jeudi 10 septembre 2020

Ce dont j'avais besoin

C’était la dernière chose dont j’avais besoin. Au volant de mon monospace, je regarde les platanes sans les voir, je file le long des routes, je file… la journée a été éprouvante. Une charge de travail normale, jusqu’à ce que mon associé se retrouve coincé avec des chiens de chasse à suturer et, moi, avec toutes nos consultations à gérer tout seul. La matinée avait été du même tonneau, cette fois c’était moi qui avait géré une urgence qui avait tout décalé. Une ASV en vacances, donc plus de travail, là aussi.
Et à 18h45, d’un air désolé, mon assistante avait passé la tête par la porte alors que je finissais une insémination artificielle : « Sylvain, il y a un vêlage au GAEC Cazeaux, une torsion, d’après l’ancien. »
A l’intérieur, je m’étais effondré. J’avais réussi à tenir jusque là en imaginant la quille à 19h00, le retour à la maison, le calme, pas d’astreinte, le repos le lendemain. J’avais souri, sans doute un peu crispé, je m’étais excusé auprès de la propriétaire de la chienne, qui n’avait plus besoin de moi, et j’étais parti, après un coup d’œil mécanique sur ma boîte de vêlage.
J’appréhendais d’autant plus ce vêlage que la nuit précédente, j’avais réussi à me faire une contracture d’enfer dans le dos et le cou. L’ibuprofène m’aidait à tenir, mais : réduire une torsion sur une de ces blondes de 600 à 700kg ? Sans finir de me fracasser le dos ?
Je file le long des routes, et, enfin, je monte le petit chemin qui permet d’accéder à la stabulation. C’est une grande exploitation, le GAEC Cazeaux. Familiale. Alors que j’arrive au carrefour entre les bâtiments, je vois l’ancien, avec sa casquette et son éternel bleu de travail, pointer du doigt la vieille étable et la petite stabulation qui y est adossée, à ma droite. J’évite le border débile qui essaie de manger mes pneus (et parfois mes mollets), et je gare ma voiture le long des barrières.
M. Cazeaux l’ancien s’approche derrière moi alors que je chausse mes bottes en surveillant le border d’un air mauvais. En enfilant ma chasuble de vêlage, je me déshabille, dans le même temps, de tout ce qui occupait mon esprit à la clinique. Le trajet et ses platanes, sans doute, m’y ont aidé. Je suis ici, et maintenant, devant la vieille stabulation, et il y a cette blonde, coincée entre deux barrières, qui me regarde paisiblement. Au sol, je vois les morceaux de scotch orange qui maintenaient le capteur de vêlage attaché à la queue de la vache. Sans doute l’invention qui a sauvé le plus de veaux ces trente dernières années, cette petite machine envoie une alerte à l’éleveur lorsque la mise-bas est imminente.
Je pose ma boîte de vêlage et le flacon de gel dans la paille, passe mes gants, les enduits de fluide visqueux. C’est un grand gabarit, cette blonde. Une vache à son deuxième vêlage, comme me l’apprend M. Cazeaux à qui je pose la question. J’avais craint une génisse, et donc une quasi-certitude de césarienne dans cet élevage. A tout prendre, si cette journée doit se finir sur de l’obstétrique, j’aime autant que ce soit sur un corps à corps plutôt que sur une chirurgie.
Il est 19h00 et le soleil descend doucement. J’admire le vallon, le ciel encore bleu, je profite de la température, idéale, et du parfum de la vache et de la paille. Des chatons jouent dans le matériel agricole désaffecté empilé sous une remise. La vulve de la vache ne me semble pas très dilatée, bien que les ligaments soient idéalement relâchés. Elle est parfaitement propre. Elle n’a fait aucun effort d’expulsion depuis que je suis arrivé. La main bien à plat, j’écarte les lèvres vulvaires et explore le vagin. Très sec. Elle n’a même pas expulsé un peu de liquide. Je laisse ma main suivre la courbure du vagin en enfonçant mon bras, et mon pouce suit la torsion. Anti-horaire, comme d’habitude. Un peu désemparé, je ne sens pas le col du tout.
« C’est bien une torsion. Un demi-tour je suppose. Je ne trouve pas le col, précisé-je.
- Une torsion, je m’en doutais, de toute façon, cette vache, elle aurait du le vêler toute seule. »
En attrapant d’un geste machinal la visière de sa casquette, l’ancien a choisi ses mots, il est prudent : comme toujours. Mais je sais très bien que s’il a dit que c’était une torsion, c’est que ce serait une torsion.
De façon plus vigoureuse, je palpe le cul-de-sac vaginal. Où se cache ce foutu col ? Il n’est sans doute presque pas ouvert, et je commence à craindre à nouveau la césarienne. Si je ne peux pas passer le col, je ne pourrai pas réduire la torsion. Et puis, à force de fouiller – dans l’indifférence la plus totale de la vache qui ne me gratifie même pas d’un effort de poussée – je finis par passer. Ma main gantée s’égare dans le bouchon muqueux puis le gel amniotique. Je ressors mon bras droit, contemple les glaires vaguement hémorragique, puis explore avec ma main gauche. Pas mieux. J’y retourne avec la droite. Au bout du chemin, je vois la voiture de Séverine Cazeaux qui se gare. Cazeaux la jeune, en short et en t-shirt, avec ses bottes courtes et les jambes maculées de bouse : elle n’a pas 25 ans et elle fait déjà l’essentiel du boulot dans cette exploitation. Aujourd’hui, c’est elle, l’éleveuse. Son père préfère les tracteurs.
Le border débile la suit comme son ombre.
J’ai repassé le col et j’explore, je m’enfonce, l’angle de ma mâchoire se colle contre l’anus de la vache tandis que son vagin engloutit mon épaule. Pourvu qu’il ne lui prenne pas l’envie de pousser et de remplir mon col de merde.
« Alors ? s’enquiert-elle ?
- C’est une torsion, lui répond son grand-père.
- Tu l’avais dit !
- Je n’y comprenais rien quand je mettais la main !
- Quand vous n’y comprenez rien, c’est que c’est une torsion, vous le savez très bien, souris-je.
- C’est vrai, me répond l’ancien avec un sourire en coin. C’est vrai. Et je n’ai pas votre longueur de bras ! »
Oui, je suis grand, et c’est ce qui va sauver le corps à corps que j’espère. Le veau est extrêmement profond, il est complètement à l’envers, sa tête posée en bas du ventre, au niveau du pis. Si j’étais un peu plus petit, je ne pourrais que me résigner à la césarienne, dans cette configuration. Et malgré ma taille, je vais avoir besoin qu’elle m’aide : le veau est trop loin. Alors je ressors mon bras de la vache, et je place mes deux avant-bras dans son vagin. Puis j’écarte. La réaction est immédiate : elle pousse, projetant un flot de bouse. J’inspire un grand coup : je suis à ma place, ici, dans le calme de cette stabulation, avec le grand-père et la petite-fille. Les deux bottes calées dans la paille, les bras dans ce vagin, avec ces chatons qui jouent et les autres vaches qui regardent, curieuses ou inquiètes, en cette parfaite soirée de fin d’été.
Plusieurs fois, je répète le mouvement. A chaque fois, elle pousse, elle expulse même un peu de liquide. Alors je retourne dans ses profondeurs, et, satisfait, pose enfin la main sur l’oreille et le cou du veau. Cette fois, je vais avoir de quoi pousser. Je tente une première fois : mon effort est vain. Je change de bras. Peut-être que j’aurai plus de force avec le gauche, en me servant de mon dos ? Je dois pousser dans le sens horaire, un demi-tour, pour réduire la torsion. Le veau doit peser une cinquantaine de kg, il doit y avoir autant de liquide là-dedans. Je recommence avec le bras droit. Mon poignet ne tiendra pas la force que j’applique, je sens la douleur venir. Alors je ferme le poing et je m’enfonce encore un peu plus. M’appuie sur l’angle de sa mâchoire. Change de bras à nouveau. La vache se dandine inconfortablement. Le veau n’a pas encore bougé mais je sens que je tiens le bon bout. Je remets mon bras droit, cette fois je sens comment forcer. J’entame une longue, très longue poussée, poing serré, pour remonter la tête du veau à sa place. Tout en puissance et en lenteur, ça va venir, je veux que ça vienne, je ne veux pas opérer. Alors je pousse et j’oublie l’ancien et la jeune, les chatons et la vache, je force, elle force aussi, maintenant, et ça peut m’aider, et se tortille et se dandine, le mouvement commence, cette lente bascule : l’utérus tourne. La chaussette vrillée se détord et la tête du veau est désormais au zénith.
Je recommence à bavarder avec les Cazeaux, la suite n’est plus qu’une question de patience. Même si la vulve est peu dilatée et le col, pas du tout, je sais qu’elle va très vite se préparer si je l’aide. Tout en douceur, je déroule les membres antérieurs du veau dans le vagin, et je stimule les poussées de la vache en écartant les avant-bras. Séverine Cazeaux s’étonne du temps que prend le vêlage. Il ne s’est pourtant pas passé 15 minutes. Son grand-père rigole.
« Tout va pourtant très vite, dis-je. Ce n’est pas une course de vitesse, un vêlage. Il a bien le temps de sortir, celui-là. Je pourrais même m’en aller, en fait : elle n’a plus besoin de moi.
- Ah non, hein, vous ne partez pas ! Boudu, si mon père était là, il serait fou de vous voir comme ça, à ne rien faire derrière elle, à attendre !
- C’est ce qui est le plus difficile, en médecine, de ne rien faire. »
Je souris mais je suis très sérieux. Elle a raison. Son père trépignerait, il aurait peur que le veau meurt, il veut de l’action, même s’il déteste le sang et les chirurgies. Rien de pire, pour lui, que d’être spectateur.
Il arrive, d’ailleurs, son père, je vois sa voiture sur la route, loin, là-bas entre les platanes, au fond du vallon.
Moi, je masse le col, je maintiens les antérieurs dans le passage, j’essaie de garder la tête dans l’axe. Quand sa mère pousse, elle ne peut passer le col, pas encore assez dilaté, et part sur le côté. Alors, je retourne la chercher. Mes épaules sont couvertes de bouse, mais je ne crois pas en avoir dans le cou ou sous la chasuble.
Petit à petit, le col s’efface. Le veau est gros, mais il passera sans difficulté le bassin de sa mère. La jeune rigole : « mon père arrive, je vais mettre le palan en place, sinon il ne va pas comprendre.
- OK, je vais prendre un air affairé ! »
Il arrive et il voit que nous sourions. Devine-t-il que nous sommes en train de le chambrer ?
« Aaah, M. Balteau, alors, ce veau ?
- Il arrive, il arrive ! »
Je ris.
Je ris et j’amène les onglons à l’orée de la vulve. De la nature, comme disent certains. Je vérifie : la tête a passé le col, mais il serait ambitieux de tirer tout de suite. Laissons-la se dilater encore un peu. Juste cinq minutes. Quelle heure peut-il être ? J’ai perdu le compte.
Elle me passe les cordes de vêlage, je les place soigneusement sur les pattes du veau. Ma prise est meilleure, je tire un peu.
J’annonce : « Si vous ne voulez pas avoir mis ce palan pour rien, il va falloir se dépêcher de tirer ou je le sors tout seul avec sa mère ! »
Alors elle attache les cordes au crochet, et tire sur le palan. Le veau vient, doucement, je n’entends aucun bruit de déchirure dans le vagin, il avance, avec une lente fluidité, et je le réceptionne pour amortir sa chute. Immédiatement, il secoue la tête et la relève.
Dans dix minutes, il sera debout.
Il est 19h45.
Ça va drôlement vite, un vêlage.
Et c’était exactement ce dont j’avais besoin pour finir cette journée, mais... je ne le savais pas.

P'tite blonde

jeudi 29 août 2019

Un jour de repos

J’ai mal au crâne. Un genre de coton autour des yeux. Probablement une petite insolation. Allongé dans mon lit, j’erre sur les réseaux sociaux. Nous sommes samedi, il est 22h, mon astreinte a démarré depuis 3 heures, à la fermeture de la clinique. Jusque là, tout va bien. A peine deux appels, gérés sans difficulté au téléphone. Aujourd’hui, je ne travaillais pas. Pas vraiment. J’étais d’astreinte la nuit précédente, comme les trois d’avant et les douze prochaines (les vacances des autres, c’est atroce). Hier, il y a bien eu cet appel lunaire vers 23h, d’un homme qui avait trouvé un chat « avec de drôles de convulsions, et qui hurle bizarrement, au milieu de la rue, mais ce n’est pas le mien, non, je ne peux pas vous l’amener il a l’air agressif, vous pourriez venir ? Nous sommes dans la rue qui monte ? »
Je m’étais donc lancé dans cette improbable expédition, armé d’une boîte à chats, d’une serviette éponge et d’une paire de gants en cuir. J’avais descendu à pied la rue qui monte, il y avait 4 ou 5 personnes qui riaient et discutaient fort dans la lumière des phares. Leur voiture barrait le bas de la rue. Un peu plus haut, dans le caniveau, il y avait le chat. Manifestement accidenté, du sang autour de lui, conscient, très algique, très stressé, peu agressif mais dangereux par peur, je lui avais posé la cage devant le nez, il s’était jeté dedans, couvert de merde et de sang, en me crachant dessus. Pour attraper un chat terrorisé, incapable de s’enfuir, l’astuce, c’est de lui offrir un refuge. J’avais fait forte impression sur ces voisins qui m’avaient appelé, en tout cas. Ils avaient bien une idée du propriétaire, mais il n’était pas là. On verrait le lendemain.
J’avais pris congé rapidement, j’étais rentré à la clinique, j’avais ouvert la boîte à chat dans une de nos cages. Le chat était tellement stressé que je pouvais le manipuler. Pas anesthésiable, mais de toute façon, il n’était pas temps de pousser le diagnostic. D’abord, gérer la douleur. J’avais réussi à placer toutes mes injections, il était tellement mort de trouille qu’il ne pensait pas à mes aiguilles lorsque je lui cachais la tête sous la serviette. J’avais tout noté sur une feuille scotchée à l’écran de l’ordinateur de l’accueil (fiche informatique 2019, modèle minuit). On verrait le lendemain.
Aujourd’hui, quoi.
Aujourd’hui, je ne travaillais pas. Enfin, juste en seconde ligne. Ma collègue gérait la clinique, en tout cas la canine, j’interviendrais seulement en cas d’urgence ou de visite sur des bovins ou équins. En cette saison, peu de risque. Certes, il y avait la chasse, mais j’espérais que la chaleur prévue la ferait cesser rapidement.
A 9h30, je restais seul à la maison avec mes enfants. A 9h45, je leur suggérais de s’habiller, au cas où on m’appellerait : il faudrait partir vite. A 10h, le téléphone sonnait : 5 chiens de chasse, et le planning standard déjà saturé. C’était pour moi !
J’arrivai en même temps que les chiens de chasse à la clinique. J’y abandonnai mes filles à leur sort, laissant un message à ma moitié pour qu’elle sache où les retrouver. Les adultes seraient trop occupés pour regarder : je ne savais quelles aventures elles sauraient inventer.
Le premier chien de chasse avait une plaie à la tête qui saignait beaucoup, et comme il s’était joyeusement ébroué en montant sur la table, il nous avait constellé de taches rouges, tout comme le sol, les murs et les meubles. Je n’ai pas vérifié le plafond. Il s’était ensuite débattu en entendant le bruit de la tondeuse, en rajoutant donc une couche, j’avais fini par abandonner et poser le cathéter au milieu des poils. Il fallu l’anesthésier pour que cesse la constellation hémorragique. Ma blouse et mon visage étaient couverts de taches de sang. Le chasseur aussi. Plusieurs fois au cours de la première heure de suture, j’ai vu mes princesses passer la tête par l’une des portes de la salle de chirurgie. Je les ai invitées à rester pour regarder si elles le souhaitaient, elles sont reparties sans mot dire. Il y a quelques années, l’aînée assistait à ces séances de couture, de pneumothorax, de ventres ouverts et de membres démontés dans les bras des chasseurs. Elle avait six mois. Aujourd’hui, elle ne reste pas. Mais je sais que tout à l’heure, elle me demandera : « est-ce que tu les as sauvés, ceux-là ? ».
Aujourd’hui, oui, je les ai sauvés. J’achevai le dernier point à midi, une bricole sous anesthésie locale. Les autres chiens s’étaient bien réveillés, tout le monde pouvait rentrer. Du spectaculaire, mais rien de grave. Par contre, mon assistante m’avait ajouté deux visites : deux vaches à voir chez une éleveuse, et un chien en fin de vie, pour une euthanasie à domicile. Pour 14h. Je lui demandai de les appeler, je préférai y aller maintenant. Comme ça, je serais tranquille pour gérer les prochaines urgences cet après-midi. Ou rester paisiblement chez moi.
A 12h15, je garais ma voiture chez Mme Estours, l’éleveuse. 32°C sur le thermomètre de la voiture, les chiens de chasses étaient forcément tous rentrés, je n’en aurai pas d’autre à réparer.
Je commençai par voir une vache qui se remettait mal d’une mammite. Transit en berne, rumination presque au point mort, rumen impacté. Une pompe à bras, un long tuyau, et j’envoyai 20 litres de flotte additionnée de sels et de 2 litres d’huile de paraffine dans sa panse, histoire de déboucher la plomberie. Tant qu’à y être, elle me montra une autre vache, une boiterie récente, elle espérait un panaris ou une autre bricole. Je pensai plutôt à une lésion haute. Un bras dans son rectum, je lui demandai de la faire marcher. Les craquements ressentis à l’intérieur de son bassin me confirmèrent mon hypothèse : fracture du pelvis. Du repos, un sol stable, pas d’autres vaches, et elle s’en remettrait sans doute assez bien. Juste assez pour être dans les dernières à partir, car au fil de la visite, l’éleveuse me confirma ce qu’elle annonçait depuis longtemps : sa cessation d’activité prochaine. Ses fils ne reprendraient pas de bétail. Une ferme de moins. Une de plus. Cela fait des années qu’à chaque visite, elle m’explique la dernière crasse administrative inventée. Les conditionnalités des primes, les documents, les délais, les petites lignes. Le prix du lait. « A 67 ans, vous croyez vraiment que je suis capable de les gérer, leurs entourloupes ? S’ils veulent nous faire crever, qu’ils nous le disent au lieu de faire semblant ! »
Mes nuits vont continuer à s’apaiser, mais me restera-t-il encore longtemps des vêlages à raconter ?
A 13h15, j’étais assis à une table de jardin sous un saule pleureur. Je caressais une vieille saucisse qui ne savait pas trop si elle devait m’aboyer dessus, m’ignorer, vivre, mourir ou aller manger. La vieillerie incarnée, avec un cancer inopérable. Ce matin, elle avait fait une longue et épuisante crise de toux, ils s’étaient décidé : c’était terminé. Son indignation en constatant que j’osais débarquer chez elle au lieu de rester enfermé dans la clinique où ses maîtres s’obstinaient à l’amener régulièrement les avaient fait douter.
J’avais écouté l’avis de chacun : les grands-parents, les enfants, les petits enfants. J’avais questionné, assis en rond sous le saule, au bord du canal du moulin, à une table de jardin autant de guingois que la vieille bicoque et leur chien. Nous avions conféré. La conclusion, finalement, serait que la mort pouvait bien attendre, ce que la vieille chienne avait confirmé en allant vider sa gamelle d’une démarche incertaine.
A 14h00, j’étais chez moi, j’avais mangé. On ne me rappelait pas. J’allais donc pouvoir me consacrer à massacrer des ronciers à la débroussailleuse pour excaver les clôtures qui se dissimulaient, je le savais, quelque part en dessous. Pour faire tomber les ronces qui partaient à l’assaut des noyers, accompagnées de lianes indéterminées. A 17h00, trempé de sueur, j’achevais le dernier roncier. Ma femme me tendit le téléphone et 1/2 litre d’eau : « un vêlage chez M. Garbet. »
Un vêlage chez M. Garbet, ce serait probablement une césarienne. L’ambiance serait différente de chez Mme Estours à midi. Ici : 200 vaches, autant de vêlages, de grands bâtiments, et des gens très déterminés. Je me garais devant l’une des trois stabulations, la plus petite, celle des « tantes », les vaches laitières utilisées pour faire téter les veaux de lait. Entre les barrières, une montbéliarde. Autour des barrières, le patriarche, sa belle-fille, sa petite-fille.
Je su que j’allais suer. J’enfilai ma combinaison en plastique, mes gants. Une exploration vaginale : une torsion utérine, col fermé, irréductible. Césarienne inévitable. Tous soupirèrent, puis le ballet commença : deux seaux, de la paille propre, la cordelette pour attacher la queue de la vache à son jarret, histoire d’éviter qu’elle colle son toupillon plein de merde dans la plaie chirurgicale, la corde entre les jarrets, pour limiter les coups de pied. J’injectai des tocolytiques pour faciliter la manipulation de l’utérus : première mauvaise surprise, la vache me bondit dans les bras. Une pince mouchette plus tard, je lui rasai le flanc, puis le désinfectai. Lorsque mon aiguille toucha sa peau pour l’anesthésie locale, elle rua à nouveau dans les brancards. Il allait falloir la sédater. Pour elle, et pour nous.
La césarienne à proprement parlé se déroula sans réelle difficulté. Anesthésier le cuir et le muscle, inciser, écouter mon téléphone sonner, repousser les intestins à leur place, réduire la torsion utérine, repousser les intestins à leur place, inciser l’utérus, écouter mon téléphone sonner, repousser les intestins à leur place, extraire le veau, le réanimer, sortir l’utérus du ventre, écouter mon téléphone sonner, recoudre l’utérus, le remettre à sa place, suturer le premier plan musculaire, écouter mon téléphone sonner, regarder la vache tomber au sol, l’insulter, écouter mon téléphone sonner, détacher les cordes, se dire qu’évidemment, il fallait que comme les tartines, elle tombe côté confiture (mais heureusement le plan musculaire profond était suturé…), puis l’aider à se relever, écouter mon téléphone sonner, nettoyer et désinfecter la plaie pleine de fumier, faire la deuxième suture musculaire, puis la cutanée, écouter mon téléphone sonner, injecter antibiotiques et anti-inflammatoires, vérifier le veau un peu sonné et puis, prendre congé. Après avoir enlever mon t-shirt totalement détrempé, façon sortie de machine à laver sans essorage.
Ah : et écouter les 5 messages sur mon répondeur. Passant de « AAAAAAH c’est affreux » à « AAAAAH mais pourquoi vous ne répondez pas ?» puis à « Bon ben je pars ailleurs ». Rappeler ceux dont je ne savais pas s’ils avaient trouvé un confrère ou une consœur, et puis, une fois avoir tout géré, rentrer à la maison.
Il était alors 19h et quelques, l’heure de terminer cette journée de repos et de débuter l’astreinte. Après avoir lancé une machine à laver.

