Des mondes : le dentiste utérin

Chapitre 1 : le poulinage

Chapitre 2 : le dentiste utérin

« Pourquoi tu ris ? »
Francesca est écroulée. A sa main, elle tient le combiné, qu’elle a écarté de son visage, et elle se cache derrière le comptoir en étouffant ses rires et en couvrant le micro. J’entends vaguement des mots qui sortent du téléphone, ceux d’une femme et une grosse voix masculine qui articule peu, sur un ton qui ne laisse guère de doutes : madame engueule monsieur, et monsieur, indigné, proteste.
Je regarde l’assistante d’un air perplexe. Elle semble attendre que les gens se calment, et je m’apprête à retourner en salle de consultation quand elle m’invite d’un geste à rester.
« Ne bougez pas, je vais sans doute avoir besoin de vous, se reprend-elle entre deux rires.
- Oui mais bon je ne vais pas passer trois heures à attendre qu’il se mettent d’accord. Que se passe-t-il ?
- C’est Mme Lathan qui est en train de passer un savon à Robert Calers, il y a un de ses chevaux qui a besoin de dentisterie et il ne comprend rien. »
Elle pouffe à nouveau.
Je m’impatiente en croisant les bras : si je dois aller râper des dents, qu’elle leur donne un rendez-vous ! « Et dis-lui qu’il faut de l’électricité ! » Je verrai bien sur place ! Moi je retourne en consultation.
Mais qu’est-ce qu’ils fichent ensemble, ces deux-là ?

Pas d'âneLa dentisterie équine, c’est un plaisir que je me suis offert il y a une dizaine d’années : une formation et du bon matériel pour proposer ces soins à ma clientèle. Les chevaux ont des dents à croissance continue, qu’ils usent toute leur vie en passant leurs journées à mâcher. Bien sûr, l’usure n’est pas toujours parfaite et régulière, surtout s’ils sont enfermés dans des boxes et ne mangent que quelques dizaines de minutes par jour. Là, on intervient avec une râpe pour limer les pointes ou les dents mal fichues. En ce qui me concerne, ne suivant presque que des chevaux de prés, je m’occupe surtout d’équidés très âgés qui perdent leurs dents. Ils ont besoin de soins à la fois plus lourds, car ce ne sont plus de simples irrégularités d’usure, et plus légers : les dents sont l’espérance de vie des équidés, quand elles sont complètement usées, ils ne peuvent plus manger. On râpe donc le moins possible.

Le lendemain en début d’après-midi, je vais devoir abandonner le vieux matou rouquin hospitalisé auquel je m’échine à prendre la tension artérielle : il ne cesse de tourner sur lui-même et de ronronner, il bouge sans cesse pour chercher les caresses et le brassard n’est vraiment pas conçu pour ça. Il va me falloir une trentaine de mesures pour en obtenir cinq exploitables. C’est ma tension qui va finir par exploser, je n’aime pas être en retard et je suis attendu à 10km de là pour voir les dents du cheval de Robert Calers, mais je ne peux pas m’énerver alors je prends sur moi et je compte les secondes en espérant que la machine me crachera une valeur utile avant que le chat ne se retourne brutalement sous mes caresses.
En plus, je vois bien que si je lui hurlais dessus, non seulement j’aurais l’air con, mais je n’aurais toujours aucune valeur valable.
Et en plus, il me toiserait d’un air méprisant.

Je quitte enfin la chatterie immaculée pour grimper dans mon monospace déglingué. J’ai la râpe, le pas-d’âne qui permet de maintenir la bouche du cheval ouverte, le sédatif pour éviter les crises de panique en entendant le moteur de la râpe, et la rallonge au cas où l’électricité serait un peu loin. Francesca a eu la présence d’esprit de rappeler M. Calers pour lui rappeler le rendez-vous et la nécessité d’avoir de l’électricité. « Et un seau d’eau ! » lui avais-je lancé en l’entendant lui expliquer comment les choses se passeraient.

