le sais, ce foutu jars veut me bouffer. D'ailleurs, madame Livenne me l'a confirmé : il n'y a que son fils que cette bestiole accepte d'épargner. J'avance le long du grillage, à moitié rassuré par son apparente solidité, pour rejoindre le jeune homme dans le pré, juste au bout. Alors que je m'éloigne de son enclos, la bête carcarde et se rengorge : elle a vaincu, encore une fois.

Le cheval pie m'attend paisiblement. Je le suis fréquemment pour une fourbure dont les rechutes ne semblent pas devoir grand-chose aux facteurs de risques habituellement retenus. J'ai déjà vérifié l'absence d'une maladie hormonale sous-jacente, on fait ce qu'on peut avec la nourriture, du coup nous gérons à la demande à coups d'anti-inflammatoires, et les choses ne se passent pas trop mal. Mais aujourd'hui, c'est plutôt sa tronche de boxeur qui m'amène.

- Il est comme ça depuis deux jours. La pommade n'y a rien fait.

M. Livenne est comme moi. Abruti par la chaleur, et complètement ralenti. Le cheval semble d'ailleurs dans le même état. Je décompose sa phrase, entend le jars gueuler un coup de plus, et souris. On va bien voir. Martinet enfoui sa tête sous mon aisselle. J'en profite et le caresse, avant de le maintenir un peu plus fort pour verser un anesthésique local dans chacun de ses yeux. Je me recule, le rassure un brin, et observe plus sérieusement les conjonctives et la cornée. Ce n'est pas très rouge. Oui, il a vraiment les paupières gonflées. Mais les conjonctives, pas tant que ça. On dirait vraiment une réaction allergique, mais soit la pommade n'a fait que la moitié du boulot, soit… Bon, elle ne doit avoir fait que la moitié du boulot. Mais est-ce l'antibiotique ou le corticoïde qui a travaillé ? J'espère en tout cas que l'anesthésique que je viens de mettre marche, lui. Je repasse mon bras autour du cou du cheval, et glisse la main le long de sa ganache, pour finalement la ramener vers son œil droit. J'écarte les paupières, j'ai une vue plongeante sur l'espace entre la paupière inférieure et le globe. Il secoue la tête et me soulève mollement. Ce n'est vraiment pas très enflammé. Je lui lève le nez en soulevant sa tête au bout de mon bras. Tandis qu'il la rebaisse, je glisse rapidement ma main vers l’œil et lui soulève la paupière supérieure. Pareil. Mêmes manipulations de l'autre côté, je devine un petit point blanc coincé dans les replis muqueux. Patient, Martinet me laisse l'explorer, puis le « vider » avec ma pince. Un genre de petit abcès.

J'ai l'impression qu'on est dans le bon avec ce traitement, sans être assez puissants. Tandis que je repousse l'autre cheval venu voir si mordre les fesses de son congénère pendant cet examen ne créerait pas une sorte d'effet comique (sous les encouragements mesquins d'un jars vexé d'être délaissé), je fais tomber une goutte de fluorescéine dans chaque œil. Pas de jaune, pas d'ulcère. Je retourne vers la voiture chercher de quoi le soigner. Une injection, une prescription, une autre pommade à aller chercher en pharmacie. Et ça ira bien pour aujourd'hui. Je veux retrouver la clinique climatisée.

dimanche 26 juin 2016

Jour cinq. Motif : Urgence : Coliques

Jour cinq

Motif : Urgence : coliques

Il fait beau. Je suis dans le creux d'un vallon, au bord d'une belle carrière sans barrière – c'est vraiment beaucoup plus joli sans barrière, une carrière. Je suis dans le creux d'un vallon par une belle matinée d'été, le vent agite doucement les cimes de la forêt qui nous entoure, je n'entends que l'insensé vacarme matutinal des oiseaux. L'air est tiède, il porte le parfum des chevaux, de l'herbe, du sable qui chauffe.

Oui, c'est superbe : il faut bien que je me console d'être debout à 6h30 un dimanche où les enfants ne sont pas là, où je n'avais aucun animal hospitalisé et donc aucune raison de me lever.

Je ne suis pas consolé.

Je ne suis pas consolé mais je ne suis pas sorti de mon lit pour m'apitoyer sur mon sort : il y a une jument qui vient de pouliner, et son propriétaire vient de m'appeler car elle ne cesse de se coucher et de se lever, de taper du pied, de suer, bref, de nous faire le catalogue d'alerte aux coliques, ces douleurs abdominales qui peuvent rapidement être fatales aux chevaux (on ne parle pas des « coliques » au sens « j'ai la courante », mais d'un syndrome vraiment grave et typique des équidés).

Le temps d'arriver, la jument s'est calmée. Son poulain est déjà sec, elle a mis bas avant minuit. Son propriétaire n'a pas vu le placenta. Je commence par le thermomètre. 36,5. Parfait. Le stéthoscope. Le quadrant abdominal supérieur droit est silencieux, les autres gargouillent normalement. Pas mal. J'enfile mon long gant orange, et pénètre délicatement dans son vagin. Elle ne manifeste pas d'impatience, aucun signe de ma prochaine mise en orbite par ruade indignée, et je m'enfonce et explore, palpe les culs de sac utérins, glisse le long des parois. Je ne sens pas de bout de placenta, mais je sais à quel point il est facile de les manquer s'ils sont petits. Par prudence, je préfère ma lancer dans un lavage utérin. Des anti-spasmodiques par voie intraveineuse, d'abord, puis ma sonde en silicone, par laquelle nous remplissons l'utérus d'une solution désinfectante, deux fois de suite. Le liquide que je récupère est teinté de sang, bien sûr, mais rien ne sent mauvais, je suis optimiste. Je pense qu'il ne s'agissait que de petites douleurs consécutives à la mise-bas, pas d'une rétention placentaire ou d'une autre tuile de cet acabit. L'anti-spasmodique a d'ailleurs parfaitement levé la douleur, et j'écoute les gargouillis rassurants du quadrant silencieux.

Un contrôle du nombril du poulain, puis je liste tout ce qu'il va falloir surveiller : absence de retour des coliques bien sûr, l'anti-spasmodique n'est pas très puissant et n'agit que deux heures au plus, c'est un choix volontaire pour pouvoir surveiller – j'aurais pu faire plus fort. Mais aussi température, écoulements et odeur des écoulements. J'essaie d'être confiant, et rassurant. Je ne suis ni confiant, ni rassuré, je ne le suis jamais quand je suis appelé pour ce genre de choses.

J'aurais tellement préféré rester couché.

Mais… je suis tellement fier d'être ce vétérinaire que je regardais travailler, ado, dans les écuries du centre équestre du village.

jeudi 17 mars 2016

L'étalon noir

Nous sommes dans un pré. Il n'y a rien entre moi et les sommets des Pyrénées. Je contemple sans les voir les nuances de noir sur les collines, sur les montagnes. Les sapins, la neige, le ciel, fondus dans l'obscurité. C'est, à la fin, la conclusion de cette journée. J'attends. Je suis épuisé. Quand je suis arrivé, nous avons à peine parlé : tout avait déjà été raconté. L'homme s'est avancé dans le pré, vers son cheval. Il l'a rassuré, il l'a licolé, et puis, je me suis approché. Regardant mes pieds, contemplant le sol, la pâle blancheur des pâquerettes nouvelles. La jument est venue me flairer, je ne me suis même pas retourné. J'ai commencé à le caresser. L'étalon noir. Sa cascade obscure de crins emmêlés, son discret parfum d'équidé. Il s'était levé, je n'avais toujours pas parlé. Dans ma main, dans ma poche, la seringue de plastique, l'aiguille, le sédatif, presque trop réels, trop… tranchés, dans le silence de cette nuit sans étoile.
J'ai appuyé sur le bouton de ma lampe frontale.
Cruelle agression déchirant l'obscurité.
J'ai fermé les yeux.
Il s'est cabré.
La lumière : je l'ai aussitôt occultée.
La voix du monsieur s'est élevée. Des mots doux, des gentillesses. Des caresses et du silence formulés. Presque scandés. Ses mots nous ont, à nouveau, enveloppés. La nuit était revenue. Je me suis à nouveau approché. Ma main gauche a fait la compression, et de la droite, j'ai palpé la veine, la jugulaire. Pas besoin de voir. Il suffit de toucher.

Noir de Mérens sur noir de Pyrénées.

J'ai relevé ma manche gauche, j'ai piqué. Il s'est contracté, et puis j'ai senti la tiédeur du sang couler sur ma main, glisser sur mon avant bras. Même dans le noir, je sais tuer…
J'ai injecté le sédatif. Il s'est détendu. De nouveau, rassurée, sa compagne est venue me flairer, son souffle chaud et les chatouilles de ses naseaux sur ma nuque. J'ai rempli ma seringue d'anesthésique.
Il est tombé.
La seringue d'euthanasique.
Il s'est arrêté de respirer.

Dans le silence, il s'est fondu dans l'obscurité. L'étalon noir nous a quitté.

