jeudi 10 septembre 2020

Ce dont j'avais besoin

C’était la dernière chose dont j’avais besoin. Au volant de mon monospace, je regarde les platanes sans les voir, je file le long des routes, je file… la journée a été éprouvante. Une charge de travail normale, jusqu’à ce que mon associé se retrouve coincé avec des chiens de chasse à suturer et, moi, avec toutes nos consultations à gérer tout seul. La matinée avait été du même tonneau, cette fois c’était moi qui avait géré une urgence qui avait tout décalé. Une ASV en vacances, donc plus de travail, là aussi.
Et à 18h45, d’un air désolé, mon assistante avait passé la tête par la porte alors que je finissais une insémination artificielle : « Sylvain, il y a un vêlage au GAEC Cazeaux, une torsion, d’après l’ancien. »
A l’intérieur, je m’étais effondré. J’avais réussi à tenir jusque là en imaginant la quille à 19h00, le retour à la maison, le calme, pas d’astreinte, le repos le lendemain. J’avais souri, sans doute un peu crispé, je m’étais excusé auprès de la propriétaire de la chienne, qui n’avait plus besoin de moi, et j’étais parti, après un coup d’œil mécanique sur ma boîte de vêlage.
J’appréhendais d’autant plus ce vêlage que la nuit précédente, j’avais réussi à me faire une contracture d’enfer dans le dos et le cou. L’ibuprofène m’aidait à tenir, mais : réduire une torsion sur une de ces blondes de 600 à 700kg ? Sans finir de me fracasser le dos ?
Je file le long des routes, et, enfin, je monte le petit chemin qui permet d’accéder à la stabulation. C’est une grande exploitation, le GAEC Cazeaux. Familiale. Alors que j’arrive au carrefour entre les bâtiments, je vois l’ancien, avec sa casquette et son éternel bleu de travail, pointer du doigt la vieille étable et la petite stabulation qui y est adossée, à ma droite. J’évite le border débile qui essaie de manger mes pneus (et parfois mes mollets), et je gare ma voiture le long des barrières.
M. Cazeaux l’ancien s’approche derrière moi alors que je chausse mes bottes en surveillant le border d’un air mauvais. En enfilant ma chasuble de vêlage, je me déshabille, dans le même temps, de tout ce qui occupait mon esprit à la clinique. Le trajet et ses platanes, sans doute, m’y ont aidé. Je suis ici, et maintenant, devant la vieille stabulation, et il y a cette blonde, coincée entre deux barrières, qui me regarde paisiblement. Au sol, je vois les morceaux de scotch orange qui maintenaient le capteur de vêlage attaché à la queue de la vache. Sans doute l’invention qui a sauvé le plus de veaux ces trente dernières années, cette petite machine envoie une alerte à l’éleveur lorsque la mise-bas est imminente.
Je pose ma boîte de vêlage et le flacon de gel dans la paille, passe mes gants, les enduits de fluide visqueux. C’est un grand gabarit, cette blonde. Une vache à son deuxième vêlage, comme me l’apprend M. Cazeaux à qui je pose la question. J’avais craint une génisse, et donc une quasi-certitude de césarienne dans cet élevage. A tout prendre, si cette journée doit se finir sur de l’obstétrique, j’aime autant que ce soit sur un corps à corps plutôt que sur une chirurgie.
Il est 19h00 et le soleil descend doucement. J’admire le vallon, le ciel encore bleu, je profite de la température, idéale, et du parfum de la vache et de la paille. Des chatons jouent dans le matériel agricole désaffecté empilé sous une remise. La vulve de la vache ne me semble pas très dilatée, bien que les ligaments soient idéalement relâchés. Elle est parfaitement propre. Elle n’a fait aucun effort d’expulsion depuis que je suis arrivé. La main bien à plat, j’écarte les lèvres vulvaires et explore le vagin. Très sec. Elle n’a même pas expulsé un peu de liquide. Je laisse ma main suivre la courbure du vagin en enfonçant mon bras, et mon pouce suit la torsion. Anti-horaire, comme d’habitude. Un peu désemparé, je ne sens pas le col du tout.
« C’est bien une torsion. Un demi-tour je suppose. Je ne trouve pas le col, précisé-je.
- Une torsion, je m’en doutais, de toute façon, cette vache, elle aurait du le vêler toute seule. »
En attrapant d’un geste machinal la visière de sa casquette, l’ancien a choisi ses mots, il est prudent : comme toujours. Mais je sais très bien que s’il a dit que c’était une torsion, c’est que ce serait une torsion.
De façon plus vigoureuse, je palpe le cul-de-sac vaginal. Où se cache ce foutu col ? Il n’est sans doute presque pas ouvert, et je commence à craindre à nouveau la césarienne. Si je ne peux pas passer le col, je ne pourrai pas réduire la torsion. Et puis, à force de fouiller – dans l’indifférence la plus totale de la vache qui ne me gratifie même pas d’un effort de poussée – je finis par passer. Ma main gantée s’égare dans le bouchon muqueux puis le gel amniotique. Je ressors mon bras droit, contemple les glaires vaguement hémorragique, puis explore avec ma main gauche. Pas mieux. J’y retourne avec la droite. Au bout du chemin, je vois la voiture de Séverine Cazeaux qui se gare. Cazeaux la jeune, en short et en t-shirt, avec ses bottes courtes et les jambes maculées de bouse : elle n’a pas 25 ans et elle fait déjà l’essentiel du boulot dans cette exploitation. Aujourd’hui, c’est elle, l’éleveuse. Son père préfère les tracteurs.
Le border débile la suit comme son ombre.
J’ai repassé le col et j’explore, je m’enfonce, l’angle de ma mâchoire se colle contre l’anus de la vache tandis que son vagin engloutit mon épaule. Pourvu qu’il ne lui prenne pas l’envie de pousser et de remplir mon col de merde.
« Alors ? s’enquiert-elle ?
- C’est une torsion, lui répond son grand-père.
- Tu l’avais dit !
- Je n’y comprenais rien quand je mettais la main !
- Quand vous n’y comprenez rien, c’est que c’est une torsion, vous le savez très bien, souris-je.
- C’est vrai, me répond l’ancien avec un sourire en coin. C’est vrai. Et je n’ai pas votre longueur de bras ! »
Oui, je suis grand, et c’est ce qui va sauver le corps à corps que j’espère. Le veau est extrêmement profond, il est complètement à l’envers, sa tête posée en bas du ventre, au niveau du pis. Si j’étais un peu plus petit, je ne pourrais que me résigner à la césarienne, dans cette configuration. Et malgré ma taille, je vais avoir besoin qu’elle m’aide : le veau est trop loin. Alors je ressors mon bras de la vache, et je place mes deux avant-bras dans son vagin. Puis j’écarte. La réaction est immédiate : elle pousse, projetant un flot de bouse. J’inspire un grand coup : je suis à ma place, ici, dans le calme de cette stabulation, avec le grand-père et la petite-fille. Les deux bottes calées dans la paille, les bras dans ce vagin, avec ces chatons qui jouent et les autres vaches qui regardent, curieuses ou inquiètes, en cette parfaite soirée de fin d’été.
Plusieurs fois, je répète le mouvement. A chaque fois, elle pousse, elle expulse même un peu de liquide. Alors je retourne dans ses profondeurs, et, satisfait, pose enfin la main sur l’oreille et le cou du veau. Cette fois, je vais avoir de quoi pousser. Je tente une première fois : mon effort est vain. Je change de bras. Peut-être que j’aurai plus de force avec le gauche, en me servant de mon dos ? Je dois pousser dans le sens horaire, un demi-tour, pour réduire la torsion. Le veau doit peser une cinquantaine de kg, il doit y avoir autant de liquide là-dedans. Je recommence avec le bras droit. Mon poignet ne tiendra pas la force que j’applique, je sens la douleur venir. Alors je ferme le poing et je m’enfonce encore un peu plus. M’appuie sur l’angle de sa mâchoire. Change de bras à nouveau. La vache se dandine inconfortablement. Le veau n’a pas encore bougé mais je sens que je tiens le bon bout. Je remets mon bras droit, cette fois je sens comment forcer. J’entame une longue, très longue poussée, poing serré, pour remonter la tête du veau à sa place. Tout en puissance et en lenteur, ça va venir, je veux que ça vienne, je ne veux pas opérer. Alors je pousse et j’oublie l’ancien et la jeune, les chatons et la vache, je force, elle force aussi, maintenant, et ça peut m’aider, et se tortille et se dandine, le mouvement commence, cette lente bascule : l’utérus tourne. La chaussette vrillée se détord et la tête du veau est désormais au zénith.
Je recommence à bavarder avec les Cazeaux, la suite n’est plus qu’une question de patience. Même si la vulve est peu dilatée et le col, pas du tout, je sais qu’elle va très vite se préparer si je l’aide. Tout en douceur, je déroule les membres antérieurs du veau dans le vagin, et je stimule les poussées de la vache en écartant les avant-bras. Séverine Cazeaux s’étonne du temps que prend le vêlage. Il ne s’est pourtant pas passé 15 minutes. Son grand-père rigole.
« Tout va pourtant très vite, dis-je. Ce n’est pas une course de vitesse, un vêlage. Il a bien le temps de sortir, celui-là. Je pourrais même m’en aller, en fait : elle n’a plus besoin de moi.
- Ah non, hein, vous ne partez pas ! Boudu, si mon père était là, il serait fou de vous voir comme ça, à ne rien faire derrière elle, à attendre !
- C’est ce qui est le plus difficile, en médecine, de ne rien faire. »
Je souris mais je suis très sérieux. Elle a raison. Son père trépignerait, il aurait peur que le veau meurt, il veut de l’action, même s’il déteste le sang et les chirurgies. Rien de pire, pour lui, que d’être spectateur.
Il arrive, d’ailleurs, son père, je vois sa voiture sur la route, loin, là-bas entre les platanes, au fond du vallon.
Moi, je masse le col, je maintiens les antérieurs dans le passage, j’essaie de garder la tête dans l’axe. Quand sa mère pousse, elle ne peut passer le col, pas encore assez dilaté, et part sur le côté. Alors, je retourne la chercher. Mes épaules sont couvertes de bouse, mais je ne crois pas en avoir dans le cou ou sous la chasuble.
Petit à petit, le col s’efface. Le veau est gros, mais il passera sans difficulté le bassin de sa mère. La jeune rigole : « mon père arrive, je vais mettre le palan en place, sinon il ne va pas comprendre.
- OK, je vais prendre un air affairé ! »
Il arrive et il voit que nous sourions. Devine-t-il que nous sommes en train de le chambrer ?
« Aaah, M. Balteau, alors, ce veau ?
- Il arrive, il arrive ! »
Je ris.
Je ris et j’amène les onglons à l’orée de la vulve. De la nature, comme disent certains. Je vérifie : la tête a passé le col, mais il serait ambitieux de tirer tout de suite. Laissons-la se dilater encore un peu. Juste cinq minutes. Quelle heure peut-il être ? J’ai perdu le compte.
Elle me passe les cordes de vêlage, je les place soigneusement sur les pattes du veau. Ma prise est meilleure, je tire un peu.
J’annonce : « Si vous ne voulez pas avoir mis ce palan pour rien, il va falloir se dépêcher de tirer ou je le sors tout seul avec sa mère ! »
Alors elle attache les cordes au crochet, et tire sur le palan. Le veau vient, doucement, je n’entends aucun bruit de déchirure dans le vagin, il avance, avec une lente fluidité, et je le réceptionne pour amortir sa chute. Immédiatement, il secoue la tête et la relève.
Dans dix minutes, il sera debout.
Il est 19h45.
Ça va drôlement vite, un vêlage.
Et c’était exactement ce dont j’avais besoin pour finir cette journée, mais... je ne le savais pas.