Le ciel est gris acier et les gouttes s’écrasent sur mon pare-brise. Je me retiens de rouler trop vite : de toute façon, à cause du chat, je suis en retard. L’ancienne bergerie sera parfaite pour nous protéger de l’orage qui menace, mais il faudra courir vite entre la voiture et l’abri. Les averses succèdent aux accalmies et à voir Robert et Mme Lathan, ils n’ont pas eu de chance en allant chercher le cheval au pré. Ils sont littéralement trempés. D’un œil incrédule, je constate que l’incroyable chevelure de Mme Lathan n’a pas perdu de son volume. Quel poids pèse-t-elle sur ses épaules ? Ma calvitie, en tout cas, ne me protège pas des gouttes tandis que j’attrape le pas-d’âne et cours me réfugier dans la bergerie. Il y a de nombreuses gouttières sous ce toit, dont les tuiles n’ont pas du être réajustées depuis une décennie, mais l’espace où se trouve Mme Lathan et le cheval est épargné.
« J’ai branché la rallonge, je retourne chercher de l’eau ! » nous annonce Robert en démarrant sa bétaillère - un Saviem. Je jette un regard inquiet au gros câble jaune qui court au sol, en me demandant s’il est aussi vieux que la camionnette et si nous ne risquons rien avec toute cette eau. L’installation électrique de la bergerie a quand même l’air plus récente que le reste.
Mme Lathan rassure la jument. J’ai un doute : « Mais.. c’est celle du poulinage ? »
Elle hoche la tête et précise : Oui, vous avez vu comme elle est maigre ?
- C’était il y a quoi… 15 jours ?
- Oui, elle a beaucoup perdu depuis », me répond-elle de sa voix triste.
Je fronce les sourcils en caressant Brune et en commençant à lui mettre le pas-d’âne.
« Vous pensez qu’il y a autre chose ? J’ai mis les doigts dans sa bouche et j’ai senti de grosses pointes, alors, je me suis dit que…
- Oui, il doit y avoir autre chose, la coupé-je. Ses dents n’ont pas changé depuis le poulinage et elle n’était pas maigre. Je vérifie quand même, mais... »
La jument accepte sans trop de difficulté l’appareil barbare que je lui ai posé sur la tête : a-t-elle déjà porté un filet ? J’écarte les branches du pas-d’âne et force gentiment l’ouverture de sa bouche, puis je mets ma main, paume vers le haut, et explore ses mâchelières. Elle lève la tête. Heureusement, je suis grand. Dehors, une nouvelle averse démarre, couvrant le grondement lointain du tonnerre. « Vous ne devriez pas mettre la main dans une bouche de cheval sans protection, vous savez, c’est un coup à se faire broyer les doigts. Les pointes que vous avez senties sont sur les premières mâchelières, elles ne la gênent pas vraiment, elles seraient embêtantes si elle avait un mors en bouche. Il n’y a aucune surdent ni blessure de la langue ou des joues. Pour la mastication, ce n’est pas un souci. »
Je retire ma main puis ferme et retire le pas-d’âne, Mme Lathan a les sourcils froncés.
« Vous avez bien pris sa température ?
Elle hoche la tête : Matin et soir la première semaine, quand elle avait les antibiotiques, et j’ai encore vérifié hier. »
Mon thermomètre affiche 38,5°C. « C’est monté aujourd’hui. Elle a de la fièvre. » Je retourne chercher un gant sans plus me soucier de la pluie, et, malgré quelques mots gentils et une caresse, Brune fait un bond en avant lorsque je glisse ma main dans sa vulve. Mme Lathan la rassure en lui caressant la tête et en maintenant une tension constante sur la longe. Je remarque avec satisfaction que la jument n’a plus sa chaîne autour du cou. Je la caresse un peu, puis reprends mon exploration. J’entends le bruit de casserole du Saviem qui s’arrête, et je retire ma main, couverte d’un magma ignoble et malodorant.
« Je me suis trompée, alors, constate Mme Lathan d’un air déprimé.
- Les dents ne sont effectivement pas le problème. »
Robert rentre alors sous la bergerie, il porte un lourd seau d’eau. « J’ai du conduire doucement pour ne rien renverser, je m’excuse, hein. »
Je le rassure d’un geste, et puis j’explique : les dents, oui mais non, la métrite, et la suite. Je vais devoir faire un lavage utérin, avec un désinfectant. Nous allons avoir besoin d’un jerrican d’eau parfaitement propre, et cela va prendre du temps.

