De la tritine
vendredi 10 avril 2009, 11:55 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Elle était encore là. A 59 ans, au milieu de ses vaches, sa fourche à la main, avec le soleil levant et le givre sur la paille. J'adorais ses grosses mains calleuses et sa façon de me prendre à partie lorsqu'une quelconque dispute l'opposait à son grand gaillard de fils, plus occupé à semer, labourer ou ensiler qu'à nourrir et manipuler les vaches.
L'éleveuse, ici, c'était elle. Les autres, son mari avec son pastis, ou son fils avec son tracteur, n'étaient que des manutentionnaires.. « Elles ont peur des hommes ! », précisait-elle.
C'est elle qui appelait pour les interventions d'urgence, elle qui envoyait son fils chercher les médicaments à la clinique, elle qui rédigeait la petite note sur un bout de carton ou d'étiquette d'aliment, avec le nom des produits, qu'il tenait dans ses immenses paluches et lisait avec un regard étonné.
Elle me disait toujours qu'elle n'attendrait pas ses 65 ans pour arrêter, qu'elle n'avait plus qu'un an à tirer, et qu'elle rachèterait ses trimestres, ou pas, enfin elle ne savait pas trop, parce que son statut n'était pas très clair. Comme beaucoup, elle avait grandi dans une ferme, était devenue l'éleveuse avant que quiconque se préoccupe de ces femmes quand les exploitations étaient déclarées au nom de leur mari. Qui savait qu'elles travaillaient là, qui prenait en compte ces innombrables heures de boulot, ces semaines de 80 heures sans aucune vacances, aucun voyage, aucun repos ? Quand je pense qu'aujourd'hui, la plupart des papys profitent du prénom de leur femme pour garder 6-10 vaches !
Et elle était là, avec sa fourche, pour une vache qui boitait ou un veau à perfuser, à s'inquiéter et à se ronger les sangs...
« Hé Fourrure, comment ça va aujourd'hui ? »
Elle n'avait pas l'accent du coin, une drôle de manière d'utiliser sa voix inhabituelle, reconnaissable entre toute, à toujours se demander si on ne se moquait pas d'elle ou si on n'allait pas encore la rouler. Une vie à s'imposer.
« Très bien madame, et vous ? »
Une poignée de main, un sourire franc, sans arrière-pensée. Un lever de soleil. Un troupeau de vaches. Qui se demande encore pourquoi je continue la rurale ?
« Oh ben ça va, mais je fatigue un peu, encore à trimer, hein ! Me répondait-elle en agitant sa fourche.
- Mouais, je vois ça, il ne pourrait pas la faire avec son tracteur, la litière ?
- Pas entre les vaches !
- Évidemment...
- Mais là, j'en ai marre, hein, et puis j'ai cette douleur à la poitrine qui me remonte vers le bras gauche, ça m'agace ! »
Elle accompagnait sa précision d'un grand geste démonstratif.
Moi, je blêmissais.
« Une douleur qui partirait du cœur et qui irait dans le bras ? Comme si on vous étouffait, ou si on vous écrasait ?
Ah oui oui, c'est ça ! »
Son sourire était désarmant.
« Mais vous déconnez ?!
- C'est grave ? »
Désarmant.
« Vous me décrivez une douleur cardiaque typique des prémisses d'un infarctus et vous êtes en train de remuer la paille avec votre fourche, là, toute seule au milieu des vaches ? Vous allez lâcher tout ça et filer voir le médecin, oui !
- Ah ben il ne manquerait plus que ça ! Viens donc plutôt voir cette vache, elle n'a pas délivré... »
J'enfilais mes gants tout en protestant.
« Mais vous allez y filer de suite, hein, juste après que j'ai soigné cette vache ?
- Ça s'rait une belle mort, non ? Dans la paille, au milieu des vaches ?
- Ça s'rait une mort complètement con, surtout, à 59 ans, dans la merde et le fumier ! Et puis c'est quoi une belle mort !?
- Ah vous d'vez avoir raison... »
Elle passait au vouvoiement...