Veau montbéliard

jeudi 28 janvier 2016

Le jars

Oie de ToulouseJ'avais hésité un instant. Devais-je garer ma voiture à droite ou à gauche de cette voie sans issue ? Dans le sens d'arrivée, ou le sens de départ ? Coincée entre de vieux murs de pierre plus ou moins effondrés, ma voiture bloquerait de toute façon la ruelle. Pas trop près du mur, en tout cas, à cause d'un caniveau dont je n'aurais jamais pu ressortir ma roue. Je choisis la droite, et le sens d'arrivée, parce que je ne me voyais pas manœuvrer. Je ressortirai en marche arrière. J'espérais juste que personne ne klaxonnerait en s'offusquant de la présence d'un étranger dans sa ruelle. J'espérai aussi que le lierre éviterait encore quelques heures à la grange au toit effondré qui dominait mon véhicule de s'effondrer et l'ensevelir sous des gravats centenaires.

Le portail de la ferme était de l'autre côté de la petite rue. Juste devant la porte de ma voiture, donc. Un antique assemblage de ferraille soudé sur place dont les gonds descellés n'avaient pu prévenir le basculement. Une première réparation, un câble tendu entre l'extrémité du portail et le haut du mur censé supporter les gonds, n'avait pas mieux réussi. La seconde réparation, moins audacieuse, semblait tenir la route : une roue de brouette soudée sous le portail, coincée dans le caniveau, qu'il me fallait soulever puis faire rouler en espérant ne rien casser.

Il n'y avait personne. Dans le petit jardin devant moi, au fond duquel se tenait, tant bien que mal, une étable abritant mes patientes, quelques poules, un mouton, deux oies. Ou plutôt : une oie, et un jars. Énorme. Les deux volatiles me tançaient d'un air mauvais, portant leur ridicule bavette et fanon avec leur majesté caractéristique. Je me tenais dans l’entrebâillement du portail dont la roue, coincée par ma botte, attendait de retomber dans le profond caniveau dont j'aurai le plus grand mal à l'extraire à nouveau.

J'observais les oies, les oies m'observaient. Personne n'avait prononcé le moindre mot, personne n'avait osé cacarder. Je portais, repliée sur mon avant-bras droit, ma lourde blouse de coton couleur cachou, l'uniforme de camouflage du vétérinaire rural, couleur bouse. Dans ma main gauche, mon stéthoscope, un thermomètre, quelques tubes et aiguilles de prélèvement sanguin, des gants en plastique pour la fouille. Bien trop de choses. Je lançais un regard anxieux au petit portail qui, à la moitié de la longueur de ce jardin, communiquait avec la courette empierrée de la ferme. Pas un mouvement. Les chiens dormaient, et monsieur et madame Bordes aussi, sans doute. Je n'avais aucune envie de les réveiller.

Mes premiers contacts avec M et Mme Bordes avaient été… impressionnants. Cela ne faisait que quelques mois que je travaillais pour ce vétérinaire, et si j'avais peu croisé monsieur, madame m'avait fait forte impression en débarquant comme une furie dans le cabinet. Le soir, avant la fermeture, maniant son relevé de facture mensuel comme un maillet, elle s'était jetée sur mon employeur, un petit bonhomme à lunettes débonnaire. Je m'étais prudemment réfugié dans la salle de consultation, ne voulant rien avoir à faire avec ce qui semblait un rituel bien réglé, la contestation de facturation. Je devais découvrir au fil des semaines qu'effectivement, cette agression mensuelle avait valeur de tradition entre madame Bordes et mon employeur. M Borde, lui, n'intervenait jamais, et d'ailleurs, ne parlait jamais, du moins en présence de son épouse. Elle, avec sa robe à fleurs à motif imprimés, ses lunettes à cordon en demi-lune et son inidentifiable mais caractéristique parfum, lui, dans son pantalon et sa veste de toile bleue d'ouvrier. Lui, silencieux, et même taciturne, dont j'avais le plus grand mal à obtenir le moindre commémoratif lorsque je soignais ses veaux, elle, volubile, orageuse, prenant toujours tout le monde à partie sur tout et n'importe quoi : la météo, l'injustice du monde ou l'incurie du maire.

Dans l'idéal, si tout pouvait se dérouler comme je l'imaginais, j'irais jusqu'à l'étable, j'examinerais la vache, la délivrerais de son placenta pourrissant et m'en retournerais sans encombre dans le refuge de mon automobile. Je ne voyais qu'un obstacle à mon plan : un couple d'oies grises et blanches. L'équilibre qui prévalait à cet instant ne pourrait se prolonger indéfiniment. Si elles n'avaient pas encore esquissé le moindre geste, au milieu des poules indifférentes, c'est que je m'étais également figé. Je sentais que mon prochain pas, accompagné de la fermeture du portail, serait une rupture. J'avais peur des oies. Je pouvais tenir un pitbull dans les bras ou approcher une vache juste vêlée, piéger un chat agressif ou tenir tête à un cheval paniqué, mais j'avais peur des oies. Pas une peur panique et irraisonnée, plutôt une inquiétude née de la méconnaissance de ces bestioles et des déclarations péremptoires de ma mère sur le sujet, qui m'avaient fait forte impression pendant mon enfance. De sales bêtes. Et puis, j'avais en tête le Capitole et ses oies de garde, le vacarme de leurs criaillements qui immanquablement tireraient monsieur, et surtout madame Bordes, de leur sieste.

Je choisis la confrontation bravache. Ces animaux sont impressionnables, il suffit de prendre la pose en écartant les bras devant elles pour qu'elles renoncent, m'avait-on expliqué. Je m'étais imaginé, à dix ans, prendre la posture d'une oie, jambes un peu pliées, buste redressé, bras en V avec les poignets cassés. Au cas où je me ferais piéger en allant voir un de mes amis fils d'agriculteur [1].

J'avançais donc d'un pas décidé vers l'étable, au fond du jardin, démarche quelque peu compliquée par le slalom entre les fientes de la basse-cour. Les oies s'avancèrent vers moi, une accélération coulée, presque silencieuse, tête vers l'avant, bec ouvert, ailes à peine écartées. Je leur fis face, j'écartai les bras. Elles se figèrent. Je ricanais. Je repris mon chemin vers l'étable, elles se glissèrent derrière moi, imaginant sans doute me pincer les mollets ou les fesses. Je me retournai sèchement, elles redressèrent leurs longs cous. Il y eu un instant de flottement, puis le jars passa à l'attaque, ailes grandes ouvertes, sifflant, criaillant, son oie sur les talons. Je vis son bec d'un orange profond surmontant cette bavette qui, moins ridicule tout d'un coup, lui conférait un air vicieux. J'avais ma lourde blouse cachou dans la main droite, je n'hésitai pas : je lui assénai un coup violent. Sa tête valdingua vers ma gauche. Il tomba comme une masse. Inerte. Ne se releva pas. Une goutte de sueur froide dévala ma colonne vertébrale.

« Simone ! Il a tué l'jars ! »

M. Bordes se tenait appuyé sur son petit portail, me coulant un regard mauvais sous sa casquette grise à carreaux. Son épouse le rejoignit, se penchant comme lui. J'étais figé.

« Vin d'là ! Une bête de concours ! La meilleure du canton, on avait été la chercher au marché de Samatan tout exprès ! »

Combien cela allait-il me coûter ? Et comment mon employeur allait-il prendre l'histoire ? Non qu'il me reprocherait une faute éthique. Je l'imaginais plutôt m'en vouloir d’avoir fourni des cartouches à sa Némésis dans leur lutte mensuelle. Madame Bordes se retira, dégoûtée. Je savais qu'elle reviendrait à l'assaut, calculant combien cela nous coûterait. Monsieur Bordes, lui, n'avait pas bougé. Il me fixait. Comme l'oie, dressée derrière le cadavre de son mâle.

Il y eut un frémissement. Le jars redressait la tête, le jars se relevait. Il tangua, retomba, tituba, tenta de reprendre contenance. Le cou plié, à moitié assis, la bavette molle, il reprenait ses esprits. Il fit demi-tour. Je masquais un soupir de soulagement.

« Simone !
- Quoi ?
- Le véto
- Quoi le véto ?
- Il l'a raté ! »

Un gargouillement monta de la maison.

« Saloperie de bestiole ! »

Note

[1] Je visualisais très bien la technique, c'était exactement ce que faisaient les chevaliers du Zodiaque à longueur d'épisode. Le Club Dorothée avait donc des valeurs pédagogiques en matière de survie en milieu hostile.

mardi 16 septembre 2014

Emphysème

Il est 10h. J'étais en train de vacciner des chevaux, mais la clinique m'appelle et m'envoie en urgence chez un éleveur juste à côté. Un vêlage qui déconne. Pas le choix : j'explique la situation aux propriétaires des équidés, ces derniers n'étant manifestement pas fâchés du changement de programme. D'autant qu'il fallait inspecter les bouches et les dents de tout le monde, et que, curieusement, ils n'aiment en général pas ça.

Il ne me faut que cinq minutes pour être sur place. En fait, ce n'était pas forcément si pressé que ça : rien qu'à l'odeur, le travail dure depuis au moins deux jours. Alors une demi-heure de plus, hein...

La vache est allongée sur une vieille banquette en béton, un peu trop courte pour elle, comme souvent : conçus il y a 30 ou 50 ans pour des vaches bien moins grandes que les modèles actuels, les bâtiments sont souvent trop petits... L'éleveur a noyé la rigole de l'extracteur à fumier avec de la paille bien sèche. Nous sommes sous des tôles. Le thermomètre sur le mur, à l'ombre du bâtiment, indique 40°C. Et il n'est que 10h.

Ça pourrait sentir la paille fraîche, ou l'odeur forte, tenace mais pas si désagréable des vaches, mais ça pue la mort. Respiration buccale réflexe, et, pendant trois heures, rien ne passera par mon nez. Des mouches bourdonnent tout autour de nous. Un veau fait le con dans le fond du bâtiment, puis brame un coup en se coinçant entre deux barrières.

"On vient de la ramener du pré, vu que ça passait manifestement pas. J'ai fouillé, mais j'ai rien compris, il y a des pattes partout."

Nous faisons lever la vache, doucement, sans difficulté. J'enfile ma chasuble en plastique, le sac poubelle en plastique vert qui va me servir de sac de cuisson vapeur pour les trois prochaines heures. Une paire de gants de fouille. J'en utiliserai quatre paires en trois quart d'heure. Je finirai par les abandonner devant leur manifeste inutilité.

La vache salue mon arrivée par un coup de pied. Pépette, on va pas pouvoir la jouer comme ça : mise en place d'une corde, attachée bas pour qu'elle puisse tomber sans problème, et d'une mouchette, tenue par le fils de l'éleveur qui aimerait bien être loin, très loin de ce chantier.

J'explore. Le passage est très étroit, le col très mal dilaté. Il y a trois pieds en même temps. Je palpe les articulations, arrache quelques lambeaux de placenta pourri. Je sue déjà. Je repousse le postérieur, ou plutôt : j'essaie. Pas moyen, il a l'air coincé. Où est sa foutue tête ? Sur la droite, en bas, à l'envers. J'accroche le menton du bout des doigts. C'est loin...

La vache pousse fort, mais rien ne bouge. Tout est calé, bien coincé. Sec au possible. Je sors mes bras de là, jette mes gants et part chercher une sonde en silicone, un entonnoir et un bidon d'huile de paraffine liquide. Je vais remplir cet utérus d'huile minérale, c'est le seul truc qui lubrifiera assez longtemps pour le boulot qui m'attend : les lubrifiants à base d'eau, c'est bien, ça épargne les préservatifs, mais si ça doit durer des heures, rien ne remplace les lubrifiants minéraux.

C'est reparti, et je sue à grosses gouttes, je transpire, mon T-Shirt est certainement déjà trempé. Mes gants ont déjà pris le jus, il y a du liquide purulent et de l'huile de paraffine qui me coulent le long des avant-bras. Ne surtout, surtout pas lever les bras.

Je ne vois plus le temps passer. Je crève de chaud. Ramener le veau dans le bon axe. Je ne vais pas pouvoir le découper, parce qu'il n'y a pas la place : il n'est pas si gros, mais il est gonflé d'emphysème. Son cuir est décollé des muscles par les gaz de putréfaction, je finis par prendre un scalpel en prévenant : quand les gaz vont s'échapper par le trou que je vais faire, ça va puer comme jamais. Je suis sûr qu'ils pensaient que ça ne pouvait pas être pire, quand je les ai prévenus. Ils m'ont cru. Après. Le truc quand on fait ça, c'est de ne pas blesser le vagin ou l'utérus. Là, ce foutu col oedématié ne m'aide vraiment pas. Je saisis la lame du scalpel entre mon pouce et mon index, laissant à peine dépasser sa pointe, je lubrifie tout ça et enfonce mon bras. Butée sur le cuir du veau. Du bout du doigt, je vérifie la texture. Je perce.

J'ai fini par réussir à décaler le veau. La tête est toujours mal placée, la vache tombe souvent, se relève, retombe. Un côté, puis l'autre. Elle sait vêler, elle sait faire jouer son bassin, mais là, ça ne m'aide pas du tout. Je noue une corde à chacun des deux antérieurs. Ma première prise est mal assurée, la corde glisse et emporte un onglon. Refixer, resserrer, assurer. La sueur dégouline sur mon visage, de grosses gouttes, lourdes et lentes, qui glissent sur mon front et s'échoue dans mes épais sourcils. Ça gratte, ça gratte horriblement mais je ne peux pas passer mes mains pleines de pourriture sur mon visage. Et ces saloperies de gouttes finissent par déborder mes sourcils pour couler dans mes yeux, ça pique et c'est insupportable, je ne craquerai pas, je ne foutrais pas dans mes yeux le placenta pourri qui me coule sur les doigts.

Les deux antérieurs sont dans l'axe, le postérieur qui venait en même temps est à peu près repoussé. Il faut que je choppe la tête, et le col est toujours trop serré. Pas moyen de travailler à deux bras. Je glisse ma main droite sous son menton, j'essaie de l'accrocher en pince entre l'intérieur et l'extérieur de la bouche. Je commence à le ramener, mais ma main est écrasée par le col et je me coupe les doigts sur ses incisives. Je commence à avoir mal au bras. J'essaie avec la main gauche, à plat sous la tête, échoue, cherche une prise, les orbites. Pas mieux. Je repousse un peu le sternum, échange mes bras, l'un après l'autre, le remonter, j'ai mal, j'ai putain de mal aux tendons de l'avant-bras, je ne peux plus serrer.