Il n'y a pas très longtemps, à Muret, j'ai eu la chance d'entendre Hugues Aufray en concert. A 86 ans.
Je crois que je n'ai presque jamais entendu ma mère chanter. Et pourtant, je crois me souvenir, que, oui, elle chantait Aufray. C'était il y a trente ans. Je ne l'ai jamais écouté. Jusqu'à récemment, jusqu'à ce concert, où, par hasard, j'ai invité mes parents.
Je me suis rappelé de tant de chansons. Céline, Santiano, Monsieur le professeur. Tant de choses sont remontées, tant d'émotions, de sensations enterrées. Tant de belles choses informulées.
Et puis, cette chanson là.
Je l'avais consciencieusement enterrée. C'est un tube, et je l'avais parfaitement oublié. Éradiqué.
Je me suis pris Stewball dans la gueule, je me suis pris Stewball dans l'estomac.
Et le petit garçon, en moi, celui qui avait dix ans, celui qui lisait l'étalon noir, s'est demandé ce qui lui était arrivé.
Et si ma fille avait été là, peut-être, oui, peut-être, que, dans le noir du pré face aux Pyrénées, dans le noir du gymnase de Muret, pour la première fois, elle m'aurait vu pleurer.

lundi 1 juin 2015

A sec

- Elle est super gonflée derrière, elle se couche et pousse de grands soupirs de douleur, surtout pour faire ses crottins, et ça dure depuis que je vous ai appelé !

Elle s'est levée quand je me suis approché. La jument est mal apprivoisée : très jeune, et Mme Hers vient de la récupérer. Pas sauvage, mais de là à l'examiner paisiblement, non. J'arrive à la caresser, elle baisse les oreilles, retrousse ses lèvres, roule des yeux mauvais.
Du cinéma. Ça va.
Je lui parle doucement, elle tolère bien que je lui caresse l'arrière-main. Pas l'encolure. On ne lui mettra pas de licol, il faudra faire dans ce champs, en liberté. Mes doigts glissent sur son dos, sa croupe. Je parle, je touche, doucement, mais fermement, je m'appuie contre elle. Ne pas rompre le contact, et tout faire en douceur, avec tact. Elle garde un œil mauvais, pour la forme, mais elle me laisse faire. J'écoute son ventre. Elle gargouille, peut-être pas tout à fait autant qu'il faudrait, mais cela me rassure. Je continue à la caresser, je tourne autour d'elle, je ne cesse pas de parler. Elle me tolère. Elle me laisse faire.
Je lui soulève la queue, doucement. Je glisse mes doigts, le thermomètre, elle n'apprécie pas, évidemment. Elle s'éloigne de moi, mais le thermomètre est bien en place. Je le récupère une minute plus tard, je m'approche d'elle comme je m'approchais des poulains au débourrage, à demi-sauvage, à l'époque où j'avais l'énergie et l'inconscience de monter des animaux peu domestiqués. Ils me font marrer, les chuchoteurs, à nous faire croire qu'ils réinventent le lien avec le cheval.
40.1°C
Elle me fuit à nouveau. Mollement, mais en prenant son air méchant.
Elle n'a pas encore fait mine de me taper. Je me glisse contre elle, je la caresse, toujours, ne pas rompre le contact. Mme Hers ne dit rien, elle nous regarde nous tourner autour, il faut que j'arrive à l'examiner. Elle n'a jamais eu de licol, je ne pourrais pas la sédater. Je soulève sa queue, à nouveau.
J'avais bien vu.

- Mme Hers, l'étalon, je suppose qu'il est là pour la saillir ? Depuis combien de temps ?
- Ah oui, heu, une quinzaine. Et puis, il n'arrête pas. Il l'a mordue, c'est lui, c'est ça ?
- Heu... pas de trace de morsure, hein. Par contre. Il est du style à la grimper même quand elle ne veut pas ?
- Oui...
- Manifestement. Et puis là, il a visé l'autre trou. Parce qu'en fait... elle a l'anus défoncé. Et je suis bien infoutu de vous dire si elle a le rectum lacéré, parce que bon, elle me laisse faire pas mal de chose, mais elle ne me laissera pas y toucher. Mais c'est un risque à ne pas négliger.

Alors antibios. Et anti-inflammatoires.
A injecter en liberté.

Et puis... on va voir.

vendredi 13 juin 2014

La haie

Une dernière traction, à la limite de la rupture, et elle est debout. J'ai envie de m'écrouler, mais il me faut l'entraîner, l'entraîner loin de cette haie, loin de ce fossé, loin de cette pente.

Il est midi lorsque ça sonne.

"Docteur ? C'est M. Dangle, j'ai une jument coincée dans une haie, une vieille. Il n'y a rien à faire, je n'arrive pas à la relever !"

Évidemment, cela fait deux heures qu'il l'a découverte. Évidemment, on s'est ennuyé toute la matinée, mais il a attendu midi pour appeler. Et oui, il est hors de question que ça attende.

Je mangerai plus tard.

M. Dangle m'ouvre le pré, bien séché par le soleil éclatant de ces derniers jours. Une pente douce, je roule au pas. Il me désigne une grande haie, tout au fond, tout en bas. Une haie de lilas, de ronces et d'ormeaux, d'acacias et d'arbrisseaux, haute comme trois hommes, qui prodigue une ombre bienvenue et une protection contre le fossé, juste en dessous. Je ne vois pas la jument, jusqu'à ce qu'il me la désigne. Frein à main, casquette. Il fait très chaud.

La jument est foutrement bien coincée. Une mamie, mais en très bon état. Musclée. Les membres vers le bas de la pente, le ventre vaguement bloqué contre de courts troncs. Quelques éraflures, un hématome sur la vulve. Je l'examine rapidement. Il n'y a pas de raison de ne pas la relever. Mon aiguille pique cruellement les postérieurs. Elle retire une jambe, puis l'autre. Neuro ok. Je retourne à la voiture, prend les anti-inflammatoires. D'abord, la douleur. A cheval sur son encolure et son épaule, j'injecte. Intraveineuse jugulaire. Elle n'est pas déshydratée, mais depuis combien de temps est-elle coincée ? Je la rassure, la cajole. En quelques secondes, elle se redresse, presque sur son sternum. Je crains un instant qu'elle ne tente de se lever, avec moi à cheval sur son garrot. Nous nous serions sérieusement blessés. Elle soupire, je m'esquive. Elle se recouche. Elle a déjà meilleure mine.

Je fais signe à M. Dangle, lui demande un licol. Une corde, un nœud, des angles, de la mécanique. Comment la déplacer avec un minimum de mouvement, sans lui faire mal, sans se coincer dans les arbres, en négociant une éventuelle tentative de relever trop précoce ? Le casse-tête habituel du cheval couché ou tombé, dans un fossé, dans un boxe, contre une clôture, le papy arthrosique, la mamie blessée. Nous couvrons les plus jeunes arbres d'épaisses couvertures, puis une rotation, à 90°. Le cul vers le bas de la pente, la tête vers le haut. Il faudrait que nous la retournions, pour qu'elle cesse de peser sur son côté ankylosé. Les équins et bovins sont si lourds que la myolyse survient très rapidement, dans ce genre de position. Pas moyen de la faire basculer sur le sternum. Elle nous bloque. La rouler sur le dos ? Pas la place.

Nous l'aidons à se maintenir en position sternale, appuyée contre ma jambe. Je la bloque, nous attendons. 5 minutes ? M. Dangle veut absolument sortir le tracteur ou le 4x4 pour la tirer. Pour l'instant, je refuse. Il est si facile de tout casser avec un embrayage mal géré...

Elle me repousse, se recouche, tente de se relever, à peine un peu tendue sur les antérieurs, aucune poussée sur les postérieurs. Je l'aide à retomber, doucement. Quelques caresses, du calme, le reste du troupeau observe l'alezane. Une bande de témoins silencieux mais curieux, qui inspectent le seau d'eau que nous lui avons proposé, qui reniflent le coffre de ma voiture, qui flairent les cordes et les couvertures. Encore un essai, de toutes nos forces, depuis la position sternale et vers l'avant, le licol tient, nous n'avons pas la force. Nous ne pouvons pas la traîner, nous ne pouvons pas la lever. Je suis sûr qu'elle peut se lever. Elle n'est jamais restée tombée, elle n'a aucun antécédent, elle est bien musclée, en bonne santé.

Une perfusion. Du sucre, de l'eau. Beaucoup d'eau.

M. Dangle est revenu avec son énorme pick-up. Je fais les nœuds, choisis les angles, règle les longueurs. Une traction lente et continue, puissance mais douceur. Je le met en garde. Dix fois ? J'ai vu de telle catas avec ces engins mal gérés...

La jument nous regarde, confiante. Sereine, même. Elle n'a plus mal, elle doit pouvoir se lever, il faut juste réussir à la retirer de cette foutue haie. M. Dangle recule. Juste comme il faut, juste quand il faut. Je tiens la corde, j'observe le licol qui se coince sur sa tête allongée. Entraînée, elle se lève sur ses antérieurs, la traction vers l'avant lui permet de se servir de ses jambes tendues comme d'un pivot. Elle est parfaite. Une dernière traction, à la limite de la rupture, et elle est debout. J'ai envie de m'écrouler, mais il me faut l'entraîner, l'entraîner loin de cette haie, loin de ce fossé, loin de cette pente.

Nous faisons quelques pas, ses membres ne traînent pas, elle marche même bien, trois mètres, quatre mètres, je l'éloigne de la voiture de M. Dangle qui s'est arrêté. Elle regarde le troupeau, ces chevaux qui font les cons autour de nous. Je la détache en vitesse, elle est stable, elle broute.

Victoire.

Je me tourne vers M. Dangle, qui n'y croyait pas, qui pensait que nous l'allions l'euthanasier, M. Dangle que j'avais ignoré pour mieux le diriger : des faits, juste des faits. Ne pas s'avancer, ne pas inquiéter. De toute façon, c'était décidé. Il n'était pas question qu'elle meure connement là, comme ça.