« Mais faut pas s'inquiéter, Fourrure, je prends des médicaments de mon mari, j'en ai pris ce matin, ça m'a fait des bouffées de chaleur mais je suis en forme maintenant.
- Vous avez pris... quoi ?
- De la trine... tritine...
- De la trinitrine sans prescription médicale ?! Mais vous êtes vraiment complètement con ! Mais vous allez crever bêtement dans la bouse de vos vaches avec vos âneries ! Faut pas déconner avec ces médicaments, ils peuvent être complètement contre-indiqués pour vous, et en plus vous me décrivez des symptômes d'infarctus ! »
En réalité, je n'en savais pas beaucoup plus sur les infarctus que ce que l'on en disait dans les séries télé. Les animaux ne font pas d'infarctus.
J'avais passé dix minutes de plus à argumenter. J'étais reparti inquiet. En début d'après-midi, j'avais hésité à téléphoner à son médecin. Et puis les visites sont passées et je n'y ai plus pensé.
Le lendemain, j'interceptais une conversation entre une inconnue et l'une de nos secrétaires.
« Vous imaginez, elle a dit à l'accueil de l'hôpital... »
Interruption brutale.
« Qu'est-ce qui se passe ? Qui est à l'hôpital ?
- Oh docteur vous ne savez pas ce qui est arrivé à ma sœur ?
- C'est la sœur de Mme Bleuet, précisa ma secrétaire.
- Et elle va bien ?
- Elle va très bien, elle se repose, elle est allée à l'hôpital parce que vous lui avez fait peur !
- C'est pas dommage...
- Et ils vont la garder un peu, elle a passé beaucoup d'examens et elle a déjà un traitement...
- Ah !
- Mais vous ne savez pas ce qu'elle a raconté à l'accueil de l'hôpital ? Quand ils lui ont demandé le nom du médecin qui l'envoyait, elle a donné votre nom ! Comme ils ne vous connaissaient pas, elle a du préciser que vous étiez son vétérinaire, et que vous aviez suggéré qu'elle signale qu'elle avait pris les médicaments de mon beau-frère. »
Sans déconner...
Oui, c'était ici, je vous en avais déjà un peu parlé...
Commentaires
Superbe histoire encore une fois Fourrure.
Juste une remarque et une question avant de te remercier de ce blog qui est pour moi un vrai bonheur. Une petite erreur d'accord à connaissez. Et surtout pourquoi ça fait pas d'infarctus les animaux?
Et encore merci.
Fourrure :
Oups, c'est corrigé. Les chiens et les chats ne font (presque) pas d'infarctus car ils n'ont pas de problèmes de cholestérol : l'athérosclérose est inconnue dans ces espèces, car, contrairement à l'homme, leurs transporteurs de cholestérol ne présentent aucun "défaut".
magnifique !
n'empêche : heureusement que vous avez réagi aux signes qu'elle décrivait ! elle aurait bien ou y rester pour de bon entre ses vaches !
Elle va mieux ?
Fourrure :
Elle va très bien !
hahaha! J'adore cette histoire!
Ben mince.. Vous décrivez ma mémé!
Merci encore pour cette très belle histoire qui m'a ramené en arrière.. A une époque qui me manque en fait...
Entre la (presque) rupture de femorale, et l'infarctus, ce n'est pas véto qu'il fallait faire, mais medecin ! lol
Enfin, y'a pas d'infarctus parce que l'anatomie cardiaque est différente; les coronaires chez nos animaux sont capables de suppléance: ainsi le territoire d'infarcissement potentiel est négligeable.
Fourrure :
Ah, celle-là, le moins que l'on puisse dire, c'est que je l'avais oubliée !
Merci.
tip top!!!
j'imagine la tronche des gens à l'accueil des urgences...
je pense qu'elle te doit une fière chandelle
Il ont bien de la chance les animaux d'avoir un systéme de suppléance, ceci dit la trinitrine c'était une bonne idée quand même, mais l'envoyer c'était encore mieux
Fourrure :
J'espère bien qu'ils ne lui ont pas donné de trinitrine, elle penserait avoir eu raison !
je vous lis toujours avec autant de plaisir! les descriptions des fermes me rappelle mon stage (seul et unique;-)!) en rurale en basse-normandie... j'avais découvert l'affection des éleveurs pour leurs bêtes (laitières)...