P'tite blonde

mardi 14 janvier 2020

Repriser les chaussettes

Le bras dans la vache, l’aiguille dans la main, je regarde, devant elle, l’ancienne porte qui menait de l’étable à la maison. Les trois marches que l’on retrouve toujours, parce que la chaleur monte, et qu’on voulait, je suppose, que la saleté reste en bas ? Elles sont toutes construites sur le même plan, ces vieilles étables, celles que l’on nomme les « étables neuves » : un large couloir central, et, symétriquement, une rigole sous le cul des vaches, avec un extracteur à fumier la plupart du temps, un quai sur lequel se tiennent les bêtes, trop court aujourd’hui pour le gabarit des bovins du 21ème siècle, une série de barres horizontales où l’on attache les chaînes et où se trouvent les abreuvoirs, et, derrière, une mangeoire et un passage étroit pour distribuer la nourriture en passant le long du mur. On entre à un bout de l’étable, par une double porte de la largeur du couloir central. Au-dessus des vaches, à un tiers de la distance entre la rigole et la mangeoire, de vieux tuyaux qui servaient, autrefois, à brancher les griffes de traite. Ici, on ne fait plus de lait depuis des décennies.
Le plafond n’est pas très haut. Entre les poutres dont on devine avec peine la blancheur originelle, des nids d’hirondelles, des toiles d’araignées qui semblent n’attraper que de la poussière et de la paille. Au-dessus, un grenier à foin délaissé depuis longtemps, car les boules rondes de 300kg ou plus ont remplacé les anciennes bottes pick-up que l’on faisait tomber par une trappe. Je la devine encore, bouchée par un mauvais contreplaqué. Le paradis des bestioles : les chauve-souris cachées entre les chevrons et les tuiles, avec quelques nids de guêpes, la chouette effraie planquée dans un vieux trou du mur. Sous elles, le grenier, les souris et les rats qui se faufilent entre le vélo des enfants devenus grands-parents, l’ancienne machine à laver et les bottes de paille oubliées. Les chats qui guettent, puis abandonnent pour aller chasser la croquette. Le plancher et sa vrillette. Dessous, les hirondelles qui, pour le moment, se réchauffent quelque part en Afrique. Les araignées. Et puis les poules, qui grimpent partout sur les passerelles et les pondoirs accrochés aux murs. Les quelques vaches. Ces trois canards qui se dorent au soleil en nous regardant travailler, nous, les humains. Et derrière eux, dans l’axe de la porte de l’étable : les Pyrénées immaculées.
Il y a moi, avec ma chasuble de vêlage en plastique vert.
Il y a l’éleveuse, Mme Hers, qui prendra sa retraite d’ici peu.
Il y a son mari, qui donne un coup de main quand il est à la maison, mais qui travaille pour une association collectant le patrimoine immatériel régional. Le patrimoine immatériel : notre histoire, en somme. La leur. Collecter : écouter, noter, transmettre. C’est notre conversation qui, sans doute, me rend si mélancolique et observateur. Elle va vendre ses vaches, elle n’en gardera qu’une ou deux, pour le plaisir et pour les ennuis. Une ferme de plus qui s’éteint, une « étable neuve », construite sur l’emplacement de « l’étable à l’ancienne », celle qui l’a précédée, celle pour laquelle la porte communiquant avec la maison avait été construite, avec ses trois marches.
Celle que je suis en train de recoudre s’en ira avec les autres. Elle ne vêlera plus jamais. C’était pourtant la première fois. A nos pieds, il y a son veau : mort. J’étais parti dès l’appel de Mme Hers, et arrivé en dix minutes à peine. Le placenta pendait par sa vulve. Dans son vagin, un cul, et juste un cul. Et un bout de queue : un siège, un veau qui vient par l’arrière mais pas avec les membres postérieurs en premier. Ça ne pouvait pas passer, et pourtant, elle l’avait poussé, elle l’avait enclavé. Il était sans doute déjà mort quand j’ai commencé à travailler, mais je n’avais rien dit. Pourquoi tuer l’espoir ? J’adorerais avoir tort. J’avais repoussé le veau vers l’avant, doucement mais fermement, pour pouvoir passer ma main en dessous et chercher les onglons de l’un de ses postérieurs. Éviter le cordon ombilical qui se promène quelque part dans ce flou de membranes. Tirer sur le jarret, la seule prise évidente, faire glisser la main le long du canon pour tenter d’envelopper les sabots et les ramener vers la sortie sans accrocher son cordon, sans planter la pointe du jarret dans la paroi utérine, au risque de la percer. Une fois, dix fois. C’est un casse-tête et un casse-bras, un jeu de mécanique, de force contrôlée et de géométrie, où je grimace de douleur à chaque fois que la vache pousse, ruine mes efforts et broie mon avant-bras entre son bassin et son veau. C’est chaud, c’est tiède, c’est visqueux et gluant, cela sent le sang et l’amnios, c’est doux et c’est violent. Elle pousse, je tire, je tords, je vrille, elle souffre, et moi aussi, un peu.
Je sens les tendons tirer dans mes avant-bras, j’aurai mal demain, j’ai déjà mal maintenant, mais je ne pouvais tout simplement pas arrêter. Je me concentrais sur les trois marches de l’étable, devant moi, devant la vache, sur l’ancienne porte qui menait à la maison, sur le visage de Mme Hers qui se demandait s’il serait vivant. J’insultais le coq gueulant dans l’étable à nous vriller les tympans, tout en souriant amèrement, en me rappelant que tout cela était appelé à disparaître.
Il m’avait fallu une bonne quinzaine de minutes pour réussir, enfin, à ramener le membre postérieur du veau dans le vagin de sa mère. Elle, bravasse, se tortillait à peine entre deux efforts d’expulsion, sans un seul geste violent. Sa patronne lui grattait le dos et la tête en essayant de ne pas penser au veau. Son mari me regardait, incertain, tenant la corde qui tenait la vache, prêt à tout lâcher si elle tombait. J’avais ramené un membre, il ne me restait plus qu’à aller chercher le second. Mais quand j’avais enfoncé mon bras jusqu’à l’épaule, elle s’était effondrée. Nous l’avions relevée rapidement, j’avais remis mes mains dans son vagin, et j’avais constaté ce que je craignais : une monstrueuse déchirure de l’utérus, à cause de la pression due à sa chute et de la position du veau. Ma main ne palpait plus une muqueuse utérine et des cotylédons, elle se promenait désormais entre un rein et la panse. L’utérus, lui, pendait quelque part dans le ventre. J’avais, du coup, saisi sans peine le deuxième membre, et l’avais ramené à la sortie. J’avais attaché les deux pattes à une corde pour une extraction finale assez facile. Mort, bien sûr. Et puis, dans un silence éloquent, nous avions relevé la mère.
Avec le cadavre de son veau étendu derrière mes talons, j’avais estimé les dégâts. Un utérus de vache, c’est, en gros, une chaussette. Le trou par lequel vous glissez votre pied, c’est la vulve. Derrière, il y a le vagin. Entre le vagin et l’utérus, le col. Un simple anneau presque complètement effacé lorsque la vache vêle, mais un sas bien fermé pendant la gestation. Derrière le col, l’utérus, un gros tube qui devient assez vite bifide, mais peu importe. Là, l’utérus s’était déchiré sur le périmètre derrière le col. La seule partie qui tenait encore, c’était un petit fragment de dix centimètres de large à peine, au plancher. De la base du cercle à gauche, en suivant l’arc parfait du col, jusqu’à la base du cercle à droite : plus rien. Heureusement, à cet endroit là, les énormes artères qui irriguent l’utérus s’échappent déjà dans les ligaments larges et ne risquent pas de se déchirer.
Devant ce constat, deux choix : l’euthanasie, inacceptable pour elle, pour eux, pour moi. L’autre étant de suturer au col l’utérus qui pend dans le ventre. Repriser une chaussette géante à bout de bras (la longueur du vagin, c’est en gros celle de mes avant-bras et de mes mains), d’une seule main, sans rien voir, sans piquer d’autre organe, dans un animal qui bouge mais pas trop, en ayant déjà mal aux tendons à cause du vêlage. Et avec ce putain de coq qui gueule toutes les cinq minutes avec l'arrogance d'un homme politique qui vient d'être élu à la présidence de la République.
Au moins, j’aurai les mains au chaud.
Alors j’ai recousu. J’ai choisi une aiguille courbe à pointe et section ronde pour ne pas risque de couper l’utérus en le perçant, d’environ 7cm de diamètre de courbure. Un gros fil résorbable, tressé, pour sa solidité et sa faible mémoire de forme. J’ai posé mon premier nœud en bas à gauche du 7/8 de cercle utérin à suturer, en piquant depuis l’intérieur de l’utérus vers l’extérieur, en traversant toute l’épaisseur, puis j’ai percé la base du col de l’extérieur vers l’intérieur. J’ai amené les deux extrémités du fil à la vulve, et j’ai fait glisser mon nœud jusqu’à le serrer en place. Et puis ensuite, avec mon très long fil, j’ai répété le mouvement : percer l’utérus de l’intérieur vers l’extérieur, la base du col de l’extérieur vers l’intérieur, serrer, et deux ou trois centimètres plus loin, recommencer. Avec le fil qui s’échappe du chas, avec mon surjet qui se desserre et que je resserre au fur et à mesure, avec les membranes du col qui me font perdre mes repères, avec le ligament large que, parfois, du bout du doigt, je confonds avec la séreuse. Avec cette aiguille dont le talon me blesse la main à chaque fois que je force pour percer le col, trop résistant. Avec la vache qui pousse de temps en temps, qui me fait perdre mon aiguille, heureusement plantée dans les muqueuses, qui me fait perdre mon fil, qui me fait perdre le col, qui me fait perdre l’utérus. Avec la bouse qui parfois me coule sur les coudes dans ces efforts. Avec ce salopard de coq qui ne mérite même pas la bouteille de vin avec laquelle je vais le faire mijoter s’il continue à gueuler (notez que le mari de Mme Hers l’a jeté dehors à coups de fourches et de jurons, mais que dix minutes plus tard, il est revenu, indigné, pousser un cocorico en se cachant entre les pieds d’une autre vache).
J’ai recousu et je me suis concentré sur la porte et sur les trois marches, sur les poutres et leurs araignées, sur les nids d’hirondelle encore inhabités, sur les souris au-dessus du plancher, sur la chouette dans son trou et sur les chauve-souris sous les tuiles. Sur cette étable neuve avec ses tuyaux de traite désaffectés depuis trente ans, sur la muqueuse et sur le col, sur la solidité du fil et le serrage du surjet, mais surtout pas sur ma main droite coupée, percée, sur mes doigts ankylosés ou sur le cadavre du veau à mes pieds.
Nous avons discuté, des femmes qui délivraient les sorts pour que les vaches soient fertiles, comme la grand-mère de Mme Arize, c’était la dernière; sur les méthodes d’avant pour que la vache adopte son fruit : prendre un chien noir et le jeter en travers du veau, mettre le bras dans le corps de la vache et en tirer tout ce que vous trouverez dedans, en frotter le nourri et le museau de la vache, prendre deux poignées de sel et les mettre dans le corps de la vache par la nature, lui donner son petit et elle l’aimera. Ne me demandez pas pourquoi.
J’ai percé et repercé, tiré, vérifié, exploré, jusqu’à compter les derniers passages : plus que trois, plus que deux, le dernier, et nouer, à nouveau, avec les deux bras cette fois, abandonner parce qu’elle pousse, et recommencer, d’une main. J’ai serré, bien serré. J’ai revérifié, surtout les extrémités du surjets. J’ai refait deux points en U, par sécurité. C’est un excellent surjet. C’est un très médiocre surjet. Ce n’est pas comme ça qu’on recoud un utérus. Normalement, pour une césarienne, on fait deux sutures : une simple, interne, assez semblable à celle que je viens de réaliser, puis une seconde, qui ne traverse que les couches superficielles et enfouit la première, pour ne laisser qu’une surface bien lisse du côté abdominal. C’est comme ça qu’on fait mais c’est impossible dans cette configuration, pour ce chantier que je n’ai pas appris à l’école parce qu’il faut être un peu con pour se lancer dedans.
Je suis un peu con.
Pénicilline, anti-inflammatoires, une ordonnance, et surtout, de l’espoir. C’est la quatrième fois que je tente ça.
Les trois premières ont survécu.

Merci à
Dr Animula @Animula_tenera
Maryvonne Rippert @pibole
Eris @Eris_Lepoil

vendredi 3 mars 2017

Vitesse

Il y a… sa voix au téléphone. Il stresse, toujours. Il veut toujours bien faire, il ne sait pas trop comment. Il n'a pas grandi dans une ferme, il n'a pas les bases, il n'a pas les routines, les bonnes et les mauvaises. Il n'est pas tout jeune, il a appris le métier sur le tard, après avoir exercé plusieurs boulots de bureau, bien loin des bouses et et des champs. Il est très scolaire. Il bouscule nos habitudes en ne pensant pas comme les fils et filles d'éleveurs.
Mais ce soir, la voix de M. Maudan n'est pas aussi posée que d'habitude. Et surtout, derrière lui, j'entends ce beuglement. Court, intense, un appel, une détresse : caractéristique. Le cri du nouveau-né qui panique et qui souffre.
« Attachez la vache, j'arrive »
J'ai à peine décollé de mon canapé que je suis déjà au volant de ma voiture, bottes au pieds. Le veau meurt, mais il n'est pas loin et je peux peut-être arriver à temps. Ma femme me dira plus tard qu'elle ne m'a jamais vu partir si vite sur une urgence.
Parce que bon, les urgences : soit elles sont si urgentes qu'il est déjà trop tard, soit elles peuvent attendre. Un peu. C'est peut-être une exception.
Alors je fonce. Je maltraite la boîte de vitesse, je fais ronfler le vieux diesel. A 23h, il n'y a personne sur les routes. Tant mieux. Je dévore les cinq kilomètres et plante ma voiture dans le chemin défoncé qui conduit à la petite stabulation d'appoint où il enferme les génisses pour leur premier vêlage. Je laisse tomber les gants ou la chasuble, je ne saisis que ma lampe frontale – il n'y a pas l'électricité, ici – un flacon de lubrifiant, des cordes pour attraper les pattes du veau, et mon palan. La nuit est très claire, et silencieuse. C'est une fin d'hiver très douce, mais il n'y a pas encore le bruissement des insectes, nous sommes loin de la route. Le clocher-mur de l'église qui surplombe le village et le vallon est la seule lumière dans ces prés isolés et ces chemins désertés. Personne, ou presque, n'habite ici. Et à cette heure-ci, les volets sont fermés, les gens dorment. Sauf les éleveurs qui veillent leurs vaches, et les vétos qui courent partout.
Là-bas, dans le pré, sous le petit toit, je vois la lampe de l'éleveur qui bouge. Surtout, j'entends le veau qui gueule. Toujours le même appel d'incompréhension, de souffrance, de panique. La mort qui vient. Je saute la barrière avec ma trousse de réa et mes cordes, bouscule en passant une limousine que je n'avais même pas remarquée. Les moufles de mon palan tapent l'un contre l'autre, le bruit métallique lui fait peur. J'espère qu'elle ne va pas m'emmerder. Dans le vallon, j'écoute le reste du troupeau qui beugle son mécontentement en entendant les appels du veau. Les vaches peuvent être très susceptibles, dans ces conditions.
La mère est couchée. Lui est coincé, le bassin qui ne passe pas. Il s'agite pour se dégager, elle ne pousse plus. Il sursaute comme un pantin, le thorax et une bonne partie de l'abdomen largement dégagés. Il suffit juste de le tirer, j'installe mes cordes, j'indique à M. Maudan de placer une autre corde autour d'un pilier de l'abri. Nous tirons le veau, j'essaie d'imprimer une rotation. Pas moyen. Nous déroulons le palan, en fixant une extrémité à la corde du poteau, l'autre aux cordelettes aux pattes du veau. Il suffit d'une traction pour le libérer. Il s'étrangle, je lui saute dessus. Accroupi contre lui, au cul de sa mère, je vérifie ses voies respiratoires, son nombril. Tout m'a l'air parf…
« L'utérus ! »
Je fais un demi-tour sur moi-même, plante mes genoux dans le sol, et plaque mes mains, mes bras et mon torse. L'utérus a suivi le bassin du veau, il est en train de sortir. Une grosse boule d'une cinquantaine de centimètres de diamètre que j'essaie de maintenir, d'empêcher de s'éverser. Je n'ai aucune chance. Il va lui suffire de deux efforts de poussée, et elle mettra tout dehors. Je ne pourrais pas retenir ça. Mais j'appuie. Je maintiens en offrant la surface la plus large possible, pourrissant mon jean et mon pull de sang et de lochies. Je me colle à la vache, poussant avec mes avant-bras et mon torse, calant le reste avec mon bassin et mes cuisses. Je ne peux pas planter mes mains là-dedans : avec une telle force, je perforerais la matrice avec mes doigts. Je résiste à ses poussées. Une première, longue et puissante. Je suis en apnée. Elle relâche, je repousse et échoue, elle se contracte à nouveau, mais je tiens bon, je glisse dans la boue hémorragique, mes pieds et mes genoux mal calés dans le sol. Le veau respire bien. Pas moi. Je maintiens encore. Elle est épuisée, je compte là-dessus. M. Maudan me demande s'il peut m'aider.
Non.
Elle pousse à nouveau, mais j'ai gagné un peu de terrain. Il y a moins d'utérus dehors. Elle abandonne, je m'engouffre, plaque les cotylédons dans le vagin, et enfonce mes deux bras, points fermés, avec la matrice, dans le vagin. Elle pousse à nouveau, mais je suis enfoncé jusqu'aux coudes, j'ai bien planté mes pieds, je bloque et je résiste. Elle relâche, cette fois je me couche et déroule avec mon bras entier son utérus à l'intérieur de son ventre. Je suis allongé par terre, le bras droit enfoncé jusqu'à l'épaule dans son vagin et son utérus, et j'ai gagné. Je ressors vite, pour qu'elle n'ait plus envie de pousser. C'est terminé.
Pour être tranquille, je fais une épidurale, anesthésiant ses sensations au niveau du bassin et du vagin. Il ne me reste plus, par acquis de conscience, qu'à fermer la vulve avec un laçage appuyé sur des épingles.
La mère va bien, et le veau aussi. Je suis couvert de sang des pieds à la tête. M. Maudan me sourit de toutes ses dents. J'éclate de rire.
C'est jubilatoire, et libérateur. J'aime ce vallon, cette vitesse et cette victoire.

mardi 19 avril 2016

Regard : Petit blond

Juste pour le plaisir

samedi 16 avril 2016

Il est deux heures du matin

Il est deux heures du matin et ce n'est certainement pas la meilleure heure pour réfléchir. Ou pour écrire. Je ne suis pas de garde mais mon collègue m'a appelé en renfort vers minuit pour un vêlage : il avait une autre urgence. Le vêlage aurait sans doute pu attendre. Mais à quelle heure aurait-il fini ? Mieux vaut partager les emmerdes que les accumuler individuellement.

Il est deux heures du matin et dans la voiture, pendant les vingt minutes de route qui séparent l'étable de M. Louge de mon lit, je refais le match, je pense, j'argumente, je râle, je réfute. Je rate un embranchement. Manœuvre foireuse, je me remets sur les rails en esquivant les lièvres. Ce fut un vêlage sans grâce. Pas du sale boulot, mais pas un travail satisfaisant.

Une vieille routière, qui n'a jamais eu besoin d'aide pour vêler, avec un bassin en or. Un gros veau vigoureux, avec une légère torsion, un cou replié. J'ai réduit la torsion, allongé le cou du veau avec une corde bien placée. Et puis nous avons tiré. La tête est bien restée dans la filière pelvienne, pas de recul. Les épaules ont commencé à coincer. J'ai choisi d'insister. Il devait pouvoir passer. Un palan à trois tour, un opérateur costaud, avec parfois mes renforts : nous avons tiré fort, mais pas trop fort. J'ai du basculer la vache en soulevant son postérieur lorsqu'elle s'est enfin décidée à tomber. Lui écarter les cuisses pour faire bouger le bassin, réajuster des angles, tandis qu'il déplaçait le point d'attache du palan. Non, nous n'avons pas tiré si fort. Bien sûr, si les épaules sont venues sans effort excessif, je ne sais si je peux en dire autant du cul du veau. Trop de temps entre l'extraction de la moitié antérieure et celle de la moitié postérieure. Jusqu'à la délivrance. La rupture du cordon, et le veau sur la banquette de l'étable. Il respirait. Le cœur trop rapide, trop superficiel, nous l'avons suspendu, un peu, j'ai nettoyé le fond de sa gueule, j'ai injecté un analeptique, pour le faire démarrer. Sans doute inutile - vraiment ? - mais tellement réconfortant. On aime se dire qu'on fait quelque chose.

Je suis resté une demi-heure, pour le surveiller, l'aider à démarrer. Le vagin et le col de la vache étaient parfaits. Aucune déchirure. Non, nous n'avons pas tiré si fort que ça. Alors, pourquoi cela a-t-il été si difficile ? Pourquoi a-t-il autant souffert ? Et surtout, va-t-il survivre ? Ai-je fait les bons choix ?
Oui : puisque nous n'avons pas tiré si fort, puisque j'ai réussi à gérer techniquement chaque étape de la naissance. La torsion, le cou replié, l'extraction de l'avant, celle de l'arrière. Puisque, sur le papier, tout s'est bien passé.
Non, puisque le veau a vraiment du mal à démarrer, parce que son pronostic vital est sérieusement engagé (ça veut dire : il y a trop de chances qu'il y reste).

Bien sûr, j'aurais pu faire une césarienne. Mais bon : sur une vache de dix ans qui a toujours vêlé seule, avec une excellent bassin, une bonne préparation, un veau qui s'est bien engagé dans la filière, sans aucun indice de recul des membres ou de la tête, pour laquelle la force d'un seul homme sur un palan à trois tours a suffit, même si ce fut musclé ?

Il est deux heures du matin et je suis devant mon clavier, avec un mauvais sentiment d'inachevé. Le vêlage est un acte entier, après lequel on peut aller se coucher avec le sentiment du devoir accompli. Quelle que soit la façon dont les choses se sont terminées. Pas cette fois.

Pourquoi ?

jeudi 30 avril 2015

Jumeaux

Il est venu à la voiture tandis que j'enfilais mes bottes. Une montagne de muscles, le genre à ne pas avoir besoin de coéquipier quand il faut tirer sur le palan. Un sourire, quelques mots, et le vif du sujet :

- Ben tu vois, Sylvain, il y a deux veaux, un je pense que c'est l'arrière parce que j'ai pas trouvé la tête, et il est mort. J'ai réussi à mettre les cordes aux pattes. Et puis l'autre il vient avec la tête, tout en même temps !