Robert et sa camionnette sont repartis. Mme Lathan ne dit rien tandis que j’explique le chantier. Je multiplie les aller-retours à la voiture où je retourne ma caisse à bordel avec ses cordes, le palan, les sondes en silicone – je prends la plus large – le matériel de secours (seringues, aiguilles, gants de fouille, chasuble). Où ai-je pu mettre ce fichu entonnoir ? Pas sous le T-shirt de secours, en tout cas. J’ai même retrouvé une épaisse paire de chaussettes. Dans le fond d’un de mes tiroirs, je mets la main sur un flacon de désinfectant caustique, bien caché sous un paquet de compresses. J’ai vraiment cru devoir retourner à la clinique en chercher un. L’entonnoir, finalement, était dans le tiroir des perfusions. Ce n’est vraiment pas le matos dont je me sers le plus. Des lavages utérins, je dois en faire un tous les deux ans. Et ça ne se termine pas toujours bien.
Finalement, le Saviem s’arrête à nouveau devant la bergerie. Robert ouvre sa portière, râle parce qu’il a oublié d’éteindre ses phares, remonte dans sa bétaillère, coupe leur lumière jaune, puis, l’air dubitatif, s’arrête devant son pare-brise et soulève l’un des essuie-glace, qui lui reste dans les mains. « J’ai quand même pas de chance avec les machines, je les touche, elles se cassent. »
Il contemple le balai cassé, minuscule bout de plastique et de métal perdu dans ses énormes paluches, et soupire un grand coup avant de m’apporter le jerrican. Le bidon est juste parfait. Je vérifie la dilution du désinfectant en m’énervant sur la notice, puis verse la moitié du flacon dans le jerrican, en rassurant Robert qui s’en sert pour son eau potable quand il est en estive. Non, il ne devra pas le jeter, oui, il faudra le rincer, non, il n’y aura pas de goût (enfin, je ne crois pas). Brune ne bouge pas. Robert veut que Mme Lathan l’attache à la barrière, Mme Lathan lui répond qu’elle la tiendra bien comme ça, mais Robert lui jette qu’elle n’y arrivera pas tandis que Mme Lathan lui réplique qu’elle tirerait au renard si elle l’attachait. Moi, je ne m’en mêle pas. Robert Calers bougonne. Je verse la moitié de l’eau du premier seau dans un second, puis j’en place un troisième sous le rebord du toit. Ça ira toujours plus vite qu’un aller-retour du Saviem.
Je coince l’entonnoir dans l’extrémité du tuyau, puis je glisse ma main gantée, luisante de lubrifiant, entre ses lèvres vulvaires. La sonde est cachée dans ma paume, et je l’enfonce le plus possible dans son utérus. Une fois qu’elle est en place, je soulève l’entonnoir de ma main gauche et demande à Robert de verser. L’eau est froide, il verse doucement et le désinfectant file par le tuyau jusque dans le vagin. Régulièrement, je lui fais signe de cesser, et lève le bras plus haut pour vider l’entonnoir. Je sens l’eau froide qui reflue du fond de l’utérus jusqu’à ma main, il est temps de vider. Je lâche la sonde et l’entonnoir au sol, et le liquide reflue et se déverse. Entré limpide, il ressort blanc sale et nauséabond, avec des fragments de fibrine ou de muqueuse. L’odeur est pestilentielle.
« Ah quand même ! commente Robert, l’air appréciateur. C’était bien pourri là-dedans ! »
Il jubile presque. C’est vrai qu’il y a un côté très satisfaisant à voir toute cette saleté s’écouler ainsi. Le flux se tarit, alors je reprends la sonde, rince l’entonnoir plein de poussière et de fragments de paille dans le seau, et lève à nouveau mon bras. Brune commence à s’impatienter, avec ma main dans son vagin. Elle avance un peu, recule, fait un pas de côté. Je prends garde à mes pieds, Robert hausse la voix : « Mais je t’avais dit de l’attacher cette jument !
- Elle bougerait tout autant.
- Qu’est-ce que tu es têtue ! »
Il verse à nouveau, et rapidement, le liquide froid remplit l’utérus jusqu’à revenir à ma main. Et je repose l’entonnoir au sol. Cette fois-ci, un gros fragment pourri bouche la sonde à l’entonnoir. Je retire donc ma main de la jument et démonte l’assemblage pour finir de le vider. Brune en profite pour s’échapper un peu plus loin dans le fond de la bergerie, avec Mme Lathan qui tente de ne pas se faire promener. Robert grommelle, je ne dis rien. De toute façon, elle bougerait. Une fois la sonde rincée, nous reprenons nos postes. La jument a bien compris mon manège et ses oreilles se rabattent en arrière tandis je m’approche, mais elle est trop gentille pour que je risque quoi que ce soit. Je remets ma main en place dans son vagin, ou plutôt, j’essaie, mais elle s’enfuit à nouveau. Cette fois, Mme Lathan l’attache au poteau. « Et fais bien deux tours ! » lui précise Robert.
Comme attendu, cela ne change pas grand-chose, la jument danse pour m’éviter, jusqu’à se retrouver coincée contre la lice. Mme Lathan a manqué se faire marcher dessus. Je reprends.
Le cycle se poursuit ainsi : remplissage, vidange, rinçage. A chaque fois, le liquide est pollué. Il y a quand même de moins en moins de fragments muqueux, et la jument bouge encore parfois un peu, mais sans conviction. Cela irait mieux si l’eau était moins froide. Je me rappelle encore de ce lavage utérin fait sur un coteau pyrénéen, nous avions puisé l’eau dans un ruisseau glacial descendu des sommets…