J'abandonne et prend une corde. Noyée d'huile de paraffine, je la glisse derrière sa tête. Je passe une oreille, puis l'autre. La boucle sous son cou, en maintenant bien tout en place pour qu'elle ne glisse pas avant le serrage. J'ai si mal au bras que je suis incapable d'aider l'éleveur. C'est lui qui pilote les cordes. Et en plus j'ai merdé, j'ai pris une des cordes des membres dans ma boucle de tête... il faut recommencer.

Je n'en peux plus. Ça fait combien de temps que ça dure. Une heure, deux heures ?

Je m'arrête cinq minutes, appuyé contre une barrière. Je fais des étirements de mon avant bras, c'est atrocement douloureux, j'ai des putains d'étincelles devant les yeux, et ma sueur me pique...

J'y retourne. Remonter la tête, encore, déplier l'encolure, coincer le front du veau contre le col utérin, faire tirer l'éleveur, allonger ce cou. C'est bon. Il tire les pattes, tout est étiré. Mais jamais, jamais ça ne va passer ! Le veau est gros, mais surtout, le col et le vagin sont si enflammés, si oedématiés, que le passage est ridicule !

Alors on va tirer, mais doucement. La vache tombe, se couche sur un côté, sur l'autre. Nous suivons ses mouvements, déplaçons les points de fixation du palan. Il ne faut pas la déchirer... Respecter l'axe, ne pas perdre ce que nous allons gagner, imprimer des secousses, des torsions. Nous progressons par millimètres, déplaçons la mère plus que son veau lorsque nous tirons. Alors il faut arrêter, la bouger, reprendre. Je finirais par la coucher sur le côté puis lever son postérieur avec une corde, ouvrir le bassin et la forcer à respecter l'axe de traction.

L'extraction aura duré plus de quarante minutes. Mais nous l'avons sorti. Gonflé, pourri, mal foutu, mais en un seul morceau. la mère n''est pas déchirée. Il ne reste plus qu'à lui laver l'utérus. Alors je me recouche, reprends le tuyau, le ramène au fond de la matrice et branche un entonnoir. C'est le fils de l'éleveur qui s'y colle. 20L de solution désinfectante caustique, un rinçage.

J'en ai ras-le-cul. Antibiotiques. C'est l'éleveur qui remplit la seringue, mon bras droit est inutilisable. Tétanisé. Anti-inflammatoires.

Nous avons réussi, et il est content. Parce que je n'ai pas lâché le morceau. Moi je suis content, parce que la vache est vivante, et que j'ai réussi à me faire vraiment mal. Du coup, j'ai un peu l'impression d'être un héros.

Et heureusement, dans ma voiture, depuis quelques années, il y a un T-Shirt et un pantalon de secours.

dimanche 2 juin 2013

Pourriture

Avis préliminaire : ce post est gore. Vous êtes prévenus.

Jeudi matin. Une stabulation.
C'est pour un vêlage. Ouais. Un vêlage. Une blonde de 600kg qui aurait du vêler seule. Elle en a vu d'autres. Je vois les onglons et le bout du nez à la vulve. Noir, le bout du nez. Ça pue. Mais à ce moment là, je ne sais pas encore à quel point.
Il flotte, mais je suis à l'abri. Ma voiture est garée dans le couloir central de la stabulation. L'air sent l'ensilage, le fumier, la vache. J'ai ma chasuble en plastique vert et mes gants de fouille orange.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
La chienne a les mamelles très gonflées, à point pour débuter la lactation. Une golden de 10 ans. Elle était en chaleur deux mois plus tôt. Elle n'est pas censée avoir été saillie. Elle a tout les signes d'une mise-bas imminente, ou en cours.
Pour changer, il flotte, mais je suis bien à l'abri dans ma salle de consultation, propre et désinfectée. J'ai ma blouse blanche et mon sthéto, mon matériel et tous mes repères.

Jeudi matin. Une stabulation.
Un éleveur qui a environ 400 vaches, c'est assez spécial. La plupart des troupeaux, par ici, c'est 40-60 mères. De quoi faire vivre une personne seule, avec un conjoint qui bosse à côté. Avec 400 bovins, c'est autre chose. Il y a forcément des salariés, et une partie ou la totalité de la famille qui bosse dedans. Le patron, c'est... le boss. Une putain de grande gueule. Il y a des rapports de force, beaucoup plus qu'ailleurs. La relation est faite de tensions, de respect mutuel et d'exaspération. Ce n'est pas une relation hiérarchique, ce n'est pas une relation entre pairs, ce n'est pas une relation entre fournisseur et client, encore moins une relation entre soignant et client. Il a besoin de moi, il n'aime pas ça. Je ne peux pas trop l'envoyer chier, je n'aime pas ça.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
Un agriculteur à la retraite avec son animal de compagnie, ça peut être têtu. La reproduction, des vaches et autres, il connaît ça. Je n'ai jamais été le véto de ses années d'éleveur, il ne me connaît pas. Il comprend très bien les discussions en termes de risque, de bénéfice, de coût. Il est attaché à sa chienne. Il ne tire pas les mêmes conclusions que moi, ou qu'un autre client, de mes explications. Je ne sais pas si j'aime ça.

Jeudi matin. Une stabulation.
- Il est énorme, ce veau, il ne passera pas !
- Il n'est pas énorme, il est gonflé.
Je suis passé en respiration buccale. A voir la tronche des ouvriers, et même du boss, ça doit puer comme jamais. Je ne veux même pas savoir. Les canons sont fins, mais le cuir est décollé par un bon centimètre de gaz, tout autour du membre. Alors oui, ça a l'air énorme. Le veau est mort depuis belle lurette, il pourrit dans sa mère. Je me demande vraiment pourquoi elle ne l'a pas expulsé plus tôt. Je sais qu'ils surveillent bien leurs bêtes, même si le nombre d'intervenants complique parfois les choses. Je glisse mes mains autour du veau mort, le long des parois du vagin, je cherche le col, je cherche le bassin. Mon bras trouve son passage en repoussant le cuir décollé du veau contre son corps. C'est terriblement sec : les eaux sont perdues depuis très longtemps. Je sais qu'il me faudra un litre de lubrifiant pour faire passer ce truc.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
Ça ressemble à un pyomètre. Un utérus transformé en sac de pus, avec un col ouvert, et un écoulement purulent. Je trempe un bout de papier essuie-tout dans la flaque verdâtre laissée par la chienne là où elle s'est assise. Ça ressemble au vert d'un placenta, mais c'est trop liquide. Trop clair. Le papier s'imbibe, je le renifle de près, en m'attendant au pire : non, ce n'est pas du pus, ce n'est pas franchement nauséabond. Je palpe le vente de le chienne, je sens ce gros utérus plutôt dur, avec cette consistance indescriptible de carton un peu mouillé, dépressible, sans élasticité. Je ne sens pas de chiot, mais l'utérus est trop dur pour que je sois formel. Le maître de la chienne n'exclut pas une saillie, mais cela le surprendrait.

Jeudi matin. Une stabulation.
- Tu fais une césarienne ?
- Non, surtout pas. De toute façon, le veau n'est pas très gros.
- Tu rigoles, t'as vu ses pattes et sa tronche, il est énorme !
- Il n'est pas énorme, il est normal, c'est juste que son cuir est gonflé par des gaz de putréfaction. Si le gaz s'échappe, il a une taille tout à fait normale. Il passera. Et de toute façon, la césarienne est exclue : c'est pourri là-dedans, si le contenu de son utérus rentre en contact avec l'intérieur de son ventre, ta vache, elle fera une péritonite, et terminé.
Le boss est contrarié. Il avait décidé que ça se passerait d'une certaine façon, et je le contredis. Il sait qu'en obstétrique, le boss, c'est moi. Je sais que je ne dois pas lui dire non : je dois expliquer pourquoi il est normal qu'il se soit trompé, et comment on va faire.
- Et s'il est trop gros et qu'il passe pas ?
- Alors je le découperai et on sortira les morceaux, mais ça non plus, ce n'est pas une bonne idée : un découpage ça abîme toujours un peu l'utérus, et le sien souffre bien assez comme ça.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- A priori, c'est un pyomètre. Elle a eu ses chaleurs il y a deux mois, ça s'est infecté, maintenant ça coule dehors mais il reste de la saleté dedans, il faut que ça sorte complètement. On a deux options : la première, c'est les médicaments. Des antibiotiques pendant un mois, et une piqure pour vider l'utérus. Ça marche bien, mais c'est cher. Comptez un peu moins de 200 euros. Je ne vous conseille pas trop cette option, parce que même si ça marche bien à court terme, le risque de récidive aux prochaines chaleurs est énorme.
- Ah, oui docteur, d'ailleurs elle avait déjà des saletés il y a 6 mois, après les chaleurs précédentes.
- Vous voyez, c'est ancien. C'est notamment pour ça que ça ne guérit pas bien, sur le long terme. A chaque chaleurs, le col s'ouvre, à chaque chaleurs, ses défenses immunitaires diminuent et l'utérus devient un milieu de culture pour les bactéries.
- Donc elle risque de rechuter ?
- Oui, après ses prochaines chaleurs.

Jeudi matin. Une stabulation.
Je place les cordes de vêlage autour des canons du veau. Je serre fort et les cordes enfoncent le cuir contre les os, au point de presque disparaître dans le sillon qu'elles creusent sur le cuir distendu. Le col est correct, rien à dire sur le bassin, la vulve est un peu serrée, mais ça ira. On va tirer au palan, très très doucement. Je lubrifie un maximum le passage, le poil sec du veau mort semble boire le gel. Je repousse le col du bout de mes mains tendues. La vache ne pousse pas. Elle attend. J'invite les gars à tirer doucement, très, très doucement. Le veau avance un tout petit peu, sa tête ne passe pas encore la vulve même si son nez noir de nécrose est dehors. Ça ne glisse vraiment pas du tout. J'ai fini ma bouteille de gel, alors je passe au savon.
La première chose que je ferai quand ce sera fini, c'est aller prendre une douche. Les gants de plastique ne sont pas une protection contre ce genre de putréfaction.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- L'autre option, c'est la chirurgie : on l'endort, on ouvre son ventre, on enlève son utérus plein de pus, on enlève aussi ses ovaires, comme ça elle ne fait plus de chaleurs, et on referme. On donne des antibios une semaine, et c'est fini, on n'en parle plus jamais. C'est plus cher, mais c'est beaucoup, beaucoup plus sûr, surtout au long terme. Comptez dans les 400 euros.
- Il va falloir l'endormir, j'ai pas trop envie, moi...
- Je comprends, et avant de le faire, il faudra vérifier que ses reins fonctionnent bien. Ne vous inquiétez pas trop pour l'anesthésie. Les anesthésies d'aujourd'hui sont vraiment très sûres, le risque d'avoir un accident est très faible.

Jeudi matin. Une stabulation.
Le boss tente de diriger la manœuvre, mais ses instructions sont foireuses. Il est pressé, il est toujours pressé. Là, on a besoin de temps, et je le lui dis : si on va trop vite, on risque de déchirer la vache, et il pourra appeler l’équarrisseur. Il râle et grommelle en boucle, mais on a l'habitude, personne ne l'écoute (sans que cela se voit trop). J'accompagne le passage de la tête à travers la vulve, et, conduisant une traction centimétrique, j'attends la suite.
Ça ne rate pas, le sifflement a commencé :
- Hé les gars, vous entendez ce sifflement ? C'est le gaz qui fuit, le veau va se dégonfler, il est comprimé dans le passage. On va attendre qu'il se vide pour continuer à le sortir. Ça va prendre quelques minutes.
- Ça pue la mort !

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- Le seul vrai risque, et il faut en avoir conscience avant toute décision chirurgicale, c'est que les reins soient déjà très fatigués, quoique encore fonctionnels : dans ce cas la prise de sang sera bonne, mais on risque une crise d'urée dans la semaine qui suit. Bien sûr, on fera tout pour l'éviter. Mais ça peut arriver. Dans ce cas, on hospitalisera et on perfusera, mais le risque que cela finisse mal sera élevé.
- Je n'ai vraiment pas envie d'opérer, on peut faire les médicaments ?
- Oui, même si vous avez bien compris que je ne pense pas que ce soit la bonne solution. Dernière chose : n'oubliez pas que le traitement médical peut échouer. Pas trop à court terme, mais surtout au long terme. Dans ce cas, on se reposera les questions d'aujourd'hui, mais la chienne sera plus âgée et plus fragile, et vous aurez quand même dépensé l'argent pour le traitement d'aujourd'hui.

Jeudi matin. Une stabulation.
Un des gars ne se sent pas trop bien et va s'asseoir.
Les minutes passent, je tente un coup de respiration nasale, pour voir. Quel con.
On va tenter d'avancer un peu. J'enfonce mon bras jusqu'à l'épaule pour repousser le col qui "adhère" au veau. Je pourrais jouer le rôle d'un zombie dans un GN, pour l'odeur, je suis au point. Le type assis me regarde en grimaçant. Je les fais tirer un peu, très doucement. Le veau sort petit à petit, jusqu'à avoir les épaules dehors.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- J'ai bien compris, mais je préfère les médicaments.
- D'accord. On va faire une radiographie du ventre pour vérifier qu'il n'y ait pas de chiot dedans. Je ne vous l'ai pas proposée avant parce qu'en cas de chirurgie, je me fous de savoir s'il y a des chiots ou pas, mais là, quand même...

Jeudi matin. Une stabulation.
Bordel de merde. Le veau se déchire. Malgré la lenteur de la traction, ses antérieurs se barrent avec le palan tandis que son corps reste dans le vagin. Mais MERDEUUUH !
Tous les gars, même le boss, poussent des exclamations écœurées. Ils n'ont jamais vu ça. Moi si, mais je m'en serais bien passé.
Je prends une corde que je serre autour du thorax du veau, à la limite de la vulve de sa mère, juste en arrière de ses épaules. Je replonge les bras dans le vagin en essayant d'améliorer la lubrification. Le palan tire, la boucle se serre, on entend craquer les côtes. Il faut que la colonne tienne. Sinon, il me faudra aller à la pêche aux morceaux de veau après l'avoir découpé à la scie-fil.
Je prends un des membre presque arraché, je l'enroule autour du thorax pour m'en servir de levier de rotation. Je voudrais "visser et dévisser" un peu le veau, espérant que les mouvements de rotation favorisent la traction, et notamment le passage du bassin. Peine perdue : le cuir finit de lâcher et je me retrouve avec un membre en main. Boulot de merde où l'on se sert de morceaux de cadavre pour sauver la mère.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
Je pose la chienne sur la cassette de radio. J'ai mon beau tablier bleu en plomb, mon protège-thyroïde. Je n'ai enfilé ni les gants ni les lunettes, ça me gave. La chienne a laissé des taches sur le chemin entre la salle de consultation et la salle de radio. A chaque fois qu'elle s'assied, elle prend le temps de se lécher. C'est toujours ça de moins sur mon carrelage... Super calme, cette louloute. Je fais sortir son maître et prends mon cliché sans difficulté. Je profite du temps de développement pour inspecter son vagin et son col, l'absence d'odeur me surprend. Je ne remarque rien de particulier. Pas de chiot dans la filière pelvienne.

Jeudi matin. Une stabulation.
Le veau a bien avancé, la colonne a tenu, mais nous sommes bloqués. Le bassin du veau est quelque part dans le fond du vagin. La vache refuse de se coucher, et l'axe de traction n'est pas excellent. Au bout de quelques minutes, je bouge la prise et pose la corde sur l'arrière de l'abdomen du veau. Nous reprenons la traction en imprimant un angle maximal vers le bas, par à-coups. Enfin : ils reprennent la traction. Moi, je continue à jouer à l'intérieur du vagin, je lubrifie un maximum, je "décolle" les parties sèches. Le veau avance à nouveau, puis finit par tomber d'un coup. L'air s'engouffre dans l'utérus atone avec un bruit de chiottes qui se débouchent.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
Il y a deux chiots là-dedans. Énormes. Ce n'est pas du tout banal chez une golden, race assez prolifique. Il est vrai qu'elle est âgée. Je ne doute pas un instant qu'ils soient morts. Ils ne sont sans doute pas encore pourris (eux), d'où l'absence d'odeur. C'est une indication majeure de chirurgie.

Jeudi matin. Une stabulation.
Va falloir nettoyer ce merdier. J'enlève des lambeaux de placenta putréfiés. Cela me prend deux trois minutes. Les bouts de placenta tombent sur le cadavre du veau avec des splotchs glaciaux. Une sonde silicone, un désinfectant caustique, un entonnoir. Je m'enfonce à nouveau jusqu'à l'épaule dans la matrice de la vache, guidant le tuyau tandis que le boss verse doucement le désinfectant. Lorsque nous avons passé deux litres, je lui indique d'arrêter et laisse tomber la sonde au sol, créant un effet de siphon : l'utérus se vide. Je sens le désinfectant me cuire la main, ce qui est mauvais signe pour l'étanchéité de mes gants. Au point où j'en suis, de toute façon... La vidange est difficile, car des petits fragments de placenta persistent à l'intérieur et viennent boucher les orifices de la sonde. Je dois, d'une seule main, la maintenir dans le liquide dans l'utérus et écarter ces lambeaux aspirés.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- J'ai bien compris que vous me conseillez formellement la chirurgie. Mais j'ai déjà vu une chienne se nettoyer, et les vaches s'en sortent très bien !
- Les chiennes ne sont pas des vaches et les risque sont élevés, mais vous êtes informé. Je vous laisse ramener votre chienne en salle de consultation, je vais chercher les médicaments.

Jeudi matin. Une stabulation.
Deuxième nettoyage. Cette fois-ci, je vide intégralement l'utérus. Le liquide qui s'écoule est noir. Du sang cuit, des fluides de putréfaction. Je balance une dizaine d'oblets antibiotique là-dedans.
J'en injecte également à la vache. Elle est toujours debout, mais elle fait bien la gueule. Tu m'étonnes. On va perfuser un peu tout ça, hein ?

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
J'injecte un médicament destiné à favoriser la vidange de l'utérus. Je délivre l'antibiotique. Un mois de traitement, il lui faudra bien ça. Je donne également un rendez-vous pour un contrôle dans quelques jours. Insiste dix fois : qu'il n'hésite pas à me rappeler. Le gars a une attitude étonnante. Il est content du diagnostic, content de la consultation. Content de mon boulot.
Pas moi.