Et puis elle est retombée. S'est laissée tombée, en fait, et s'est recouchée sur le côté, tranquillement.

A quelques mètres de cette putain de haie. Nous l'avons tournée sur le dos, pour que cette fois, elle repose du bon côté. Un coup de corticos. Imperturbable, en position sternale, elle s'est mise à brouter.

Nous avons attendu, puis nous l'avons encouragée, un peu déséquilibrée, pour la forcer à se rattraper. Pas moyen de la décoller. J'ai refais les nœuds, M. Dangle est remontée dans son pick-up. Et à nouveau, nous avons tiré. Et à nouveau, elle a été parfaite. Cette fois-ci, je ne l'ai pas laissée se reposer. J'ai dénoué la corde pendant que M. Dangle reculait, j'ai gravi le pré sous ce foutu soleil de treize heures, et elle m'a suivi, paisible, sans aucune difficulté. Pas de boiterie, pas d'hésitation. Nous avons tourné... cinq minutes, dix minutes ? Épuisé, je l'ai lâchée. Elle est restée debout, elle a fait quelques pas, elle a recommencé à brouter.

Cette fois, nous l'avons laissée. J'aurais du être confiant, pas d'hématome majeur, pas de boiterie, neuro ok, une musculature impeccable, je savais que malgré la myolyse - combien de temps avait-elle pédalé avant d'être retrouvée ? - elle ne devait pas y rester.

J'ai préparé mon ordonnance. Des anti-inflammatoires, une pommade. Quelques recommandations. Quand nous sommes retourné la voir, elle était de nouveau couchée, mais en vache, en train de ruminer brouter. Du bon côté. Alors j'ai dit de lui apporter à boire, et de lui foutre la paix.

Elle n'avait pas le droit d'y rester.

Le lendemain, ils ont rappelé. Elle était de nouveau tombée. Ailleurs. Cette fois, on ne pouvait pas rater le foutu putain d'hématome et d’œdème qui lui bouffait toute une cuisse, tout un postérieur. Cette fois, aucune traction ne l'a relevée. Cette fois, la douleur ne s'est vraiment pas apaisée.

Elle pissait brun, elle pissait cette foutue myoglobine, et elle n'allait pas se relever. Jamais.

Alors tout doucement, parce qu'il le fallait. Je l'ai tuée.

vendredi 6 décembre 2013

Modification de la réglementation sanitaire pour les chevaux destinés à l'abattage, et autres considérations

Mail reçu de la part des Haras Nationaux :

... suite aux différentes crises liées à la viande équine, la DGAL a décidé de renforcer les contrôles des équidés arrivant en abattoir.
La nouvelle note apporte des précisions quant à l'application du règlement européen 504/2008 concernant certaines règles d'éligibilité à l'abattage des équidés afin de faciliter le contrôle des documents d'identification par les inspecteurs en abattoir.
Les nouvelles consignes ont pour but la non-présentation en abattoir d'animaux ayant fait l'objet d'une rupture dans leur chaîne de traçabilité. Il s'agit notamment d'animaux identifiés tardivement, de ceux accompagnés par un document d'identification duplicata ou de remplacement, ou de certains animaux dont le feuillet "traitement médicamenteux" n'a pas été inséré dans les délais :

Résumé des principales mesures nouvelles :

  • Exclusion en abattoir si feuillet traitement inséré tardivement ou ré-inséré :
    • Équidés nés avant 2001 dont le feuillet n’a pas été inséré avant le 1er janvier 2010
    • Équidés nés après 2001 avec feuillet «volant et non inséré par les Haras nationaux»
  • Exclusion en abattoir des équidés identifiés tardivement :
    • Nés avant le 1er juil 2009 non identifiés avant le 1er janvier 2010
    • Nés après le 1er juillet 2009 non identifiés dans les 12 mois suivant leur naissance
  • Exclusion des duplicatas :
    • En abattoir (sauf exception avec présentation registres d’élevage ou attestation véto)
    • A l’émission du document par SIRE (sauf exception dérogation à demander au préfet)
  • Exclusion si documents de remplacement : ONC avec puce étrangère, feuillet traitement médicamenteux de remplacement.

Vous trouverez bien plus de détails dans cette note de service.

Une question de résidus et de traçabilité

Je vous rappelle le principe. Nous en avions déjà parlé ici, et là aussi.
L'idée est de ne pas manger de viande (ou de lait, d’œufs... pour les produits espèces concernées) contenant des résidus de traitements médicamenteux : antibiotiques, anti-inflammatoires, etc. Pour chaque substance, on a défini une limite maximale de résidu (LMR) à ne pas dépasser dans les produits de consommation. On ne cherche pas une absence de résidu : on ne veut pas qu'il y en ait assez pour nuire à la santé. A partir de ces LMR, on a calculé des temps d'attente. Chez le cheval, l'utilisation d'une pâte orale à base d'ivermectine aura ainsi un temps d'attente (TA) de 14 jours pour un certain fabricant bien connu. Cela peut être différent pour un générique. Cela signifie que le cheval recevant ce traitement ne pourra pas rentrer dans un abattoir dans les 14 jours qui suivent l'administration de ce vermifuge.
Certains médicaments ne disposent pas de LMR, parce que ça coûte très cher à calculer. Ceux-là sont donc interdits chez les chevaux destinés à la consommation. Si un cheval reçoit un traitement anti-inflammatoire à base de phénylbutazone (qui n'a pas de LMR), hop, on indique sur son carnet qu'il ne peut plus aller à l'abattoir.

Encore faut-il que le cheval ait un carnet d'identification avec ledit volet permettant d'enregistrer les traitements médicamenteux (ce système est assez récent).

Encore faut-il que le propriétaire ait le carnet sous la main quand le véto fait le traitement.

Encore faut-il que ce soit un véto qui fasse le traitement.

Encore faut-il que le vétérinaire pense à le remplir, ce carnet.

C'est foutrement plus facile pour les chevaux dont les propriétaires ont signé la catégorie interdisant la consommation du cheval. Là, on ne se pose plus de question. Il ira à l'équarrissage, personne ne le mangera, donc on se fout des temps d'attente.

Dans les autres cas, il y a clairement un risque très important de perte de traçabilité. Ce n'est pas forcément très grave (j'y reviendrai), mais ce n'est pas très carré. Cette modification de la règlementation est là pour remettre les angles à 90°.

Une question d'équarrissage

Si un cheval satisfait à toutes les conditions réglementaires et sanitaires à l'abattoir, sa viande entre sur le circuit de consommation.

Si l'animal est déchargé mais qu'il ne satisfait pas aux conditions réglementaires (ou qu'il est visiblement malade), il est euthanasié, et sa viande est détruite via l'équarrissage.

Si l'animal satisfait aux conditions réglementaires, qu'il est abattu mais que l'inspection de sa carcasse révèle un truc franchement anormal, la viande est détruite.

En dehors des abattoirs, les chevaux morts doivent être éliminés via l'équarrissage. Ils peuvent depuis peu être incinérés, mais cela reste pour l'instant marginal.

L'équarrissage, c'est cher. Vous trouverez une liste de prix ici, ce sont des marges basses, via un organisme de mutualisation.

Notez qu'une viande déclarée impropre à la consommation humaine ne part pas sur le circuit de consommation animale. Elle est détruite (transformée en farines animales puis incinérée).

Et alors ?

Alors on va trouver des carcasses enterrées à la sauvage un peu partout.

Il y a plein d'équidés qui ne sont pas dans les clous pour l'abattoir, avec cette modification réglementaire. On peut penser ce que l'on veut de l'abattage et de la consommation de la viande chevaline, ce n'est pas le sujet de ce billet.

Je constate déjà plusieurs cas de figure autour de moi :

Vous avez un cheval dans un pré derrière la maison. Celui de votre fille, celui qu'elle aimerait toute sa vie quand elle avait 15 ans. Il avait 10 ans. Il en a maintenant 20. Elle a 25 ans, un gosse, elle ne vient plus le voir qu'une fois par an, en passant à Noël. Ou alors vous déménagez, il ne peut pas suivre. Vous ne pouvez plus payer sa pension (acheter un cheval, ce n'est rien - l'entretenir, c'est autre chose). Bien sûr, il y a ces assos qui prennent les chevaux retraités. Elles sont débordées, elles vous ont envoyé bouler.
Ce cheval, il vous coûte cher. Vous le vendez à un maquignon, ça ne vous rapporte pas grand chose, mais au moins le problème est réglé. Lui l'engraissera et l'enverra à l'abattoir, mais vous vous dites qu'avec un peu de chance, il lui trouvera un cavalier qui l'aimera jusqu'à la fin de sa vie. Avec des coquelicots et un parfum de foin fraîchement coupé, au soir de sa mort au pied des monts du Cantal.

Vous dirigez un petit centre ou une petite ferme équestre. Vous en chiez pour ne pas gagner grand chose, vous faites ce que vous pouvez pour donner des conditions de vie décentes à vos chevaux et vos poneys. Vous gérez des gosses et des parents plus ou moins capricieux, mais de moins en moins nombreux. Le prix de l'équarrissage d'un cheval, c'est celui de 15 boules de foin, de quoi faire manger un cheval pendant un an. Sans compter le prix de la visite du véto qui viendra l'euthanasier. Mais de toute façon, vous ne pouvez pas garder les chevaux qui ne travaillent plus. Vous n'en avez pas les moyens. Vous essayez de trouver des gens pour accueillir vos retraités. Sinon, vous les vendez au maquignon. Vous savez qu'il n'y aura ni coquelicot, ni parfum de foin fraîchement coupé au pied des monts du Cantal. Vous espérez que vos cavaliers y croient, ou en tout cas qu'ils n'y pensent pas. Et vous êtes terrifié par le passage à une TVA à 20%.

