Hémorragie utérine
samedi 8 mai 2010, 10:03 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Quinze heures trente.
J'adore cette petite étable, nichée dans un col entre deux collines, juste en contrebas de la ferme. Huit blondes gargantuesques, deux belles génisses, et un joli veau déjà attaché près de sa mère. Un extracteur à fumier parfaitement vidé, de la paille fraîche, un parfum de foin et de vache. Un poil qui brille. Et une grosse flaque de sang derrière ma parturiente du jour. D'emblée, je doute de l'hémorragie utérine. Il est vrai que le veau est énorme, quoique la vache le soit aussi en proportion. Pas étonnant pour un "port" de 3 semaines. Ces bestioles gagnent 800g à 1kg par jour passé dans l'utérus au-delà du terme !
Les éleveurs, qui ont largement dépassé l'âge de la retraite, me regardent d'un air anxieux. On fait difficilement plus impressionnant, comme urgence, qu'une hémorragie utérine. Il m'a fallu huit minutes pour arriver dès leur coup de fil passé, et le vêlage n'a pas plus de vingt minutes. La vache ne souffle pas, ne tremble pas et se comporte normalement, aucun signe d'hypovolémie due à une hémorragie massive. Cette fois, cela va se passer sans gants. Il va me falloir détecter le point de fuite au milieu du chantier de fragments de placenta, d'amnios, de cordon, de cotylédons et de muqueuses plus ou moins enflammées et déchirées.
Exploration à gauche, exploration à droite : pas de déchirure vaginale. On peut donc, a priori, écarter la rupture d'artère utérine, ce monstrueux cordon du diamètre d'un doigt dont la déchirure peut entraîner une hémorragie tellement importante que la mort survient en quelques minutes. Je gagne encore quelques centimètres pour commencer à explorer le col, cette limite presque impalpable entre la granuleuse muqueuse utérine, ses cotylédons et son placenta, et la soyeuse muqueuse vaginale. Un tissu difficile à isoler, difficile à tenir entre les doigts lorsqu'il s'est effacé pour laisser passer le veau, lors d'une dilatation normale. Je ne sens rien, la muqueuse glisse et s'échappe sans solution de continuité. J'avance encore, mes doigts en crochet derrière le col, à la recherche de la source de l'hémorragie. Un cotylédon arraché, pourquoi pas, mais aurait-il pu justifier une telle flaque de sang ? Pas impossible. Je continue à chercher, pour trouver, juste derrière le col, au plafond à droite, une entaille dans la muqueuse et la musculeuse. La couche la plus externe de l'utérus, la séreuse, n'est pas entamée. La déchirure est de petite taille, elle n'est pas sur le col, pas de danger, d'autant que cela ne saigne presque plus.
C'est lorsque je retire mon bras du vagin de la blonde, sous le regard soulagé du couple de retraités, que mon téléphone sonne à nouveau. La clinique.
"C'est chez Pique. Une hémorragie utérine."
Genre... Je dois intervenir pour ce motif une fois par an à tout casser, et j'en aurais deux à moins de vingt minutes d'intervalle ? Et à vingt bornes d'ici, en plus !
Je me rince rapidement, rassure les éleveurs et file en refusant un café. Les pneus vont souffrir !
Ma première hémorragie utérine, je m'en rappelle comme si c'était hier. Comme du cours à l'école véto aussi. Il n'y avait pas grand chose à raconter sur le sujet, mais le prof avait développé la seule partie qui vaille : un savant calcul pifométrique sur le débit de l'artère, sur la pression sanguine et sur le volume sanguin d'un bovin. De quoi nous rappeler que même si la vache pisse littéralement le sang, on a quelques minutes pour intervenir. Les éleveurs le savent bien, de toute façon. Dans le cas d'hémorragie massive, mettre le bras dans le vagin, chercher la source du flot de sang et boucher le trou avec les doigts. Ensuite, appeler. Ne pas être seul. Pour ma première rupture d'artère utérine, justement, le gars était seul dans sa stabu. Il avait gueulé jusqu'à ce qu'un voisin, un parisien retraité dans sa résidence secondaire, l'entende et vienne voir ce qui se passait. C'est lui qui m'avait appelé, tout fier de pouvoir rendre service. L'éleveur avait attendu une heure, il avait du faire masser sa main pendant des dizaines de minutes pour récupérer de sa crampe. Sa femme, qui s'était chargée du massage, se moquait de lui sur le mode "des crampes de la main comme quand t'étais jeune !". Ils avaient une bonne cinquantaine, le parisien avait fait mine de n'avoir rien entendu en se concentrant sur mon travail, et moi j'avais éclaté de rire en jugulant l'hémorragie.