Jeudi matin. Une stabulation.
Passer une perf' de 5L, ça prend vraiment une plombe. Mais ça en vaut la peine. Le souci, c'est que la vache reprend vite du poil de la bête. J'ai encore mal à mon bras aujourd'hui, à l'endroit où elle m'a frappé de sa corne, alors qu'elle ne bougeait pas depuis dix ou quinze minutes. Je suis content de mon boulot.
Pas elle, manifestement.

samedi 23 mars 2013

Le siège

- Il y a un vêlage, chez Fernandez. Une première, elle pousse depuis 9h.

Il est 11h15. J'achève une consultation, je croyais pouvoir écrire quelques compte-rendus. Ce sera pour ce soir. Mon confrère est sur une chirurgie de chien à sanglier, quelque part entre deux muscles de la cuisse. Je n'ai pas bien vu, j'ai juste aperçu les traces de sang laissées par le chien traîné sur notre carrelage. Décoration vite effacée par la serpillière de notre ASV.

Dans sa cage au milieu du couloir, au croisement des salles de consultation et de chirurgie, la césarienne se remet doucement.

Je viens d'enchaîner 7 consultations. Otite, kératite pigmentaire, abcès dentaire, syndrome brachycéphale, vaccin, coryza, revaccin. Plus les conseils aux clients, éleveurs ou "simples" propriétaires de chien à l'accueil. J'ai appelé un confrère pour un chien vu en urgence cette nuit, habituellement suivi chez lui. J'ai eu les infos que je souhaitais auprès du fabricant d'un médicament peu utilisé. J'ai appelé un propriétaire anxieux pour lui annoncer les excellents résultats de l'anapath' de sa chienne. Avant midi, j'avais prévu deux visites à domicile, l'une pour un chien qui tousse - il attendra - l'autre pour une glycémie. A domicile, parce qu'à la clinique, ce couillon de chat se fait des hyperglycémies de stress qui rendent caduque tout espoir de courbe de glycémie.

Depuis 9h ? Elle peut attendre un peu, alors. Le chat diabétique est sur le chemin, j'y passe en vitesse en demandant à mon ASV de l'appeler, histoire de ne pas être retardé. En démarrant, je vois une femme descendre de sa voiture avec un berger allemand boiteux. Elle n'avait pas pris rendez-vous, elle. Elle attendra. Ou elle reviendra plus tard.

8 km de petites routes, pour achever l'escalade d'une colline sur un chemin de terre cahoteux. Il y a trois ans, le passage était impraticable, il fallait faire tout le tour de la colline. L'éleveur a tout ré-empierré, je passe désormais sans difficulté.

Les prunus sont en fleurs, les forsythias aussi. Barres de flocons jaunes sur piquets bruns. Je me gare avant le terrain défoncé qui mène à la vieille étable. Il y a un putain de magnifique soleil, et ce contraste entre le vert de l'herbe nouvelle et le bleu profond du ciel, sur fond de Pyrénées enneigées... L'éleveur me salue de loin, il a l'air de galérer en essayant d'attraper sa vache. Je prends ma trousse de vêlage, saisis mes gants de fouille, une chasuble, une bouteille de gel lubrifiant. Il me rejoint à cet instant.

- Je vous prends un truc ?
- Si on a besoin de plus, c'est que c'est une césarienne.
- Déconnez pas hein ?

Une première. Une jolie blonde de 500 kg, bien charpentée, à l’œil, trois ans, ou trois ans et demi. Pas trop de ventre, pas perturbée. Elle tourne dans l'enclos aménagé dans l'étable, nous amuse 5 minutes avant de se faire prendre à la corde et attacher à une poutre. Bien bas, si elle tombe. Pendant ce temps, un con de veau de deux jours escalade une mangeoire.

J'enfile mon costume de super-véto, la chasuble-sac-poubelle-vert, les gants de fouille orange. L'éleveur se tient à côté de la vache, maintenant la queue. La vulve n'est pas très dilatée. J'écarte les lèvres, m'enfonce doucement. La chaleur, tout doucement. Je passe le col, grand ouvert. Déjà, ce n'est pas une torsion. Ma main a cette position semi-relâchée qui l'amène à suivre les plis lorsque la matrice tourne sur elle-même. Là, elle reste bien droite, et je plonge, jusqu'à l'épaule. Je passe une bride, très tendue. Torsion post-cervicale ? Non, j’atteins le cul du veau. Un siège. De toute façon, vus les commémoratifs, c'était l'une ou l'autre.

La vache n'a pas encore fait de vrai effort de poussée. Le veau est vraiment loin. Il n'est pas très gros. Il est juste... normal. Juste comme il faut pour ne pas m'inquiéter. J'ai de la place pour travailler, tout cet espace entre le bassin du veau et celui de la vache, nécessaire et suffisant pour déployer les membres arrières du bébé. Je balaie doucement, essaie de comprendre la place de chaque chose. Les pieds, très loin. Les jarrets à portée. Ce con de veau est dans la corne gauche, mais il a un pied dans la droite. Bizarre. Pas grave. Je cherche le cordon ombilical, je ne le trouve pas.

J'invite l'éleveur à mettre le palan en place. Il n'y aura plus besoin d'y penser, après, si l'on a besoin de lui. Je lui indique également de préparer une corde pour suspendre le veau. Le risque qu'il boive la tasse, vue sa position, est vraiment important.

Je balaie doucement l'intérieur de l'utérus. Avec un bras, puis avec l'autre. J'abandonne les gants, je veux sentir chaque détail de texture. La fermeté de l'utérus, la suavité des membranes amniotiques déchirées, la tension, la dureté du cordon. J'ai assez de place pour faire une bonne réduction de siège, et la vache pousse peu. C'est rare, d'aussi bonnes conditions. Il ne reste qu'un seul véritable écueil, le risque de prendre le cordon dans un postérieur lorsque je le déploie. Imaginez : c'est comme si le veau était debout dans le ventre de sa mère. Il présente sa queue, et uniquement elle, au col utérin et au vagin. Son cordon est sous lui, bien entendu, mais où se fixe-t-il ? Vers l'avant, comme souvent, auquel cas il n'y aura aucun risque ? Ou vers l'arrière, comme parfois, auquel cas il pourrait se retrouver derrière un des membres postérieurs du veau, au moment où je les ramènerai vers le vagin ? La tension et la compression sur le cordon, lors de l'extraction, signeraient alors la mort du bébé... J'examine attentivement chacun des lambeaux qui flottent dans l'utérus. Il y a un bout de placenta déchiré qui m'inquiète quelques secondes, mais pas de poul : ce n'est pas le cordon. je cherche un jarret. Le gauche d'abord, le plus facile d'accès. Je le remonte doucement.

Il y a un silence parfait dans l'étable. Je ne parle pas, l'éleveur ne dit rien non plus. les vaches sont muettes. Seul ce couillon de veau de deux jours, celui de la vache d'à côté, s'appliquer à foutre le bordel en se prenant les pieds dans le palan. Mais même lui nous épargne d'éventuels appels paniqués.

Je change de bras, plusieurs fois. Je travaille doucement, j'accompagne les poussées maternelles, abandonnant ma manipulation pour mieux la reprendre lorsque l'utérus, qui se relâche, laisse replonger le bébé. Par petites tractions, j'amène le jarret au plafond, le sabot au plancher. C'est maintenant qu'apparait le risque de déchirer l'utérus de la mère, si la pointe du jarret ou la pointe du sabot se plante dans la muqueuse lors d'une contraction. J'accélère, coiffant le sabot, faisant glisser le jarret, jouant sur les bras de levier. Il me faut deux essais. J'amène la première paire d'onglons au vagin. Je n'ai pas emprisonné le cordon.

Je souffle un peu. Pas d'épreuve de force, cette fois-ci. Juste de la technique, de l'expérience. Le plaisir de voir la facilité acquise avec les années, maintenant que je n'ai plus à tâtonner, à réfléchir à chaque mouvement imprimé, pour essayer d'anticiper sur la suite des opérations. Je replonge. A chaque contraction, la vache expulse ses eaux qui ruissellent sur ma chasuble. Encore, toujours, ce délicieux parfum douceâtre, celui du sang et de l'amnios. La respiration de la mère est saccadée, entrecoupée de plaintes discrètes, à chaque fois qu'elle tente une poussée. Je plonge, je saisis le jarret, commence à le remonter, le bascule afin d'amener sa pointe vers l'extérieur, le pied vers l'intérieur, elle va pousser, je relâche, je recule, je replonge, je reprends, je remonte, je bascule, elle repousse, je relâche, je maintiens, elle repousse, elle relâche, je reprends, je coiffe l'onglon, le fait glisser sur le plancher utérin, je relâche, protège le plafond de la pointe du jarret, car elle repousse, puis relâche, cette fois, c'est la bonne, je reprends, je recoiffe le pied, je bascule, je ramène. Deux paires d'onglons entre les lèvres vulvaires.

Je saisis le vagin, malaxe et soupèse. Pas de bride hyménale, pas énormément de place, mais cette excellente consistance de pâte à pain, ferme et élastique, épaisse, solide, qui inspire confiance. Ça passera, sans épisio. Le col est encore perceptible, mais le veau n'est pas gros. Je fixe les cordes aux pieds du veau, prépare ma lame - on ne sait jamais, s'il faut couper.

Tension.

L'éleveur tire sur la palan, juste assez pour maintenir une force sans équivoque sur les cordes, mais pas assez pour faire avancer. La vache pousse, et se laisse glisser. L'éleveur relâche, je fais glisser les membranes, rétracte la vulve dilatée, ça va passer ! Tirez ! Les cuisses, la queue, le bassin, et puis, d'un coup, la délivrance, une corde glisse mais peu importe, le veau chute sur le fumier, je vide le cordon d'un geste rapide, le con de veau de deux jours trébuche sur ma boîte de vêlage et envoie tout valdinguer, le nouveau-né respire, nous le suspendons. Une traction, deux tractions.

Il respire. Calmement. Les glaires s'échappent. Un seau d'eau glacée. Il secoue la tête.

La mère est paisible. Ou plutôt, juste épuisée. Mais pas déchirée. Le vagin est parfait, le col, intact. Elle ne va pas tarder à se relever. Nous allons juste l'accompagner. Redescendre son nouveau-né.

Notre boulot est achevé.

dimanche 2 septembre 2012

Dilemme

Elle n'a que trois ans, elle est couchée depuis deux jours, un mois après son vêlage. En réalité, elle a un défaut de contrôle de ses postérieurs. On aurait pu penser à une chute, à une compression nerveuse liée au chevauchement. Le genre de trauma pas évident à récupérer. Il veut la faire partir à l'abattoir, mais lors de l'examen obligatoire avant l'envoi d'animaux couchés, je lui découvre une fièvre à 41°, qui interdit l'abattage. J'ouvre mon panel d'hypothèses, il le referme et choisit. Euthanasie.

Elle s'est barrée au fin fond d'un vallon, dans les bois, pour s'isoler et vêler. Il l'a cherchée jusqu'à la nuit tombée, a du passer à côté d'elle une fois ou deux, elle n'a pas bougé. Il ne l'a retrouvée qu'au matin, l'utérus renversé et déchiré. État de choc modéré, bonnes réactions à la perf'. J'ai découvert les dégâts au fil de mon intervention, les ai géré les uns après les autres, malgré le pronostic qui se dégradait. On s'est posé la question de l'euthanasie, nous avons choisit d'essayer. Deux heures de boulot et les médicaments. Elle est morte trois heures plus tard.

Toutes considérations affectives évacuées, les choix en médecine vétérinaire "bovine" (mais c'est valable pour tous les animaux dits "de rente", c'est à dire élevés pour dégager un revenu à leur propriétaire) se heurtent rapidement à une barrière financière.

Poser un diagnostic pour traiter un animal, cela a un coût.

Coût du déplacement et de la visite, à peu près fixes.
Coût des éventuels examens complémentaires. Les analyses, ça revient vite cher.

La médecine rurale, en tout cas individuelle, repose souvent sur un diagnostic clinique simple. On examine l'animal, on en tire des conclusions, et on traite à partir de ça. Pour aller vite et réduire les coûts. Bien entendu, il existe des tas d'examens complémentaires simples ou complexes, bon marché ou très onéreux. Nous réalisons nous-même les coproscopies parasitaires. Les analyses biochimiques, les sérologies ou recherches virologiques ont un coût "raisonnable" et sont facilement réalisables. L'imagerie, oubliez. De toute façon, on se sert finalement assez peu de tout cela. Nous avons deux mains et cinq sens (on va dire quatre, parce que bon, le goût...). Des gants de fouille, un thermomètre, un stéthoscope, et pas mal d'astuces dans nos manches.

Et il y a évidemment le coût du traitement.

Les antibiotiques et les anti-inflammatoires, pour des animaux de 50kg (veaux) à 1200kg (les gros taureaux), avec une moyenne à 600kg, ça coûte cher. Une bête association pénicilline/streptomycine, ça revient à quelques euros par jour. Un anti-inflammatoire performant avec un antibiotique récent et de longue action, et le prix du traitement peut s'envoler à 100 euros par tête de pipe. Plus le traitement et long, plus il coûte cher.

Et il y a les coûts indirects : ils n'apparaissent pas sur la facture du véto, mais ils sont bien réels.

Pour tout traitement médicamenteux, il y a des temps d'attente : la durée pendant laquelle les produits issus des animaux ne peuvent être consommés. Jeter le lait pendant 4 traites après la dernière injection, ça peut vouloir dire une semaine de lait à la poubelle. Une injection de pénicilline longue action, c'est deux mois d'interdiction d'abattage de l'animal. Pour un veau qui devait partir, c'est difficilement acceptable. Si c'est une vache qui vit sa vie de vache allaitante, ça passe très bien. Il faut, en plus, tenir compte du risque d'échec.

Cette limousine qui s'est blessée un membre, blessure non infectée, pas de fièvre, on peut décider de l'envoyer à l'abattoir (moyennant un examen sanitaire renforcé avant et après abattage), ou de la soigner. Mais si je la soigne et que ça se passe mal, je n'aurais plus la possibilité de la faire partir puisqu'elle aura de la pénicilline plein les muscles.
Cette vache laitière qui s'est cassée la gueule en salle de traite juste après le vêlage à cause d'une hypocalcémie, je peux la soigner, c'est facile. Une perf' de minéraux, et puis des anti-inflammatoire, parce qu'elle s'est bien amochée. Même dilemme, si elle n'arrive pas à reprendre le dessus.
Et même sans molécules avec temps d'attente. mettons que je n'ai utilisé que des minéraux qui n'entraînent pas de temps d'attente. Que le gars décide de s'y mettre, soigner la vache à part, la traire couchée, la lever à la pince, quatre, cinq, huit fois par jour. Pendant, disons, 5 jours. Et que nous constations que, non, elle n'y arrive pas, que l'hypocalcémie, ok, c'est passé, mais qu'elle a mal, qu'elle est peu motivée à se lever. Une vache, ça s'ankylose et se démuscle à une vitesse hallucinante. Et maintenant, même sans temps d'attente, elle est si faible que c'est foutu. Elle n'est pas présentable pour l'abattoir... Ce sera une euthanasie. On aurait mieux fait de l'envoyer à l'abattoir dès le début, elle serait passée.

Il y a aussi le coût caché du temps passé, de la charge de travail : bichonner des veaux en diarrhée, leur faire prendre des lactoremplaceurs, les attraper, leur faire des injections, les isoler du troupeau avec leur mère. Lever une vache couchée, la retourner régulièrement pour qu'elle ne soit pas tout le temps couchée sur le même côté. Faire des injections à un lot de taurillons tousseurs mais peu coopératifs. C'est non seulement pénible, mais dangereux. Avec les années, les médicaments sont devenus plus pratiques, mais... n'empêche, s'il y a 10 veaux en diarrhée à gérer en plus de la traite bi-quotidienne, c'est l'enfer, tout simplement. Et quand on pense que ces veaux peuvent valoir moins de trente euros, il y a de quoi désespérer...

On peut philosopher à l'envie sur les choix de l'élevage, sur le coût de la viande et du lait, sur le prix que les consommateur sont prêts à investir dans ces produits. J'entends déjà les végétariens me sortir leur couplet habituel. Cela ne m'intéresse pas : face à moi, j'ai des éleveurs qui doivent raisonner leurs choix en fonction d'une balance coût/bénéfice qui devient, de plus en plus souvent, défavorable à l'animal. Et je dois les aider dans leurs choix, leur présenter le plus honnêtement possible les risques et les chances de succès.

Nous ne soignons pour ainsi dire plus les ovins, ou les veaux laitiers mâles. Leur valeur est si faible que le déplacement d'un vétérinaire la dépasse, sans même parler de traitement. Alors on nous les amène parfois à l'arrière du C15, parce que bon, merde. On pourrait me dire que je suis trop cher. C'est une critique que j'accepterai quand je gagnerai bien ma vie. J'en suis loin... et mes tarifs "rurale" n'ont quasiment pas évolué depuis 10 ans.

Alors on conseille au comptoir, on met en place des protocoles de soins, on essaie de réduire les coûts des traitements - la meilleur protection contre la survenue d'antibiorésistances liées à l'utilisation débridée de molécules de dernières générations repose dans leur prix.

On essaie de faire le boulot. Pas au mieux, mais au moins pire.

Et ça me casse les couilles.

Soyons honnête : j'aime les contraintes de la médecine rurale. Il faut faire le boulot au moins cher et au plus simple. Ça oblige à aller à l'essentiel, et à garder les pieds sur terre. Ma chance de vétérinaire mixte, c'est de garder les bottes dans le fumier tout en m'offrant le confort d'une médecine canine "de pointe". Les deux s'influencent mutuellement, pour le meilleur à mon avis. Mais ces contraintes sont acceptables tant qu'elles restent "équilibrées". Tant qu'on n'est pas obligé de baisser trop souvent les bras.

Dans ma région où l'agriculture périclite, où les éleveurs s'enfoncent dans la morosité, on ne nous appelle parfois plus du tout. Ou juste pour euthanasier une vache. Je n'ai pas fait vétérinaire pour euthanasier des animaux.

dimanche 29 mai 2011

Vocabulaire médical

Une petite étable, un papy, une mamie, leur fille, et leur petite fille. Elle doit avoir 6 ans, curieuse et confiante.