En général, ils sont petits, les jumeaux, le souci c'est que tout se coince. Faut en repousser un, et remonter l'autre. Mais là, je ne comprends pas. Les pieds sont énormes. Ce sont bien des postérieurs. La mère, c'est une jolie blonde, une vieille routière qui n'aura pas de mal à le sortir, mais deux comme ça, là-dedans ? Non ?
Je suis les membres avec mes mains, je palpe et explore. Je trouve la queue et le périnée du veau. OK. Mais il n'y en a pas d'autre ? Je vais plus loin, il était peut-être enroulé, et sortait ses quatre membres en même temps ? Foutrement improbable vue la position.
Non, il n'y a rien. Juste un veau en présentation postérieure.
Je refouille, je fais le tour par l'autre côté. Je m'enfonce, jusqu'aux épaules, je vois que l'éleveur est inquiet. Je file le long de la paroi de l'utérus, au plancher, à la recherche d'une déchirure, une plaie interne par laquelle le second veau aurait pu être "expulsé" dans le ventre. Rien. Tout est normal.

- Heu, je...

Comment lui dire sans le vexer ?

- Bon, il vient de cul, on est d'accord. Les cordes sont bien placées, c'est nickel, on va le sortir, je vais juste la dilater un peu plus. Mais heu... je... heu... je n'en trouve qu'un.

Je vais passer pour un con, là. Ou un incompétent. Ou le vexer.

- Comment ça il n'y en a qu'un ?
- Ben...
- Bien sûr qu'il n'y en a qu'un !
- Mais ?
- C'est la vache d'à côté celle qui a le veau dans le bon sens : ils viennent en même temps !

mardi 16 septembre 2014

Emphysème

Il est 10h. J'étais en train de vacciner des chevaux, mais la clinique m'appelle et m'envoie en urgence chez un éleveur juste à côté. Un vêlage qui déconne. Pas le choix : j'explique la situation aux propriétaires des équidés, ces derniers n'étant manifestement pas fâchés du changement de programme. D'autant qu'il fallait inspecter les bouches et les dents de tout le monde, et que, curieusement, ils n'aiment en général pas ça.

Il ne me faut que cinq minutes pour être sur place. En fait, ce n'était pas forcément si pressé que ça : rien qu'à l'odeur, le travail dure depuis au moins deux jours. Alors une demi-heure de plus, hein...

La vache est allongée sur une vieille banquette en béton, un peu trop courte pour elle, comme souvent : conçus il y a 30 ou 50 ans pour des vaches bien moins grandes que les modèles actuels, les bâtiments sont souvent trop petits... L'éleveur a noyé la rigole de l'extracteur à fumier avec de la paille bien sèche. Nous sommes sous des tôles. Le thermomètre sur le mur, à l'ombre du bâtiment, indique 40°C. Et il n'est que 10h.

Ça pourrait sentir la paille fraîche, ou l'odeur forte, tenace mais pas si désagréable des vaches, mais ça pue la mort. Respiration buccale réflexe, et, pendant trois heures, rien ne passera par mon nez. Des mouches bourdonnent tout autour de nous. Un veau fait le con dans le fond du bâtiment, puis brame un coup en se coinçant entre deux barrières.

"On vient de la ramener du pré, vu que ça passait manifestement pas. J'ai fouillé, mais j'ai rien compris, il y a des pattes partout."

Nous faisons lever la vache, doucement, sans difficulté. J'enfile ma chasuble en plastique, le sac poubelle en plastique vert qui va me servir de sac de cuisson vapeur pour les trois prochaines heures. Une paire de gants de fouille. J'en utiliserai quatre paires en trois quart d'heure. Je finirai par les abandonner devant leur manifeste inutilité.

La vache salue mon arrivée par un coup de pied. Pépette, on va pas pouvoir la jouer comme ça : mise en place d'une corde, attachée bas pour qu'elle puisse tomber sans problème, et d'une mouchette, tenue par le fils de l'éleveur qui aimerait bien être loin, très loin de ce chantier.

J'explore. Le passage est très étroit, le col très mal dilaté. Il y a trois pieds en même temps. Je palpe les articulations, arrache quelques lambeaux de placenta pourri. Je sue déjà. Je repousse le postérieur, ou plutôt : j'essaie. Pas moyen, il a l'air coincé. Où est sa foutue tête ? Sur la droite, en bas, à l'envers. J'accroche le menton du bout des doigts. C'est loin...

La vache pousse fort, mais rien ne bouge. Tout est calé, bien coincé. Sec au possible. Je sors mes bras de là, jette mes gants et part chercher une sonde en silicone, un entonnoir et un bidon d'huile de paraffine liquide. Je vais remplir cet utérus d'huile minérale, c'est le seul truc qui lubrifiera assez longtemps pour le boulot qui m'attend : les lubrifiants à base d'eau, c'est bien, ça épargne les préservatifs, mais si ça doit durer des heures, rien ne remplace les lubrifiants minéraux.

C'est reparti, et je sue à grosses gouttes, je transpire, mon T-Shirt est certainement déjà trempé. Mes gants ont déjà pris le jus, il y a du liquide purulent et de l'huile de paraffine qui me coulent le long des avant-bras. Ne surtout, surtout pas lever les bras.

Je ne vois plus le temps passer. Je crève de chaud. Ramener le veau dans le bon axe. Je ne vais pas pouvoir le découper, parce qu'il n'y a pas la place : il n'est pas si gros, mais il est gonflé d'emphysème. Son cuir est décollé des muscles par les gaz de putréfaction, je finis par prendre un scalpel en prévenant : quand les gaz vont s'échapper par le trou que je vais faire, ça va puer comme jamais. Je suis sûr qu'ils pensaient que ça ne pouvait pas être pire, quand je les ai prévenus. Ils m'ont cru. Après. Le truc quand on fait ça, c'est de ne pas blesser le vagin ou l'utérus. Là, ce foutu col oedématié ne m'aide vraiment pas. Je saisis la lame du scalpel entre mon pouce et mon index, laissant à peine dépasser sa pointe, je lubrifie tout ça et enfonce mon bras. Butée sur le cuir du veau. Du bout du doigt, je vérifie la texture. Je perce.

J'ai fini par réussir à décaler le veau. La tête est toujours mal placée, la vache tombe souvent, se relève, retombe. Un côté, puis l'autre. Elle sait vêler, elle sait faire jouer son bassin, mais là, ça ne m'aide pas du tout. Je noue une corde à chacun des deux antérieurs. Ma première prise est mal assurée, la corde glisse et emporte un onglon. Refixer, resserrer, assurer. La sueur dégouline sur mon visage, de grosses gouttes, lourdes et lentes, qui glissent sur mon front et s'échoue dans mes épais sourcils. Ça gratte, ça gratte horriblement mais je ne peux pas passer mes mains pleines de pourriture sur mon visage. Et ces saloperies de gouttes finissent par déborder mes sourcils pour couler dans mes yeux, ça pique et c'est insupportable, je ne craquerai pas, je ne foutrais pas dans mes yeux le placenta pourri qui me coule sur les doigts.

Les deux antérieurs sont dans l'axe, le postérieur qui venait en même temps est à peu près repoussé. Il faut que je choppe la tête, et le col est toujours trop serré. Pas moyen de travailler à deux bras. Je glisse ma main droite sous son menton, j'essaie de l'accrocher en pince entre l'intérieur et l'extérieur de la bouche. Je commence à le ramener, mais ma main est écrasée par le col et je me coupe les doigts sur ses incisives. Je commence à avoir mal au bras. J'essaie avec la main gauche, à plat sous la tête, échoue, cherche une prise, les orbites. Pas mieux. Je repousse un peu le sternum, échange mes bras, l'un après l'autre, le remonter, j'ai mal, j'ai putain de mal aux tendons de l'avant-bras, je ne peux plus serrer.

J'abandonne et prend une corde. Noyée d'huile de paraffine, je la glisse derrière sa tête. Je passe une oreille, puis l'autre. La boucle sous son cou, en maintenant bien tout en place pour qu'elle ne glisse pas avant le serrage. J'ai si mal au bras que je suis incapable d'aider l'éleveur. C'est lui qui pilote les cordes. Et en plus j'ai merdé, j'ai pris une des cordes des membres dans ma boucle de tête... il faut recommencer.

Je n'en peux plus. Ça fait combien de temps que ça dure. Une heure, deux heures ?

Je m'arrête cinq minutes, appuyé contre une barrière. Je fais des étirements de mon avant bras, c'est atrocement douloureux, j'ai des putains d'étincelles devant les yeux, et ma sueur me pique...

J'y retourne. Remonter la tête, encore, déplier l'encolure, coincer le front du veau contre le col utérin, faire tirer l'éleveur, allonger ce cou. C'est bon. Il tire les pattes, tout est étiré. Mais jamais, jamais ça ne va passer ! Le veau est gros, mais surtout, le col et le vagin sont si enflammés, si oedématiés, que le passage est ridicule !

Alors on va tirer, mais doucement. La vache tombe, se couche sur un côté, sur l'autre. Nous suivons ses mouvements, déplaçons les points de fixation du palan. Il ne faut pas la déchirer... Respecter l'axe, ne pas perdre ce que nous allons gagner, imprimer des secousses, des torsions. Nous progressons par millimètres, déplaçons la mère plus que son veau lorsque nous tirons. Alors il faut arrêter, la bouger, reprendre. Je finirais par la coucher sur le côté puis lever son postérieur avec une corde, ouvrir le bassin et la forcer à respecter l'axe de traction.

L'extraction aura duré plus de quarante minutes. Mais nous l'avons sorti. Gonflé, pourri, mal foutu, mais en un seul morceau. la mère n''est pas déchirée. Il ne reste plus qu'à lui laver l'utérus. Alors je me recouche, reprends le tuyau, le ramène au fond de la matrice et branche un entonnoir. C'est le fils de l'éleveur qui s'y colle. 20L de solution désinfectante caustique, un rinçage.

J'en ai ras-le-cul. Antibiotiques. C'est l'éleveur qui remplit la seringue, mon bras droit est inutilisable. Tétanisé. Anti-inflammatoires.

Nous avons réussi, et il est content. Parce que je n'ai pas lâché le morceau. Moi je suis content, parce que la vache est vivante, et que j'ai réussi à me faire vraiment mal. Du coup, j'ai un peu l'impression d'être un héros.

Et heureusement, dans ma voiture, depuis quelques années, il y a un T-Shirt et un pantalon de secours.

dimanche 2 juin 2013

Pourriture

Avis préliminaire : ce post est gore. Vous êtes prévenus.

Jeudi matin. Une stabulation.
C'est pour un vêlage. Ouais. Un vêlage. Une blonde de 600kg qui aurait du vêler seule. Elle en a vu d'autres. Je vois les onglons et le bout du nez à la vulve. Noir, le bout du nez. Ça pue. Mais à ce moment là, je ne sais pas encore à quel point.
Il flotte, mais je suis à l'abri. Ma voiture est garée dans le couloir central de la stabulation. L'air sent l'ensilage, le fumier, la vache. J'ai ma chasuble en plastique vert et mes gants de fouille orange.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
La chienne a les mamelles très gonflées, à point pour débuter la lactation. Une golden de 10 ans. Elle était en chaleur deux mois plus tôt. Elle n'est pas censée avoir été saillie. Elle a tout les signes d'une mise-bas imminente, ou en cours.
Pour changer, il flotte, mais je suis bien à l'abri dans ma salle de consultation, propre et désinfectée. J'ai ma blouse blanche et mon sthéto, mon matériel et tous mes repères.

Jeudi matin. Une stabulation.
Un éleveur qui a environ 400 vaches, c'est assez spécial. La plupart des troupeaux, par ici, c'est 40-60 mères. De quoi faire vivre une personne seule, avec un conjoint qui bosse à côté. Avec 400 bovins, c'est autre chose. Il y a forcément des salariés, et une partie ou la totalité de la famille qui bosse dedans. Le patron, c'est... le boss. Une putain de grande gueule. Il y a des rapports de force, beaucoup plus qu'ailleurs. La relation est faite de tensions, de respect mutuel et d'exaspération. Ce n'est pas une relation hiérarchique, ce n'est pas une relation entre pairs, ce n'est pas une relation entre fournisseur et client, encore moins une relation entre soignant et client. Il a besoin de moi, il n'aime pas ça. Je ne peux pas trop l'envoyer chier, je n'aime pas ça.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
Un agriculteur à la retraite avec son animal de compagnie, ça peut être têtu. La reproduction, des vaches et autres, il connaît ça. Je n'ai jamais été le véto de ses années d'éleveur, il ne me connaît pas. Il comprend très bien les discussions en termes de risque, de bénéfice, de coût. Il est attaché à sa chienne. Il ne tire pas les mêmes conclusions que moi, ou qu'un autre client, de mes explications. Je ne sais pas si j'aime ça.

Jeudi matin. Une stabulation.
- Il est énorme, ce veau, il ne passera pas !
- Il n'est pas énorme, il est gonflé.
Je suis passé en respiration buccale. A voir la tronche des ouvriers, et même du boss, ça doit puer comme jamais. Je ne veux même pas savoir. Les canons sont fins, mais le cuir est décollé par un bon centimètre de gaz, tout autour du membre. Alors oui, ça a l'air énorme. Le veau est mort depuis belle lurette, il pourrit dans sa mère. Je me demande vraiment pourquoi elle ne l'a pas expulsé plus tôt. Je sais qu'ils surveillent bien leurs bêtes, même si le nombre d'intervenants complique parfois les choses. Je glisse mes mains autour du veau mort, le long des parois du vagin, je cherche le col, je cherche le bassin. Mon bras trouve son passage en repoussant le cuir décollé du veau contre son corps. C'est terriblement sec : les eaux sont perdues depuis très longtemps. Je sais qu'il me faudra un litre de lubrifiant pour faire passer ce truc.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
Ça ressemble à un pyomètre. Un utérus transformé en sac de pus, avec un col ouvert, et un écoulement purulent. Je trempe un bout de papier essuie-tout dans la flaque verdâtre laissée par la chienne là où elle s'est assise. Ça ressemble au vert d'un placenta, mais c'est trop liquide. Trop clair. Le papier s'imbibe, je le renifle de près, en m'attendant au pire : non, ce n'est pas du pus, ce n'est pas franchement nauséabond. Je palpe le vente de le chienne, je sens ce gros utérus plutôt dur, avec cette consistance indescriptible de carton un peu mouillé, dépressible, sans élasticité. Je ne sens pas de chiot, mais l'utérus est trop dur pour que je sois formel. Le maître de la chienne n'exclut pas une saillie, mais cela le surprendrait.

Jeudi matin. Une stabulation.
- Tu fais une césarienne ?
- Non, surtout pas. De toute façon, le veau n'est pas très gros.
- Tu rigoles, t'as vu ses pattes et sa tronche, il est énorme !
- Il n'est pas énorme, il est normal, c'est juste que son cuir est gonflé par des gaz de putréfaction. Si le gaz s'échappe, il a une taille tout à fait normale. Il passera. Et de toute façon, la césarienne est exclue : c'est pourri là-dedans, si le contenu de son utérus rentre en contact avec l'intérieur de son ventre, ta vache, elle fera une péritonite, et terminé.
Le boss est contrarié. Il avait décidé que ça se passerait d'une certaine façon, et je le contredis. Il sait qu'en obstétrique, le boss, c'est moi. Je sais que je ne dois pas lui dire non : je dois expliquer pourquoi il est normal qu'il se soit trompé, et comment on va faire.
- Et s'il est trop gros et qu'il passe pas ?
- Alors je le découperai et on sortira les morceaux, mais ça non plus, ce n'est pas une bonne idée : un découpage ça abîme toujours un peu l'utérus, et le sien souffre bien assez comme ça.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- A priori, c'est un pyomètre. Elle a eu ses chaleurs il y a deux mois, ça s'est infecté, maintenant ça coule dehors mais il reste de la saleté dedans, il faut que ça sorte complètement. On a deux options : la première, c'est les médicaments. Des antibiotiques pendant un mois, et une piqure pour vider l'utérus. Ça marche bien, mais c'est cher. Comptez un peu moins de 200 euros. Je ne vous conseille pas trop cette option, parce que même si ça marche bien à court terme, le risque de récidive aux prochaines chaleurs est énorme.
- Ah, oui docteur, d'ailleurs elle avait déjà des saletés il y a 6 mois, après les chaleurs précédentes.
- Vous voyez, c'est ancien. C'est notamment pour ça que ça ne guérit pas bien, sur le long terme. A chaque chaleurs, le col s'ouvre, à chaque chaleurs, ses défenses immunitaires diminuent et l'utérus devient un milieu de culture pour les bactéries.
- Donc elle risque de rechuter ?
- Oui, après ses prochaines chaleurs.

Jeudi matin. Une stabulation.
Je place les cordes de vêlage autour des canons du veau. Je serre fort et les cordes enfoncent le cuir contre les os, au point de presque disparaître dans le sillon qu'elles creusent sur le cuir distendu. Le col est correct, rien à dire sur le bassin, la vulve est un peu serrée, mais ça ira. On va tirer au palan, très très doucement. Je lubrifie un maximum le passage, le poil sec du veau mort semble boire le gel. Je repousse le col du bout de mes mains tendues. La vache ne pousse pas. Elle attend. J'invite les gars à tirer doucement, très, très doucement. Le veau avance un tout petit peu, sa tête ne passe pas encore la vulve même si son nez noir de nécrose est dehors. Ça ne glisse vraiment pas du tout. J'ai fini ma bouteille de gel, alors je passe au savon.
La première chose que je ferai quand ce sera fini, c'est aller prendre une douche. Les gants de plastique ne sont pas une protection contre ce genre de putréfaction.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- L'autre option, c'est la chirurgie : on l'endort, on ouvre son ventre, on enlève son utérus plein de pus, on enlève aussi ses ovaires, comme ça elle ne fait plus de chaleurs, et on referme. On donne des antibios une semaine, et c'est fini, on n'en parle plus jamais. C'est plus cher, mais c'est beaucoup, beaucoup plus sûr, surtout au long terme. Comptez dans les 400 euros.
- Il va falloir l'endormir, j'ai pas trop envie, moi...
- Je comprends, et avant de le faire, il faudra vérifier que ses reins fonctionnent bien. Ne vous inquiétez pas trop pour l'anesthésie. Les anesthésies d'aujourd'hui sont vraiment très sûres, le risque d'avoir un accident est très faible.