Vous êtes agriculteur et vous avez deux parcelles que vous valorisez avec quelques poulinières. Bien sûr, la marge sur les chevaux est ridicule, mais entre ça et la friche... et puis, vous avez toujours aimé les chevaux. Vous vendez les poulains, mais vous n'avez jamais pensé à faire les papiers pour les mères. On les fera avant qu'ils partent à l'abattoir. Vraiment ?

Ces chevaux ne pourront plus être vendus au maquignon. Le maquignon, d'ailleurs, il fait la gueule, il est venu me voir l'autre jour avec un stock de carnets, pour savoir si ses chevaux pourront passer. Il lui en reste une douzaine sur les bras. Des chevaux dont plus personne ne veut. Il n'y avait plus que lui pour les acheter. Ils sont invendables pour autre chose que la boucherie.

Les services vétérinaires savent très bien ce qui va se passer. Il y a des pelleteuses qui vont travailler.

Je ne suis pas sûr que la sécurité sanitaire va y gagner.

Je ne sais pas s'il y avait une meilleure solution.

Je me dis que jusque là, on avait fait comme ça, et que le changement aurait pu être plus progressif.

Parce que finalement, ces résidus, de quoi s'agit-il ? De phénylbutazone ? Certes, cette molécule est très lentement évacuée par le corps du cheval, et elle est beaucoup utilisée, notamment en auto-médication, comme anti-inflammatoire de premier recours. Elle était encore utilisée il y a peu en médecine humaine, d'ailleurs.
Il n'est pas déraisonnable de penser que plein de chevaux sont passés à l'abattoir en ayant reçu de la phénylbutazone. Il doit y en avoir pas mal qui passent encore, cette modification de réglementation ne résolvant en rien le problème des trucs pas enregistrés. Mais 6 mois après cette administration non enregistrée, la carcasse contient-elle encore des résidus ?
On imagine bien que la plupart des chevaux ne vont pas à l'abattoir juste après avoir reçu des anti-inflammatoires de la part de leur propriétaire ignorant. Les maquignons savent bien qu'ils ne peuvent pas utiliser cette molécule. De toute façon, ils gagnent si peu sur un cheval qu'ils éviteront de l'utiliser... or comme ils gardent les chevaux plusieurs mois pour les engraisser, le risque devient minime.

Pour les autres médicaments, on sait bien que de manière réaliste, il ne reste rien dans le corps 30 jours après l'administration du médicament. Même raisonnement que ci-dessus.

Je n'apporte pas de solution.

Je constate simplement que l'application d'une réglementation logique pour améliorer la sécurité sanitaire des aliments va créer d'autres problèmes. A chacun de hiérarchiser.

Un certain nombre de chevaux ne peuvent plus rejoindre la filière boucherie en fin de vie.
Certains seront euthanasiés et équarris, pour ceux qui en ont les moyens.
D'autres pourriront dans des champs de boue trop petits pour eux, mal alimentés, plus du tout soignés ni même parés, et finiront par crever dans la douleur après des années d'indifférence.

Je sais que plein de gens sont contre l'abattage et la consommation de la viande de cheval. Moi, ça m'indiffère. J'accepte le nécessaire réalisme économique qui amène des chevaux de propriétaires ou de club dans cette filière. J'accepte encore mieux la vie plutôt peinard de ces poulinières et des poulains généralement très bien soignés qui sont élevés pour leur viande.

Par contre, la souffrance de ces équidés oubliés au fond de leur pré pas adaptés me révolte.

Et ça, ça ne risque pas de s'améliorer.

dimanche 5 mai 2013

Le bouchon

Il est 8h du mat'. Je finis de poser mon cat' à l'oreille d'un veau dans le fond d'une étable du fond d'un vallon. La journée a commencé trop tôt, mais au moins, celui-là devrait s'en sortir. Perf' sur la journée, ou au moins la matinée, avec un peu de chance il profitera du soleil qui s'annonce.

Mon téléphone murmure un vague blip. Un SMS. Un message sur mon répondeur. Vue l'heure, ça va encore être quelqu'un qui veut un rendez-vous. A cette heure là, je ne décroche plus, je filtre. Mais là, de toute façon, je n'aurais pas pu prendre l'appel : le téléphone, ici, ne passe que par accident. Sur un malentendu, parfois, un SMS passe. Orange couvre 99% du territoire, je vis dans un des milliers de 1% de France. Je vérifie quand même : "vous avez 4 nouveaux messages".

Merde.

Des messages, ce ne sont pas des prises de rendez-vous. C'est une urgence. Je finis de poser la perf', balance les antibios et compagnie, gribouille une ordonnance et file en direction de la crête la plus proche, là où le téléphone passera.

Et ça ne rate pas. L'appel a déjà presque une demi-heure. Et c'est vraiment une urgence. Le message est hystérique, mais ce n'est rien par rapport aux suivants. Cheval bouché, des granulés de luzerne trop vite avalés. Le cheval est calme, précise-t-elle. Pas elle. Plus du tout au quatrième message, que je n'écoute même pas. J'ai tout ce qu'il faut dans la voiture ? Garé en vrac sur le bord d'une petite route, j'inspecte mon coffre. Sondes naso-oesophagiennes en silicone, huile de paraffine, cathéters rouges, anti-spasmodiques, antibiotiques, anti-inflammatoires. Je n'ai pas la pompe, ni le sérum antitétanique. Je vais devoir faire un crochet par la clinique. J'en ai en tout pour une bonne trentaine de minutes de route. Entretemps, la clinique aura ouvert, me déchargeant des appels. Un saut de puce dans la réserve, j'ai la pompe, un dans le frigo, le sérum. Je reprends un flacon d'analgésiques, au cas où, je sais que j'ai des sédatifs. Un sachet de mash, au cas où. Je pars alors qu'arrive la première ASV. Je lui dis d'appeler Mme Dussans, pas la peine qu'elle continue à stresser. J'arrive.

J'arrive mais la route est longue. Je déteste les bouchons œsophagiens. Un cheval un peu glouton, pas mal de malchance, et l’œsophage se bouche, souvent à l'entrée dans le thorax, avec un agglomérat de granulés. Le cheval tousse tant et plus, le risque de fausse déglutition est très important, celui de lésions de l’œsophage aussi. Mes deux derniers se sont très mal terminés. Autant vous dire que je stresse déjà, d'autant que la propriétaire de ce cheval est loin d'être commode. J'ai toujours du mal à bosser avec les gens stressés, exigeants et, du coup, agressifs. Quand tout va bien, "c'est normal". Quand ça merde, "c'est un scandale". Alors j'essaie de fermer les écoutilles, de me concentrer sur l'animal qui n'a pas moins qu'un autre le droit d'être bien soigné. Mais je sais que je suis moins bon. Je n'ai pas le tempérament des grandes gueules de confrères qui arrivent à faire taire ceux qui tentent avec eux le concours du plus désagréable.

Je me gare près du box. La dame est avec son cheval, ses chiens et son mari. Elle est calme et souriante, lui aussi. Le cheval s'est débouché ?

Même pas.

Faut que j'arrête de me faire des montagnes pour rien, moi.

Le cheval a l'air calme. Pas d'efforts de toux, pas d'écoulements nasaux trop visibles.

Je charge tout mon bordel dans la caisse à outils. Auscultation rapide. J'écoute surtout sa respiration au niveau de la trachée, et à la sortie des narines. Le souffle chaud du hongre alezan me caresse les oreilles. C'est humide, ça bulle un peu, rien de grave. La trachée est sèche, mais on entend la douleur des aryténoïdes. Je désinfecte au niveau de la jugulaire, tonds, pose mon cat'. J'ai le temps de faire les choses à fond. Injection d'anti-inflammatoires, supprimons la douleur. Je teste les narines avec le doigt. Korn (sérieusement, qui a baptisé ce cheval Korn ?) n'aime, pas plus que les autres chevaux, avoir le doigt du véto dans le pif. Sédation. J'ai un cathéter, j'en profite.

Deux minutes plus tard, Korn a, sédation oblige, les narines au raz du plancher. Je commence à l'explorer avec ma plus grosse sonde. C'est un peu joueur, il n'est pas si grand que ça, mais si j'arrive à passer celle-là, il sera plus simple de laver l’œsophage. Premier essai, raté, je suis dans la trachée. C'était couru, il avait vraiment trop la tête allongée sur l'encolure. On n'est pas là pour travailler l'extension, koko, alors j'indique à Mme Dussans d'encapuchonner son cheval, avec l'aide de son mari. Comme d'habitude avec le sédatif, il se laisse porter. Le couple en chie grave pour le maintenir dans la position souhaitée. Cette fois, je bloque, c'est bon signe. Je leur fais bouger un peu la tête, à droite, à gauche, en bas, je finis par passer et trouver l’œsophage, j'avance. Ils peuvent lâcher la tête.

Le cheval tousse un coup, évacue par le nez une grande quantité de salive.