Je me suis garé devant la salle de traite, avisant le petit bonhomme derrière une grande Prim'Holstein, les bras couverts de sang, sa casquette sur le crâne, avec les bottes couvertes de caillots. Cette fois-ci, pas de doute, c'est une vraie.
"Hé Fourrure, ça saigne à gauche, mais j'ai le doigt dans le trou."
Moi, je ré-enfilais une chasuble de vêlage, toujours sans gants, attrapais ma pince à hémorragies utérines fixée à un aimant sur la carrosserie de ma voiture - toujours à portée de main - et disposais du fil, des aiguilles et quelques clamps. L'éleveur s'est retiré tandis que je pénétrais à mon tour, cherchant à tâtons la source de l'hémorragie. Grosse déchirure à gauche, des caillots de sang, un flux indéfini et assez léger, il faut que j'évacue ces premiers caillots pour relancer le saignement afin de mieux en cerner la source. Et là, ça ne rate pas : je gratte à peine avec les doigts et c'est mes bottes qui, cette fois, sont recouvertes de sang. La vache pousse un peu en sentant mes explorations vaginales, mais sans plus. Il me faut une dizaine d'essais pour caler ma pince d'une manière satisfaisante, stoppant net les flots d'hémoglobine. Avec ce genre de tâtonnements, la scène ressemble cette fois au tournage d'un film gore (à savoir, dans les films actuels, le sang ressemble vraiment à du sang - ce n'était pas le cas il n'y a encore pas si longtemps que ça, et ça reste ridicule dans pas mal de séries).
J'ai du sang plein les bras, évidemment, les petits caillots commencent à sécher sur les poils de mes avant bras mais je sens aussi les gouttelettes sur mon visage, dans mon cou, partout. Cette fois, il me faut recoudre. A l'aveugle, faire le tour de l'artère avec du fil, tout en traversant aussi les tissus vaginaux qui l'entourent pour que le nœud ne glisse pas, mais sans prendre trop de tissus annexes pour que ma ligature soit vraiment serrée. Car la pression est telle que le saignement risque de se poursuivre malgré mes nœuds. On m'a toujours dit de laisser la pince, mais j'aimerais, pour une fois, arriver à l'enlever à la fin de mes sutures.
Vingt minutes et un demi seau de sang plus tard, j'abandonne le projet de récupérer ma pince à la fin de l'intervention : malgré mes nœuds, ça se remet à saigner dès que je la desserre. Comme d'habitude, je la noue avec une ficelle à la queue de la vache, pour qu'elle ne tombe pas dans le fumier lorsqu'elle se détachera. Il ne me reste plus qu'à suturer la muqueuse vaginale, avec mes doigts crampés à force de manœuvrer dans un espace aussi étroit, me piquant et me coupant avec les aiguilles, serrant les nœuds sur les jointure des mes articulations, le tout en répondant par l'affirmative aux commentaires du style : "mais vous n'y voyez rien là-dedans Fourrure".
Mais je n'ai pas besoin d'y voir, je sens.
Deux jours plus tard, je reviendrai enlever ma pince, parce que j'en ai déjà perdu deux malgré mes précautions. Je ne m'étendrai pas sur ce jour là, où je pensais passer 5 minutes mais où je suis resté une bonne demi-heure car l'hémorragie a repris de plus belle lorsque je l'ai desserrée - cela ne m'était jamais arrivé, deux jours après. Cette fois, j'ai carrément suturé la pince au vagin, je reviendrai la chercher à l'occasion. J'ai mis un plus petit clamp, et j'ai écris, sur la boîte de césarienne qui est censée le contenir : "manque une pince, cf. Pique 3564".