Jeudi matin. Une stabulation.
Le boss tente de diriger la manœuvre, mais ses instructions sont foireuses. Il est pressé, il est toujours pressé. Là, on a besoin de temps, et je le lui dis : si on va trop vite, on risque de déchirer la vache, et il pourra appeler l’équarrisseur. Il râle et grommelle en boucle, mais on a l'habitude, personne ne l'écoute (sans que cela se voit trop). J'accompagne le passage de la tête à travers la vulve, et, conduisant une traction centimétrique, j'attends la suite.
Ça ne rate pas, le sifflement a commencé :
- Hé les gars, vous entendez ce sifflement ? C'est le gaz qui fuit, le veau va se dégonfler, il est comprimé dans le passage. On va attendre qu'il se vide pour continuer à le sortir. Ça va prendre quelques minutes.
- Ça pue la mort !

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- Le seul vrai risque, et il faut en avoir conscience avant toute décision chirurgicale, c'est que les reins soient déjà très fatigués, quoique encore fonctionnels : dans ce cas la prise de sang sera bonne, mais on risque une crise d'urée dans la semaine qui suit. Bien sûr, on fera tout pour l'éviter. Mais ça peut arriver. Dans ce cas, on hospitalisera et on perfusera, mais le risque que cela finisse mal sera élevé.
- Je n'ai vraiment pas envie d'opérer, on peut faire les médicaments ?
- Oui, même si vous avez bien compris que je ne pense pas que ce soit la bonne solution. Dernière chose : n'oubliez pas que le traitement médical peut échouer. Pas trop à court terme, mais surtout au long terme. Dans ce cas, on se reposera les questions d'aujourd'hui, mais la chienne sera plus âgée et plus fragile, et vous aurez quand même dépensé l'argent pour le traitement d'aujourd'hui.

Jeudi matin. Une stabulation.
Un des gars ne se sent pas trop bien et va s'asseoir.
Les minutes passent, je tente un coup de respiration nasale, pour voir. Quel con.
On va tenter d'avancer un peu. J'enfonce mon bras jusqu'à l'épaule pour repousser le col qui "adhère" au veau. Je pourrais jouer le rôle d'un zombie dans un GN, pour l'odeur, je suis au point. Le type assis me regarde en grimaçant. Je les fais tirer un peu, très doucement. Le veau sort petit à petit, jusqu'à avoir les épaules dehors.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- J'ai bien compris, mais je préfère les médicaments.
- D'accord. On va faire une radiographie du ventre pour vérifier qu'il n'y ait pas de chiot dedans. Je ne vous l'ai pas proposée avant parce qu'en cas de chirurgie, je me fous de savoir s'il y a des chiots ou pas, mais là, quand même...

Jeudi matin. Une stabulation.
Bordel de merde. Le veau se déchire. Malgré la lenteur de la traction, ses antérieurs se barrent avec le palan tandis que son corps reste dans le vagin. Mais MERDEUUUH !
Tous les gars, même le boss, poussent des exclamations écœurées. Ils n'ont jamais vu ça. Moi si, mais je m'en serais bien passé.
Je prends une corde que je serre autour du thorax du veau, à la limite de la vulve de sa mère, juste en arrière de ses épaules. Je replonge les bras dans le vagin en essayant d'améliorer la lubrification. Le palan tire, la boucle se serre, on entend craquer les côtes. Il faut que la colonne tienne. Sinon, il me faudra aller à la pêche aux morceaux de veau après l'avoir découpé à la scie-fil.
Je prends un des membre presque arraché, je l'enroule autour du thorax pour m'en servir de levier de rotation. Je voudrais "visser et dévisser" un peu le veau, espérant que les mouvements de rotation favorisent la traction, et notamment le passage du bassin. Peine perdue : le cuir finit de lâcher et je me retrouve avec un membre en main. Boulot de merde où l'on se sert de morceaux de cadavre pour sauver la mère.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
Je pose la chienne sur la cassette de radio. J'ai mon beau tablier bleu en plomb, mon protège-thyroïde. Je n'ai enfilé ni les gants ni les lunettes, ça me gave. La chienne a laissé des taches sur le chemin entre la salle de consultation et la salle de radio. A chaque fois qu'elle s'assied, elle prend le temps de se lécher. C'est toujours ça de moins sur mon carrelage... Super calme, cette louloute. Je fais sortir son maître et prends mon cliché sans difficulté. Je profite du temps de développement pour inspecter son vagin et son col, l'absence d'odeur me surprend. Je ne remarque rien de particulier. Pas de chiot dans la filière pelvienne.

Jeudi matin. Une stabulation.
Le veau a bien avancé, la colonne a tenu, mais nous sommes bloqués. Le bassin du veau est quelque part dans le fond du vagin. La vache refuse de se coucher, et l'axe de traction n'est pas excellent. Au bout de quelques minutes, je bouge la prise et pose la corde sur l'arrière de l'abdomen du veau. Nous reprenons la traction en imprimant un angle maximal vers le bas, par à-coups. Enfin : ils reprennent la traction. Moi, je continue à jouer à l'intérieur du vagin, je lubrifie un maximum, je "décolle" les parties sèches. Le veau avance à nouveau, puis finit par tomber d'un coup. L'air s'engouffre dans l'utérus atone avec un bruit de chiottes qui se débouchent.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
Il y a deux chiots là-dedans. Énormes. Ce n'est pas du tout banal chez une golden, race assez prolifique. Il est vrai qu'elle est âgée. Je ne doute pas un instant qu'ils soient morts. Ils ne sont sans doute pas encore pourris (eux), d'où l'absence d'odeur. C'est une indication majeure de chirurgie.

Jeudi matin. Une stabulation.
Va falloir nettoyer ce merdier. J'enlève des lambeaux de placenta putréfiés. Cela me prend deux trois minutes. Les bouts de placenta tombent sur le cadavre du veau avec des splotchs glaciaux. Une sonde silicone, un désinfectant caustique, un entonnoir. Je m'enfonce à nouveau jusqu'à l'épaule dans la matrice de la vache, guidant le tuyau tandis que le boss verse doucement le désinfectant. Lorsque nous avons passé deux litres, je lui indique d'arrêter et laisse tomber la sonde au sol, créant un effet de siphon : l'utérus se vide. Je sens le désinfectant me cuire la main, ce qui est mauvais signe pour l'étanchéité de mes gants. Au point où j'en suis, de toute façon... La vidange est difficile, car des petits fragments de placenta persistent à l'intérieur et viennent boucher les orifices de la sonde. Je dois, d'une seule main, la maintenir dans le liquide dans l'utérus et écarter ces lambeaux aspirés.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- J'ai bien compris que vous me conseillez formellement la chirurgie. Mais j'ai déjà vu une chienne se nettoyer, et les vaches s'en sortent très bien !
- Les chiennes ne sont pas des vaches et les risque sont élevés, mais vous êtes informé. Je vous laisse ramener votre chienne en salle de consultation, je vais chercher les médicaments.

Jeudi matin. Une stabulation.
Deuxième nettoyage. Cette fois-ci, je vide intégralement l'utérus. Le liquide qui s'écoule est noir. Du sang cuit, des fluides de putréfaction. Je balance une dizaine d'oblets antibiotique là-dedans.
J'en injecte également à la vache. Elle est toujours debout, mais elle fait bien la gueule. Tu m'étonnes. On va perfuser un peu tout ça, hein ?

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
J'injecte un médicament destiné à favoriser la vidange de l'utérus. Je délivre l'antibiotique. Un mois de traitement, il lui faudra bien ça. Je donne également un rendez-vous pour un contrôle dans quelques jours. Insiste dix fois : qu'il n'hésite pas à me rappeler. Le gars a une attitude étonnante. Il est content du diagnostic, content de la consultation. Content de mon boulot.
Pas moi.

Jeudi matin. Une stabulation.
Passer une perf' de 5L, ça prend vraiment une plombe. Mais ça en vaut la peine. Le souci, c'est que la vache reprend vite du poil de la bête. J'ai encore mal à mon bras aujourd'hui, à l'endroit où elle m'a frappé de sa corne, alors qu'elle ne bougeait pas depuis dix ou quinze minutes. Je suis content de mon boulot.
Pas elle, manifestement.

samedi 23 mars 2013

Le siège

- Il y a un vêlage, chez Fernandez. Une première, elle pousse depuis 9h.

Il est 11h15. J'achève une consultation, je croyais pouvoir écrire quelques compte-rendus. Ce sera pour ce soir. Mon confrère est sur une chirurgie de chien à sanglier, quelque part entre deux muscles de la cuisse. Je n'ai pas bien vu, j'ai juste aperçu les traces de sang laissées par le chien traîné sur notre carrelage. Décoration vite effacée par la serpillière de notre ASV.

Dans sa cage au milieu du couloir, au croisement des salles de consultation et de chirurgie, la césarienne se remet doucement.

Je viens d'enchaîner 7 consultations. Otite, kératite pigmentaire, abcès dentaire, syndrome brachycéphale, vaccin, coryza, revaccin. Plus les conseils aux clients, éleveurs ou "simples" propriétaires de chien à l'accueil. J'ai appelé un confrère pour un chien vu en urgence cette nuit, habituellement suivi chez lui. J'ai eu les infos que je souhaitais auprès du fabricant d'un médicament peu utilisé. J'ai appelé un propriétaire anxieux pour lui annoncer les excellents résultats de l'anapath' de sa chienne. Avant midi, j'avais prévu deux visites à domicile, l'une pour un chien qui tousse - il attendra - l'autre pour une glycémie. A domicile, parce qu'à la clinique, ce couillon de chat se fait des hyperglycémies de stress qui rendent caduque tout espoir de courbe de glycémie.

Depuis 9h ? Elle peut attendre un peu, alors. Le chat diabétique est sur le chemin, j'y passe en vitesse en demandant à mon ASV de l'appeler, histoire de ne pas être retardé. En démarrant, je vois une femme descendre de sa voiture avec un berger allemand boiteux. Elle n'avait pas pris rendez-vous, elle. Elle attendra. Ou elle reviendra plus tard.

8 km de petites routes, pour achever l'escalade d'une colline sur un chemin de terre cahoteux. Il y a trois ans, le passage était impraticable, il fallait faire tout le tour de la colline. L'éleveur a tout ré-empierré, je passe désormais sans difficulté.

Les prunus sont en fleurs, les forsythias aussi. Barres de flocons jaunes sur piquets bruns. Je me gare avant le terrain défoncé qui mène à la vieille étable. Il y a un putain de magnifique soleil, et ce contraste entre le vert de l'herbe nouvelle et le bleu profond du ciel, sur fond de Pyrénées enneigées... L'éleveur me salue de loin, il a l'air de galérer en essayant d'attraper sa vache. Je prends ma trousse de vêlage, saisis mes gants de fouille, une chasuble, une bouteille de gel lubrifiant. Il me rejoint à cet instant.

- Je vous prends un truc ?
- Si on a besoin de plus, c'est que c'est une césarienne.
- Déconnez pas hein ?

Une première. Une jolie blonde de 500 kg, bien charpentée, à l’œil, trois ans, ou trois ans et demi. Pas trop de ventre, pas perturbée. Elle tourne dans l'enclos aménagé dans l'étable, nous amuse 5 minutes avant de se faire prendre à la corde et attacher à une poutre. Bien bas, si elle tombe. Pendant ce temps, un con de veau de deux jours escalade une mangeoire.

J'enfile mon costume de super-véto, la chasuble-sac-poubelle-vert, les gants de fouille orange. L'éleveur se tient à côté de la vache, maintenant la queue. La vulve n'est pas très dilatée. J'écarte les lèvres, m'enfonce doucement. La chaleur, tout doucement. Je passe le col, grand ouvert. Déjà, ce n'est pas une torsion. Ma main a cette position semi-relâchée qui l'amène à suivre les plis lorsque la matrice tourne sur elle-même. Là, elle reste bien droite, et je plonge, jusqu'à l'épaule. Je passe une bride, très tendue. Torsion post-cervicale ? Non, j’atteins le cul du veau. Un siège. De toute façon, vus les commémoratifs, c'était l'une ou l'autre.

La vache n'a pas encore fait de vrai effort de poussée. Le veau est vraiment loin. Il n'est pas très gros. Il est juste... normal. Juste comme il faut pour ne pas m'inquiéter. J'ai de la place pour travailler, tout cet espace entre le bassin du veau et celui de la vache, nécessaire et suffisant pour déployer les membres arrières du bébé. Je balaie doucement, essaie de comprendre la place de chaque chose. Les pieds, très loin. Les jarrets à portée. Ce con de veau est dans la corne gauche, mais il a un pied dans la droite. Bizarre. Pas grave. Je cherche le cordon ombilical, je ne le trouve pas.

J'invite l'éleveur à mettre le palan en place. Il n'y aura plus besoin d'y penser, après, si l'on a besoin de lui. Je lui indique également de préparer une corde pour suspendre le veau. Le risque qu'il boive la tasse, vue sa position, est vraiment important.

Je balaie doucement l'intérieur de l'utérus. Avec un bras, puis avec l'autre. J'abandonne les gants, je veux sentir chaque détail de texture. La fermeté de l'utérus, la suavité des membranes amniotiques déchirées, la tension, la dureté du cordon. J'ai assez de place pour faire une bonne réduction de siège, et la vache pousse peu. C'est rare, d'aussi bonnes conditions. Il ne reste qu'un seul véritable écueil, le risque de prendre le cordon dans un postérieur lorsque je le déploie. Imaginez : c'est comme si le veau était debout dans le ventre de sa mère. Il présente sa queue, et uniquement elle, au col utérin et au vagin. Son cordon est sous lui, bien entendu, mais où se fixe-t-il ? Vers l'avant, comme souvent, auquel cas il n'y aura aucun risque ? Ou vers l'arrière, comme parfois, auquel cas il pourrait se retrouver derrière un des membres postérieurs du veau, au moment où je les ramènerai vers le vagin ? La tension et la compression sur le cordon, lors de l'extraction, signeraient alors la mort du bébé... J'examine attentivement chacun des lambeaux qui flottent dans l'utérus. Il y a un bout de placenta déchiré qui m'inquiète quelques secondes, mais pas de poul : ce n'est pas le cordon. je cherche un jarret. Le gauche d'abord, le plus facile d'accès. Je le remonte doucement.

Il y a un silence parfait dans l'étable. Je ne parle pas, l'éleveur ne dit rien non plus. les vaches sont muettes. Seul ce couillon de veau de deux jours, celui de la vache d'à côté, s'appliquer à foutre le bordel en se prenant les pieds dans le palan. Mais même lui nous épargne d'éventuels appels paniqués.

Je change de bras, plusieurs fois. Je travaille doucement, j'accompagne les poussées maternelles, abandonnant ma manipulation pour mieux la reprendre lorsque l'utérus, qui se relâche, laisse replonger le bébé. Par petites tractions, j'amène le jarret au plafond, le sabot au plancher. C'est maintenant qu'apparait le risque de déchirer l'utérus de la mère, si la pointe du jarret ou la pointe du sabot se plante dans la muqueuse lors d'une contraction. J'accélère, coiffant le sabot, faisant glisser le jarret, jouant sur les bras de levier. Il me faut deux essais. J'amène la première paire d'onglons au vagin. Je n'ai pas emprisonné le cordon.

Je souffle un peu. Pas d'épreuve de force, cette fois-ci. Juste de la technique, de l'expérience. Le plaisir de voir la facilité acquise avec les années, maintenant que je n'ai plus à tâtonner, à réfléchir à chaque mouvement imprimé, pour essayer d'anticiper sur la suite des opérations. Je replonge. A chaque contraction, la vache expulse ses eaux qui ruissellent sur ma chasuble. Encore, toujours, ce délicieux parfum douceâtre, celui du sang et de l'amnios. La respiration de la mère est saccadée, entrecoupée de plaintes discrètes, à chaque fois qu'elle tente une poussée. Je plonge, je saisis le jarret, commence à le remonter, le bascule afin d'amener sa pointe vers l'extérieur, le pied vers l'intérieur, elle va pousser, je relâche, je recule, je replonge, je reprends, je remonte, je bascule, elle repousse, je relâche, je maintiens, elle repousse, elle relâche, je reprends, je coiffe l'onglon, le fait glisser sur le plancher utérin, je relâche, protège le plafond de la pointe du jarret, car elle repousse, puis relâche, cette fois, c'est la bonne, je reprends, je recoiffe le pied, je bascule, je ramène. Deux paires d'onglons entre les lèvres vulvaires.

Je saisis le vagin, malaxe et soupèse. Pas de bride hyménale, pas énormément de place, mais cette excellente consistance de pâte à pain, ferme et élastique, épaisse, solide, qui inspire confiance. Ça passera, sans épisio. Le col est encore perceptible, mais le veau n'est pas gros. Je fixe les cordes aux pieds du veau, prépare ma lame - on ne sait jamais, s'il faut couper.

Tension.