Moi, j'attaque une césarienne. Le genre de chirurgie qui n'a lieu, ici, qu'une fois tous les dix ans. Une vache qu'ils viennent d'acheter, une génisse pseudo-parthenaise qui, vue la taille des canons du veau, doit avoir été croisée avec un charolais.

Je n'ai même pas essayé de tirer, j'ai tranquillement préparé ma chirurgie. Pas d'urgence, maxi-bébé est bien au chaud. Je n'aurais que le vieil homme pour m'aider à tirer, mais bon, pas de raison que cela soit un gros souci. Il benne du fumier et des boules de foin toute la journée, il a beau être vieux, il est sûrement plus costaud que moi.

La génisse est un peu froussarde, mais sans plus. Quelques cordes, une anesthésie locale, et on n'en parle plus. Je rase le flanc de la bête - une seule coupure.

Tout est prêt.

Un grand coup vertical, et le cuir, puis les muscles s'écartent pour laisser passer ma lame. Une artériole décide de me repeindre de rouge, l'étable est silence. Lorsque je perce la dernière membrane, le péritoine, l'air s'engouffre dans l'abdomen avec un bruit de chasse d'eau.

- Maman, elle a mal ?
- Non, tu vois, elle ne bouge même pas, elle ne pleure pas.

J'explore le ventre, trouve mes repères. Le veau est énorme, il me rappelle mes premières années de césariennes dans le charolais. Incision utérine, je saisis les onglons postérieurs et fais basculer la matrice, rapprochant mon ouverture utérine de mon incision abdominale. Les deux onglons, rouges de sang, pointent désormais dehors. Le papy fixe les cordes, et commence à tirer. Je l'aide et soulevant les jarrets, mais le cul ne passe pas. L'effort est délirant. Je saute sur mon bistouri, agrandit l'ouverture abdominale. Toujours pas. Un nouveau coup de lame, et cette fois, ça doit passer. Je vois les tendons sur le cou de l'éleveur, je tire de toute mes forces, je sue, j'ai presque envie de craquer et de tout lâcher tellement l'effort est violent, et putain de bordel, ce foutu veau ne sort pas, il reste là comme un con, le cordon tendu, à moitié sorti, la tête dans le liquide amniotique, et il va y passer si on ne se dépêche pas de le sortir, il va se noyer s'il inspire, il va inspirer, c'est obligé, le cordon est comprimé, ses côtes sont encore dedans, le papy ne peut pas en faire plus PUTAIN DE BORDEL DE MERDE DE BITE A CHIER DE MERDE DE PUTE DE VEAU !

Il est sorti.

Je crois que j'ai hurlé.

Je me suis déchiré les biceps.

Il est vivant, il respire, je tombe assis et expulse une grande bouffée d'air. Le seau plein de chlorhexidine est là, devant moi, et j'y plonge la tête, avant de descendre un demi litre d'eau.

Des bouts d'utérus et de placenta pendent du flanc de la vache.

Tout va bien.

- Maman ?
- Oui ma chérie ?
- Il a dit quoi le vétérinaire ?
- Des mots médicaux. Qui ne s'utilisent que pendant les césariennes.

lundi 31 janvier 2011

FCO : continuer à vacciner, ou pas ?

Suite aux légitimes interrogations de Paysan heureux et de la quasi-totalité de ses collègues, voici un petit point sur la vaccination FCO. Je n'exprime là que mon point de vue, mais je vais essayer de l'argumenter au mieux.

Je ne reviens pas sur la description de la maladie, j'en ai déjà parlé, ainsi que de la campagne de vaccination et les amers souvenirs qu'elle m'a laissé.

Le préalable à toute discussion est un document très simple disponible librement sur le site de l'ANSES, l'agence nationale de sécurité sanitaire (qui a avalé, entre autres, l'ancienne AFSSA). Ce document de 7 pages est un avis suite à plusieurs questions sur la stratégie vaccinale à adopter sur la campagne 2010-2011. C'est suite à cet avis que le gouvernement a décidé de rendre la vaccination contre la FCO facultative et réalisable par les éleveurs.

Cela signifie qu'en pratique, cet hiver :
- la vaccination contre la FCO n'est plus obligatoire
- la vaccination contre la FCO n'est pas interdite
- la vaccination contre la FCO peut être réalisée par les éleveurs eux-mêmes.
- la certification de vaccination contre la FCO ne sera cependant obtenue que si les vétérinaires sanitaires vaccinent (on ne certifie pas ce qu'on ne fait pas soi-même).
- la vaccination et le prix des vaccins ne sont plus du tout pris en charge et sont donc à l'entière charge des éleveurs, dans un cadre libéral avec les vétérinaires (ce qui implique : tarifs libres).

Mais la vaccination reste indispensable pour exporter les bovins vers l'Italie, premier marché (et de très loin) pour les jeunes bovins français. C'est une exigence de l'Italie. Une vaccination certifiée reste donc indispensable pour les plus jeunes animaux, et à l'entière charge des éleveurs.

Corollaires divers :
- les vaccins sont vendus par flacons de 50 ou 100 doses. Si vous avez dix vaches (ou 60 !) et que vous voulez les vacciner vous-mêmes, cela vous coûtera une fortune par tête de pipe (sauf à s'arranger avec les voisins).
- les vétérinaires facturent à la dose, mais il faut les payer... et nous savons tous où en sont les comptes des éleveurs.
- les vétérinaires fixent librement leurs tarifs, et ils n'ont pas le droit de s'entendre sur les prix. D'où grogne des éleveurs et des vétérinaires, personne n'est content, c'est parfait.

La question que l'on me pose tous les jours est donc : "Et toi Fourrure, t'en pense quoi, est-ce que je vaccine ?"

L'avis des experts est très simple, je cite (mais je vous invite à lire le document dans son ensemble, il est très simple à comprendre) :

Toutefois, il est impossible d’affirmer que les sérotypes 1 et 8 du virus FCO ont disparu de l’Hexagone. Seule une épidémiosurveillance, passive et active, bien conduite, permettrait dans le courant de l’été de confirmer la circulation du virus ou, en fin d’année, de supposer l’absence de circulation virale. La détection, dans les semaines ou mois à venir, de résultats positifs avec des Ct inférieurs à 28, mettrait en évidence une éventuelle nouvelle circulation virale. Ainsi, bien qu’il n’existe pas de preuve d’une circulation virale actuellement (données disponibles en mai 2010, fournies par la DGAl), la présence récente du virus sur le territoire français continental, associée au faible taux de vaccination des ovins, permet au GECU d’estimer que la probabilité de circulation de BTV-1 et/ou BTV-8 en 2010 en France continentale est élevée à très élevée (8 à 9 sur une échelle de 0 à 9).

Au vu de la diminution très marquée du nombre de foyers de FCO entre 2008 et 2009, résultant d’une part de la campagne de vaccination 2008-2009 et, d’autre part, de l’immunité postinfectieuse consécutive aux épizooties de 2007 et 2008, une éradication de la FCO à sérotypes 1 et 8 du territoire français continental paraît possible dans l’avenir. Elle nécessite la poursuite des efforts déjà mis en place.

Etant donné la probabilité élevée de circulation du virus de la FCO en 2010 (estimée entre 8 et 9 sur une échelle de 0 à 9), les moyens à mettre en oeuvre sont les suivants : maintien d’un taux de couverture vaccinale le plus élevé possible chez tous les animaux réceptifs, quel que soit leur âge, et quel que soit le nombre d’injections vaccinales antérieures, et ce pendant au moins 12 mois supplémentaires. Il est recommandé de maintenir, durant la campagne 2010-2011, une vaccination généralisée des bovins, des ovins et des caprins (i.e. correspondant à un taux de couverture vaccinale de l’ordre de 80 à 90% pour chacune des espèces). Le taux de vaccination des ovins serait notamment à améliorer par rapport à celui de la campagne en cours 2009-2010. Il appartient au gestionnaire de décider des modalités permettant d'atteindre cet objectif vaccinal ; réalisation d’un effort particulier afin d’optimiser la couverture vaccinale durant la campagne 2010-2011 dans les zones où des foyers de FCO seraient identifiés en 2010 (i.e. dans les élevages atteints et leur voisinage) ; maintien de mesures de surveillance et de dépistage de l’infection chez les animaux réceptifs (cf. avis 2010-SA-0107 relatif à l’épidémiosurveillance).

Tout est dit.
Pour ma part, au vu de la situation dans ma région, je ne m'attends pas du tout à voir resurgir sérieusement la FCO dans les deux ans qui viennent. Mais l'immunité post-vaccinale (vaccin non renouvelé) et post-infectieuse va s'atténuer, et de nombreux animaux, qui n'ont jamais vu le virus ou le vaccin vont devenir de jeunes vaches... renouvelant le stock d'animaux "naïfs". Je ne m'attends pas à une nouvelle épizootie, mais plutôt à une situation endémique, avec des cas par-ci, par-là, une flambée de temps en temps et des cas sporadiques en tâche de fond.

Donc MA réponse aux éleveurs est la suivante :

Vous n'aurez pas de FCO d'ici un an ou deux, même si vous arrêtez de vacciner.
Vous avez vu ce que ça donnait quand un élevage se la prenait dans la poire, ce qui pourrait arriver d'ici trois ans ou un peu plus. On en saura plus d'année en année avec la surveillance.
Vous savez combien coûtent les vaccins.
Faites vos calculs selon vos moyens !

J'observe deux types de réactions :
Ceux qui ont eu mal, ou ceux qui ont eu peur, qui n'ont pas oublié combien ils ont désiré le vaccin, et qui continuent à vacciner.
Ceux qui n'ont pas souffert de la FCO, ou qui ont plus peur du vaccin que de la maladie (ici nous avons eu une grosse confusion sur la nocivité du vaccin, car nous avons vacciné trop tard, alors que l'épizootie était déjà déclenchée, entraînant une superposition de la maladie et de la vaccination, ce qui a poussé à voir dans le vaccin le responsable des dégâts - et puis il y a la paranoïa habituelle sur les vaccins).

L'AFSSA expliquait très bien dans ce document l'impact probable de la vaccination sur la reproduction. Un bilan avait été établi quelques mois plus tard. Je n'ai pas connaissance de documents plus récents. Mon expérience sur le terrain est très proche de celle décrite dans ces documents.

Pour réduire les coûts, nous vaccinons de préférence en réalisant d'autres opérations sur l'élevage (prises de sang etc). Nous groupons les tournées de vaccination. Et par ailleurs, nous continuons à réaliser des prélèvements sur tous les cas suspects, même peu suspects. Pour l'instant, tout est négatif, et ce n'est pas une surprise au vu des données 2010, qui sont excellentes (quasi aucun foyer clinique).

Je ne sais pas si cela peut servir de conclusion mais... dès qu'on me parle de vaccination FCO, j'ai juste envie de soupirer. Voire de m'enfermer dans un placard pour pleurer. Depuis le début de l'épizootie, il y a eu une cacophonie et des défauts de gestion qui ont conduit, d'une part à une relative inefficacité des mesures prises (notamment, cette vaccination trop tardive), d'autre part, à une tension sans précédents entre vétérinaires et éleveurs. La décision de rendre la vaccination facultative et à la charge des éleveurs n'est que la dernière pierre à ce foutage de merde, dont je suis bien persuadé qu'il est involontaire, mais parfaitement insupportable. Pour moi, dans dix ans, je suis persuadé que le seul souvenir qui restera de tout cela sera celui de la délirante dégradation de nos relations avec les éleveurs.

NB : c'est fou le nombre de documents auxquels on peut avoir accès. Évidemment, il faut savoir qu'ils existent. les sites des diverses agences, du parlement et du gouvernement regorgent de pépites !

samedi 18 décembre 2010

Au fil de l'eau...

... au fil des mots...

Les journées et les nuits s'enchaînent avec une fluide et trompeuse facilité, mais elles me laissent une étrange sensation de temps enfui. Pour la première fois, des ébauches de billets s'accumulent sur dotclear. Pas la tête à écrire. Pas la tête à réfléchir, je me laisse juste porter, balloté de cas tout bête en cas de merde, de petites joies en belles réussites ou en échecs.
Un chat qui sert de corde à nœuds à deux chiens. Hémorragie thoracique, décès en deux jours.
Une chienne de chasse qui se fait juste disséquer un muscle intercostal par une défense de sanglier, sans pneumothorax. Petit chantier là où je craignais un gros boulot.
Une anémie hémolytique des familles, qui vient tester mon dernier protocole immunomodulateur.
Un stagiaire de troisième qui n'imaginait pas qu'il y aurait des choses aussi tristes que des agneaux morts-nés ou l'euthanasie d'une vieille jument. Qui ne pensait pas non plus qu'un "grand" pouvait s'arrêter sur la route pour ramasser une grive en état de choc. Des fois que ça compenserait ?
Il n'imaginait d'ailleurs pas non plus le nombre de papiers que je peux remplir en une semaine. Surtout une semaine avec deux après-midi à faire des visites sanitaires bovines, un genre de questionnaire assez con, surtout chez les éleveurs à deux-trois vaches (pour les "vrais", encore, ça peut ouvrir des pistes de discussion).
J'apprécie beaucoup les conversations avec lui. Il a quoi, 14-15 ans ? Il est un peu en retrait, mais attentif. Branché. Je dois faire bien attention à ne pas oublier son âge, à préparer et débriefer. On ne sort pas indemne d'une première rencontre avec la mort toute nue, d'avec la douleur des gens.
De la prophylaxie, tranquille pépère, cerveau débranché, éviter les coups de pieds - prise de sang, tuberculine, puis vaccin. Routine, routine, confortable routine.
Une césarienne, un p'tit veau dans sa stabu, une perfusion ou deux, un cheval boiteux.
De la compta.
Du givre, de la flotte. Ne jamais oublier mon bonnet.
Ne pas oublier non plus que c'est une mauvaise idée d'aller râper des dents de chevaux quand il fait -2°C. Les entailles sur les mains et l'eau glacée, dur dur.
Tiens, une belle tentative d'arnaque. Je lui offrirai un billet. Des fois que ça puisse servir, ou faire sourire.
Le flot des consultations ne s'interrompt pas, des clients râlent : "oui, mais c'est vous que je veux voir." Je ne peux pas être partout.
Une bête consultation vaccinale, je détecte une masse abdominale, à explorer. Inquiétant. Je parie un hémangiome, une tumeur de la rate. Prise à temps, ce n'est pas méchant, comme le dit la pub.
Piro, piro et piro. Pour changer.
Ah et sinon, monsieur, oui, contre la leptospirose, votre chien aurait pu être vacciné. Il s'en serait très probablement sorti.
Pas comme cette IRC. Fin de règne. Fin de vie.
Belle polyarthrite auto-immune, je suis tout fier, j'ai trouvé une cellule de Hargrave. Beau diagnostic, docteur. J'en parle à tout le monde à la clinique, je suis tout content, et en plus, le chien va super bien. Auto-congratulation.
Je suis tout aussi content d'avoir sorti un pseudo-pit' de sa catégorie. Hop, plus de muselière ! J't'en foutrais du chien méchant.
Touiller du caca d'un effectif de chiens, diarrhée mucoïde un peu étonnante. La coproscopie : un art, un sacerdoce.
Brasser de la pisse, de la merde et du vomi. Pas étonnant que ma femme me demande de virer toutes les saloperies non identifiables et bizarrement macérées qui s'accumulent sur la bonde de l'évier. J'ai l'habitude, je suis vétérinaire.
Belle radio d'un thorax de chat avec de très moches métastases de tumeurs mammaires. Elle n'en a sans doute plus pour très longtemps. Sa propriétaire va s'enfoncer un peu plus dans sa déprime. Les curieux en apprendront plus ici et , et la verront .
Un couple d'anglais m'amène un chat à castrer. Ils aiment la sonorité du mot "châtrer". Étonnante conversation.
Et puis il y a ces souvenirs qui n'arrivent pas à devenir des billets, douleurs à mûrir, à accoucher avant de publier.
L'oreiller, le réveil.
Heureusement, il y a la splendeur des collines givrées, des couchers et levers de soleil d'hiver, toutes les boules de poils et les sourires, des clients, des ASV, des simples passants.

samedi 8 mai 2010

Hémorragie utérine

Quinze heures trente.

J'adore cette petite étable, nichée dans un col entre deux collines, juste en contrebas de la ferme. Huit blondes gargantuesques, deux belles génisses, et un joli veau déjà attaché près de sa mère. Un extracteur à fumier parfaitement vidé, de la paille fraîche, un parfum de foin et de vache. Un poil qui brille. Et une grosse flaque de sang derrière ma parturiente du jour. D'emblée, je doute de l'hémorragie utérine. Il est vrai que le veau est énorme, quoique la vache le soit aussi en proportion. Pas étonnant pour un "port" de 3 semaines. Ces bestioles gagnent 800g à 1kg par jour passé dans l'utérus au-delà du terme !

Les éleveurs, qui ont largement dépassé l'âge de la retraite, me regardent d'un air anxieux. On fait difficilement plus impressionnant, comme urgence, qu'une hémorragie utérine. Il m'a fallu huit minutes pour arriver dès leur coup de fil passé, et le vêlage n'a pas plus de vingt minutes. La vache ne souffle pas, ne tremble pas et se comporte normalement, aucun signe d'hypovolémie due à une hémorragie massive. Cette fois, cela va se passer sans gants. Il va me falloir détecter le point de fuite au milieu du chantier de fragments de placenta, d'amnios, de cordon, de cotylédons et de muqueuses plus ou moins enflammées et déchirées.

Exploration à gauche, exploration à droite : pas de déchirure vaginale. On peut donc, a priori, écarter la rupture d'artère utérine, ce monstrueux cordon du diamètre d'un doigt dont la déchirure peut entraîner une hémorragie tellement importante que la mort survient en quelques minutes. Je gagne encore quelques centimètres pour commencer à explorer le col, cette limite presque impalpable entre la granuleuse muqueuse utérine, ses cotylédons et son placenta, et la soyeuse muqueuse vaginale. Un tissu difficile à isoler, difficile à tenir entre les doigts lorsqu'il s'est effacé pour laisser passer le veau, lors d'une dilatation normale. Je ne sens rien, la muqueuse glisse et s'échappe sans solution de continuité. J'avance encore, mes doigts en crochet derrière le col, à la recherche de la source de l'hémorragie. Un cotylédon arraché, pourquoi pas, mais aurait-il pu justifier une telle flaque de sang ? Pas impossible. Je continue à chercher, pour trouver, juste derrière le col, au plafond à droite, une entaille dans la muqueuse et la musculeuse. La couche la plus externe de l'utérus, la séreuse, n'est pas entamée. La déchirure est de petite taille, elle n'est pas sur le col, pas de danger, d'autant que cela ne saigne presque plus.