Je bloque très vite. Mes repères dessinés sur la sonde sont déjà effacés. Tant pis. Je dois y être, juste à l'entrée du thorax. Il n'y a rien qui sort spontanément. J'envoie un peu d'eau tiède. Un coup de pompe. Le cheval ne se plaint pas, et garde la tête basse. C'est ma configuration préférée dans ce genre de situation. Si du liquide remonte par l’œsophage, et c'est presque toujours le cas, il ne descendra pas dans la trachée. Encore un peu d'eau, je recule de cinq centimètres, m'enfonce à nouveau. Rien ne vient. J'attends un peu, que l'eau commence à désagréger le bouchon. Je m'enfonce à nouveau, de deux centimètres ou trois. Encore un peu d'eau. Cette fois, du liquide vert commence à descendre la sonde. Difficilement. C'est très épais. Je recule et repars à l'attaque, renvoie un peu d'eau, mais cette fois, ça déborde : de la luzerne coule par le nez. Pas beaucoup, et le cheval ne bouge pas. Ça va. Je poursuis mon travail de sape, lentement, doucement, en avant, en arrière, ne pas forcer, jamais, ne pas injecter trop d'eau. Aspirer un peu, à la bouche, ma pompe ne fonctionne que dans un sens. Ça ne sert à rien, et puis bon, la luzerne et la salive de cheval...

Ça va venir. Entre ce qui sort par la sonde et le nez, cela finira par être suffisant. Je suis accroupi devant la narine droite de Korn, jouant avec la sonde. M. Dussans est juste à côté de moi, à moitié assis, prêt à maintenir la sonde lorsque je m'écarte pour renvoyer un coup de pompe.

Le cheval est complètement assommé par le sédatif. Il ne cherche jamais à relever la tête, facilitant ainsi l'écoulement des granulés mal dissous. Le jus vert coule doucement dans la sonde. Encore un peu d'eau.

J'enfonce ma sonde, en la tournant doucement sur elle-même. Je vois bien que Korn s'agace un peu. Son propriétaire, toujours assis à côté de moi, lui caresse la joue. Je suis accroupi, avec ma blouse cachou des travaux salissant sur mon T-Shirt, à l'entrée d'un box sur le flanc d'une colline, à goûter enfin ce soleil que nous attendons depuis des semaines. M. Dussans est à côté de moi, toujours à moitié assis, dans sa cote verte largement ouverte. Korn remue la tête de gauche et de droite. Puis la relève rapidement, un instant, et éternue brutalement, chassant tout le jus de luzerne imbibée de salive accumulé dans ses narines. La droite, juste pour mon col. La gauche, pile pour celui de M. Dussans. Nous sommes couvert de morve, de salive et de luzerne. Mme Dussans ne peut retenir un rire.

C'est... tiède.

Je continue le boulot après un rinçage rapide dans le seau. Un peu plus méfiant, cette-fois. J'éviterai très bien l'éternuement suivant avec une esquive par la gauche. Pas M. Dussans. Mes sourcils sèchent et se collent. Je pense que cette fois, ça y est. J'enfonce un peu plus ma sonde, insiste un poil, et avance. Je ne sais plus trop où j'en suis, alors je reprends la pompe. Un coup, l'eau passe sans souci. Un second, puis un troisième, cette fois c'est sûr, j'envoie dans l'estomac. Je retire ma sonde jusqu'à mi-oesophage, j'attends un poil, et sors complètement.

C'est terminé. J'ausculte à nouveau les poumons. Je n'entends rien de spécial, mais avec le volume des battements cardiaques, je ne suis pas complètement rassuré. La trachée est toujours sèche. Le larynx moins algique. Cette fois, c'est bon.

Un antibiotique, quelques recommandations.

Plus qu'à commencer la matinée. Il est 11h lorsque j'arrive à la clinique.

jeudi 15 novembre 2012

Un répit ?

- Il y a une visite chez Bovivalavida, une jument couchée, tu y vas ?

Bovivalavida, c'est une de ces coopés d'éleveurs, qui à force de grossir, de fusionner et de se diversifier, n'est plus vraiment une coopé, plutôt une société comme les autres, mais dont les éleveurs doivent acheter des parts pour pouvoir leur vendre des veaux pas plus chers qu'ailleurs. Ou un truc comme ça. Bon, je suis mauvaise langue : elles rendent des services, ces coopés. Mais il y a un monde entre les Bovivalavida d'aujourd'hui, avec leurs logos léchés et leurs plans de com', et les Unions des Eleveurs de la Vallée du Sud de l'Ouest, la Fédération Bovine de l'Ouest du Sud de la Garonne, et autres Club de Bridge de la Vallée de la Neste.

Bref : Bovivalavida achète des bovins à ses adhérents, les revend à la boucherie, pareil avec les céréales, "offre" quelques services, et fait occasionnellement dans le cheval lourd.

Ils sont trois, devant le camion, avec leurs blouses noires. Les négociants en bestiaux et assimilés portent une blouse noire. Les vétos, c'est marron-bouse, mais on dit cachou. La jument est couchée au fond du camion, manifestement une chute pendant le transport. Elle occupe toute la place ou presque, essaie vaguement de se relever, mais bute contre les parois du camion. Son immense carcasse flotte sur une couche de merde et de pisse. Je repars directement à la voiture, enfiler mes bottes. Ma blouse.

La jument était debout au chargement. Pas toute jeune, manifestement, et arborant des lésions de décubitus qui ne datent pas de hier : ce n'est certainement pas la première fois qu'elle a du mal à se lever, et c'est sans doute pour ça qu'elle se trouve ici, direction l'abattoir. Une comtoise, mais devenue baie, à cause de la merde. Elle a froid, elle tremble, mais elle est calme. Confiante comme les sont les chevaux qui ont été manipulés. Elle attend de l'aide.

Première étape, la douleur. Intraveineuse, anti-inflammatoires. Muqueuses ok, fréquence cardiaque décente, elle va "bien". Par contre, son ventre est vraiment creux : elle a du être "stockée" un ou deux jours dans un autre centre d'allotement avant d'arriver ici, et je parie qu'il y avait des abreuvoirs automatiques dont elle ne savait pas se servir. Le "chef" vient me prêter main-forte, sous les regards prudents de deux conducteurs de camions.

Deuxième étape, attendre un peu. Laisser les antalgiques faire leur travail, la jument est tétanisée.

Puis nous prenons les prises que nous pouvons. Glissantes et glacées, pisse, flotte et merde. Crinière, queue, ce qui dépasse, pour faire glisser 600 kg de jument d'une trentaine de centimètres : il faut écarter ses sabots de la paroi du camion, pour qu'elle puisse basculer sur le sternum et se relever. Les gars n'y croient pas, mais je pense que ça en vaut la peine. Elle n'est pas assez démusclée pour ne pas être capable de se tenir debout, même dans ces conditions.

Il ne lui faut plus qu'un encouragement. Je lui redresse l'encolure, elle se relaisse tomber, mais pour mieux prendre son élan. En deux secondes, elle est sur le sternum, membre repliés. Cinq secondes plus tard, elle est debout. Elle fait peine à voir. Le postérieur droit très raide, alors qu'elle n'était pas couchée dessus. Plus de muscles au niveau des cuisses, le ventre complètement rentré. Mais elle s'ébroue, crépit nos blouses. Nous lui passons un licol, nous l'accompagnons jusqu'au pont. Un des chauffeurs a la présence d'esprit d'abaisser le cul du camion. Mais elle bloque devant la pente. Pas sûre d'elle, la mamie.

Alors nous lui laissons du temps. Personne n'a la mauvaise idée de tirer sur sa longe. En général, les gens habitués aux vaches ont du mal avec les chevaux, et vice-versa. Ce n'est pas, contrairement à ce que vous pensez peut-être, que les seconds soient plus "délicats" que les premières. Les gestes ne sont pas les mêmes, les réactions non plus. Vous avez peur d'un taureau alors que tenir un cheval de 600kg en main vous paraît banal ? Dites-vous que pour beaucoup d'éleveurs bovins, c'est l'inverse.

J'envoie un des chauffeurs chercher un autre cheval, pour l'attirer en bas. Et un seau de granulés, parce que la gourmandise est un moteur universel. Pendant ce temps, le chef tient absolument à ce que nous tentions de la faire descendre. Il est à la gauche du cul de la jument, je suis à sa droite, il me tend la main : "on va mettre nos bras au-dessus de ses jarrets, et pousser".

En voilà, une idée à la con. Je regarde sa main, je regarde ma blouse, je regarde la jument crépie de pisse et de crottin liquide. Je soupire. Si je refuse, il va se dire que c'est pour épargner mes fringues. Et il aura raison. Allons-y. Poussons. La jument s’arque-boute, nos blouses éponges ses fesses. C'est glacé, et c'est tellement mouillé que cela traverse instantanément l'épais coton, pour venir imbiber ma polaire. Le pied.

Arrêtons ces conneries, et attendons. Un chauffeur plus habitué aux chevaux que les autres tente la jument avec le seau de granulés. On sent qu'elle veut y aller, mais qu'elle hésite. On va attendre. Pendant ce temps, on discute. Comme je le devinais, la jument était certainement très manipulée : elle était chez un agriculteur retraité, elle était seule avec quelques moutons. Tu parles d'un déchirement lorsqu'il a du, en la trouvant coucher un matin, se résoudre à appeler Bovivalavida... Évidemment, on lui imaginerait bien une fin de vie tranquille à la maison, à cette placide mémère. Évidemment, relever une jument de 600kg qui s'est débattue toute la nuit dans le coin d'une étable, je ne sais que trop bien à quel point cela peut virer à la torture. Peut-être aurait-il mieux valu l'euthanasier que lui infliger ce transport et cette chute ? D'autant qu'il n'y a rien à manger, sur cette vieille carcasse. La raison de sa présence ici, cependant, je la devine aisément : depuis que l’équarrissage coûte environ 1 euro du kg de carcasse, les chevaux sont plus nombreux à partir à l'abattoir...