L'éleveur tire sur la palan, juste assez pour maintenir une force sans équivoque sur les cordes, mais pas assez pour faire avancer. La vache pousse, et se laisse glisser. L'éleveur relâche, je fais glisser les membranes, rétracte la vulve dilatée, ça va passer ! Tirez ! Les cuisses, la queue, le bassin, et puis, d'un coup, la délivrance, une corde glisse mais peu importe, le veau chute sur le fumier, je vide le cordon d'un geste rapide, le con de veau de deux jours trébuche sur ma boîte de vêlage et envoie tout valdinguer, le nouveau-né respire, nous le suspendons. Une traction, deux tractions.

Il respire. Calmement. Les glaires s'échappent. Un seau d'eau glacée. Il secoue la tête.

La mère est paisible. Ou plutôt, juste épuisée. Mais pas déchirée. Le vagin est parfait, le col, intact. Elle ne va pas tarder à se relever. Nous allons juste l'accompagner. Redescendre son nouveau-né.

Notre boulot est achevé.

lundi 28 mai 2012

Naissance

Vêlage

Un grand, grand merci à la photographe.

mardi 8 mai 2012

Dimanche

Aujourd'hui, c'est dimanche. Je suis d'astreinte : de garde, avec mon téléphone portable même aux toilettes, mais chez moi. Je suis d'astreinte en continu depuis deux jours, mon après-midi de repos précédente, c'était jeudi. La prochaine, mardi. Les journées ont été chargées. Les nuits, moins.

Il est 7h30, je suis dans mon lit, et mon téléphone sonne. Volume à fond, branle-bas de combat. Une voix de femme. Jeune.

- Service de garde.. bonjour ?
- Docteur c'est affreux mon cochon d'Inde a une tique, j'ai peur !
- Zgrmfl mais c'est pas grave, il suffit de l'enlever...
- Mais comment ??? Et puis, il y a les enfants !
- Pfff attendez je vais prendre votre téléphone, je vous rappellerai quand je serai à la clinique...

Suit une séance titubante pour trouver un stylo et un papier, noter le numéro.

- Merci docteur !

7h30. Là, c'est sûr, je suis réveillé maintenant. J'aurais pu l'envoyer chier. Même pas le réflexe. On ne me réveille jamais en semaine pour des conneries pareilles. C'est uniquement les dimanches et jours fériés.
Et moi j'envoie pas chier. Et tout à l'heure, quand je serai à la clinique pour gérer mes hospitalisés, je vais l'appeler pour enlever la tique de son cobaye. Lui montrer comment on fait, lui vendre un crochet à tiques, et même pas lui faire payer le tarif de garde. Mais quel con.

Foutre les chiens dehors, petit dej', twitter, café. Je vais partir assez tôt à la clinique, j'ai des trucs très lourds dans mon chenil, pas que ce soit urgent mais là, tout seul chez moi, je stresse et tourne en rond. Je bouquine un chapitre de mon Ettinger, n'en retiens rien, prends mes clefs et ferme la porte. Je vais aller voter en vitesse, pas sûr que j'aurais le temps plus tard. Au bureau de vote, il y a quelques vieux du village et une assiette de crêpes. Je serre quelques mains en vitesse, engloutis une crêpe tendue par madame le maire, et file en montrant mon téléphone comme une excuse.

"Les urgences, tout ça."

Il est 9h lorsque j'ouvre la porte de la clinique. Le chien qui devrait être mort depuis trois jours va bien. Très bien. Le téléphone sonne, un chien qui refuse de manger, pas joyeux, pas en forme. Alerte piro. Ce n'est peut-être pas ça, mais on ne va pas prendre de risques. En attendant qu'il arrive, j'appelle la propriétaire du cobaye, et administre ses traitement à mon hospitalisé lourd. Le chat opéré hier soir va très bien, pas d'inquiétude, il ronronne peinard dans sa cage avec ses morphiniques, sa litière, sa gamelle et son coussin. N'a pas touché à sa perf', comme souvent les chats. Je lui fous la paix. Il est apaisant.

Le propriétaire du jeune chien pas en forme arrive vite, pas le temps de promener le chien hospitalisé. On verra après. Un jeune lab', qui remue à peine la queue alors que d'habitude, rien ne le démonte. Son maître a eu raison de me l'amener. Il n'a pas de fièvre, l'examen clinique est normal, le frottis piro négatif, il n'est même pas franchement malade, mais il y a un truc.

Il a mal, forcément. Le ventre est souple mais il me regarde d'un air accusateur lorsque je le palpe.

"Il a tendance à manger des conneries, ce loulou ?
- Heu, non, ça lui a passé depuis quelques mois déjà."

J'enfile un gant, que je fais claquer comme dans les séries. Un doigt dans le rectum, des fragments durs, des gouttes de sang. Qu'est-ce qu'il a mangé ce con de chien ?

Des morceaux de bois.

Antalgiques, antibiotiques en couverture, paraffine, on revoit demain si ça ne va pas mieux : m'étonnerait qu'il faille lui ouvrir le ventre, à celui-là.

Pendant la consultation, la dame au cobaye est arrivé. J'ai enlevé la tique avec le petit crochet qui va bien, je lui ai montré comment faire. Quatre euros cinquante, le prix du réveil le dimanche, le prix pour être rassurée même si ce n'était rien du tout. Je trouve ça très con, et je ne vois pas comment faire autrement, là. Je renvoie la dame chez elle avec son cochon d'Inde. Il n'y a pas à dire, je sauve des vies. Je me dis que je comprends les généralistes qui n'assurent plus leurs gardes, vu que de toute façon les vraies urgences filent aux urgences, et qu'il ne reste que ce genre de conneries.

Il est 11h00, et le voisin arrive avec son chien. C'était prévu depuis hier. Ce papy setter s'est descendu une bassine de gras l'avant-veille, et ça a du mal à passer. Je préfère jeter un œil, même si les choses semblaient se dérouler normalement, hier. Il nous a déjà fait une hépatite, une pancréatite, une prostatite, une uvéite, manquerait plus qu'il nous refasse un joyeux mélange de tout ça sur son indigestion carabinée. Pas de selles depuis la veille, mais plus de vomissements non plus. Je fais une radio, histoire de vérifier l'absence d'image d’iléus. RAS en dehors de son arthrose et des plombs qu'il a pris il y a des années. Je remets des antalgiques, on verra demain.

Je promène le chien hospitalisé, renseigne un quidam qui a trouvé un chien, pucé heureusement, renvoyé dans ses pénates immédiatement. Ça aussi c'est du service public : je ne facture jamais rien pour ce genre de trucs, sauf si je garde le chien le temps que le maître puisse le récupérer...

Enfin, il est midi et j'ai fini mes urgences. Je vérifie mes perf', fais le tour de la clinique, ferme la porte.

Devant la mairie, les gens sont attroupés au soleil. Il y a la queue entre la boulangerie, le tabac et la mairie. Mais ici, ils n'ont pas de crêpes.

Deux heures moins dix, j'ai eu le temps de manger, cette fois. Le téléphone sonne à nouveau.

Un vêlage. A l'autre bout de la clientèle. Je choppe une chupa au passage, en guise de dessert. Pastèque, ma préférée.

Vingt minutes de route, je fais un détour par la clinique pour attraper l'embryotome, au cas où.

Le téléphone sonne, sur la route. Un chien qui s'est arraché une griffe. Il a mal, forcément, mais ce n'est pas grave. Je donne quelques conseils à la dame, qui voudrait quand même me le montrer. Je lui explique que je pars sur une grosse urgence, que j'en ai peut-être pour une heure ou deux. Je la rappellerai.

La petite étable est ouverte aux quatre vents. Il fait un froid glacial malgré le soleil, mais ma chasuble de vêlage coupe bien le vent. Le gars n'est pas trop habitué à me voir dans ce rôle. Avec ses 15 salers, on ne fait jamais d'obstétrique chez lui. Il a eu un bon réflexe : repérer la bête "malade", la remonter à "l'étable", repousser le veau déjà à moitié engagé. J'enfile mes gants, plonge mes bras dans la chaleur de la matrice. La jeune vache n'apprécie pas, mais ne dit rien. Le veau est là, présentation antérieur. D'après l'éleveur, il avait une patte pliée. Une bricole, mais bon, quand on n'a pas l'habitude... Le souci, c'est cette sensation de vide, d'air dans l'utérus. Normalement, l'utérus, même atone à cause de l'épuisement, ça colle fort au veau, il n'y a pas des masses de place. Là, j'ai l'impression de balader mes mains dans une cathédrale de muqueuses. Et de sentir trop bien le rein gauche, la panse, là en bas. Percée. J'enlève mes gants pour en voir le cœur net, sentir les détails : une vraie catastrophe. Elle est déchirée, depuis le vagin jusqu'à, sans doute, la moitié de l'utérus, avec, évidemment, le col en vrac au milieu. Coup de bol, les artères n'ont pas pris, et le veau est encore en vie. Je glisse mes doigts sur les limites de la déchirure, sens passer un ovaire.

Et après tout, pourquoi pas ?

Je fais une tronche d'enterrement, l'éleveur et sa femme ont changé de visage en voyant le mien.

"Bon, votre veau a tenté de sortir par césarienne, mais tout seul. Il a bien réussi l'ouverture de matrice, même si ça fait plutôt incision de débutant, mais pour le péritoine, les muscles et le cuir, il a merdé. Je vais finir le travail : ouvrir là (je monter le flanc), on sort le veau par le trou qu'il a fait, et je referme tout le bordel. C'est un foutu chantier, il y en a pour deux heures sinon plus, ça peut rater, elle peut mourir de choc (elle fait déjà bien la gueule), ou faire une péritonite dans les jours qui suivent. Le veau, ça devrait aller. Il me faudrait deux seaux d'eau, froide ça ira."

Ils hésitent. A la fois choqués - ils n'ont jamais vu un truc comme ça - et rassurés par mes tentatives humoristiques. Je sais ce que j'ai à faire, je suis sûr de moi, et ils le sentent. Ils me font confiance. Il y a une sensation de puissance étrange dans ces instants. Ce genre de chirurgie, tous les vétos ruraux s'y sont essayés. Avec, je suppose, des succès variés. Ça ne s'apprend pas à l'école, ça ne s'apprend pas tout court. C'est le bordel, on ne sait pas ce que l'on va trouver en ouvrant, on a notre petite boîte de chir' et nos mains, on est tout seul. C'est exaltant. Surtout quand on l'a déjà fait et que l'on sait que ça peut marcher. La première fois que cela m'est arrivé, j'ai du "inventer" cette chirurgie. Depuis, j'ai un peu peaufiné. Ce matin, j'ai enlevé une tique du cou d'un cobaye. Là, la vie d'un veau et d'une vache dépendent de ce que je vais faire. Non que seule ma compétence compte : même en travaillant bien, elle peut y rester. Mais si je ne fais rien, elle mourra.

Le temps que je savonne la bestiole, anesthésie le flanc, ligote les postérieurs et pose une mouchette (dans le désordre), madame est revenue avec des seaux. Je dispose ma boîte de chir', sors mes fils, ma lame. Je me désinfecte les mains, les bras. Explique au monsieur comment tirer le veau, quand je le lui présenterai. Il est nerveux, se roule une cigarette, qu'il rallumera 100 fois pendant la chirurgie, vu le vent.

J'incise, esquive un coup de pied pas trop vaillant et de toute façon bridé par mon huit aux jarrets. Ça a le cuir épais, une salers. je crois que c'est la première fois que j'en ouvre une. Dessous, deux fines couches musculaires, puis la cavité péritonéale. Je repousse la panse vers l'avant, glisse mes bras derrière. L'ouverture est là. Depuis le milieu de la corne gauche jusqu'au vagin. Plutôt rectiligne. Le veau n'est pas trop mal placé pour une extraction. Je sors ses pieds, les tends à l'éleveur, qui place les lacs et, avec mon aide, extrait facilement le bestiau. Le veau est secoué, a du mal à respirer. Un coup d'analeptiques, et ça repart. Je le surveille trois minutes avant de retourner me laver puis désinfecter les mains. C'est maintenant que les choses sérieuses commencent.

Nous sommes sur une petite route de campagne, et l'étable est ouverte du côté de la route. Il y a un passage monstre, avec les élections. Les gens s'arrêtent comme ils s'arrêtaient à la sortie de la mairie, discutent. Il y a des voisins, des vieux, des jeunes, une petite fille de six ans qui voudrait savoir si ça fait mal, et pourquoi le veau tremble comme ça. Elle aussi, elle a froid. Une dame sort une couverture du coffre de sa voiture pour abriter le veau, et enfile son blouson à la petite.

Je suis dans ma chasuble vert poubelle, les bras jusqu’aux coudes dans l'abdomen de la vache. Suture intégralement à l'aveugle, pas moyen d'extraire la matrice, même partiellement. J'appelle ça la suture au doigt : je me pique régulièrement pour bloquer la pointe de l'aiguille. Je serre mon surjet sur mes phalanges, me scie les articulations. Alors que j'écris ce billet, je compte douze coupures et piqures sur mes doigts. Les seules douloureuses sont celles de la deux-trois phalangienne de chaque index. Là où le fil passe quand je serre. Le premier surjet est le plus hasardeux. Le ligament large et les débris de placenta me gênent. La coupure est mal foutue. Con de veau. Il me faut pas loin de trois quart d'heure pour finir ce premier surjet. Pas parfaitement étanche, mais pas loin. Le second, enfouissant, me prendra une petite demi-heure. Du plaisir de faire un surjet en ne prenant que la séreuse et la musculeuse, sans traverser la muqueuse, lorsqu'on ne voit rien et qu'on a les deux bras dans la vache...

Une vieille dame me regarde travailler, souriante. Elle avait des vaches, avant, je ne les ai jamais connues. Ils ne parlent pas politique, aucun. Ils discutent, de la petite du voisin, des brebis, de la pluie, du beau temps, d'un baptême, de l'herbe qui pousse et du veau qui est gros, mais pas tant que ça. Ils parlent de tout, ils parlent de leur essentiel. Ils évoquent le véto qui était là avant moi, et qui est mort. Les Pyrénées sont splendides sous le soleil.

Je me sens utile, même si, finalement, ils ne s'intéressent pas tant que ça à moi.

J'ai fini mes surjets. Un monsieur, le père de l'éleveur, je crois, veut savoir quelle longueur de fil a été nécessaire : 2m50. Il n'en revient pas. Quelqu'un que je n'ai vu ni arriver, ni partir, vient de revenir avec une bouteille de colostrum empruntée au voisin laitier. Sortie du congel' et réchauffée au bain-marie.

Je fais vider un flacon de pénicilline dans l'abdomen de la vache. Plus par habitude que par réel souci d'efficacité, mais ça "parle". Ça aurait aussi bien marché en intra-musculaire. Premier surjet musculaire, second surjet musculaire. Cette fois, ça va très vite. Je suture le cuir, un joli montage à points passés. en esquivant les savates - la peau est toujours mal anesthésiée en fin de chirurgie...

J'ai terminé.

Reste à faire le ménage, m'enlever le sang de tout partout. L'eau des seaux n'est pas froide, elle est chaude. J'en pleurerais de plaisir, moi qui ne suis pourtant pas frileux.

Dans ma voiture, le téléphone chante les messages sur le répondeur.

Les gens sont partis. Mais le veau a toujours sa couverture.

J'explique un peu le post-op' à l'éleveur et à son épouse. Rien de bien compliqué. Ils sont dramatiquement confiants.

C'est une belle journée, même en plein vent.

Sur mon répondeur, un message, un chat blessé. Je pense à la dame avec son chien a la griffe arrachée, quand un chasseur m'appelle : il vient de faire ouvrir un chien au parc... Je donne rendez-vous aux deux en même temps. Le premier arrivé passera le premier sur la table de chir', le second sera hospitalisé. Je rappelle pour le chien avec sa griffe, m'excuse et explique à sa propriétaire que j'ai d'autres animaux à prendre en charge en priorité. Elle l'admet très bien, me demande quelques conseils. Elle ira le lendemain chez son vétérinaire habituel (qui ne fait pas ses gardes...).

A la clinique, je patiente un peu, range quelques papiers, regarde de loin ma 2035. Je me connecte sur Twitter. #radiolondres, et le gazouillis habituel. C'est le printemps.

Le chasseur arrive le premier. Un bon gros chien de chasse qui en a vu d'autres, une belle ouverture à la cuisse. Un petit trou sur l'abdomen. Largement de quoi justifier une anesthésie générale. J'ai le temps de poser mon cathéter et brancher ma perf' quand le chat arrive. Un gros matou manifestement plus qu'à moitié sauvage, avec une vilaine blessure au cou, probablement un vieil abcès percé. Bien dégueulasse. Je discute trois minutes, propose de le castrer en profitant de l'anesthésie. La dame est d'accord - ça lui apprendra à se battre, comme elle dit - j'hospitalise, elle le reprendra le lendemain.

Il est 17h passées et j'ai deux chirurgies qui m'attendent.

J'endors rapidement le gros chien. La plaie à la cuisse ne nécessite presque pas de suture musculaire, mais un drain ne fera pas de mal. Le trou abdo, finalement, ce n'est rien. Une demi-heure de boulot, et je laisse le chien se réveiller en expliquant les traitements et consignes pour la suite.

Il est 18h lorsque je tente d'endormir le chat. Je réussis mon injection, mais en bon gros matou costaud et à moitié sauvage, il essaye de me bouffer, m'échappe et ravage ma salle de préparation, avant de se réfugier sous une armoire. Nous avons laissé exprès l'espace nécessaire à un chat pour se planquer là, pour ce genre de cas. Je tue le temps de l'induction en faisant les soins à mon gros chien hospitalisé, qui continue de défier les pronostics, et en babillant sur twitter.