C'est lorsque je retire mon bras du vagin de la blonde, sous le regard soulagé du couple de retraités, que mon téléphone sonne à nouveau. La clinique.

"C'est chez Pique. Une hémorragie utérine."

Genre... Je dois intervenir pour ce motif une fois par an à tout casser, et j'en aurais deux à moins de vingt minutes d'intervalle ? Et à vingt bornes d'ici, en plus !

Je me rince rapidement, rassure les éleveurs et file en refusant un café. Les pneus vont souffrir !

Ma première hémorragie utérine, je m'en rappelle comme si c'était hier. Comme du cours à l'école véto aussi. Il n'y avait pas grand chose à raconter sur le sujet, mais le prof avait développé la seule partie qui vaille : un savant calcul pifométrique sur le débit de l'artère, sur la pression sanguine et sur le volume sanguin d'un bovin. De quoi nous rappeler que même si la vache pisse littéralement le sang, on a quelques minutes pour intervenir. Les éleveurs le savent bien, de toute façon. Dans le cas d'hémorragie massive, mettre le bras dans le vagin, chercher la source du flot de sang et boucher le trou avec les doigts. Ensuite, appeler. Ne pas être seul. Pour ma première rupture d'artère utérine, justement, le gars était seul dans sa stabu. Il avait gueulé jusqu'à ce qu'un voisin, un parisien retraité dans sa résidence secondaire, l'entende et vienne voir ce qui se passait. C'est lui qui m'avait appelé, tout fier de pouvoir rendre service. L'éleveur avait attendu une heure, il avait du faire masser sa main pendant des dizaines de minutes pour récupérer de sa crampe. Sa femme, qui s'était chargée du massage, se moquait de lui sur le mode "des crampes de la main comme quand t'étais jeune !". Ils avaient une bonne cinquantaine, le parisien avait fait mine de n'avoir rien entendu en se concentrant sur mon travail, et moi j'avais éclaté de rire en jugulant l'hémorragie.

Je me suis garé devant la salle de traite, avisant le petit bonhomme derrière une grande Prim'Holstein, les bras couverts de sang, sa casquette sur le crâne, avec les bottes couvertes de caillots. Cette fois-ci, pas de doute, c'est une vraie.

"Hé Fourrure, ça saigne à gauche, mais j'ai le doigt dans le trou."

Moi, je ré-enfilais une chasuble de vêlage, toujours sans gants, attrapais ma pince à hémorragies utérines fixée à un aimant sur la carrosserie de ma voiture - toujours à portée de main - et disposais du fil, des aiguilles et quelques clamps. L'éleveur s'est retiré tandis que je pénétrais à mon tour, cherchant à tâtons la source de l'hémorragie. Grosse déchirure à gauche, des caillots de sang, un flux indéfini et assez léger, il faut que j'évacue ces premiers caillots pour relancer le saignement afin de mieux en cerner la source. Et là, ça ne rate pas : je gratte à peine avec les doigts et c'est mes bottes qui, cette fois, sont recouvertes de sang. La vache pousse un peu en sentant mes explorations vaginales, mais sans plus. Il me faut une dizaine d'essais pour caler ma pince d'une manière satisfaisante, stoppant net les flots d'hémoglobine. Avec ce genre de tâtonnements, la scène ressemble cette fois au tournage d'un film gore (à savoir, dans les films actuels, le sang ressemble vraiment à du sang - ce n'était pas le cas il n'y a encore pas si longtemps que ça, et ça reste ridicule dans pas mal de séries).

J'ai du sang plein les bras, évidemment, les petits caillots commencent à sécher sur les poils de mes avant bras mais je sens aussi les gouttelettes sur mon visage, dans mon cou, partout. Cette fois, il me faut recoudre. A l'aveugle, faire le tour de l'artère avec du fil, tout en traversant aussi les tissus vaginaux qui l'entourent pour que le nœud ne glisse pas, mais sans prendre trop de tissus annexes pour que ma ligature soit vraiment serrée. Car la pression est telle que le saignement risque de se poursuivre malgré mes nœuds. On m'a toujours dit de laisser la pince, mais j'aimerais, pour une fois, arriver à l'enlever à la fin de mes sutures.

Vingt minutes et un demi seau de sang plus tard, j'abandonne le projet de récupérer ma pince à la fin de l'intervention : malgré mes nœuds, ça se remet à saigner dès que je la desserre. Comme d'habitude, je la noue avec une ficelle à la queue de la vache, pour qu'elle ne tombe pas dans le fumier lorsqu'elle se détachera. Il ne me reste plus qu'à suturer la muqueuse vaginale, avec mes doigts crampés à force de manœuvrer dans un espace aussi étroit, me piquant et me coupant avec les aiguilles, serrant les nœuds sur les jointure des mes articulations, le tout en répondant par l'affirmative aux commentaires du style : "mais vous n'y voyez rien là-dedans Fourrure".

Mais je n'ai pas besoin d'y voir, je sens.

Deux jours plus tard, je reviendrai enlever ma pince, parce que j'en ai déjà perdu deux malgré mes précautions. Je ne m'étendrai pas sur ce jour là, où je pensais passer 5 minutes mais où je suis resté une bonne demi-heure car l'hémorragie a repris de plus belle lorsque je l'ai desserrée - cela ne m'était jamais arrivé, deux jours après. Cette fois, j'ai carrément suturé la pince au vagin, je reviendrai la chercher à l'occasion. J'ai mis un plus petit clamp, et j'ai écris, sur la boîte de césarienne qui est censée le contenir : "manque une pince, cf. Pique 3564".

dimanche 25 avril 2010

Torsion de minuit

Minuit.

La vache est coincée entre une barrière et le mur d'une vieille annexe de l'étable, mangeoire de pierre et râtelier de bois tordu. Un épais tapis de paille fraîche, la lumière de deux grosses ampoules jaunes. Il fait doux, presque chaud. Un chaton miaule, quelque part dans une botte de foin. La blonde pousse depuis des heures, mais sans résultat, une bonne grosse vache qui en a vu passer d'autres et qui ne devrait pas avoir besoin d'aide. Qu'est-ce que je vais trouver cette fois-ci ? Les vêlages s'enchaînent et ne se ressemblent pas, à un rythme éreintant, sans trêve ni relâche. Pour le repos, on verra dans quelques semaines.

Je gagne à nouveau la douceur vaginale, silencieux et trop fatigué pour discuter. J'ai peut-être prononcé quelques automatiques banalités, mais ma tête est ailleurs, au bout de mon bras, au bout de mes doigts qui explorent le vagin puis le col, alors que la vache reprend ses efforts. Je ne suis pas vraiment concentré, juste confiant et détendu. J'aime faire vêler dans cet élevage. De toute façon, avec un bassin pareil, peu importe ce qu'il y a au fond, il ou elle sortira par les voies naturelles. Je parie sur une torsion.

Mon bras s'enfonce et ma main dévie dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, puis se pose sur la tête du veau encore enveloppée dans les membranes placentaires. Il est vivant, j'ai un bon appui, cela devrait aller vite. L'utérus et sa centaine de litres de chair de veau, de glaires et d'humides membranes, suspendu par deux ligaments trop lâches, s'est vrillé. La torsion rétrécit le passage et empêche la sortie du veau, mais, coup de chance, le col semble dilaté.

La blonde souffle et pousse, se tortille et piétine, l'éleveur tient sa queue tandis que je pose ma main bien à plat sur l'encolure. Celle du veau. Sa mère doit peser ses 700kg, j'ai de la chance d'être grand...

C'est un coup à prendre, une habitude, un mouvement puissant et continu que j'achève d'une dernière poussée, utilisant la force du bras et celle du dos tout à la fois. Un instant cette fois-ci, une dizaine de minutes parfois. Comme d'habitude, je ne me suis pas échauffé. Comme d'habitude, je risque la déchirure... Pas pour ce soir. Un dernier basculement et le veau se retrouve dans l'axe, les pattes en bas, la tête entre les genoux, je perce la poche et laisse venir les fluides au rythme des contractions. Le col est bel et bien dilaté, le passage très large, je parie sur une femelle, d'une jolie taille mais sans excès. Elle passera.

Mes mains sur ses canons, je sens ses tremblements, de petits mouvements spasmodiques comme si elle secouait la tête. Il ne va pas falloir tarder. Douceur et puissance, je tire les onglons à la vulve, petits sabots d'un jaune et blanc d'ivoire humide sur un poil gluant, au parfum d'une douceur écœurante. Un peu de sang et beaucoup de liquide amniotique sur ma chasuble, le long de mes bras. Il fait bon, il fait doux, je suis bien, si bien, là, à maintenir ce nouveau-né tandis que l'éleveur court chercher les menottes de vêlage que j'enroule autour de ses membres. La prise est solide. Il met le palan en place tandis que je fais passer, tout en lenteur, le col de l'utérus au-dessus du la tête du bientôt-né. Ses onglons sont maintenant bien sortis et je me suspends aux cordes, le corps parfaitement droit, les pieds calés dans la litière entre les postérieurs de la vache. Je m'imagine tenir les suspentes d'un cerf-volant, je ne fais aucun effort, la tête à 70cm du sol, presque horizontal, tirant vers le bas et vers l'arrière en suivant les contractions de la mère. Au-dessus de moi, à un petit mètre de mes yeux, je vois les lèvres de la vulve s'écarter sur celles de la velle, un bout de langue, puis un nez humide et un mufle couvert de glaires, des yeux, un front, des oreilles... L'éleveur se dépêche de mettre le palan en place, mais c'est inutile, le veau sort sous la traction de mon poids, tandis que je replie un peu les jambes pour éviter de tomber.

Passent les épaules puis le thorax, l'éleveur a lâché son palan dans la paille et s'apprête à recevoir les postérieurs du bébé tandis que, accroupi, je réceptionne le nouveau-né. Une inspiration, une expiration humide et muqueuse, elle secoue déjà la tête alors que nous la suspendons pour éliminer les dernières glaires. Sa mère râle et mugit, appelle et regarde derrière elle les deux bipèdes occupés aux premiers soins.

Une dernière plongée dans la matrice, désormais vide, un peu de sang, un col parfait, un vagin souple, sans déchirure, des artères intègres, je peux rentrer me coucher, après un dernier regard une fois la vaisselle terminée. La velle tente déjà de se lever, sa mère bave et mousse en la léchant d'un air halluciné, nous surveillant du coin de l'œil tandis que les chiens se pelotonnent sur un lit de paille, derrière le mur. Une chouette appelle. Le chaton miaule encore dans sa mangeoire. Les veaux dorment, deux me contemplent d'un air... bovin. Au lit.

mardi 12 janvier 2010

Neige

Pyrénées enneigées

Les p'tits vieux du coin disent que ça fait vingt ans qu'on n'a pas vu pareille neige. D'après moi, ça en ferait plutôt trois ou quatre... mais il ne faut pas contrarier les petits vieux, ils pourraient avoir raison. D'ailleurs, la dernière fois, je n'avais pas du mettre les chaînes. Là, pas moyen d'y couper. Le premier jour, ça allait encore bien. Un petit trajet dans la nuit de jeudi à vendredi m'avait convaincu que la journée du lendemain serait tranquille : annulation de rendez-vous en pagaille à prévoir !

En réalité, il ne m'a fallu qu'un dizaine de minutes pour descendre de ma colline, soit à peine le double du temps nécessaire. Je ne compte pas les pauses photo, bien entendu. J'étais le premier, ou quasiment, à fendre l'épaisse couche de neige, observant la vaguelette de poudreuse autour de mes roues, savourant le silence et le léger blizzard, contemplant avec gourmandise les petits cristaux s'accumuler sur mon pare-brise dès que je coupais le contact. Il y a un plaisir soyeux à se lover dans la vieille carlingue de sa voiture au milieu d'une gentille tempête de neige.

C'est finalement en arrivant dans la petite ville où se trouve ma clinique que j'ai du monter les chaînes. Le passage des voitures avait lissé le verglas, et il faisait trop froid pour que le sel soit d'une quelconque utilité. Cela faisait... bien longtemps que je n'avais pas du jouer au montagnard. ¾ heures pour faire un montage capable de tenir la route, c'est un mauvais score. Qui aura au moins eu le mérite de faire rire mon pyrénéen d'assistant.

Pour ce qui est des rendez-vous, en tout cas, j'avais raison. Personne à l'horizon, le parking est immaculé, la lueur de la croix bleue peine à illuminer la neige qui la recouvre avec de plus en plus d'insistance. Le téléphone ne cesse pas de sonner : annulation, annulation, vêlage, annulation, veau à perfuser, annulation, annulation, annulation, proposition de prendre le meilleur forfait de portable de l'année, annulation, et puis, enfin, le silence. Je suis seul dans le bâtiment, notre salarié fait une bataille de boules de neige avec la secrétaire sur le parking, et je la vois bien qui guette ma sortie de la clinique avec sa réserve planquée derrière ma voiture. Cette après-midi, on va assurer le service minimum. Apparemment, ses amis organisent une partie de luge sur barque et capot de voiture dans les collines environnantes, il n'y a plus de rendez-vous, les visites sont faites, je vais laisser la clinique à notre assistant, il prendra la garde. Demain, on inversera puisque c'est moi qui assurerai l'astreinte du week-end.

Le vacarme des chaînes sur le bitume déneigé cède très vite le pas au cliquetis discret des pistes enneigées. J'ai esquivé la dernière boule de neige avant de rater mon lancer. Sur les routes, je ne croise que 4x4, tracteurs et indémodables C15. Tout est fermé, je vois passer une infirmière et un médecin, quelques éleveurs, dont un occupé à sortir un Express du fossé. Je sens que la vieille bataille C15 vs Express vient encore de passer une manche. Je ferai la rurale sur ma moitié du canton, mon assistant, que nous appellerons Matthieu, ce qui m'évitera d'user de « salarié » et « assistant » à tout bout de champs, gèrera le reste. Grâce soit rendue aux inventeurs des téléphones portables.

Il y a une bonne humeur tranquille et imperturbable dans ces jours neigeux. Bien entendu, il y a les râleurs et les mécontents, certains à juste titre. Mais il y a surtout les gens patients et les enfants, les émerveillés, les grands malades fonçant dans les descentes gelées sur leurs luges improvisées, un plaisir immédiat, toute une petite population tranquille, en attente.

Pyrénées enneigées

Le samedi passe aussi tranquillement que le vendredi. Je jouis avec discrétion de la sensation de puissance procurée par les chaînes magiques qui m'offrent l'accès à toutes les fermes et villages quand la plupart des voitures restent au garage ou dans le fossé. Le dépanneur ne semble pas s'ennuyer, lui. Pour ma part, je vais rester à la clinique ce midi, vue la longueur du trajet. Un client, qui avait finalement amené son chat à castrer ce matin, est revenu le chercher en skis de fond, mais avec chaussures improvisées, ficelées et scotchées. Je fermerai à 17h, ce qui me permettra de revenir à 18h30 lorsqu'un client m'appellera en urgence pour un chat blessé. Les chaînes sous la neige et dans la nuit, c'est encore mieux que les chaînes sous la neige et dans le jour blafard.

Mais cela reste sans égal avec la journée de dimanche et son extraordinaire soleil, alors que la température reste sous la barre des -5°C. Les visites deviennent un régal, les vêlages autant d'occasions de parcourir les chemins auxquels l'hiver et la glace offrent une nouvelle naissance, brillante et éclatante avant le dégel boueux. La neige m'offre aussi cette petite fierté de venir dans les hameaux isolés, brinqueballant et souriant, donnant des nouvelles et portant, même, le pain à un voisin. Il y a une certaine classe à plonger ses bras dans une vache en ne portant que son T-shirt sous sa chasuble de vêlage, bonnet vissé sur le crâne.

Sang et amnios sur la neige.

La neige redonne à mes visites et à mes consultations leur valeur de service en leur ôtant leur triste banalité : l'angoisse de ne pas avoir le véto parce qu'il ne pourra pas venir fait renaître une bonne humeur et une gratitude qui me manquent parfois. Tout le monde est avide de nouvelles locales alors que les routes ne sont coupées que depuis deux ou trois jours, et chacun est curieux de savoir comment s'en sortent les vaches d'untel ou les chevaux du voisin. Une certaine serviabilité ressurgit spontanément, qui n'était jamais loin mais que la distance créée par la perte de l'esprit de village et de voisinage avait dissimulé. La solidarité fait sourire, mais il me semble parfois que nombreux sont ceux qui aimeraient bien avoir l'occasion de faire quelque chose, et qui par défaut se rabattent sur la générosité tv-guidée.

Alors, la neige, c'est une occasion qu'il ne faudrait pas manquer.

« Mais, quand même, vous croyez que ça va durer ? »

lundi 30 novembre 2009

Première fois : Tétanie

Un magnifique soleil de juillet.

Une superbe cour de ferme, son herbe verte, sa petite étable et son muret en pierre sèches, ses quatre vaches attachées à la chaîne.

Un papy, avec pipe et béret.

Un veau, un gros broutard charolais, couché sur le flanc, un poil immaculé, des membres tétanisés.

Un jeune véto, à peine sorti de l'école, second rempla, qui tourne autour du bestiaux, ausculte, écoute, manipule.

Je n'en menais pas large. Je me disais justement que je développais l'art de tourner autour du pot, enfin du veau. Ma blouse cachou n'était pas trop propre, mes bottes déjà bien vieillies par les campagnes de pique, mais n'empêche, je ne pouvais pas l'ignorer : là, je ne faisais pas illusion. Et je n'avais aucune idée de ce qu'il foutait, ce veau. Le papy tirait sur sa bouffarde sans piper mot, sa femme observait de loin, par la fenêtre de sa cuisine. A contre-jour, je ne pouvais que la deviner. Le veau roulait des yeux affolés, panse gonflée sans plus, tremblant et soufflant comme un cheval affolé.

Dans ma tête, j'énumérais. Tétanos, méningite, ESB (et puis quoi encore ?), botulisme, tétanie d'herbage, fièvre vitulaire (et pourquoi pas la rage tant qu'on y est ?), nécrose du cortex cérébral, je voyais encore le prof sur son estrade, entamant son cours de petaucasquologie. Expliquant qu'il y avait bien toute série d'entités pathologiques neurologiques chez les bovins, mais que l'examen clinique étant ce qu'il était avec ces bestioles, en général, on tournait en rond autour des probabilités.

N'empêche.