Jusqu'à il y a peu, lorsqu'un équidé mourait, on appelait l'équarrissage, service public, et le corps était emporté. Rien de glamour, loin de là. Ce n'était pas cher, c'était même gratuit pour les éleveurs, ou les centres équestres. Le service était rendu, les carcasses ne pourrissaient pas dans les champs. Il est d'ailleurs interdit d'enterrer un corps de plus de 40kg dans la nature. Puis l'équarrissage a été privatisé, dé-subventionné, et a du devenir rentable. Les éleveurs bovins n'ont pas trop vu la différence - mais je serais curieux de connaître l'évolution de ce poste de cotisation aux Groupements de Défenses Sanitaires qui mutualisent nombre de coût sanitaires pour les éleveurs (prophylaxies, vaccinations, équarrissage etc). Pour les propriétaires d'équidés, c'est devenu délirant : mais bon, on le sait bien, tous les propriétaires de chevaux sont des gens riches. Il y a bien une association qui s'est montée pour mutualiser les coûts, avec paiement en ligne, mais... cela reste néanmoins très cher. Et lorsque l'on a une retraite d'agriculteur ou le revenu d'un poney-club, c'est insupportable. Et partent à l'abattoir des chevaux qui ne devraient pas y mettre les sabots.

Elle, en tout cas, a fini par se décider. J'achève mon ordonnance - elle aura un répit avant l'abattage, le temps que les médicaments injectés quittent son corps. Je ne sais pas trop si c'est réellement une chance pour elle. Je ne crois pas. Mais je suis content, je l'ai relevée. Elle n'a pas été brutalisée, et elle mange, elle boit, elle vient chercher les caresses.

Je sais que les commentaires vont attirer des réactions du type "mais c'est dégueulasse d'envoyer des chevaux à l'abattoir". Vous avez le droit d'être contre l'hippophagie. Je ne rentrerai pas dans le débat des qualités gustatives ou nutritives, du passage du statut d'animal de production à celui d'animal de compagnie. Mais le type qui voit des chevaux "coulant une retraite heureuse" pourrir dans des prés, mal entretenus, mal alimentés, arthrosiques, pas parés, bref, en souffrance, c'est moi, ce sont mes confrères. Le type qu'on appelle pour une piqure d'analgésiques puis une euthanasie après 15 jours couchés le cul dans la merde parce qu'on n'a rien pour gérer un animal si lourd, et qu'en retournant le corps on découvre une hanche mise à nue par les escarres, c'est moi. Heureusement, plein de chevaux ont un sort meilleur que celui-là. mais n'allez pas croire que ces drames sont rares.

Je vous demande donc juste, avant d'écrire votre commentaire, de réfléchir aux conséquences, à toutes les conséquences, du refus de l'abattage des équidés. Et pour vous mettre d'accord, de la privatisation du service public de l'équarrissage.

samedi 19 mars 2011

Mémé

Les gouttes sont des piliers, les traits d'un mausolée glacé. Une averse drue, une pluie gelée, qui cache un ciel d'hiver sombre et sans espoir.
Je suis seul, je suis tout seul. Est-ce qu'il fallait que je sois seul ?
Je suis debout dans le pré, les points serrés. J'ai appelé, je l'ai cherchée. J'ai couru, glissé, j'avais déjà accepté. Elle était retombée. Je pleure et je crie, j'appelle avec rage, j'ouvre le coffre, saisit le flacon, saisit la seringue, je l'ai vue, elle est couchée, entravée, piégée dans les sangles de sa couverture que je viens de détacher. J'ai pris, je m'en suis voulu, le temps de mettre mes bottes. Puis je me suis agenouillé. Son gros souffle de vieille chose pourrait faire de petits nuages s'ils n'étaient aussi assassinés par la pluie glacée. Détrempée, elle gît.
Combien de fois, nous l'avons relevée ? Combien de fois, nous savions que nous ne pourrions recommencer ? Combien de fois, nous savions que nous mentions ? Nous savions le bonheur de nous mentir. De nous faire peur, pour nous préparer. Cette fois, j'ai pleuré. Crié étouffé. Je suis allé vers la voiture, vers le flacon, je me suis retourné. J'y suis retourné. J'ai voulu hésiter. Je savais que cette fois, je ne pourrais pas espérer. Froide certitude. J'étais trempé.
Furieux. Amoureux.
Alors j'y suis retourné, je me suis agenouillé. J'ai pris son adorable grosse tête émaciée de saloperie de vieille morue de jument étique, cette tête qui toujours oscillait autour d'un cou trop maigre, de jambes torturées. J'étais sale, trempé, emboué dans l'argile glacée, et j'ai posé sa foutue grosse tête sur mes genoux, je l'ai caressée, câlinée, appelée. Elle a fermé ses gros yeux de vieille chose, a accepté mes caresses qu'elle dédaignait avec son snobisme de vieille peau, elle tremblait. Elle avait lutté, elle s'était débattue, et je venais seulement de la trouver. En passant la voir, juste avant de partir au boulot.
Je crois que je n'ai jamais cessé de parler. J'ai rempli la seringue, sa tête sur mes genoux, furieux, désespéré, débordant d'amour, de haine. Je l'ai accompagnée, je l'ai bordée, je l'ai cajolée. Elle a fermé les yeux, soupiré, elle m'a accepté. J'ai gardé sa tête osseuse sur mes jambes, je me suis penché, ma main gauche a fait la compression, la droite l'injection.
Ça va aller, mémé, ça va aller.
Ça va forcément aller.

Elle a frémi, elle a tremblé, puis elle est morte sur mes genoux, ma vieille morue de jument, ma tatie danielle, mon emmerdeuse préférée. Elle est morte sur mes genoux, et je l'ai tuée.

Je ne l'ai jamais regretté.

Et je suis tellement heureux de savoir encore la regretter, même si longtemps après.

samedi 18 décembre 2010

Au fil de l'eau...

... au fil des mots...

Les journées et les nuits s'enchaînent avec une fluide et trompeuse facilité, mais elles me laissent une étrange sensation de temps enfui. Pour la première fois, des ébauches de billets s'accumulent sur dotclear. Pas la tête à écrire. Pas la tête à réfléchir, je me laisse juste porter, balloté de cas tout bête en cas de merde, de petites joies en belles réussites ou en échecs.
Un chat qui sert de corde à nœuds à deux chiens. Hémorragie thoracique, décès en deux jours.
Une chienne de chasse qui se fait juste disséquer un muscle intercostal par une défense de sanglier, sans pneumothorax. Petit chantier là où je craignais un gros boulot.
Une anémie hémolytique des familles, qui vient tester mon dernier protocole immunomodulateur.
Un stagiaire de troisième qui n'imaginait pas qu'il y aurait des choses aussi tristes que des agneaux morts-nés ou l'euthanasie d'une vieille jument. Qui ne pensait pas non plus qu'un "grand" pouvait s'arrêter sur la route pour ramasser une grive en état de choc. Des fois que ça compenserait ?
Il n'imaginait d'ailleurs pas non plus le nombre de papiers que je peux remplir en une semaine. Surtout une semaine avec deux après-midi à faire des visites sanitaires bovines, un genre de questionnaire assez con, surtout chez les éleveurs à deux-trois vaches (pour les "vrais", encore, ça peut ouvrir des pistes de discussion).
J'apprécie beaucoup les conversations avec lui. Il a quoi, 14-15 ans ? Il est un peu en retrait, mais attentif. Branché. Je dois faire bien attention à ne pas oublier son âge, à préparer et débriefer. On ne sort pas indemne d'une première rencontre avec la mort toute nue, d'avec la douleur des gens.
De la prophylaxie, tranquille pépère, cerveau débranché, éviter les coups de pieds - prise de sang, tuberculine, puis vaccin. Routine, routine, confortable routine.
Une césarienne, un p'tit veau dans sa stabu, une perfusion ou deux, un cheval boiteux.
De la compta.
Du givre, de la flotte. Ne jamais oublier mon bonnet.
Ne pas oublier non plus que c'est une mauvaise idée d'aller râper des dents de chevaux quand il fait -2°C. Les entailles sur les mains et l'eau glacée, dur dur.
Tiens, une belle tentative d'arnaque. Je lui offrirai un billet. Des fois que ça puisse servir, ou faire sourire.
Le flot des consultations ne s'interrompt pas, des clients râlent : "oui, mais c'est vous que je veux voir." Je ne peux pas être partout.
Une bête consultation vaccinale, je détecte une masse abdominale, à explorer. Inquiétant. Je parie un hémangiome, une tumeur de la rate. Prise à temps, ce n'est pas méchant, comme le dit la pub.
Piro, piro et piro. Pour changer.
Ah et sinon, monsieur, oui, contre la leptospirose, votre chien aurait pu être vacciné. Il s'en serait très probablement sorti.
Pas comme cette IRC. Fin de règne. Fin de vie.
Belle polyarthrite auto-immune, je suis tout fier, j'ai trouvé une cellule de Hargrave. Beau diagnostic, docteur. J'en parle à tout le monde à la clinique, je suis tout content, et en plus, le chien va super bien. Auto-congratulation.
Je suis tout aussi content d'avoir sorti un pseudo-pit' de sa catégorie. Hop, plus de muselière ! J't'en foutrais du chien méchant.
Touiller du caca d'un effectif de chiens, diarrhée mucoïde un peu étonnante. La coproscopie : un art, un sacerdoce.
Brasser de la pisse, de la merde et du vomi. Pas étonnant que ma femme me demande de virer toutes les saloperies non identifiables et bizarrement macérées qui s'accumulent sur la bonde de l'évier. J'ai l'habitude, je suis vétérinaire.
Belle radio d'un thorax de chat avec de très moches métastases de tumeurs mammaires. Elle n'en a sans doute plus pour très longtemps. Sa propriétaire va s'enfoncer un peu plus dans sa déprime. Les curieux en apprendront plus ici et , et la verront .
Un couple d'anglais m'amène un chat à castrer. Ils aiment la sonorité du mot "châtrer". Étonnante conversation.
Et puis il y a ces souvenirs qui n'arrivent pas à devenir des billets, douleurs à mûrir, à accoucher avant de publier.
L'oreiller, le réveil.
Heureusement, il y a la splendeur des collines givrées, des couchers et levers de soleil d'hiver, toutes les boules de poils et les sourires, des clients, des ASV, des simples passants.

mercredi 25 août 2010

Urgence et urgence

Je crois que je n'atteindrai jamais le niveau de la clientèle de doc vetote, mais j'apprécie les efforts méritoires de mes clients : se faire traiter de monstre sans cœur au téléphone, c'est toujours un plaisir.