Pose de cat', perf. Le téléphone sonne à nouveau. Un veau, très mal. J'indique à l'éleveur que je passerai après avoir fini ma chirurgie. Le parage de l'abcès me prends une grosse vingtaine de minutes, la castration cinq de plus. Je remets le chat en cage, vérifie que tout va bien, et je repars.

Le veau est à dix minutes de route de là. Il est 19h20 lorsque je l'examine. Douleur majeure, à en claquer. Une vilaine diarrhée hémorragique, une bonne fièvre. Coli, salmo ou coccidies ? Je pense pour les dernières, mais les fragments de fibrine et de nécrose dans la diarrhée me font douter. Le veau est mal, en tout cas. Dans le doute, je traite pour les bactéries comme pour les protozoaires, prends un échantillon, et surtout, je soulage la douleur. A 19h45, je suis de retour à la clinique, je mets la diarrhée à décanter pour une coproscopie. J'ai le résultat à 20h00. Normal. Coccidiose massive. Jamais vu autant de ces saloperies par champ (zone éclaircie, là, pas moyen de prendre la photo avant d'avoir dilué, ça ne rendait pas, mais l'idée était un peu la même que pour ces coccidies de lapin).

Eimeria bovis

Je ne rappelle pas l'éleveur, de toute façon il viendra demain pour la suite du traitement, si le veau a survécu, ce qui est loin d'être gagné.

Moi, je promène le chien hospitalisé. Un gros cœur de malamut. Nous avons un nouveau président de la république, twitter gazouille tant que je n'arrive plus à suivre, et mon chat opéré de la veille est toujours là, et pète le feu. Celui à qui je viens de parer l'abcès et couper les roubignolles se réveille gentiment.

Je laisse un message aux propriétaires du malamut, et la salle de préparation à la femme de ménage. Dans un état lamentable, j'en suis désolé pour elle, mais je n'en peux plus.

Je referme la porte. Klaxons de joie dans le lointain.

Il est 20h40 quand j'arrive chez moi. Je vais me coucher tôt. Une grosse journée m'attend demain.

dimanche 15 avril 2012

Retirer ses bottes

Il est 6h30, un dimanche matin. C'est une vieille ferme à flanc de montagne, avec une étable à l'ancienne, quatre vaches plus toutes jeunes, un petit troupeau de moutons et un couple d'éleveurs retraités.

C'est une étable propre, qui sent bon la vache, la paille, le foin. Avec des poules sur la crèche et un border collie sur une boule de foin. Un tracteur plus âgé que moi. Un Massey. Rouge.

C'est une maison avec, en façade, une porte d'entrée qui ne sert que le dimanche, et encore : on passe dans l'étable, il y a deux marches, sous l'escalier qui monte à la réserve de foin au-dessus, et ces deux marches permettent d'entrer directement dans la cuisine.

Il est 6h30 et le vieux bonhomme, un genre de Clint Eastwood, grand, mince, avec son béret et ses bretelles, m'a appelé parce que sa vache tourne et retourne, se dilate mais ne fait rien.

- Vous vous levez tôt ! lui ai-je dit au téléphone.
- Mais non, j'y ai passé la nuit !
- Outch, mais vous vous couchez tard ! Enfin j'arrive !

Il ne m'avait pas appelé plus tôt parce que bon, c'était la nuit, mais à force d'attendre, hein, il allait finir par risquer de mourir, le veau.

La vache est une grande blonde. Elle est immense. Placide. Un flegme de break Volvo. Avec un coffre à faire passer n'importe quel veau.

J'enfile ma chasuble, mes gants, je fuis la pluie et me réfugie dans l'étable. Il ferme la porte, celle du bas, pas celle du haut, et nous mettons la bête dans l'axe. Premier bras. la poche des eaux n'est pas percée, je sens un antérieur. Jolie bestiole. Je farfouille un peu, trouve le second, puis la tête. En bas. Et surtout, une jolie torsion, à 180°. L'utérus et le vagin tournent sur leur axe, un demi-tour, et la vache a beau pousser, le veau ne peut pas passer, car les tissus ne peuvent assez se dilater. Le veau est bien vivant, mais, comme d'habitude, je ne dis rien, d'autant que l'on ne me demande rien.

Derrière moi, j'ai entendu la porte de la cuisine s'ouvrir. Madame a refermé derrière elle, elle attend sur la première marche. Elle a son tablier, sa robe qui lui va si bien mais que personne d'autre ne pourrait porter, ce genre de robe et de tablier qui sont comme des uniformes, naturels, évidents. On pourrait se moquer du monsieur, avec son béret et ses bretelles, avec sa chemise à carreaux. On pourrait se moquer de madame, avec ses petites lunettes à cordon et sa robe imprimée. Je crois que j'enverrais sans hésiter le moufle métallique de mon palan dans la figure du premier qui se rirait. Je me sens tellement bien, ici, dans cette petite étable, les bras dans le vagin d'une blonde, un peu de paille dans les cheveux, au chaud, avec ces deux vieux, alors que dehors, il pleut.

Il faut tourner dans le sens des aiguilles d'une montre. Positionner le bras droit est plus facile, mais je manque de force, et ça me casse le poignet. Je ne me suis pas échauffé. Bras gauche, tournant presque le dos à la vache, avec une grande torsion de l'épaule et du dos : oui, mais le poignet souffre encore. Cela dit, dans cette position, je suis plus fort. Bras gauche, retour au droit, par à-coups, tranquillement. Le veau est toujours dans sa poche, et je sais que j'y arriverai. J'alterne, je pousse, je tourne, je bouge. A peine 5 minutes, petit à petit, je trouve le bon rythme, la bonne impulsion, discontinue cette fois-ci. Mon poignet gauche me fait mal. Ça tire sur mes côtes, à droite, dans le dos.

Le veau est revenu dans l'axe, je respire un peu.

On a le temps.

Tout est en place. Monsieur installe le palan, madame va chercher une casserole d'eau. En inox. Pas en cuivre. Ma boîte de réa est là, avec le bazar à césarienne, qui ne servira pas. J'ai mes cordes de vêlage. La vache se remet à farfouiller dans son foin.

Je pourrais m'arrêter là et rentrer chez moi : elle n'a plus besoin de moi. Mais d'une, l'éleveur ne comprendrait pas. De deux, je me boufferais les ongles sans savoir si j'avais raison. De trois, j'ai envie de sortir ce veau.

Alors je replonge mes deux bras jusqu'aux épaules. Chaud, glissant, confortable, avec ce doux et écœurant parfum d'amnios. Je me sens bien. A ma place, à 7h00 un dimanche matin. Dehors, le soleil se lève derrière la pluie. Le border remue sur sa botte de foin.

Un membre, deux membres. Je les saisis fermement, les amène à moi, la maman pousse, sans plus. Tout est en ordre pour la sortie. Le veau est gros, mais il y a la place. La poche des eaux est maintenant percée, elles ruissellent sur la chasuble, coulent sur mes bottes, noient la paille qui emplit le fossé d'évacuation. Tout va bien.

Seconde poche, les glaires, épaisses, filantes, de ce blanc indéfinissable, qui coulent la vie.

J'amène les pieds vers moi, la tête suit gentiment, le front du bébé bloque sur le bassin. Ça va passer, il faudra tirer un peu.

Madame m'apporte les cordes, mes bonnes grosses vieilles cordes de vêlage, passées 100 fois à la machine et à la javel. Je les place autour des canons du veau, bien au-dessus des boulets, et je me suspends, le corps presque à l'horizontal, basculant mon poids vers la gauche, puis vers la droite, les pieds calés dans la rigole. Le veau a tant de force qu'il parvient à me remonter en rétractant son antérieur gauche. Mon poids contre le sien, mes appuis contre les siens. Mais moi je ne suis pas enduit de glaires de vêlage, ou pas trop, et j'en ai eu d'autres avant lui.

La vache est assez dilatée, largement. L'éleveur a pris son temps avant de m'appeler, il n'y a aucun risque d'épisiotomie.

Tout va bien.

Nous accrochons le palan. La vache se couche, pile comme il faut. Monsieur tire, madame fait basculer les cordes, j'accompagne la sortie du "petit". Tout en force, en puissance, une douce violence. Confiance absolue.

Le, ou plutôt la pitchoune finit de sortir, toute étonnée. Couchée sur l'allée centrale, elle respire, un peu sonnée. Sa mère commence déjà à l'appeler, mais reste couchée. Un peu d'eau derrière les oreilles, une grande inspiration, une respiration très bruyante, beaucoup de glaires. Par prudence, on va la pendre. Elle est restée longtemps à l'envers, là dedans. Je noue une corde autour de ses jarrets, monsieur envoie madame chercher une chaise pour pouvoir passer la corde par-dessus une poutre de l'étable. J'enlève, à la main, quelques glaires de la bouche de la vêle.

Elle pose la chaise.

Il prend le temps de retirer ses bottes, et monte sur le siège. Chasse quelques araignées, passe la corde. Je soulève le beau bébé... 50 kg ? Il assure sa prise, fait un tour avec sa corde. Le nez du veau se vide de ses glaires, elle respire bien, nous la redescendons. J'accompagne sa chute sur un matelas de paille, l'éleveur en disperse un peu sur son dos avec sa fourche, pour qu'elle ne prenne pas froid.

Nous relevons la mère, et je réenfile des gants, pour contrôler que rien n'est déchiré.

Tout va bien.

- Vous voulez prendre un café ?
- Ah oui alors, mais d'abord, je vais prendre quelques photos. C'est heuuu... c'est ma sœur qui adore les photos de bébé, c'est bête hein ?
- Oh si j'avais su je n'aurais pas mis de la paille, hein !

Il sourit.

Je mitraille.

On peut avoir 75 ans et apprécier cet instant.

Et ensuite, oui, ensuite, on va aller prendre un café. Mais avant de monter les deux marches vers la cuisine, avant de franchir le seuil, surtout, surtout, je n'oublierai pas de retirer mes bottes. Même si, je le sais, il protestera que ce n'est pas la peine.

Veau nouveau-né

Veau nouveau-né

J'ai laissé quelques photos de plus par ici.

dimanche 12 février 2012

Césarienne, glacée

-8°C
Je fais des échauffements en conduisant. Les personnes qui me croisent doivent me prendre pour un fou avec ce haka sur fond musical de comédies de Broadway, France Musique et panne de mon lecteur CD obligent... Mais rien que ces échauffements me font mal à l'épaule, j'ai peur pour le vêlage à venir.
L'éleveur qui m'a appelé est du genre bourrin. S'il a tiré, il a tiré fort. Si ce n'est pas un siège ou une torsion de matrice, ce sera une césarienne.

Le chemin qui descend à sa stabulation est encore gelé. Je suis les travées, m'arrête devant un box de vêlage. Il a posé des tôles sur les barrières, pour couper le vent délirant qui me transit dès le pied posé hors de la voiture. Une petite blonde. Pas de palan en vue. Il n'a pas tiré. Un bout de placenta pend à la vulve de la vache. Probabilité de veau mort élevée... L'éleveur me confirme mes hypothèses : présentation normale, mais il n'a pas essayé de tirer, le vagin et le col ne sont pas dilatés, le veau est énorme.

J'ôte ma polaire, gardant ma veste sans manche sous la chasuble de vêlage. Le vent est abominable. J'espère que ses tôles remplissent leur office : je ne tiendrais pas 15 minutes dans un froid pareil.

Premier contact avec la génisse : il n'y a pas de place, je peux à peine mettre mes deux bras dans son vagin, la filière pelvienne est ridicule, triangulaire, la symphyse pubienne encore très saillante. Elle a pourtant plus de trois ans. Les antérieurs sont avancés, mais la tête n'est pas engagée. Elle est gonflée, la langue pend. Pourtant, le veau a une discrète réaction lorsque je pince un antérieur. L'éleveur n'a rien vu, je ne dis rien. Je préfère qu'il le croie mort. De toute façon, on va à la césarienne...

Je sors ma boîte de chirurgie, aligne mes flacons en raccourcissant au maximum les aller et retour entre ma voiture en plein vent, et l'abri somme toute très efficace des tôles. Je m'apprête à injecter un tocolytique, pour préparer l'utérus à la chirurgie... mais le flacon est gelé. Enfin gélifié. Ça ne m'était jamais arrivé... je balance tout dans le seau d'eau chaude, apportée avec un jerrican : antibiotique, anesthésique local (lui n'a pas l'air de souffrir du froid), anti-inflammatoire (lui non plus). La bétadine savon est presque solide.

La vache est dégueulasse. Le vent a rabattu la neige dans la stabu, du coup les litières sont humides et les vaches pleines de merde. L'éleveur et son fils estiment que le froid leur ajoute 3h supplémentaires par jour de boulot de dégivrage. Je n'ose imaginer le bordel pour les laitiers, avec les salles de traite à moitié en panne.

J'arrose son flanc d'eau tiède, savonne, rase. Je laisse des gants à l'éleveur, qui devra m'aider à protéger la matrice du poil souillé sur la cuisse, juste à côté. Pas stérile, mais tant pis.

Au moins, la vache est super cool, et n'envisage pas de m'envoyer un pied dans le foie.

Je finis de laver, rince un maximum. Tout est prêt. Je leur ai demandé de tout préparer pour faire de la réa de veau, "au cas où par un miracle il serait vivant".

"Ouais enfin il est mort, doc, c'est une césarienne "pour rien"."

Incision, large vue la taille du bestiau. Évidemment, le veau est dans la corne utérine opposée... Facile à saisir, cependant. J'incise l'utérus, à l'aveugle comme d'habitude. Je vais vite, et pourtant, je suis bien, là, avec le bras dans la vache, à l'abri du vent, emmitouflé de polaire et de plastique. Dans ma poche, le téléphone sonne. Une autre urgence ?

Les cordes sont fixées au veau. La vache fait mine de se laisser tomber, mais l'éleveur a le réflexe de lui décocher un coup de botte dans le nez, elle se reprend. Pas sympa, mais nécessaire : elle doit rester debout au moins jusqu'à l'extraction du veau. Chacun une patte, ils tirent. J'ai prévu assez large pour que le veau "n'accroche pas" en sortant. Trop large, même, de la couture pour rien, tant pis. Je soutiens les épaules et la tête du bébé, accompagne sa chute au sol. Il a une tronche de bouledogue et une langue énorme, avec l’œdème provoqué par son attente dans l'entrée de la filière pelvienne, mais il respire. Vite, nous le suspendons à la fourche télescopique du tracteur, et l'élevons rapidement. Nuage de poussière de paille, que le vent rabat sur la vache. Je me retourne pour regarder ce qui tombe sur la plaie, juste à temps pour voir la vache se laisser choir, courir jusqu'à elle, lui prendre le nez et lui plier l'encolure afin de l'empêcher de basculer du mauvais côté. Les dégâts sont limités, mais pour l'asepsie, on repassera... Je laisse ma place à l'éleveur, le veau se débat, il respire bien. Je lui injecte un simple diurétique, un coup de corticos, histoire d'aider à la diminution de l’œdème. Peut-être pour rien, mais peu importe. Nous le couchons a l'abri d'un muret, dans la paille, au soleil. Il vivra, mais il faudra le sonder, il ne pourra pas téter pendant au moins 48h...

La vache est couchée n'importe comment, plutôt sur le sternum. L'utérus est resté à l'intérieur, mais des bouts de placenta traînent dans la paille. Pas grave, je coupe, j'enlève, puis extraie l'utérus. Sacrée foutue ouverture que j'ai faite ! L'éleveur a enfilé ses gants, je lui indique comment me soutenir la matrice pour faciliter la couture. Ce n'est pas du tout stérile, mais c'est à peu près propre. Au fur et à mesure, j'enlève de minuscules brins de paille déposés sur ou dans l'utérus par le levage du veau... Très vite, nous ajustons nos positions. L'éleveur s'agenouille, le dos vaincu par la position basse et le froid. Je fais de même. La suture se passe bien. Il anticipe et aide de mieux en mieux en orientant les lèvres de la plaie... jusqu'à ce que la vache tente de se relever.

A nous deux, nous protégeons l'utérus, et appelons le fils de l'éleveur, parti dégeler une arrivée d'eau. Minute d'attente crispée, puis nous aidons la vache à se remettre dans une positions plus appropriée. Elle n'est pas capable de tenir debout, de toute façon. Je termine mes sutures utérines, réintègre la matrice recousue, en tenant de sortir un max de saletés, sans en rajouter.
L'éleveur s'est relevé, il observe le veau. Son fils est retourné à sa tâche. Je prépare mes fils.

Lorsque je me retourne, je reste interdis. Une vache du box d'à côté est en train de lécher la plaie de sa copine en passant sa tête entre les barreau, elle a carrément la langue dans le ventre de ma blonde ! Nous avons beau la chasser, elle revient à la charge, attirée par l'odeur de liquide amniotique. Il faudra que le fils de l'éleveur reste contre la barrière, de l'autre côté, pour empêcher qu'elle recommence. Lui ne sera pas à l'abri du vent.

J'ai terminé mes sutures musculo-cutanées, en redésinfectant chaque couche musculaire. Anti-inflammatoires, antibiotiques, et pas juste pour la forme, cette fois.

Je n'avais jamais expérimenté la césarienne avec flacons gelés. J'avais rarement fait un boulot aussi dégueulasse du point de vue de l'asepsie. Jamais une autre vache n'était venue pourrir mon travail... Heureusement que les bovins possèdent une hallucinante résistance à la péritonite.

