De la tritine

Elle était encore là. A 59 ans, au milieu de ses vaches, sa fourche à la main, avec le soleil levant et le givre sur la paille. J'adorais ses grosses mains calleuses et sa façon de me prendre à partie lorsqu'une quelconque dispute l'opposait à son grand gaillard de fils, plus occupé à semer, labourer ou ensiler qu'à nourrir et manipuler les vaches.
L'éleveuse, ici, c'était elle. Les autres, son mari avec son pastis, ou son fils avec son tracteur, n'étaient que des manutentionnaires.. « Elles ont peur des hommes ! », précisait-elle.
C'est elle qui appelait pour les interventions d'urgence, elle qui envoyait son fils chercher les médicaments à la clinique, elle qui rédigeait la petite note sur un bout de carton ou d'étiquette d'aliment, avec le nom des produits, qu'il tenait dans ses immenses paluches et lisait avec un regard étonné.
Elle me disait toujours qu'elle n'attendrait pas ses 65 ans pour arrêter, qu'elle n'avait plus qu'un an à tirer, et qu'elle rachèterait ses trimestres, ou pas, enfin elle ne savait pas trop, parce que son statut n'était pas très clair. Comme beaucoup, elle avait grandi dans une ferme, était devenue l'éleveuse avant que quiconque se préoccupe de ces femmes quand les exploitations étaient déclarées au nom de leur mari. Qui savait qu'elles travaillaient là, qui prenait en compte ces innombrables heures de boulot, ces semaines de 80 heures sans aucune vacances, aucun voyage, aucun repos ? Quand je pense qu'aujourd'hui, la plupart des papys profitent du prénom de leur femme pour garder 6-10 vaches !

Et elle était là, avec sa fourche, pour une vache qui boitait ou un veau à perfuser, à s'inquiéter et à se ronger les sangs...

« Hé Fourrure, comment ça va aujourd'hui ? »

Elle n'avait pas l'accent du coin, une drôle de manière d'utiliser sa voix inhabituelle, reconnaissable entre toute, à toujours se demander si on ne se moquait pas d'elle ou si on n'allait pas encore la rouler. Une vie à s'imposer.

« Très bien madame, et vous ? »

Une poignée de main, un sourire franc, sans arrière-pensée. Un lever de soleil. Un troupeau de vaches. Qui se demande encore pourquoi je continue la rurale ?

« Oh ben ça va, mais je fatigue un peu, encore à trimer, hein ! Me répondait-elle en agitant sa fourche.
- Mouais, je vois ça, il ne pourrait pas la faire avec son tracteur, la litière ?
- Pas entre les vaches !
- Évidemment...
- Mais là, j'en ai marre, hein, et puis j'ai cette douleur à la poitrine qui me remonte vers le bras gauche, ça m'agace ! »

Elle accompagnait sa précision d'un grand geste démonstratif.

Moi, je blêmissais.

« Une douleur qui partirait du cœur et qui irait dans le bras ? Comme si on vous étouffait, ou si on vous écrasait ?
Ah oui oui, c'est ça ! »

Son sourire était désarmant.

« Mais vous déconnez ?!
- C'est grave ? »

Désarmant.

« Vous me décrivez une douleur cardiaque typique des prémisses d'un infarctus et vous êtes en train de remuer la paille avec votre fourche, là, toute seule au milieu des vaches ? Vous allez lâcher tout ça et filer voir le médecin, oui !
- Ah ben il ne manquerait plus que ça ! Viens donc plutôt voir cette vache, elle n'a pas délivré... »

J'enfilais mes gants tout en protestant.

« Mais vous allez y filer de suite, hein, juste après que j'ai soigné cette vache ?
- Ça s'rait une belle mort, non ? Dans la paille, au milieu des vaches ?
- Ça s'rait une mort complètement con, surtout, à 59 ans, dans la merde et le fumier ! Et puis c'est quoi une belle mort !?
- Ah vous d'vez avoir raison... »

Elle passait au vouvoiement...

« Mais faut pas s'inquiéter, Fourrure, je prends des médicaments de mon mari, j'en ai pris ce matin, ça m'a fait des bouffées de chaleur mais je suis en forme maintenant.
- Vous avez pris... quoi ?
- De la trine... tritine...
- De la trinitrine sans prescription médicale ?! Mais vous êtes vraiment complètement con ! Mais vous allez crever bêtement dans la bouse de vos vaches avec vos âneries ! Faut pas déconner avec ces médicaments, ils peuvent être complètement contre-indiqués pour vous, et en plus vous me décrivez des symptômes d'infarctus ! »

En réalité, je n'en savais pas beaucoup plus sur les infarctus que ce que l'on en disait dans les séries télé. Les animaux ne font pas d'infarctus.

J'avais passé dix minutes de plus à argumenter. J'étais reparti inquiet. En début d'après-midi, j'avais hésité à téléphoner à son médecin. Et puis les visites sont passées et je n'y ai plus pensé.

Le lendemain, j'interceptais une conversation entre une inconnue et l'une de nos secrétaires.

« Vous imaginez, elle a dit à l'accueil de l'hôpital... »

Interruption brutale.

« Qu'est-ce qui se passe ? Qui est à l'hôpital ?
- Oh docteur vous ne savez pas ce qui est arrivé à ma sœur ?
- C'est la sœur de Mme Bleuet, précisa ma secrétaire.
- Et elle va bien ?
- Elle va très bien, elle se repose, elle est allée à l'hôpital parce que vous lui avez fait peur !
- C'est pas dommage...
- Et ils vont la garder un peu, elle a passé beaucoup d'examens et elle a déjà un traitement...
- Ah !
- Mais vous ne savez pas ce qu'elle a raconté à l'accueil de l'hôpital ? Quand ils lui ont demandé le nom du médecin qui l'envoyait, elle a donné votre nom ! Comme ils ne vous connaissaient pas, elle a du préciser que vous étiez son vétérinaire, et que vous aviez suggéré qu'elle signale qu'elle avait pris les médicaments de mon beau-frère. »

Sans déconner...

Oui, c'était ici, je vous en avais déjà un peu parlé...

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