22h30
Je roule à bonne vitesse sur les routes de campagne, fenêtres grandes ouvertes pour profiter un peu de la fraîcheur relative de cette soirée. Il y a dix minutes, je végétais dans mon fauteuil en me demandant comment occuper la fin de la soirée. Un cheval a trouvé pour moi : hémorragie massive sur un membre postérieur, ses propriétaires allaient remettre de l'eau quand ils l'ont trouvé, debout sur trois pattes, au milieu d'une mare de sang.

De quoi filer un bon coup d'adrénaline.

Le vent fait tellement de bordel dans la voiture que je devine, plus que je n'entends, la sonnerie de mon téléphone. Je freine rapidement histoire d'avoir une chance d'entendre quelque chose, craignant la mort du cheval blessé.

En fond sonore, des hurlements. De chien, de douleur, graves et longs, profonds.

La voix d'une femme, paniquée.

- Service de garde, bonsoir ?
- C'est bien le service de garde ?
- Oui... Dr Fourrure au téléphone.
- Docteur vite il faut que vous voyiez mon chien il hurle de douleur !
- Mais qu'est-ce qui se passe ?
- Il a un cancer des testicules, il est suivi par le Dr Voisin.

Le docteur Voisin, c'est celui qui part toujours en vacances sans prévenir, en mettant sur son répondeur : "je ne suis pas là, appelez un autre vétérinaire".

- Mais depuis combien de temps il n'est pas bien ?
- Il reste couché depuis quatre jours, mais ça allait, il ne mange plus depuis hier, et là ça ne va pas du tout il souffre docteur !

Ça, je n'en doute pas un seul instant. Maintenant, c'est effectivement une urgence.

- Docteur il faut le soulager, l'euthanasier !
- Ouais mais là heu... je ne vais pas pouvoir vous voir de suite, même pas du tout avant un moment, car je file déjà en urgence. Vous auriez des anti-inflammatoires à la maison ?
- Non !
- Je veux dire, des anti-inflammatoires pour vous, du Di-Antalvic, ou de l'ibuprofène.
- Non !
- Du Nurofen ?
- Ah oui ça j'en ai !

Bon, soyons clairs : ne donnez pas de ça à vos animaux, c'est une mauvaise idée. Mais là, en attendant, c'est toujours mieux que rien : les effets secondaires n'auront pas beaucoup d'importance dans ce cas précis.

- Bon, vous lui filez un comprimé, ça va le soulager un peu, là, j'ai un cheval blessé à anesthésier et opérer, je ne serai pas disponible tout de suite.
- Mais dans combien de temps docteur ?
- Deux bonnes heures au moins.
- Mais docteur il ne peut pas attendre deux heures !
- Ben voyez un confrère, alors, je suis désolé, je dois m'occuper de ce cheval en priorité. Appelez à Saint-Martin ou à...
- Mais vous êtes un monstre de laisser souffrir un animal ! Vous êtes un salaud, sans cœur, je porterai plainte, je...

Là, j'ai raccroché.

J'ai vraiment autre chose à foutre.

Ah, et sinon, pour le cheval, ça s'est bien passé, même si ça m'a pris presque trois heures... Je n'ai pas eu de coup de fil de confrère pour me parler de ce chien, j'espère qu'il a pu être rapidement pris en charge.

mercredi 16 juin 2010

Le vieux, sans vache et sans jument

Le camion était déjà là lorsque je me garais dans la cour de la ferme, écartant l'éternelle nuée de paons, de canards et d'oies. Un jour gris, une pluie fine mais tellement douce telle que je ne la sentais pas se déposer sur mon visage.
Je coupais le contact en écoutant le bruit du moteur du camion blanc, les bourdonnements des vérins alors que l'équarrisseur déplaçait le cadavre de la vieille jument, coincée entre un poteau de la grange et une vieille charrette à foin habitée par les poules. Mon confrère était venu hier, et ses soins n'avait pu assurer qu'une fin sans douleur à la trentenaire en coliques. Il savait qu'elle allait mourir cette nuit là, il l'avait dit à M. Firmin, qui avait pourtant continué d'espérer alors que les médicaments faisaient leur œuvre et que la souffrance s'apaisait.
Le vieil homme attendait, assis sur une marche, devant la porte de sa ferme. Il s'est levé en me voyant arriver, serrant ma main entre les siennes, dissimulant ses larmes sous la visière de sa casquette, sans rien arriver à prononcer. Je devinais les mots qui s'étranglaient.
Moi, je venais pour un travail à la con, un de ces trucs idiots mais obligatoires : mettre à jour les papiers de la juments avant son départ pour l'équarrissage. Le genre de tâche dont tout le monde se passerait bien, mais le cadavre ne pourrait partir sans transpondeur ni documents d'identification, et la vieille jument était née à une époque où aucun de ces papiers n'existait pour ceux et celles qui naissaient, ainsi, au fond d'un pré ou d'une étable, loin des clubs et des champs de course. M. Firmin s'est soudain rappelé que l'un de mes prédécesseurs avait établi un document, "alors que la jument avait 5 ou 6 ans". Je l'ai vu partir, presque en courant, à l'abri dans sa maison, fuyant la pince du camion et le cadavre suspendu de sa jument. Moi, je me dépêchais d'injecter une puce à un cadavre, puis de relever quelques traits de signalement, des balzanes, une liste, un épi. L'équarrisseur me facilita la tâche en mettant le corps à ma hauteur, mais en me pressant, espérant éviter à M. Firmin le spectacle du corps de sa compagne suspendu au-dessus du camion, ses membres et son cou pendant de cette étrange courbure, gravité contrariée par la rigidité cadavérique.
Pourtant, il ne voulait pas le manquer, ce départ, ce dernier aperçu du dernier vestige de sa vie d'éleveur. Il la regarda descendre dans le camion, deux papiers serrés sur le torse, avec ces larmes discrètes de celui qui ne veut pas pleurer, alors que sa femme se tenait dans l'ombre de l'entrée, derrière lui. La bruine accompagnait la douceur de la descente du corps, tandis que je me concentrais sur mes papiers et mes carbones, jurant en silence contre l'administration - pour ne pas avoir à réfléchir à autre chose.
Lorsque le corps eût disparu, je suivi M. Firmin dans l'ombre de sa cuisine, devant le grand classeur en plastique bleu fermé par de la ficelle à lieuse. Il pensait y trouver ces anciens papiers qui, de toute façon, ne serviraient à rien. Un peu anesthésié, je tournais les pages et triais les enveloppes sous le regard de la vieille dame, assise et essoufflée avec ses deux béquilles et sa blouse d'imprimé à fleurs. Il y avait là le grand livre des bovins, des courriers du GDS ou de l'IPG, des résultats de prophylaxie et des bons d'enlèvement, quelques ordonnances, des imprimés pour la PAC et d'autres pour les cartes, une boucle.

Une vie.

Je buvais silencieusement le verre de limonade qu'il avait absolument tenu à me servir, feuilletant et triant, pour éviter de penser, échangeant, avec la vieille dame, de ces absurdes banalités qu'on dit aux personnes âgées. Je réalisais soudain leur inanité, moi qui abhorre les mièvreries servies aux enfants, le ton doucereux et les formules toutes faites que l'on sert à ceux qui sont "trop jeunes pour comprendre". Je me suis tu.

Et j'ai retrouvé le papier, une feuille volante avec le dessin, marqué au feutre rouge, des signes distinctifs de la jument. Une signature, un numéro de vétérinaire sanitaire désuet, la trace d'un confrère aujourd'hui décédé. Un souvenir que je laissais à M. Firmin, plus secoué que je ne voulais l'avouer.

Le camion d'équarrissage parti, il ne nous restait plus que le silence des Pyrénées sous la pluie, des nuages gris si bas qu'ils dissimulaient les collines environnantes, et les gloussements d'un dindon. M. Firmin me raconta les dernières heures de sa Douce, son soulagement après le passage de mon confrère, le foin qu'elle avait picoré, l'eau bue. M. Firmin s'était levé toutes les deux heures, et l'avait appelée du pas de sa porte. Elle lui répondait, il entendait ses pas sur la cour bitumée. A quatre heures du matin, elle s'était réfugiée dans la grange. Il l'avait suivie, inquiété par son pas précipité. Dans l'obscurité d'une nuit nuageuse, sa lampe de poche à la main, il l'avait vue s'affaisser en silence. Inspirer. Expirer. Et mourir.