PS : Mes respects à tous ces vétérinaires ruraux qui bossent en zones régulièrement gelées, ainsi qu'aux éleveurs qui, tous les jours, dégivrent, réparent, bricolent pour contourner les difficultés plus ou moins inédites causées par le froid.

dimanche 29 mai 2011

Vocabulaire médical

Une petite étable, un papy, une mamie, leur fille, et leur petite fille. Elle doit avoir 6 ans, curieuse et confiante.

Moi, j'attaque une césarienne. Le genre de chirurgie qui n'a lieu, ici, qu'une fois tous les dix ans. Une vache qu'ils viennent d'acheter, une génisse pseudo-parthenaise qui, vue la taille des canons du veau, doit avoir été croisée avec un charolais.

Je n'ai même pas essayé de tirer, j'ai tranquillement préparé ma chirurgie. Pas d'urgence, maxi-bébé est bien au chaud. Je n'aurais que le vieil homme pour m'aider à tirer, mais bon, pas de raison que cela soit un gros souci. Il benne du fumier et des boules de foin toute la journée, il a beau être vieux, il est sûrement plus costaud que moi.

La génisse est un peu froussarde, mais sans plus. Quelques cordes, une anesthésie locale, et on n'en parle plus. Je rase le flanc de la bête - une seule coupure.

Tout est prêt.

Un grand coup vertical, et le cuir, puis les muscles s'écartent pour laisser passer ma lame. Une artériole décide de me repeindre de rouge, l'étable est silence. Lorsque je perce la dernière membrane, le péritoine, l'air s'engouffre dans l'abdomen avec un bruit de chasse d'eau.

- Maman, elle a mal ?
- Non, tu vois, elle ne bouge même pas, elle ne pleure pas.

J'explore le ventre, trouve mes repères. Le veau est énorme, il me rappelle mes premières années de césariennes dans le charolais. Incision utérine, je saisis les onglons postérieurs et fais basculer la matrice, rapprochant mon ouverture utérine de mon incision abdominale. Les deux onglons, rouges de sang, pointent désormais dehors. Le papy fixe les cordes, et commence à tirer. Je l'aide et soulevant les jarrets, mais le cul ne passe pas. L'effort est délirant. Je saute sur mon bistouri, agrandit l'ouverture abdominale. Toujours pas. Un nouveau coup de lame, et cette fois, ça doit passer. Je vois les tendons sur le cou de l'éleveur, je tire de toute mes forces, je sue, j'ai presque envie de craquer et de tout lâcher tellement l'effort est violent, et putain de bordel, ce foutu veau ne sort pas, il reste là comme un con, le cordon tendu, à moitié sorti, la tête dans le liquide amniotique, et il va y passer si on ne se dépêche pas de le sortir, il va se noyer s'il inspire, il va inspirer, c'est obligé, le cordon est comprimé, ses côtes sont encore dedans, le papy ne peut pas en faire plus PUTAIN DE BORDEL DE MERDE DE BITE A CHIER DE MERDE DE PUTE DE VEAU !

Il est sorti.

Je crois que j'ai hurlé.

Je me suis déchiré les biceps.

Il est vivant, il respire, je tombe assis et expulse une grande bouffée d'air. Le seau plein de chlorhexidine est là, devant moi, et j'y plonge la tête, avant de descendre un demi litre d'eau.

Des bouts d'utérus et de placenta pendent du flanc de la vache.

Tout va bien.

- Maman ?
- Oui ma chérie ?
- Il a dit quoi le vétérinaire ?
- Des mots médicaux. Qui ne s'utilisent que pendant les césariennes.

mercredi 13 avril 2011

Regard : P'tite blonde

P'tite blonde

dimanche 23 janvier 2011

Pour sortir le veau, Chris

Direction chez Colucci, pour quelques prises de sang à faire entre deux visites plus "médicales". L'occasion de discuter avec un papy qui en a vu d'autres, de profiter un peu du soleil et de ne plus réfléchir.

Juste ce qu'il me faut.

Mais comme rien ne se déroule jamais comme prévu, mon téléphone sonne.

Évidemment, c'est pas bien, mais je décroche : la sonnerie de la clinique.

"Dr Fourrure ? C'est Francesca, il faut aller chez Pique, une vache qui a le col ouvert mais il ne sent pas le veau.
- OK, je prends."

Comme si j'avais le choix. Colucci attendra. Demi-tour en live dans le premier chemin, et direction chez Pique. J'y serai dans cinq minutes au plus.

Lorsque j'arrive à la stabulation, il n'y a personne. Il a sans doute du aller récupérer son gosse ou un truc du genre, moi, je vois mon objectif : une vache isolée dans le box de vêlage, occupée à... manger.

Je décharge la voiture - la boîte à vêlages, avec le matériel de césarienne, de réa pour le veau, les cordes, des oblets antibiotiques et tout le toutim. J'enfile mon sac poubelle géant ma chasuble de vêlage, une paire de gants, et me dirige vers la parturiente récalcitrante, tandis qu'une 205 se gare en vrac derrière ma voiture. Pique, qui me lance un bonjour, s'excuse, saute sur une corde et file choper sa vache, en posant son gamin sur une barrière.

Deux minutes plus tard, j'ai les bras dans la bestiole. Une limousine de dix ans, c'est censé vêler sans se poser de questions. Elle, manifestement, ne s'en pose pas. Mais elle ne pousse pas non plus, et le veau est bien là, bien au chaud, tout au fond. Je lui tire une patte : il résiste, et la rétracte avec une vigueur indignée qui fait plaisir. Le col est correctement effacé, la vulve et le vagin pas trop dilatés, mais sur une vieille routière comme ça, il n'y à pas à se poser de question : un autobus passerait.

Le truc, c'est qu'elle ne pousse pas. C'est vexant : elle a mes deux bras dans le vagin, enfoncés presque jusqu'aux épaules, et elle essaye de chiper de l'ensilage sous la barrière. Alors évidemment, le veau reste au fond.

Bien sûr, on pourrait attendre. Mais il y a la place, le veau va bien, et surtout, je suis là. Donc : on va tirer. J'envoie Pique chercher le palan, confie mes cordes de vêlage à son fils, qui me regarde gravement du haut de ses cinq ans et de sa barrière.

"Dis Papa, pourquoi le monsieur il a les bras dans la vache ?
- Pour sortir le veau, Chris."

Je prends chacun des antérieur du veau dans mes mains, juste au-dessus des boulets. Entre les gants, les bouts de placenta et le liquide amniotique, il me faut serrer très fort pour maintenir les pattes, au grand dam du veau auquel elles sont attachées. A force de tirer, le veau se déroule, l'avant de ses antérieurs se pose plus ou moins dans le vagin, la tête est juste derrière. Costaud, le machin. Il ne va pas sortir sans effort. Ce qui est sûr, c'est que je ne le sortirai pas plus sans une meilleure prise. Je tend donc un bras vers Christophe, qui me donne une des menotte - ces cordes faites pour relier la patte du veau au palan. Un nœud d'alouette, et Chris' me donne la deuxième corde.

"Papa, pourquoi le monsieur il met les menottes dans la vache ?
- Pour attacher le veau.
- Hey bonhomme tu peux me poser les questions directement, tu sais ?
- Outch, Fourrure, t'aurais pas du dire ça !"

Bah. Le veau est bien attaché, les nœuds sont au bon endroit, je tire. Pas de souci, les onglons pointent à la vulve. Par contre, la tête du veau bute sur le col, et tend à basculer sur la droite, au lieu de se poser gentiment sur les antérieurs et de filer vers la sortie.

Pas bon. Le bestiau est vraiment gros, en plus. Mais il doit passer.

Il devrait.

Je file chercher une autre corde, que je vais lui passer derrière les oreilles, pour allonger le cou vers l'avant et empêcher que la tête ne parte sur le côté lorsque nous tirons les membres : deux ou trois essais successifs ont prouvé que mes bras et mes mains ne sont pas des guides suffisant pour maintenir la tête sur les rails.

"Dis monsieur, pourquoi tu mets encore une corde dans la vache ?
- On dit Docteur, Chris' !"

Je souris.

"Pour l'attacher, comme quand ton papa met une corde à une vache pour l'amener dehors, je fais pareil avec le veau.
- Mais il n'a pas de cornes !
- Oui, du coup je lui ai mis autour du cou.
- Mais pourquoi t'as pas fait un licol ?
- Parce que c'est trop compliqué là-dedans.
- Alors faut pas l'étrangler !
- Ouip, donc je mets ma corde d'une façon très spéciale."

Et bordel : il a que cinq ans.

"Je t'avais prévenu, Fourrure."

Effectivement.

Bon, en deux essais, la corde est bien mise. Nous fixons les menottes sur le palan, et c'est parti. On va y aller tranquillement, tout en douceur.

Sauf que la tête de ce con de veau n'a pas encore passé le col quand j'entends un ronflement de sonneur : ce con est mis à respirer. Mes poils se hérissent, Pique me regarde en hésitant. Il y a la place, on aurait pu prendre 5 ou 10 minutes pour le sortir, il ne tiendra pas si on ne se dépêche pas, car la vache n'a pas jeté ses eaux, à ne pas pousser.

Et d'ailleurs, elle ne pousse toujours pas.

Bordel !

Pique s'emploie de toutes ses forces à tirer sur le palan. Moi, je tire un grand coup la corde passée autour de la tête du veau, constate avec soulagement que la manœuvre a réussi et qu'il a maintenant la tête posée sur les antérieurs. Mais le nez est encore derrière la vulve, coincé dans le vagin, et il a commencé à respirer. Il ne peut pas arrêter, et revenir à un cycle sanguin fœtal. L'hallucinant bouleversement de sa circulation sanguine, qui abandonne le cordon ombilical pour irriguer ses poumons tout juste étrennés, a commencé. Et il est irréversible.

Et là, il ne peut pas respirer.

Je pèse de tout mon poids sur la palan, par secousses violentes, pour essayer de l'avancer un peu et de dégager son nez. Dur, il ne manque pas grand chose, les épaules passeront, les épaules doivent passer, j'ai tout parié là-dessus, et je n'ai plus le temps de m'être trompé. Il n'attendra pas une césarienne, il doit sortir, il doit sortir.

Je lâche le vagin et les menottes, et je viens aider Pique. Comme beaucoup d'éleveurs, il est fort comme un ours. Je ne fais pas le poids, mais à deux, l'avancée reprend. Centimètre par centimètre, les pattes avancent. La vache ne dit rien, elle ne pousse pas, elle s'en fout, elle bouffe ! Elle bouffe et le veau ne sort pas, il va crever dans ce vagin alors qu'il suffirait que sa mère nous aide.

"A trois, Pique !"

Chris' ne pose plus de question.

Je compte et nous tirons un grand coup. Le nez avance, je relève le pli formé par le bord supérieur de la vulve au-dessus de ses narines. Elles sont dégagées, mais il est trop serré pour respirer.

Nous continuons à tirer, de toutes nos forces. Nous risquons de déchirer la vache, mais je n'y crois pas trop, elle en a vu d'autres, elle ne se plaint même pas. Et lui, de toute façon, risque la mort au bout de quelques dizaines de secondes de vie. Je ne crois pas qu'il soit équipé pour l'apnée. Elle, je pourrais la recoudre.

Alors nous tirons, et le veau avance. D'un coup, c'est gagné : les épaules passent franchement, et le veau plonge vers le sol avec une fluide facilité. Il s'explose au sol avant que j'ai le temps de le rattraper. Un grand seau d'eau glacée derrière les oreilles, et Pique le pend en levant ses membres postérieurs au niveau de la barrière. Moi, je profite de la position pour lui vider la gorge de ses glaires.

Il ne respire pas.

Un massage cardiaque, une bordée d'insultes - pardon, Chris' - je frotte son thorax et stimule son cœur, en cinq secondes, un analeptique cardio-respiratoire est injecté en intra-veineuse, et je reprends mes massages. Je le fais remettre au sol, ses voies respiratoires ne sont pas encombrées. Je lui presse le thorax à lui exploser les côtes.

De longues, longues secondes de violence contrôlée, le rythme du massage et l'énergie de la colère.

Et je sens un battement, et je sens un ronflement.

Il est revenu.

samedi 3 juillet 2010

Lettre à ma stagiaire

Chère stagiaire,

Voilà plus d'un mois maintenant que tu as quitté notre campagne infra-pyrénéenne pour retourner chez toi. Ici, les choses suivent leurs cours, mais ce n'est pas pour cela que je prends mon clavier. Évidemment, c'est la condition de l'exercice de ce blog, je vais user de circonlocutions et maquiller les cas ou les situations, mais je sais que tu t'y retrouveras.

Loup se maintient bien. Sa torsion d'estomac est désormais un lointain souvenir, il reprend du poids, mange comme un chancre, et ses reins lui offrent un répit inespéré. Ils ne fonctionnent pas vraiment comme ceux d'un chien de son âge, mais les thérapeutiques mises en place font leur travail mieux que nous ne l'espérions. Le pari d'opérer malgré cette faiblesse rénale aura payé, même si nous ne sommes pas passés loin du désastre. Pour le coup, le travail en réseau avec les spécialistes des environs a été vraiment fructueux, et certains me téléphonent encore pour avoir des nouvelles de lui.

La vache que nous avions faite vêler (un siège) puis opérée de sa déchirure utérine (un joli 3/4 de cercle déchiré juste en arrière du col utérin) de nuit dans un vallon, attachée à un chêne, s'est, contre toute attente, superbement remise. Je maintiens ce que j'avais dit à ce moment là : cette chirurgie était un non-sens économique, mais, finalement, peu importe. Je pense que je vais, de plus en plus, tenter ce genre de trucs désespérés (deux tentatives, deux réussites). Si je me souviens bien, cela avait pris, en tout, environ trois heures. Un vêlage difficile, une ouverture dans le creux du flanc gauche, comme une césarienne, puis une suture à l'aveugle, en évitant de piquer dans ce qui ne devait pas l'être. Je reste surpris de l'absence de déchirure des artères utérines, qui aurait signé l'agonie de la vache, mais bon : ces bestioles ne font décidément pas comme il est écrit dans les livres. L'éleveur est ravi.

La vache de la césarienne, par contre, est morte. Je ne sais pas pourquoi, je ne l'ai appris que trop tard : elle est morte le lendemain de l'opération et je ne l'ai su que cinq jour après. Le veau était un peu faisandé, ok. Il a fallu plus d'une heure pour attacher cette saloperie qui ne pensait qu'à nous encorner ou à nous tabasser à grands coups de savates, d'accord, mais, finalement, entre deux esquives, la chirurgie s'était bien passée. Il me semble que c'est trop court pour une péritonite, trop long pour une conséquence directe de la dystocie (genre hémorragie utérine). Une septicémie, sans doute, mais elle était pourtant généreusement couverte en antibiotique et était repartie sur ses quatre pattes après la césarienne. Mystère. L'éleveur est moins ravi que celui de l'autre vache.

Les chiots que tu as réanimés après la césarienne, par contre, pètent le feu, et leur éleveuse continue de parler avec enthousiasme de la jeune fille qui avait fondu devant ses bébés. J'ai refait une césarienne sur une autre de ses chienne une semaine plus tard - pas de chance. Là encore, tous les chiots ont survécu.

La chienne avec la patte doublement fracturée, qui était venue pour son pansement, se porte très bien, mais ce n'est pas grâce à sa maîtresse : il a fallu l'engueuler plusieurs fois pour qu'elle comprenne que ce n'est pas parce que sa chienne n'a pas mal qu'elle peut la laisser courir avec ses plaques, ses fixateurs et ses broches. je crois que, cette fois-ci, c'est rentré.

Le cobaye anorexique s'est très bien remis : il avait en fait un abcès dentaire à la base de ses incisives inférieures. L'idéal aurait été de l'opérer pour lui retirer ses incisives, mais ses propriétaires ont préféré une très longue antibiothérapie, qu'ils n'ont pas encore terminée. J'espère qu'il ne rechutera pas.

Le propriétaire de la jument que nous avons aidée à pouliner en pleine nuit a décidé de changer définitivement de vétérinaire. Il a en effet été se plaindre à "l'ancien" de cette clinique, qui suivait ses animaux, du manque de réactivité de son associé qui n'a pas pu venir au poulinage, bloqué qu'il était par une autre urgence. La discussion a mal tourné, je ne sais pas trop pourquoi, et peu importe. Même si je comprends bien qu'il ait été déçu du temps perdu sur cette intervention, je pense pour ma part que le poulain n'aurait de toute façon pas survécu, et être bloqué sur une autre urgence peut arriver à n'importe quel véto. Ceci étant, je gagne un client plutôt sympa, comme j'en ai perdu d'autres dans des circonstances similaires. J'en ai discuté avec l'autre véto, qui est un peu blasé par la réaction de son ex-client. M'enfin bon, cela ne l'empêchera pas de dormir, et moi non plus.

Merci en tout cas pour ta présence enthousiaste et critique, et n'hésite pas à revenir, notre porte reste ouverte !

vendredi 4 juin 2010

Non, l'autre trou !

Mes lecteurs les plus fidèles le savent, j'aime les éleveurs. Les éleveurs de vaches ou de moutons, ceux qui vivent de leur boulot, ou en tout cas ceux qui s'attachent à bien le faire. la grande majorité. Et j'adore casser du préjugé (et j'aime les titres racoleurs, mais c'est une autre histoire).