Commentaires
Ton texte me fait penser à une histoire qui a eu lieu il y a quelques années... En région nantaise, un vétérinaire avait été soupçonné d'un meurtre sous prétexte qu'il avait une fourgonnette professionnelle de la mauvaise couleur et qu'on avait pu identifier du sang dedans (!)
Le pauvre s'était autolysé en prison à la suite de ça...le coupable était un autre.
Lave-bien ton véhicule après ce genre d'aventures ^^
Un bonjour d'un docteur pour humains!
Vos histoires de vêlages sont absolument magnifiques. Le point de vue du véto est fascinant, notamment tout ce qui est fait seulement par le toucher... Je suis aussi impressionnée par la double compétence médecine / chirurgie que vous semblez tous avoir!!
En tout cas c'est toujours un plaisir de vous lire.
La vraie innovation pour les obstétriciens gore que nous sommes, c'est la casaque plastique "corps entier" de 156cm de long avec manches longues, en plastique vert "qualité poubelle" jetable.
En ce qui me concerne, au respect d'un rituel maintenant immuable, je commence par enfiler une paire de longs gants fins (jusqu'aux aisselles, puis la casaque, puis une paire de gants latex classiques. Ainsi harnaché, à moins d'un clou intempestif, on ne risque plus rien, sauf quelques projections faciales qui se traduiront en fin d'intervention par un mouchetis du plus bel effet...
En plus, l'hiver en stabu, tu peux rester emmitouflé par dessous (pull, gilet matelassé etc...)
Presque le confort!...
Fourrure :
Sauf circonstances particulières (couché sur le côté dans le purin, par exemple, ou dans la boue sous une pluie glaçante avec les phares du tracteur), je trouve que c'est même tout à fait confortable ! On a les bras au chaud, on est au sec, il fait froid mais sans plus. Que demander de plus ?
Pour ma part, je mesure un petit 1.78 m et je trébuche sur la 156 cm et la 140 cm est un peu courte... Mais je prends toujours les G..A dont la qualité me semble meilleure. Pour ce qui est du clamp, je tente de l'enlever dès ma première ligature, je trouve que ça me détend pour la suite des opérations.
Ceci dit, je réponds également à mes très chers clients : tout ce fait au toucher, je ligature à l'aveugle, ect... Mais il faut bien dire la vérité : qu'est ce que l'on galère sur les hémorragies de -ou pire- des artères vaginales ! Surtout sur les petites génisses avec une atrésie du vagin où les deux bras ont du mal à passer ensemble. Les doigts se souviennent douloureusement de l'aiguille à bout triangulaire qui pique tellement mieux que l'aiguille ronde...
Je pensais avoir breveté le système d'accrochage d'instrument avec nos aimants, je vois que l'astuce n'a pas échappé à d'autres confrères.
Pour revenir aux hémorragies utérines, j'utilise, en cas d'hémorragie importantes (de nombreux gros caillots, genre le 1/4 d'un seau, et qui reviennent quand on les enlève) et sans origine déterminables avec une longueur de bras habituelle, la technique des draps trempé dans l'eau glacé et le vinaigre (ou dans une solution hors de prix également utilisée pour stériliser les trayons accessoires) et introduits dans l'utérus. Cette technique m'a donné, le plus souvent, de bons résultats. Est-ce qu'autres confrères pratiquent cela également ?
Fourrure :
Je n'ai jamais eu le problème.
Quand je suis en rupture de stock de casaques 140cm, je coupe 15cm en bas des 156cm de mes confrères avant de les enfiler pour éviter de me prendre les pieds dedans.
"pas besoin d'y voir, je sens"... mais quand c'est bien lacéré de partout, qu'on a du mal à comprendre comment c'est fait à la palpation, que le fil de suture s'emmêle dans la pince, il y a des fois où on donnerait cher pour voir quand-même!
chirurgien d'"humains", j'ai eu à assister à des césariennes qui se passent aussi uniquement au "ressenti"...et les compresses froides "marchent" aussi très bien !