Doucement.

Silencieusement.

Derrière lui, à ses mots, la vieille dame pleurait. Elle qui m'avait dit, quelques minutes plus tôt, en quelques mots lapidaires et définitifs, résignés et terribles, la douleur du handicap et la solitude de la surdité.

Moi, je me demandais ce qu'ils allaient devenir, sans la vache, sans la jument. Seuls dans cette maison isolée, dans son silence et son obscurité.

Je lui trouverai un poney. Un vieux pépère ou une vieille mémère qui ne demande que des quignons de pain, de l'attention et de la douceur. Un vieux bousin qui ne leur survivrait pas, car c'est la première inquiétude de ces personnes si âgées qu'elles craignent le peu qu'elles pourraient abandonner, elles qui n'ont plus personne pour les visiter. Et même s'ils devaient partir les premiers, il pourrait retourner dans son centre équestre. Une proposition, qui, au moins, pu le faire sourire un instant. Comme il me le dit alors : "Tout seul, je deviendrai con. Il ferait du mouvement devant la maison."

vendredi 2 janvier 2009

Noël

J'ai refermé rapidement la portière de ma voiture, et reculé vite. Trop vite, sans doute. Tant de mal à retenir mes larmes. Fatigué, malade, et de garde. Fragile.

Je me suis enfui. Littéralement. Surtout, ne pas rester dans cette pièce, à peine croiser leurs regards, j'ai bredouillé, me suis excusé, j'ai décliné l'invitation à rester boire un verre, probablement plus par politesse que pour toute autre raison. A moins qu'ils n'aient eu besoin de parler ?

Je n'ai pas pu.

J'ai refermé le robinet, me suis maladroitement essuyé les mains, j'avais les poils hérissés sur les avant-bras, j'étais prêt à craquer.

Sur le plan de travail, il y avait un saladier plein de crevettes bouquets décortiquées. Un jaune d'œuf dans un bol. Une fourchette.

J'avais du sang sur les mains. Il a coulé dans l'évier, mais je l'ai rincé d'un geste rapide.

"Nous sommes restés avec lui jusqu'au bout, jusqu'à la dernière minute, nous l'avons caressé quand il est parti, maman, mamie et le monsieur, il est parti avec tout le monde qui l'entourait !

Sa grand-mère s'était précipitée vers elle, vers cette petite fille aux cheveux bruns. Elle avait quoi ? Huit ans, dix ans ? Je ne sais pas, je ne voulais pas savoir. Je n'ai entendu que son sanglot, sa poitrine gonflée, l'atmosphère déchirée, incongrue de la cuisine.
Je n'ai pas voulu croiser son regard.
Je n'en étais pas capable. Qu'est-ce que je fichais ici ?

Pour Noël, j'ai euthanasié son poney.

Une enfant.
"Sa petite cavalière, sa petite Clémence..."
Elle était ici, et je ne l'avais pas compris.

J'avais traversé la salle à manger sur les indications de la jeune femme. Un sapin, qui clignotait dans l'obscurité sous l'escalier. Les cadeaux venaient d'être déballés, il y avait des papiers déchirés un peu partout. La table était mise, une belle table de fête pour une dizaine de personnes. Guirlandes et boules de Noël.

"Je pourrais... juste me laver les mains, s'il vous plaît ?"
Elle m'avait indiqué la porte de derrière. Si j'avais su...

Ca y est. Terminé, un instant après l'injection. Le flot de sang s'est arrêté presque immédiatement à l'aiguille que j'avais laissée, juste au cas où. Dans ma poche, j'ai serré le flacon d'euthanasique. Un flot d'urine. Un dernier soupir. Les membres, enfin apaisés.

Elle a soupiré. Elle le savait. Lui aussi. A genoux, elle s'est détournée vers le poney pour le caresser, presque frénétiquement, pour cacher ses larmes. Ils n'ont rien dit. Il n'y avait rien à dire.

"Je suis désolé. Je ne pourrais pas le sauver, je n'ai que l'euthanasie à vous proposer..."

Eux m'entouraient. Les deux vieux chevaux, le couple silencieux, moi et le vieux poney, le vieux machin qui a attendu ce jour pour mourir... Les Pyrénées noyées de brumes, la vallée froide et sale, le bruit de l'autoroute, au loin.

Le vieux poney était couché, il ne contrôlait plus bien ses membres, il était jaune comme un citron, avec un fond orangé, en hypothermie. Il ne se serait jamais relevé.

"28 ans, c'est la mascotte du centre équestre du village, il passe l'hiver ici avant de retourner se faire cajoler pour l'été. Il a été heureux, sa petite cavalière était avec lui pour les fêtes, sa petite Clémence..."
Sa voix était brouillée.

J'avais traversé le pré, mon stéthoscope dans une main, mon thermomètre dans l'autre. Deux vieux chevaux s'étaient approchés, le plus hardi tentant de fouiller ma poche.

J'avais garé ma voiture, farfouillé un instant dans le coffre, le temps d'enfiler mes bottes. J'étais bien loin de ma clinique, bien loin de ma base. Mais qui aurait refusé de venir ?

Le jour de Noël...

samedi 22 novembre 2008

Heureux évènement

5 heures du matin, mon téléphone sonne. De garde, évidemment,
J'essaye de rassembler mes neurones, c'est à peu près aussi efficace que le sprint d'un bouledogue.

"Grmlvice de garde, bonsoir ?"

La voix des grands jours...

"DocteeeEeeeeEEeuuur !"

Ouh là, ça réveille, ça. Bizarre, elle n'a pas l'air affolée. Juste hyper-excitée. Je connais cette voix, mais... ?

"Docteur, il est né, il est né ! Je suis maman !
- Gneu ?
- Notre poulain !
- Mme Ballester...
- Oui, il est magnifique, vous venez le voir ?
- Huuu, là, de suite ?"

Ma femme se retourne dans le lit, intriguée. Il faut dire que la voix de Mme Ballester doit s'entendre à dix mètre dans le silence nocturne.

"Oui oui il est né il y a une demi-heure !
- Félicitations. la mère se porte bien ?
- Oui oui, elle est debout, elle le lêche et nous empêche d'approcher.
- Magnifique, et le pitchoune ?
- Il tente de se lever.
- Superbe... le placenta ?
- Un gros truc répugnant, il est par terre. Oooh il est troooop beau !
- Parfait, parfait..."

Là, je commence à saturer. La dame est ravie, heureuse, c'est son premier poulain, elle l'attends depuis des mois, j'ai vu sa mère trois fois depuis deux mois, des fois que.

Il y a vraiment un côté magique à observer l'émerveillement des gens autour d'une naissance.

Mais à 5 heures du matin, je dois être un peu imperméable.

"Alors, vous venez ?
- Mouif, vers neuf heures.
- Pas maintenant ?"

La déception dans sa voix. je m'en voudrais presque.

"Vous m'avez dit que tout allait bien. Retournez vous coucher, laissez la maman tranquille, on contrôlera tout ensemble tout à l'heure.
- Oh la la je ne pourrais pas me rendormir, je suis trop excitée il est superbe ! A tout à l'heure docteur !
- A tout à l'heure..."

"Elle est amoureuse ?"

C'est ma femme.

"De son poulain ? Surement..."

La "visite de poulain nouveau-né" sera longue, un peu magique, à la fois attendrissante et un peu agaçante, mais quel plaisir que de travailler avec des nouveaux-nés et des gens émerveillés !

lundi 31 mars 2008

Pourquoi vacciner mon animal ? (1/5)

"Docteur, bonjour."

Une dame s'avance vers moi. La quarantaine, les cheveux frisés, elle me sourit. Elle n'a pas d'animal avec elle. Prise de rendez-vous ou demande de renseignements ?

"Je voudrais vous voler quelques minutes de votre temps afin de discuter des vaccins de mes animaux. Je suis nouvelle dans la commune et ma voisine m'a conseillé de venir vous voir.

- Heureuse idée, que souhaitez-vous savoir ?"

Il y a trois ou quatre personnes dans la salle d'attente. L'ASV est en train de servir un éleveur venu chercher des antibiotiques et quelques conseils, tandis que les autres patientent en attendant leur tour. Il y a là une cliente habituelle avec son labrador, un chien sans histoire aucune, venu justement pour son rappel vaccinal. Il y a également un jeune homme avec un chaton sur l'épaule, je devine d'ici ses paupières gonflées et son écoulement nasal. Un coryza ?
Enfin, il y a M. Ferrier, un jeune homme très stressé depuis qu'il a acheté une ponette à sa fille, et encore plus depuis que je lui ai annoncé qu'elle allait bientôt pouliner... Elle a manifestement eu le temps de faire des galipettes avant d'arriver chez lui. Son anxiété est perceptible depuis le comptoir contre lequel je m'appuie pour répondre à la dame qui m'a interpellé.

"Et bien, aucun de mes animaux n'est vacciné. Enfin, mon chien Whisky l'a été, mais cela fait longtemps, je ne suis pas sûre qu'il soit encore protégé. Est-ce que ça vaut la peine de recommencer ? J'ai peur que ce soit dangereux, il est vieux maintenant. Et mon chat, qui vivait en appartement, il sort, maintenant. Il faut le vacciner aussi ?"

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