Mais il y a des fois, vraiment... Je veux dire, le gars, il a la cinquantaine. Sa femme s'est barrée après avoir claqué son patrimoine, il a du vendre son exploitation laitière et a réussi à repartir avec un cheptel de limousines, des vaches allaitantes, donc. Il n'est pas franchement malin, mais pas idiot non plus. Très influençable en tout cas. Le dernier qui parle a raison.

Mais, à cinquante ans, des choses, on en a vu.

Là, c'était sa première césarienne.

Une limousine adorable, comme on aimerait en voir plus souvent. Juste un licol, et elle rumine tandis que je travaille. Ça change de celles qui essaient de me tuer. Le veau venait par le train arrière, il était énorme, ses pieds dépassaient de la vulve et il n'y avait pas moyen de le sortir par là. Il était mort, en plus.

A regrets, j'ai donc décidé de pratiquer une césarienne. Il a fallu que je lui explique trois fois que non, il l'avait bien vu, il ne passerait pas ! Une vêleuse bien utilisée, c'est une arme redoutable pour extraire du veau. Non, je ne le découperai pas non plus, parce que si je pourrais sortir le train arrière ainsi, je risquerais de ne pas arriver à choper la moitié avant du veau après. On aurait eu l'air malin, avec un film gore du genre : deux quartiers de veau mort dehors, un thorax et tout ce qui est devant dedans. Et des viscères partout. Non merci, d'autant que c'est un exercice souvent très fatigant pour les vaches, or celle-ci allait bien, pour l'instant ! Autant ne pas prendre de risque et assurer sa prochaine gestation.

Il était perdu, le gars. Alors je le lui ai expliqué, tranquillement, en préparant la vache.

- Vous voyez, je vais ouvrir ici, sur ça de long environ. Après, je mets les bras dans le ventre, j'ouvre la matrice et j'attrape les pattes avant du veau, puisque les pattes arrière sortent par la vulve de la vache. J'amènerai les pattes dehors, et vous les attraperez avec les cordes, mais sans toucher la plaie ou mes bras avec, pour que ça reste propre. Il faudra bien maintenir la tension, et puis j'amènerai la tête, et vous tirerez vers le haut et vers l'arrière, par là. Moi je vous aiderai, ce sera pas évident parce que c'est difficile de forcer dans cette direction, mais on y arrivera.
- Et vous êtes sûr, il est mort ?
- Sûr et certain, et s'il y a un miracle, on le sauvera. Mais ne comptez pas dessus.
- Et on ne peut pas le sortir par là ?
- Non, il est trop gros.
- Et la vache, elle pourra refaire des veaux ?
- Oui.

Je nettoie les postérieurs du veau, puisque quand nous tirerons sur l'avant, ils re-rentreront et passeront à travers la plaie, et que là, de suite, ils sont pleins de merde. Quand une vache pousse, la bouse sort aussi, logique. Oui,c'est pas romantique, hein, mais c'est pourtant magnifique. Anesthésie locale, incision cutanée puis musculaire, mobilisation de l'utérus, incision utérine.

L'éleveur me regarde, éberlué. Il y a un peu de sang par-ci, par-là. La vache rumine peinard. C'en est presque vexant, ce manque d'attention !

Moi, je tire et je force, car le veau est très lourd, et dans une position à la con, mais j'arrive à ramener ses antérieurs, l'un après l'autre, aux bords de la plaie. On va pouvoir l'extraire. L'éleveur attend mon signal, les cordes à la main. Je sue à grosses gouttes sous ma chasuble en plastique.

- Allez, maintenant, vous mettez les cordes autour des pattes pour qu'on puisse le tirer, allez ! Et sans me toucher, ni toucher le trou !

...

MAIS NON !

BORDEL !

LES AUTRES PATTES !

L'AUTRE TROU !

samedi 8 mai 2010

Hémorragie utérine

Quinze heures trente.

J'adore cette petite étable, nichée dans un col entre deux collines, juste en contrebas de la ferme. Huit blondes gargantuesques, deux belles génisses, et un joli veau déjà attaché près de sa mère. Un extracteur à fumier parfaitement vidé, de la paille fraîche, un parfum de foin et de vache. Un poil qui brille. Et une grosse flaque de sang derrière ma parturiente du jour. D'emblée, je doute de l'hémorragie utérine. Il est vrai que le veau est énorme, quoique la vache le soit aussi en proportion. Pas étonnant pour un "port" de 3 semaines. Ces bestioles gagnent 800g à 1kg par jour passé dans l'utérus au-delà du terme !

Les éleveurs, qui ont largement dépassé l'âge de la retraite, me regardent d'un air anxieux. On fait difficilement plus impressionnant, comme urgence, qu'une hémorragie utérine. Il m'a fallu huit minutes pour arriver dès leur coup de fil passé, et le vêlage n'a pas plus de vingt minutes. La vache ne souffle pas, ne tremble pas et se comporte normalement, aucun signe d'hypovolémie due à une hémorragie massive. Cette fois, cela va se passer sans gants. Il va me falloir détecter le point de fuite au milieu du chantier de fragments de placenta, d'amnios, de cordon, de cotylédons et de muqueuses plus ou moins enflammées et déchirées.

Exploration à gauche, exploration à droite : pas de déchirure vaginale. On peut donc, a priori, écarter la rupture d'artère utérine, ce monstrueux cordon du diamètre d'un doigt dont la déchirure peut entraîner une hémorragie tellement importante que la mort survient en quelques minutes. Je gagne encore quelques centimètres pour commencer à explorer le col, cette limite presque impalpable entre la granuleuse muqueuse utérine, ses cotylédons et son placenta, et la soyeuse muqueuse vaginale. Un tissu difficile à isoler, difficile à tenir entre les doigts lorsqu'il s'est effacé pour laisser passer le veau, lors d'une dilatation normale. Je ne sens rien, la muqueuse glisse et s'échappe sans solution de continuité. J'avance encore, mes doigts en crochet derrière le col, à la recherche de la source de l'hémorragie. Un cotylédon arraché, pourquoi pas, mais aurait-il pu justifier une telle flaque de sang ? Pas impossible. Je continue à chercher, pour trouver, juste derrière le col, au plafond à droite, une entaille dans la muqueuse et la musculeuse. La couche la plus externe de l'utérus, la séreuse, n'est pas entamée. La déchirure est de petite taille, elle n'est pas sur le col, pas de danger, d'autant que cela ne saigne presque plus.

C'est lorsque je retire mon bras du vagin de la blonde, sous le regard soulagé du couple de retraités, que mon téléphone sonne à nouveau. La clinique.

"C'est chez Pique. Une hémorragie utérine."

Genre... Je dois intervenir pour ce motif une fois par an à tout casser, et j'en aurais deux à moins de vingt minutes d'intervalle ? Et à vingt bornes d'ici, en plus !

Je me rince rapidement, rassure les éleveurs et file en refusant un café. Les pneus vont souffrir !

Ma première hémorragie utérine, je m'en rappelle comme si c'était hier. Comme du cours à l'école véto aussi. Il n'y avait pas grand chose à raconter sur le sujet, mais le prof avait développé la seule partie qui vaille : un savant calcul pifométrique sur le débit de l'artère, sur la pression sanguine et sur le volume sanguin d'un bovin. De quoi nous rappeler que même si la vache pisse littéralement le sang, on a quelques minutes pour intervenir. Les éleveurs le savent bien, de toute façon. Dans le cas d'hémorragie massive, mettre le bras dans le vagin, chercher la source du flot de sang et boucher le trou avec les doigts. Ensuite, appeler. Ne pas être seul. Pour ma première rupture d'artère utérine, justement, le gars était seul dans sa stabu. Il avait gueulé jusqu'à ce qu'un voisin, un parisien retraité dans sa résidence secondaire, l'entende et vienne voir ce qui se passait. C'est lui qui m'avait appelé, tout fier de pouvoir rendre service. L'éleveur avait attendu une heure, il avait du faire masser sa main pendant des dizaines de minutes pour récupérer de sa crampe. Sa femme, qui s'était chargée du massage, se moquait de lui sur le mode "des crampes de la main comme quand t'étais jeune !". Ils avaient une bonne cinquantaine, le parisien avait fait mine de n'avoir rien entendu en se concentrant sur mon travail, et moi j'avais éclaté de rire en jugulant l'hémorragie.

Je me suis garé devant la salle de traite, avisant le petit bonhomme derrière une grande Prim'Holstein, les bras couverts de sang, sa casquette sur le crâne, avec les bottes couvertes de caillots. Cette fois-ci, pas de doute, c'est une vraie.

"Hé Fourrure, ça saigne à gauche, mais j'ai le doigt dans le trou."

Moi, je ré-enfilais une chasuble de vêlage, toujours sans gants, attrapais ma pince à hémorragies utérines fixée à un aimant sur la carrosserie de ma voiture - toujours à portée de main - et disposais du fil, des aiguilles et quelques clamps. L'éleveur s'est retiré tandis que je pénétrais à mon tour, cherchant à tâtons la source de l'hémorragie. Grosse déchirure à gauche, des caillots de sang, un flux indéfini et assez léger, il faut que j'évacue ces premiers caillots pour relancer le saignement afin de mieux en cerner la source. Et là, ça ne rate pas : je gratte à peine avec les doigts et c'est mes bottes qui, cette fois, sont recouvertes de sang. La vache pousse un peu en sentant mes explorations vaginales, mais sans plus. Il me faut une dizaine d'essais pour caler ma pince d'une manière satisfaisante, stoppant net les flots d'hémoglobine. Avec ce genre de tâtonnements, la scène ressemble cette fois au tournage d'un film gore (à savoir, dans les films actuels, le sang ressemble vraiment à du sang - ce n'était pas le cas il n'y a encore pas si longtemps que ça, et ça reste ridicule dans pas mal de séries).

J'ai du sang plein les bras, évidemment, les petits caillots commencent à sécher sur les poils de mes avant bras mais je sens aussi les gouttelettes sur mon visage, dans mon cou, partout. Cette fois, il me faut recoudre. A l'aveugle, faire le tour de l'artère avec du fil, tout en traversant aussi les tissus vaginaux qui l'entourent pour que le nœud ne glisse pas, mais sans prendre trop de tissus annexes pour que ma ligature soit vraiment serrée. Car la pression est telle que le saignement risque de se poursuivre malgré mes nœuds. On m'a toujours dit de laisser la pince, mais j'aimerais, pour une fois, arriver à l'enlever à la fin de mes sutures.

Vingt minutes et un demi seau de sang plus tard, j'abandonne le projet de récupérer ma pince à la fin de l'intervention : malgré mes nœuds, ça se remet à saigner dès que je la desserre. Comme d'habitude, je la noue avec une ficelle à la queue de la vache, pour qu'elle ne tombe pas dans le fumier lorsqu'elle se détachera. Il ne me reste plus qu'à suturer la muqueuse vaginale, avec mes doigts crampés à force de manœuvrer dans un espace aussi étroit, me piquant et me coupant avec les aiguilles, serrant les nœuds sur les jointure des mes articulations, le tout en répondant par l'affirmative aux commentaires du style : "mais vous n'y voyez rien là-dedans Fourrure".

Mais je n'ai pas besoin d'y voir, je sens.

Deux jours plus tard, je reviendrai enlever ma pince, parce que j'en ai déjà perdu deux malgré mes précautions. Je ne m'étendrai pas sur ce jour là, où je pensais passer 5 minutes mais où je suis resté une bonne demi-heure car l'hémorragie a repris de plus belle lorsque je l'ai desserrée - cela ne m'était jamais arrivé, deux jours après. Cette fois, j'ai carrément suturé la pince au vagin, je reviendrai la chercher à l'occasion. J'ai mis un plus petit clamp, et j'ai écris, sur la boîte de césarienne qui est censée le contenir : "manque une pince, cf. Pique 3564".

mardi 27 avril 2010

Catch

Sept heures.

La stabulation est plus un abri de parpaings, de tôle et de barrières rouillées qu'une stabulation standard. La vue est magnifique : patchwork de verts, de bruns et de blancs bourgeonnants sur les collines, avec les Pyrénées en toile de fond. Encore une vache qui travaille depuis des heures, encore une blonde, plutôt maigrichonne et du style... mal embouché. Rien que ne puissent contenir quelques cordes et une mouchette.

La vulve n'est pas dilatée, le vagin moyennement, le col... pas du tout. Je passe largement le bras, mais pour un veau, il va falloir travailler. Lui, il est tranquille au fond de son nid, tellement au fond qu'il va bien falloir le remonter à la main avant d'envisager de lui passer les menottes. Mais avant ça, je vais commencer par demander à l'éleveur, un grand type qui regarde son bippeur d'un air inquiet - il est pompier, et de garde - de passer une corde autour des jarrets de la maman. Je veux bien pousser et peiner, mais pas en esquivant les coups de savates.

Elle a du bassin. Le veau ne me semble pas bien gros, mais le col, lui, n'est vraiment pas assez ouvert. C'est d'ailleurs curieux pour une vache de cet âge, qui en a vu d'autres, à terme, avec un veau vivant et dans une position tout à fait standard. Pas sûr que ça va passer, mais, hé, on ne va tout de même pas faire une césarienne pour ce veau et cette vache !

Alors je pose ma main droite sur son antérieur gauche, ma main gauche sur son antérieur droit, et la bagarre commence. Bébé contre véto, il a l'avantage de la position, et sa mère fait tout pour l'aider (botter avec un huit aux jarrets, c'est du vice !). Niveau force, nous sommes égaux. Je le piège en tractant l'antérieur droit, stimule sa résistance puis relâche rapidement en tirant d'un coup l'antérieur gauche. Gagné ! Si je n'ai ni la force ni l'avantage de la situation, je ne vais quand même pas me faire gruger par un bébé même pas né ! L'onglon pointe à l'orée de la vulve, mais une secousse brutale me fait tout lâcher. Bébé a gagné. Un point. En tout cas, notre partie de boxe a un avantage : la mère se décide à pousser, mais sans en faire assez pour monter le fœtus. Je me mets alors à travailler le col. Massages et dilatation forcée, d'excellents exercices de musculation. Imaginez-vous avec une chambre à air de brouette autour des poignets, à essayer de la détendre en écartant les bras, ça vous donnera une idée...

J'alterne les efforts sur le col et sur le veau, espérant profiter de ses membres et de sa tête pour remplacer mes poignets au niveau du col de sa mère. Antérieur droit, antérieur gauche, tractions, céder, tirer, attacher ! Au bout d'une vingtaine de minutes, je suis en sueur, mais je lui ai passé les menottes. Je fais accrocher le palan sur ces cordelettes, non pour tirer - le passage n'est pas encore assez dilaté - mais pour le garder à vue. Si je le lâchais, il repartirait dans sa planque. Pas envie de refaire le match.

Cela fait plus d'une demi-heure que je travaille, la mère a renoncé à taper, le veau est attaché, mais on n'est pas plus avancé. Le col reste, pour une raison inconnue, obstinément "fermé". Si je tirais, je le déchirerais : autant condamner la vache. Pourtant, je ne vais pas pouvoir continuer : le veau risque de ne pas apprécier... mais il pourrait peut-être le tolérer. C'est l'heure du choix, celle de la césarienne que j'ai déjà évoquée à demi-mot pendant mes parties de catch : si j'ouvre, je sauve la mère et le veau, mais ça coûte plus cher. Si je n'ouvre pas, on continue à travailler et on sortira le veau, sans risque pour la mère, mais sans garantie pour son bébé.

Arguments pour la césarienne : on est sûrs de sauver tout le monde.

Arguments contre la césarienne : le prix, la taille du veau qui donne envie de le sortir par les voies naturelles, l'âge de sa mère qui a vu passer d'autres bébés, et l'impression d'avoir perdu 40 minutes de boulot à essayer de le faire sortir.

A chacun de faire son choix. Moi, à ce stade, je préfère opérer. De toute façon, j'ai mal au bras, et puis j'ai autre chose à faire que de passer la matinée à me battre avec le bébé.

J'avais déjà rasé la mère pendant une pause. L'éleveur s'est décidé, et j'injecte les anesthésique locaux en esquivant les sabots, pendant que mon pompier maintient les onglons du veau à la vulve : ce con vient de se décider à respirer, sans être sorti de sa mère. C'est le risque lorsque l'on trafique trop longtemps... Il se sert des cordelettes fixées aux antérieurs pour ouvrir le vagin et laisser passer l'air.

Moi, je tranche. Le cuir s'ouvre en silence, ma lame caresse et les muscles s'écartent, jusqu'à la dernière membrane, le péritoine au travers duquel je devine les organes en train de jouer. Je plonge mon bras dans l'abdomen, de la vulve de la vache s'échappe l'écho caverneux d'un soufflet de forge sévèrement encrassé. Une dernière découpe, à l'aveugle, au fond du ventre, ma main chasse les intestins et du même geste, plonge la lame cachée à travers la paroi utérine tandis que je sens le placenta s'échapper sous la pression du bébé. Je vais vite, très vite. Simultanément, détacher le veau pour ne pas emmener les cordelettes dans le ventre : souillées, elles risqueraient trop de laisser de la bouse dans la cavité abdominale. Puis je tire et hisse les jarrets par la plaie. Là, il boit la tasse au fond de sa planque, l'éleveur me rejoint et en moins de 20 secondes, le veau est dehors, pendu à une poutre par les pieds. Les glaires écoulent par sa bouche et par son nez, je lui dégage la trachée du bout des doigts. Il braille (crie-t-il "trichééééé ! trichééééé !" ?). Il s'en sortira. Moi, j'm'en fous, j'ai gagné.

Du premier coup de lame à la sortie du nouveau-né, moins de deux minutes se sont écoulées.

Plus qu'à recoudre...

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