J'adore vos textes dans lesquels je retrouve du James Herriot qui m'avait tant plu, enfant...
Continuez !
Aaaaargggggggh Fourrure!
J'exerce depuis peu en clientèle mixte et je suis terrorisée. Le noeud dans le ventre quand je suis de garde! Et là, trois posts de suite qui me filent la nausée car je mesure l'étendue de mon incompétence. Quand donc est-ce que ça devient plus facile? Au bout de combien de temps est-ce qu'on arrête de craindre l'appel "c'est pour un velâge" ?
J'ai bien aimé les infos sur la pifométrie.
Fourrure :
Quand on y prend vraiment plaisir, ai-je envie de répondre ? Je ne sais pas, je ne me rappelle pas quand je suis passé de l'un à l'autre. J'ai eu la chance d'avoir une très bonne formation pratique en passant successivement (en stages) du charolais intensif avec ses césariennes et ses culards à du blond et du limousin de montagne beaucoup plus orienté "obstétrique vraie". Du coup, quand je me suis retrouvé tout seul, c'était sans inquiétude particulière.
Le nœud devient de plus en plus petit au fil des mois et années de garde, au fur et à mesure des cas plus ou moins heureux rencontrés en clientèle... Un jour même, tu te surprendras même à entreprendre des choses autres que de regarder la télévision avec ton téléphone de garde posé sur l'accoudoir. Mais, bon, je reste personnellement d'une mauvaise humeur relative lorsque je suis de garde. Pour ce qui est de la boule dans le ventre, c'est elle qui te garde éveillé pour f
Le nœud devient de plus en plus petit au fil des mois et années de garde, au fur et à mesure des cas plus ou moins heureux rencontrés en clientèle... Un jour même, tu te surprendras même à entreprendre des choses autres que de regarder la télévision avec ton téléphone de garde posé sur l'accoudoir. Mais, bon, je reste personnellement d'une mauvaise humeur relative lorsque je suis de garde. Pour ce qui est de la boule dans le ventre, c'est elle qui te garde éveillé pour faire les 20 bornes qui te séparent d'une grosse charolaise à 3h du matin... Elle disparaît avec un peu de chance dans la demi-heure, après que tu aies sorti un joli veau par une traction virile (mais correcte, bien évidemment) à la vêleuse, que tu pars en laissant une mère debout (ou dumoins qui se relève), un vagin intègre et pantalon immaculé sur des genoux... Dans ces cas là, je suis tellement content que je ne me couche pas tout de suite en rentrant. Pour ta prétendue incompétence, saches que "c'est en forgeant que l'on devient forgeron" et que c'est en faisant beaucoup de vêlage que l'on rencontre beaucoup de cas différents et parfois des trucs très merdiques (césarienne sur des veaux siamois l'an dernier) et qu'il faut faire face, en préservant au maximun la vie. Et puis ce blog, au même titre qu'un stage chez un praticien, est une mine de trucs et astuces pour les vétérinaires. Ça aussi, ça participe à la création de ton expérience. Bon, une bonne bise à ceux qui dorment avec leur téléphone...
Pour nous les beaux bébés du Cher, c'est plutôt la 165 de chez G...A.
Moi, je fais de la mixte tendance gore depuis 12 ans, et finalement la trouille en tant que telle a disparu au bout d'un an. Par contre il arrive encore de partir sur certaines interventions avec une belle boule dans le ventre, car je sais que les conditions ne seront pas top, que l'éleveur fait partie de ceux avec lesquels les relations sont tendues, ou bien que le troupeau tient plus de la horde de bisons sauvages que de la brave Marguerite placide et conciliante. Mais l'obstétrique c'est vraiment le plus grand plaisir de ce métier. Sans faire dans le sentimentalisme, d'une part assister à une naissance est toujours un moment de grande satisfaction, mais d'autre part c'est sur ce type d'actes qu'on nous juge et que l'on constuit sa réputation.