Ça faisait bien une demi-heure que je tournais en rond, justement, en marmonnant pour me donner une contenance (échec avéré), posant et reposant mon stéthoscope ou enfilant mon gant de fouille, constatant et éliminant. Une tétanie d'herbage, forcément. Je n'en avais jamais vu, ça n'avait pas l'air de coller avec mes cours au niveau épidémiologique, mais le reste était encore moins probable. Alors ?

Alors je décidais finalement de passer un coup de fil à un confrère que j'avais remplacé quelques semaines plus tôt, qui me confirma sans hésitation mon diagnostic et orienta mon traitement.

Je décidais finalement de l'expliquer au papy dont le silence et la pipe me mettaient profondément mal à l'aise. Perfusions, injections, une tentative de "il sera debout dans quelques heures" qui se voulait assurée... Assuré du diagnostic, finalement, je l'étais, malgré toutes ces hésitations. Un peu moins sur l'évolution pratique de la chose, mais bon... je trouvais le silence était encore pire que le risque de dire des âneries.

Je finis par oublier le veau.

Quelques semaines plus tard, alors que je remplaçais à nouveau ce confrère, je vis arriver à la clinique un papy, sa pipe et son carnet de chèque. Le visage fermé, le sourcil sévère.

A nouveau, je n'en menais pas large. Je n'osais pas demander. Peut-être venait-il pour autre chose ? Le souci avec les remplacements de courte durée, c'est qu'on ne suit pas du tout les animaux soignés. Le vieux véto qui venait de repartir en vacances avait peut-être eu des nouvelles, mais il ne m'en avait pas parlé. Il faut dire qu'avec mon courage et mon intrépidité, j'avais soigneusement oublié le veau tétanisé. Déjà, il ne m'avait pas rappelé pour m'engueuler. C'était bon signe, non ?

"M'a coûté cher ce veau !
- Oh ben une visite, une perfusion et quelques médicaments..."

Cela ne me semblait pas si cher, sauf s'il était mort ?

"C'est qu'j'ai appelé un autre véto, vous voyez."

Horreur.

Décomposition livide.

Tétanie.

Les dix secondes de silence les plus longues de ma courte carrière.

Il fallait trouver quelque chose à dire.

Au pire, croasser : "ah ?"

"J'ai app'lé l'docteur Dubois, l'est pas un habitué d'chez moi mais l'est là d'puis longtemps.
- Ah ?
- Oui, ben z'aviez raison, alors j'mescuse, pour l'veau l'a dit pareil que vous, tétanie d'herbage, et l'a pas fait plus d'piqure, vu que c'était bon. Mais l'a fallu payer sa visite hein."

Alors la coco, c'est pas mon problème. Tu ne veux pas que je la paye, non plus ?

Du coup, retour de l'assurance et du sourire, un poil crispé quand même. Baisse de rythme cardiaque.

Essayer de ne pas sourire trop largement quand même, histoire de ne pas le vexer.

Et puis, finalement, l'était pas si chère que ça, cette visite...

dimanche 30 août 2009

Archéologie

C'est plus fort que moi. Tout gamin déjà, mes parents avaient intérêt à être très vigilants lors des visites de ruines et autres vieilles baraques : je disparaissais sans un mot au détour d'un couloir pour franchir, avec un frisson d'exaltation, les cordons en velours bordeau ou les chaînes en plastique rouges et blanches, les panneaux "interdit au public" ou "accès réservé". Farfouiller dans les vieux châteaux forts, explorer les catacombes et les citernes, découvrir, avec une satisfaction stupéfaite, les caches d'armes de la résistance qui se transmettent comme des héritages familiaux. Le premier déclic a sans doute été cette grand-mère, qui, un jour, m'amena dans les combles de sa demeure pour faire glisser un panneau d'isolation et révéler des mitraillettes, des pistolets et des grenades conservés dans la graisse. "Pour le jour où ils reviendront, gamin, toi, tu sauras où elles sont."

Bon, en fait, je ne sais même pas où se trouve cette maison.

Ma gratitude éternelle aussi à ce curé qui m'a permis d'aller visiter le clocher et les étages d'une grande église de village...

La fascination est restée. Pas pour les armes, mais pour cette histoire cachée, ces petits mystères qui donnent à l'enfant l'impression d'être le dépositaire d'un secret réservé, un initié.

Aujourd'hui, les années ont passé, et je ne franchis plus les cordons en velours bordeaux et les chaîne en plastique rouge et blanches. Je sais que je ne pourrais plus compter sur l'indulgence des grands envers les sales gosses qui jouent et jouissent de l'immunité des anges. Par contre, je ne manque jamais une occasion de visiter les recoins de ces vieilles baraques dont les étages, parfois, n'ont pas été foulés depuis une décennie, à la recherche du chaton perdu de la grand-mère en déambulateur. Le frisson me saisit toujours lorsque je vois la marque de mes pas dans la poussière des combles...

C'est aussi une joie d'enfant qui ressurgit lorsque, parfois, je contrôle les antiques armoires à pharmacie de mes clients les plus âgés. Rien n'a été jeté, et, parfois, traîne une prescription d'un confrère depuis longtemps décédé, une boîte d'un laboratoire oublié, une publicité aux slogans désuets.

Météorifuge

Coophavet existe toujours. Mais pas cette référence rouge et blanche, cette boîte de météorifuge qui m'a valu les regards amusés d'un grand-père dont l'étable possède ce parfum de mon enfance devenu si rare. Je lui en avais fait la remarque. Il n'avait, d'abord, que sût répondre. Puis il avait admis que, depuis cinquante ans, rien n'avait changé. Cette boîte de médicament, je l'avais trouvée dans le petit placard situé près de la porte entre la cuisine et l'étable.

Des couleurs passées, un graphisme désuet, un nom inconnu et une formidable date de péremption : 1982. J'avais d'abord ouvert tout cela en constatant la parfaite conservation du médicament. Un traitement vieux comme le monde, destiné aux météorisations spumeuses, ces affection de la panse des bovins dues, en général, à la consommation de fourrages ou plutôt d'herbe jeune. Celle-ci contient parfois une grande quantité d'agents proches du savon entraînant la formation d'une mousse dense et épaisse qui perturbe le fonctionnement ruminal. Le traitement, assez moyennement efficace, consiste en l'administration d'huile, qui va faire exploser les micro-bulles. Une histoire de tension de surface. Certaines huiles seraient meilleures que d'autres, c'est bien là-dessus que joue le Météorifuge et son descendant, toujours utilisé à l'heure actuelle. Ceci étant, je pense que de l'huile de friture conviendrait aussi...

Météorifuge : notice

Le logo est passé de mode, bien entendu, et les petits dessins signalant les espèces ciblées également. Il suffit de visiter le site actuel du laboratoire pour apprécier l'évolution graphique. Mais ce qui me charme le plus reste la tournure désuète de la notice. Désuète certes, mais extrêmement claire : les explications sont simples et intelligibles pour tout un chacun, ce qui n'est d'ailleurs pas forcément le cas de l'actuel descendant du Météorifuge. Les recommandations, notamment, expliquent un phénomène peu intuitif et pourtant important. Les associations thérapeutiques conseillées ont aujourd'hui disparues. Bien entendu, elles ne concernent que des médicaments du même laboratoire... Quant à la conservation indéfinie en ampoule d'origine non entamée, à l'abri de la lumière, à une température modérée, elle a été remplacée par un avertissement : ne pas conserver à une température supérieure à 25°C.

dimanche 23 août 2009

Convulsions

Je n'allais avoir que quelques minutes pour réagir.

Dans l'obscurité tombante, je me dirigeais vers la salle de traite d'où l'éleveur, dans le vacarme des machines, ne pouvait certainement pas m'avoir entendu arriver. Un bruit étrange m'avait détourné vers la stabulation. le genre de bruit qu'on n'aime pas entendre et qui rehausse d'un cran le niveau de l'urgence.

Il m'avait appelé parce qu'une de ses vaches "s'était subitement mise à trembler".

Étendue sur le sol de la stabulation, il y avait une bête en convulsions. Des convulsions comme je n'en avait encore jamais vu sur un tel animal, ces convulsions de chien ou de chat en crise d'épilepsie, ou empoisonnés. L'écume aux lèvres qui s'accumulait sur la terre battue, l'alternance tono-clonique classique sur les membres, colonne vertébrale en extension maximale. Ses jugulaires dures comme des canalisations en PVC, et la panse qui commençait à gonfler. Les plaintes incessantes de la souffrance absolue, celles que l'on n'entends presque jamais.

Elle n'allait sans doute pas en avoir pour longtemps, mais si je devais lui donner une chance, il allait falloir être rapide. De toute façon, il n'y avait pas trop de possibilités. L'empoisonnement paraissait improbable, l'épilepsie possible, mais je n'y ferais rien et elle se résoudrait d'elle-même rapidement, l'AVC je ne pourrais rien y faire non plus, mais une bonne mammite ou une méningite, ça restait dans mes cordes. Si le cœur ne lâchait pas : son rythme était tout sauf normal.

40.6. De la fièvre ou le fruit des convulsions ?

Une photophobie douloureuse. Méningite ou aucune signification ?

J'essayais de la traire pour observer son lait, en tentant d'esquiver les convulsions de ses membres postérieurs. Il semblait normal. A priori, pas de mammite.

La vache restait consciente, ça éliminait l'épilepsie et probablement l'AVC.

Corticoïdes, anti-inflammatoires, antibiotiques, perfusion hypertonique, et sédation, avec tous les risques que comportaient ces thérapeutiques. Avais-je le choix ? Les seringues s'accumulaient à côté de la vache tandis que j'injectais dans ses monstrueuses jugulaires. L'éleveur était dépassé, m'avait confirmé qu'elle n'avait pas pu s'intoxiquer. Je lui parlais de méningite, un mot suffisamment effrayant pour qu'il me laisse intervenir sans m'interrompre. Il était question de minutes, et il était sans doute déjà trop tard.

La sédation commençait doucement à faire effet, les convulsions étaient déjà moins violentes. Je n'avais jamais vu un animal de 600kg victime d'une pareille crise. C'est déjà impressionnant lorsqu'un carnivore en est la victime, c'est tout simplement spectaculaire lorsqu'il s'agit d'une vache adulte.

Et il allait falloir tenter de la sonder, maintenant, pour éliminer les gaz accumulés dans sa panse à cause de sa position étendue : elle ne pouvait pas roter, les bactéries continuaient leur travail et la pression augmentait, gênant la respiration et la circulation sanguine. Manque de bol, pas moyen de passer la sonde qui se bloquait quelque part dans son réseau sans atteindre la panse. Nous avons tenté de la redresser alors que ses convulsions se calmaient sous l'effet du sédatif. Peine perdue : en quelques balayages elle retombait sur le flanc.

La tirer avec le tracteur sur la pente toute proche ? Pourquoi pas, mais je craignais que le stress - elle était toujours consciente et je n'osais pas forcer la dose de sédatif - ne la tue. L'éleveur avait enfin l'impression de pouvoir servir à quelque chose, mais...

Fibrillation.

Mort.

La nuit était tombée, et le tracteur n'aura pas eu le temps de servir...

vendredi 12 juin 2009

La cheminée

C'était l'une de ces fins d'après-midi glaciales du mois d'avril. Un dimanche, de préférence. Loin de chez moi, loin du confort de mon salon, du radiateur. Loin du printemps.

Ce matin même, on y avait presque cru, au printemps. Puis une pluie finie et pénétrante, têtue, était venue briser nos illusions.

"Il est né ce matin, j'ai vu sa mère le lécher, alors je suis remonté à la maison. Je suis repassé vers 5 heures, et j'ai vu qu'il ne bougeait plus. Je l'ai remonté dans le godet du tracteur."

Le veau est étendu, la tête en arrière, les yeux révulsés. Il tremble. Pas de réflexe pupillaire, un cœur correct. Même pas douze heures d'âge et déjà en hypothermie. Mon thermomètre se déclenche à 33.5°C.

Là, il ne s'est pas allumé.

"Il est en train de crever de froid, votre veau."

Un peu comme moi, mais en pire. Ça, c'est du diagnostic.

"Il va me falloir un seau d'eau chaude, très chaude, et des bouillottes, des bidons plein d'eau bouillante, de la paille, ensuite."

Il n'est pas déshydraté, mais il est forcément en hypotension, et en hypo-tout, d'ailleurs. Une perf de salé, avec du sucre. J'ajoute des corticoïdes dans le flacon, un antibio, en couverture. Un peu de vitamine E, parce que. Avec un bolus d'hypertonique dans la veine. Quitte ou double.

Le gars revient, avec son seau d'eau dans lequel je plonge mon flacon et le serpentin de deux perfuseurs montés en série - pour que le liquide reste le plus longtemps dans l'eau chaude avant d'atteindre sa jugulaire. L'éleveur me regarde comme un veau nouveau-né regarde son premier chat : curieux, voire fasciné, mais complètement perdu. Il me le dira, plus tard : il n'avait jamais entendu parler de perfusions de sucre. Et mes tuyaux interminables, vissés les uns aux autres ! Système D vétérinaire : l'un des charmes du métier. Démerde-toi pour sauver des vies, bricole, trafique, tant que ça marche !

Évidemment, il m'a aussi apporté deux bouteilles d'eau bouillante, comme si 3L d'eau allaient réchauffer un veau de 50kg. Je n'ai rien dit, je les ai posées contre le bébé. De toute façon, je vais avoir 20 minutes à tuer, le temps de passer cette foutue perfusion. Pas trop vite. Si j'arrive à poser l'aiguille dans cette foutue jugulaire de veau en hypotension !

Qui ne réagit même pas, d'ailleurs.

Vingt minutes pendant lesquelles je vais expliquer à l'éleveur que les bouillottes, c'est au moins 40 litres. Il doit bien y avoir des bidons qui traînent ? Que les médicaments et les perfusions, c'est sympa,mais qu'il a surtout besoin de chaleur. Que sa mère n'a pas du le lécher tant que ça, qu'il est resté trempé sous cette pluie glaciale, dans la boue, qu'il n'a sans doute pas téter, qu'il est peut-être un peu hypothyroïdien, c'est fréquent dans la région. S'il vit, on lui filera de l'iode et du sélénium. Oui oui, plein de vitamines, ce sera super mais ce n'est pas ça qui le sauvera, monsieur...

Vingt minutes au bout desquelles je me relève difficilement, les jambes coupées par la position accroupie. J'ai passé ma perf, le veau a l'air toujours aussi mourant, toujours aussi glacé.

Et lui, il me regarde en se frottant les mains. Apparemment, le message du volume des bouillottes n'est pas passé. Trop délicatement suggéré, sans doute, alors j'y vais plus carrément.

"A l'intérieur, ce serait bien, aussi. Dans le garage, contre la chaudière, c'est possible ? Ou alors, vous avec un feu allumé ?"

Il me regarde avec de grands yeux effrayés, alors que je retourne à ma voiture pour rédiger l'ordonnance inutile indiquant les temps d'attente avant consommation de la viande d'un veau qui va mourir cette nuit.

Il attends.

"Vous avez un feu allumé ?
- Oui, oui, vous voulez un café ?"

OK.

Je suis fort, je suis un homme, je suis vétérinaire.

Je prends le veau dans mes bras. Il pends comme un cadavre, mais un cadavre qui respire. Le poids des corps morts. A mon avis, c'est un nouveau-né de... au moins 100kg !

Les yeux de l'éleveur roulent.

Je prends le chemin de la maison, il trottine à mes côtés. Ce veau pèse le poids d'un âne mort, mais, je suis vétérinaire, je suis un homme, je suis fort, je souris l'air de rien, en apnée. Foutue montée ! Cette maison est au moins à 10km ! 500 mètres de dénivelé entre la stabulation et le seuil de la porte !

Deux minutes plus tard, l'éleveur ouvre cette foutue porte d'entrée et se glisse devant moi. Il a l'allure de celui qui subit. Une autre porte. Un véritable sas avant le salon, sa grande cheminée en briques, presque un cantou. J'y pose le veau après avoir balayé le tisonnier avec ma botte boueuse.

Il y a un cadavre dans la cheminée de madame. Un cadavre de bovin, en plus. Mais un cadavre qui respire !

"Mais il va crever, oui !
- C'est très probable, madame, et s'il survit, il aura sans doute des séquelles, mais s'il reste dehors, il mourra, il est en hypothermie, il faut le réchauffer, il fait trop froid là-bas."

Monsieur a déjà presque disparu sous la table.

Une magnifique table en chêne parfaitement cirée, sur une superbe tommette impeccablement entretenue. Un chemin de table sans un pli. Des cuivres rutilants. Une cheminée sans poussière. Des petits chaussons, dans le sas. Les traces de mes bottes boueuses. Un cadavre de veau qui respire dans la cheminée. Je tiens à cette respiration.

Et puis, j'aurais mieux fait de passer cette perf' ici, il fait bon.

Personne n'ose rien dire. Je profite honteusement de mon aura de véto pour imposer ce nouveau-né ici. Dans cet univers éloigné d'au moins 100km de la stabulation. Au moins.

Et je m'éclipse.

Il aura survécu, finalement. L'éleveur m'en parle encore. Sa femme, je ne l'ai pas revue, pour le moment. Le veau est resté une nuit au chaud. Sa nièce est passée le soir même, quelques heures après moi. Elle a suggéré de prendre des photos du veau dans la cheminée. Il a refusé : pas envie d'avoir des souvenirs d'un veau mort dans sa maison.

Il le regrette, maintenant. Le veau a survécu, se porte parfaitement bien, et sans séquelle, s'il-vous-plaît.

Ma perfusion de chlorure de sodium additionnée de dextrose et son double serpentin sont devenus célèbres dans le canton. En plus, j'avais mis une vitamine conditionnée avec un colorant rouge, dedans, la couleur rouge, c'est trop classe.

Parfois, on réalise de véritables exploits diagnostiques ou chirurgicaux. Personne n'est là pour les apprécier.

Et d'autres fois, on bricole un truc avec deux bouts de plastique et on commet l'inconcevable. Franchir une porte avec un veau. Et tout le monde vous en parle.

Allez comprendre.

samedi 23 mai 2009

Fil de fer

La plupart du temps, l'éleveur m'appelle parce qu'elle a le dos voussé, ou qu'il la trouve patraque, ou qu'elle ne fait plus de lait. La fameuse chute de lait, premier symptôme de la vache laitière malade, celui qui ne veut rien dire, sinon qu'elle est malade.