« Mais qu’est-ce que vous faites ? »

Romain, le fils de Robert, vient d’entrer dans la bergerie. Avec le bruit incessant de l’averse sur les tuiles et les tôles, nous ne l’avions pas entendu arriver. Je le regarde d’un air étonné : « Et bien, de la dentisterie ! Je lui rince le fond de la bouche avec le désinfectant. » Robert cligne des yeux, l’air presque indigné par la naïveté de son fils. Il précise même de son accent grasseyant : « Tu vois bien : je verse. » Je le situe mieux, maintenant : il a les tournures et les accents de Nougaro, avec une voix de basse. Je ne vois pas le visage de Mme Lathan, cachée par l’encolure de la jument. Romain nous regarde ébahi. Je lâche le tuyau, le liquide souillé s’écoule encore une fois. « C’est une sacrée métrite, surtout. Elle a démarré quelques jours après la fin des antibiotiques que je vous avais prescrits la dernière fois. Pas assez longtemps, ou pas assez puissants, je ne sais pas. On a bientôt fini, et puis on remettra d’autres antibios. »

La routine remplissage/vidange/rinçage reprend. Nous avons du changer de seau tant la poussière collée à l’entonnoir à chaque fois que je le dépose au sol a souillé le seau de rinçage. Il nous aura fallu une petite heure sans doute pour passer les 20 litres d’eau du jerrican, plus 10 litres supplémentaires. Il faudra peut-être recommencer dans quelques jours. Il faudra surtout que les antibios fassent mieux et que l’involution utérine s’achève.

Juste avant de partir, je laisse le flacon de désinfectant aux éleveurs, leur expliquant qu’il pourra leur servir sur une blessure de pieds de vache ou de brebis. Ne rien perdre. Je rédige l’ordonnance en discutant des suites avec eux. Je sais que dans les prochains jours, nous aurons Mme Lathan au téléphone, qui surveillera la température de la jument. Robert Calers râlera et se trompera en venant chercher les médicaments, rejetant la faute sur Mme Lathan. Romain nous signalera la persistance d’écoulements, puis Mme Lathan nous rappellera pour cela. Nous renouvellerons les antibiotiques, et nous referons un lavage. Je serai seul avec Romain, cette fois-là, et l’étrange couple me manquera, mais je ne manquerai pas de sourire en apercevant le balai d’essuie-glace abandonné dans un coin.

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