Quand on vous lit, on arrive à voir parfaitement la scène.
J'imagine sans peine la tête du personnel à l'accueil de l'hôpital...
Mais finalement, ils ont bien du reconnaitre que vous aviez sauvé la vie de cette femme.
Fourrure :
Sauver sa vie ? Bah, non, je ne crois pas. J'ose espérer qu'elle aurait de toute façon été consulter son médecin. J'ai surtout accéléré les choses, et ce n'est certes pas négligeable. Mais sauver sa vie... Ca fait un peu "série télé", pour le coup, non ?
Ben ça fait peut-être série télé mais ça donne l'impression, oui, que vous avez sauvé la vie de cette dame ! J'aime cette histoire, parce qu'elle finit bien, mais j'ai flippé en la lisant.
pas d'infarctus pour les chats et chiens, donc. Et les autres animaux ? Vache, chevaux, etc. ?
Fourrure :
Alors, comme je suis vexé, j'ai sorti mes cours d'anatomie, et c'est un peu surprenant (je n'ai pas de bouquin de référence sous la main, comme un Barone, mais je serais surpris que mon prof de l'époque se soit laissé aller à des bouffées délirantes, et il s'agit de cours écrits de sa main - je vérifierai à la clinique).
Il y précise que les artères coronaires ont un mode de terminaison de type terminal, ce qui signifie que si une artère se bouche, le sang n'arrive plus aux muscles qui sont en aval. C'est ce que l'on nomme un infarctus : le tissu meurt faute d'irrigation. Il précise ensuite que dans certaines espèces, en particulier chez les artiodactyles (en gros, les bêtes avec des sabots), il existe des communications entre ces artères (ce que l'on nomme des anastomoses) par lesquelles le sang peut donc passer si un autre vaisseau se bouche, évitant ou limitant l'infarctus. J'essaierai de compléter la semaine prochaine.
C'est bien ça. C'est aussi pour ça qu'on peut utiliser du V**m*din ou des CoxB (presque) sans souci.
Comme quoi ça paye de mater docteur House ;-)
Je viens de découvrir ton blog. Je crois que je vais devenir une lectrice assidue. Merci pour ces petits bouts de quotidiens.
Une T1 pro mixte ;-)
J'ai des larmes aux yeux en lisant ton admirable récit ! Peut être parce que j'y retrouve tant de valeurs profondes, là où beaucoup liront de la naïveté... Je ne répète pas les autres commentaires que je partage, j'imagine la tête des personnels de l'hôpital ... J'ai plutôt envie de parler de cette confiance et complicité qui existe entre l'éleveur et son vétérinaire devant la maladie, à laquelle elle rend hommage à sa façon ! J'ai envie de parler aussi de cette relation à la mort , fréquentée si souvent avec les animaux ! J'imagine dans sa tête ses interrogations comme je les ai parfois, sur ce combat forcément inégal ! "Mourrir au milieu de ses vaches" peut aussi vouloir exprimer l'envie d'une mort subite par rapport à une longue agonie. Perso , j'y pense souvent ! Mais en même temps, "Elle" n'est pas naïve et sait qu'il faut se soigner , mais seulement une fois les tâches accomplies ! Comment dire ? Comme si elle accepte que l'on ne puisse rien faire contre la mort ! Pourtant, elle ne rejette pas l'idée des soins , elle te fait confiance et se soignera ... Mais elle admet que Dame nature sera un jour la plus forte !
J'ai découvert votre blog par hasard en lisant celui d'un "flic" qui m'a renvoyé sur votre lien....
Et je suis devenue une lectrice assidue de toutes vos histoires si merveilleusement relatées...
Moi qui adore, et les animaux, et le monde rural, je suis comblée...merci à vous
encore une fois merci Fourrure
On ne peut plus d'actualité cette histoire...