Lorsqu'on la regarde de loin, elle a cette attitude plus ou moins marquée du bovin qui souffre. C'est souvent discret. Une raideur dans la démarche, une respiration un peu trop rapide, un peu trop appuyée. Parfois, elle se tient là, au cornadis. Ou au milieu de la stabulation, patiente. Elle a sans doute le dos voussé, mais ce n'est pas systématique. Le plus souvent, elle ne rumine plus, ou beaucoup moins que la normale. Sa tête allonge son encolure, très raide. Au pire, elle a la bouche ouverte, et bave.

Souvent, elle a un petit 39.1, ou pas de fièvre du tout. Par contre, en général, elle ne mange pas. Pire, elle ne rumine plus. Ou mal. Par contre, un transit digestif se maintient.

Lorsqu'on l'ausculte, le plus souvent, on ne trouve pas grand chose. Une fréquence cardiaque trop élevée, un reflux jugulaire marqué. Sa panse fonctionne au ralenti, ou pas du tout, répondant à l'arrêt de rumination.

En général, elle vient de vêler, mais ce n'est pas systématique.

Avec les corps étrangers, rien n'est systématique.

Corps étranger ?

Fil de fer. Barbelé. Ou tout autre bout de ferraille, clou, cavalier, n'importe quoi. Un rumen, plus communément appelé panse, c'est comme une grosse machine à laver qui brasse des millions (milliards ?) de bactéries et de fibres végétales, un gros incubateur destiné à digérer ce qu'aucun mammifère ne peut digérer : l'herbe et ses glucides complexes. Les micro-organismes digèrent ce que la vache avale, et la vache digère les micro-organismes. Le souci, c'est que lorsqu'une ferraille se balade là-dedans, elle a tendance à aller se planter dans la paroi du réseau, petit pré-estomac attenant à la panse. Le fil de fer se plante, et au fil des contractions, s'enfonce dans la fine paroi du pré-estomac. Derrière, il y a la cavité abdominale, et le foie. Heureusement pour les bovins, leur organisme possède des capacités exceptionnelles de cicatrisation. Sans doute pour compenser leur tendance à avaler n'importe quoi... La fibrine, fruit de la réaction inflammatoire, est souvent capable d'emprisonner le bout de ferraille qui dépasse un peu du réseau.

Et tout va bien.

Jusqu'au jour où la vache vêle. La vache pousse, le veau sort, et, éventuellement, le bout de fer plus ou moins stabilisé aussi. S'il y avait un abcès enfermé, autour du corps étranger, il peut aussi se rompre et se déverser dans l'abdomen.

La vache risque la péritonite. Et s'il elle a juste un peu plus de chance, le fil de fer peut partir se balader vers le foie, traverser le diaphragme, serpenter un poil et finir dans le péricarde, voire dans la paroi cardiaque. Du pus peut alors se former dans le sac qui enveloppe le cœur (on appelle ça le péricarde). Et même si la vache a d'exceptionnelles capacités de cicatrisation, en général, ça finit mal.

Voilà ce que l'on résume par "fil de fer".

Évidemment, on peut être à n'importe quelle étape du processus. S'il y a une péricardite, les symptômes sont tels que je peux difficilement les louper. Un cœur qui fait un floutch floutch assourdi au lieu d'un beau poum ta sec et sonore, c'est mauvais signe. Si on aime convaincre son auditoire, et si on aime les diagnostics spectaculaires, surtout si l'éleveur ne veut pas entendre que la vache va mourir, il existe une technique imparable : prendre une aiguille très longue et, d'un geste théâtral, la planter droit sur le cœur. Normalement, on aboutit dans le péricarde. Mon record : deux litres de pus. Accessoirement, ça soulage la vache, même si ça ne la sauvera pas. Une réticulo-péricardite traumatique (RPT pour les adeptes de TLA), ça ne pardonne pas.

Et puis il y a toutes ces vaches qui n'en sont pas là, qui ne sont pas si malades, qui ont juste un bout de fil de fer planté dans le réseau, ou pas, qui bricolent, qui ont l'air d'avoir un peu mal, à qui on donne un coup de pied en regard du réseau, pour voir si ça fait mal, ou à qui on pince le garrot pour voir si elles accepteront de plier leur colonne vertébrale vers le bas (et donc d'appuyer là où ça fait mal, en bas), autour desquelles on tourne, on cherche, ou farfouille. Pour, en général, ne rien trouver. Quand le signe du garrot est positif (quand elle refuse de se plier), c'est qu'on n'avait pas besoin de le tenter pour savoir ce qu'avait la vache.

Alors on pose des diagnostics de fil de fer quand on ne trouve rien d'autre et que les symptômes, très frustes, collent. On fait avaler un gros aimant à la vache, en espérant qu'il retienne le fil de fer. On colle un coup d'antibio, histoire de. Des poudres pour faire ruminer. Et puis on attend, on espère. La plupart du temps, la vache reprend sa vie, cahin-caha, et nous déconseillons formellement de la faire vêler à nouveau : si la ferraille y est toujours, elle pourrait bouger à nouveau.

Ah, et puis on peut aussi essayer la poêle à frire. Vous savez, le détecteur de métaux, pour entendre le frshhhhh qui va bien s'il y a du métal là, de l'autre côté de ce cuir. L'idée géniale, non ? Puisque c'est très difficile à diagnostiquer, et qu'il paraît peu envisageable de faire des radios à une vache, on va utiliser un détecteur de métaux. S'il bippe, c'est qu'il y a un fil de fer, et hop, on a la solution !

Ou pas. Non, vraiment. En fait, ce truc, c'est complètement inutile, voire néfaste : amusez-vous, un jour, si vous vous retrouvez avec l'un de ces engins entre les mains. Passez toutes vos vaches au détecteur de métaux. Vous allez apprécier le concert. Ces bestioles avalent vraiment n'importe quoi. Si ça bippe, ça veut juste dire qu'il y a du métal. Pas que la vache est malade à cause d'un foutu fil de fer planté dans son réseau. Et si ça ne bippe pas ? Ben ça ne veut pas non plus dire qu'il n'y a pas de corps étranger. Plastique, verre, bois, cordes, une vache peut vraiment avoir n'importe quoi dans la panse, et la plupart de ces trucs l'empêchent de fonctionner correctement. Ma plus belle trouvaille lors qu'une autopsie fut une tête de poupée (non, elle n'est pas morte de ça, enfin la vache, pas la poupée). Mais j'y ai aussi trouvé 10 mètres de cordes irrémédiablement agglutinés, des bâches, des pierres, et plein de trucs pas identifiables.

Cette poêle à frire m'amène à parler de quelque chose que j'aime beaucoup. L'imputabilité : si je trouve quelque chose, est-ce que ça veut dire que ce quelque chose est responsable des symptômes que j'observe, et, plus largement, de l'état de la bestiole ? C'est une des plus jolies problématiques du diagnostic, la culture du doute...

samedi 2 mai 2009

Le dernier veau

Une sonnerie.8h35, je suis de garde mais la clinique ouvre à 9h00. Probablement encore un client qui veut un rendez-vous. Je ne prends même plus la peine de répondre : si c'est urgent, il laissera un message. Sinon, il rappellera.

Et ça n'a pas manqué, le bidibidip du message. Combien vous pariez que c'est le bruit d'un téléphone qui raccroche ?

"Oh. Il dit qu'il est en intervention, qu'est-ce que je fais ?"

Elle a le téléphone loin de la bouche, je l'imagine le bras ballant. J'entends une autre voix derrière elle. Je la vois très bien dans l'entrée de sa maison, je l'ai déjà reconnue.

"Oh. Merde. Et bien, laisse un message ?"

J'allais le dire.

"Oui bonjour, c'est Mme Colucci, c'est pour un vêlage, ce sont des jumeaux et ils viennent à l'envers, c'est urgent."

Je suis déjà dans ma voiture. Sur la route, le téléphone sonne à nouveau, même numéro. Je lui confirme que j'ai bien eu le message, et que j'arrive. Moins de dix minutes entre appel et présence sur site.

La lourde porte coulissante de l'étable s'ouvre alors que je gare mon utilitaire, en décrochant ma ceinture du même geste. Je suis déjà en train de farfouiller dans le coffre lorsque M. et Mme Colucci s'avancent vers moi, avec cette allure pesante que l'on attribue aux sénateurs. Lorsque je sors la tête du coffre pour dire bonjour, j'ai déjà enfilé ma chasuble de vêlage, les gants et de fouille et je tiens ma "boîte à naissances" à la main.

Mon "bonjour" plein d'entrain crée un contraste étonnant avec leurs mines d'enterrement. Au fil des questions, je m'avance vers l'étable en apprenant qu'il s'agit d'une vieille-vache-mais-pas-trop, d'un grand gabarit, et qu'il lui semble que ce sont des jumeaux, parce qu'il y a une tête et des pattes arrières. Il n'oublie pas de préciser dix fois qu'il n'est pas certain, bien entendu, de ce ton qui annonce qu'il n'a pas de doutes sur la question.

Je m'avance jusqu'à la porte...

J'avais oublié.

Une vache me regarde, la queue comiquement levée sur une contraction. Un sacré grand gabarit, oui. Elle a l'air d'aller très bien. Mais ce sont les deux génisses qui attendent de l'autre côté du grand bâtiment qui me ramènent à une douloureuse réalité. Cela fait un mois que le troupeau de M et Mme Colucci a été dispersé... Elles ne sont plus que trois. Je dis distraitement bonjour à une troisième personne, un inconnu que j'imagine être un voisin avant que l'on m'explique qu'il est venu chercher la vache.

J'ai la gorge un peu serrée, loin de cette jovialité qui accompagne les vêlages dont on devine qu'ils se passeront bien, ces vêlages où priment l'expérience et l'observation, faits de manœuvres obstétricales et d'efforts physiques, sans césarienne, sans danger pour la vache, et probablement sans danger pour le veau. Un drame familial a précipité la retraite de ce couple d'anciens qui appartiennent autant à la région que ses collines, ses moujetades ou ses sangliers - aussi mal embouchés que leurs chasseurs.
Elle avec sa masse imposante, son tablier bleu rayé de blanc et ses improbables couettes, lui, frêle, en blouse bleue, toujours éclipsé par la présence de son épouse. Des éleveurs de veaux sous la mère dont les produits étaient reconnaissables sur n'importe quel marché, sans confusion possible. Immuables, invariables, comme les Pyrénées.

Il n'y a pas de jumeaux. Le veau est sur le dos, les pattes en l'air, et ce sont bien des antérieurs. Ils sont placés de telle manière que M. Colucci et l'acheteur de la vache ont confondu les coudes et les jarrets. Un classique. Le passage est large, le col est déjà dilaté, il n'y a qu'une petite torsion qui sera vite résolue... Le veau est vivant.

C'est un vêlage comme je les aime, fait de tractions à la main, en harmonie avec les efforts de la mère, sans palan ni vêleuse, dont on ressort les narines pleines du parfum du liquide amniotique, les oreilles assourdies par les mugissements de la vache qui réclame son veau, les yeux emplis de l'image du nouveau né qui secoue la tête d'un air indigné en se recevant son premier seau d'eau glacée à la figure.

Avec l'odeur de la paille et du fumier, l'air frais du matin sur mes bras dénudés. Les mains lavées dans l'eau glacée, avec un bout de savon de Marseille et un essuie immaculé.

Un de ces vêlage que l'on a envie de partager avec ses amis et sa familles, avec ses lecteurs, parce qu'ils sont tout ce que j'aime dans ce métier.

Un de ces vêlages parfaits, mais auquel il manquerait le brouhaha caractéristique des vaches curieuses, l'indifférence des vieilles rombières, les coups de langue adroits des veaux qui tentent de saisir ma blouse à travers les barreaux de leur boxe.

Un vêlage parfait, s'il n'y avait les larmes de Mme Colucci, incongrues et saisissantes, une fontaine à la mesure de sa masse et de ses couettes. Mme Colucci qui se frotte les yeux en s'excusant d'une voix de chagrin de petite fille.

Son mari la regarde avec le visage réservé aux funérailles des amis.

L'acheteur est piteux, discret.

Et moi, le vétérinaire. Je suis sans doute là pour la dernière fois, acteur et témoin privilégié de ce petit morceau d'histoire humaine, le cœur serré, à me demander quand viendra mon tour.

Moi, qui ai envie de m'asseoir dans la paille et de serrer ce veau contre moi. J'imagine Mme Colucci, une fois seule, accomplir ce geste d'adieu et d'amour.

Il n'y en aura qu'un à ne pas penser aux jours anciens.

A secouer la tête, en tentant, déjà, de se relever avec vigueur et maladresse, avec ces gestes instinctifs d'une fulgurance déséquilibrée, ses grands yeux noirs de chevreuil et son poil collé.

Sa mère le lèche avec passion.

Le dernier veau.

vendredi 10 avril 2009

De la tritine

Elle était encore là. A 59 ans, au milieu de ses vaches, sa fourche à la main, avec le soleil levant et le givre sur la paille. J'adorais ses grosses mains calleuses et sa façon de me prendre à partie lorsqu'une quelconque dispute l'opposait à son grand gaillard de fils, plus occupé à semer, labourer ou ensiler qu'à nourrir et manipuler les vaches.
L'éleveuse, ici, c'était elle. Les autres, son mari avec son pastis, ou son fils avec son tracteur, n'étaient que des manutentionnaires.. « Elles ont peur des hommes ! », précisait-elle.
C'est elle qui appelait pour les interventions d'urgence, elle qui envoyait son fils chercher les médicaments à la clinique, elle qui rédigeait la petite note sur un bout de carton ou d'étiquette d'aliment, avec le nom des produits, qu'il tenait dans ses immenses paluches et lisait avec un regard étonné.
Elle me disait toujours qu'elle n'attendrait pas ses 65 ans pour arrêter, qu'elle n'avait plus qu'un an à tirer, et qu'elle rachèterait ses trimestres, ou pas, enfin elle ne savait pas trop, parce que son statut n'était pas très clair. Comme beaucoup, elle avait grandi dans une ferme, était devenue l'éleveuse avant que quiconque se préoccupe de ces femmes quand les exploitations étaient déclarées au nom de leur mari. Qui savait qu'elles travaillaient là, qui prenait en compte ces innombrables heures de boulot, ces semaines de 80 heures sans aucune vacances, aucun voyage, aucun repos ? Quand je pense qu'aujourd'hui, la plupart des papys profitent du prénom de leur femme pour garder 6-10 vaches !

Et elle était là, avec sa fourche, pour une vache qui boitait ou un veau à perfuser, à s'inquiéter et à se ronger les sangs...

« Hé Fourrure, comment ça va aujourd'hui ? »

Elle n'avait pas l'accent du coin, une drôle de manière d'utiliser sa voix inhabituelle, reconnaissable entre toute, à toujours se demander si on ne se moquait pas d'elle ou si on n'allait pas encore la rouler. Une vie à s'imposer.

« Très bien madame, et vous ? »

Une poignée de main, un sourire franc, sans arrière-pensée. Un lever de soleil. Un troupeau de vaches. Qui se demande encore pourquoi je continue la rurale ?

« Oh ben ça va, mais je fatigue un peu, encore à trimer, hein ! Me répondait-elle en agitant sa fourche.
- Mouais, je vois ça, il ne pourrait pas la faire avec son tracteur, la litière ?
- Pas entre les vaches !
- Évidemment...
- Mais là, j'en ai marre, hein, et puis j'ai cette douleur à la poitrine qui me remonte vers le bras gauche, ça m'agace ! »

Elle accompagnait sa précision d'un grand geste démonstratif.

Moi, je blêmissais.

« Une douleur qui partirait du cœur et qui irait dans le bras ? Comme si on vous étouffait, ou si on vous écrasait ?
Ah oui oui, c'est ça ! »

Son sourire était désarmant.

« Mais vous déconnez ?!
- C'est grave ? »

Désarmant.

« Vous me décrivez une douleur cardiaque typique des prémisses d'un infarctus et vous êtes en train de remuer la paille avec votre fourche, là, toute seule au milieu des vaches ? Vous allez lâcher tout ça et filer voir le médecin, oui !
- Ah ben il ne manquerait plus que ça ! Viens donc plutôt voir cette vache, elle n'a pas délivré... »

J'enfilais mes gants tout en protestant.

« Mais vous allez y filer de suite, hein, juste après que j'ai soigné cette vache ?
- Ça s'rait une belle mort, non ? Dans la paille, au milieu des vaches ?
- Ça s'rait une mort complètement con, surtout, à 59 ans, dans la merde et le fumier ! Et puis c'est quoi une belle mort !?
- Ah vous d'vez avoir raison... »

Elle passait au vouvoiement...

« Mais faut pas s'inquiéter, Fourrure, je prends des médicaments de mon mari, j'en ai pris ce matin, ça m'a fait des bouffées de chaleur mais je suis en forme maintenant.
- Vous avez pris... quoi ?
- De la trine... tritine...
- De la trinitrine sans prescription médicale ?! Mais vous êtes vraiment complètement con ! Mais vous allez crever bêtement dans la bouse de vos vaches avec vos âneries ! Faut pas déconner avec ces médicaments, ils peuvent être complètement contre-indiqués pour vous, et en plus vous me décrivez des symptômes d'infarctus ! »

En réalité, je n'en savais pas beaucoup plus sur les infarctus que ce que l'on en disait dans les séries télé. Les animaux ne font pas d'infarctus.

J'avais passé dix minutes de plus à argumenter. J'étais reparti inquiet. En début d'après-midi, j'avais hésité à téléphoner à son médecin. Et puis les visites sont passées et je n'y ai plus pensé.

Le lendemain, j'interceptais une conversation entre une inconnue et l'une de nos secrétaires.

« Vous imaginez, elle a dit à l'accueil de l'hôpital... »

Interruption brutale.

« Qu'est-ce qui se passe ? Qui est à l'hôpital ?
- Oh docteur vous ne savez pas ce qui est arrivé à ma sœur ?
- C'est la sœur de Mme Bleuet, précisa ma secrétaire.
- Et elle va bien ?
- Elle va très bien, elle se repose, elle est allée à l'hôpital parce que vous lui avez fait peur !
- C'est pas dommage...
- Et ils vont la garder un peu, elle a passé beaucoup d'examens et elle a déjà un traitement...
- Ah !
- Mais vous ne savez pas ce qu'elle a raconté à l'accueil de l'hôpital ? Quand ils lui ont demandé le nom du médecin qui l'envoyait, elle a donné votre nom ! Comme ils ne vous connaissaient pas, elle a du préciser que vous étiez son vétérinaire, et que vous aviez suggéré qu'elle signale qu'elle avait pris les médicaments de mon beau-frère. »

Sans déconner...

Oui, c'était ici, je vous en avais déjà un peu parlé...

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