Catch
mardi 27 avril 2010, 08:00 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Sept heures.
La stabulation est plus un abri de parpaings, de tôle et de barrières rouillées qu'une stabulation standard. La vue est magnifique : patchwork de verts, de bruns et de blancs bourgeonnants sur les collines, avec les Pyrénées en toile de fond. Encore une vache qui travaille depuis des heures, encore une blonde, plutôt maigrichonne et du style... mal embouché. Rien que ne puissent contenir quelques cordes et une mouchette.
La vulve n'est pas dilatée, le vagin moyennement, le col... pas du tout. Je passe largement le bras, mais pour un veau, il va falloir travailler. Lui, il est tranquille au fond de son nid, tellement au fond qu'il va bien falloir le remonter à la main avant d'envisager de lui passer les menottes. Mais avant ça, je vais commencer par demander à l'éleveur, un grand type qui regarde son bippeur d'un air inquiet - il est pompier, et de garde - de passer une corde autour des jarrets de la maman. Je veux bien pousser et peiner, mais pas en esquivant les coups de savates.
Elle a du bassin. Le veau ne me semble pas bien gros, mais le col, lui, n'est vraiment pas assez ouvert. C'est d'ailleurs curieux pour une vache de cet âge, qui en a vu d'autres, à terme, avec un veau vivant et dans une position tout à fait standard. Pas sûr que ça va passer, mais, hé, on ne va tout de même pas faire une césarienne pour ce veau et cette vache !
Alors je pose ma main droite sur son antérieur gauche, ma main gauche sur son antérieur droit, et la bagarre commence. Bébé contre véto, il a l'avantage de la position, et sa mère fait tout pour l'aider (botter avec un huit aux jarrets, c'est du vice !). Niveau force, nous sommes égaux. Je le piège en tractant l'antérieur droit, stimule sa résistance puis relâche rapidement en tirant d'un coup l'antérieur gauche. Gagné ! Si je n'ai ni la force ni l'avantage de la situation, je ne vais quand même pas me faire gruger par un bébé même pas né ! L'onglon pointe à l'orée de la vulve, mais une secousse brutale me fait tout lâcher. Bébé a gagné. Un point. En tout cas, notre partie de boxe a un avantage : la mère se décide à pousser, mais sans en faire assez pour monter le fœtus. Je me mets alors à travailler le col. Massages et dilatation forcée, d'excellents exercices de musculation. Imaginez-vous avec une chambre à air de brouette autour des poignets, à essayer de la détendre en écartant les bras, ça vous donnera une idée...
J'alterne les efforts sur le col et sur le veau, espérant profiter de ses membres et de sa tête pour remplacer mes poignets au niveau du col de sa mère. Antérieur droit, antérieur gauche, tractions, céder, tirer, attacher ! Au bout d'une vingtaine de minutes, je suis en sueur, mais je lui ai passé les menottes. Je fais accrocher le palan sur ces cordelettes, non pour tirer - le passage n'est pas encore assez dilaté - mais pour le garder à vue. Si je le lâchais, il repartirait dans sa planque. Pas envie de refaire le match.
Cela fait plus d'une demi-heure que je travaille, la mère a renoncé à taper, le veau est attaché, mais on n'est pas plus avancé. Le col reste, pour une raison inconnue, obstinément "fermé". Si je tirais, je le déchirerais : autant condamner la vache. Pourtant, je ne vais pas pouvoir continuer : le veau risque de ne pas apprécier... mais il pourrait peut-être le tolérer. C'est l'heure du choix, celle de la césarienne que j'ai déjà évoquée à demi-mot pendant mes parties de catch : si j'ouvre, je sauve la mère et le veau, mais ça coûte plus cher. Si je n'ouvre pas, on continue à travailler et on sortira le veau, sans risque pour la mère, mais sans garantie pour son bébé.
Arguments pour la césarienne : on est sûrs de sauver tout le monde.
Arguments contre la césarienne : le prix, la taille du veau qui donne envie de le sortir par les voies naturelles, l'âge de sa mère qui a vu passer d'autres bébés, et l'impression d'avoir perdu 40 minutes de boulot à essayer de le faire sortir.
A chacun de faire son choix. Moi, à ce stade, je préfère opérer. De toute façon, j'ai mal au bras, et puis j'ai autre chose à faire que de passer la matinée à me battre avec le bébé.
J'avais déjà rasé la mère pendant une pause. L'éleveur s'est décidé, et j'injecte les anesthésique locaux en esquivant les sabots, pendant que mon pompier maintient les onglons du veau à la vulve : ce con vient de se décider à respirer, sans être sorti de sa mère. C'est le risque lorsque l'on trafique trop longtemps... Il se sert des cordelettes fixées aux antérieurs pour ouvrir le vagin et laisser passer l'air.
Moi, je tranche. Le cuir s'ouvre en silence, ma lame caresse et les muscles s'écartent, jusqu'à la dernière membrane, le péritoine au travers duquel je devine les organes en train de jouer. Je plonge mon bras dans l'abdomen, de la vulve de la vache s'échappe l'écho caverneux d'un soufflet de forge sévèrement encrassé. Une dernière découpe, à l'aveugle, au fond du ventre, ma main chasse les intestins et du même geste, plonge la lame cachée à travers la paroi utérine tandis que je sens le placenta s'échapper sous la pression du bébé. Je vais vite, très vite. Simultanément, détacher le veau pour ne pas emmener les cordelettes dans le ventre : souillées, elles risqueraient trop de laisser de la bouse dans la cavité abdominale. Puis je tire et hisse les jarrets par la plaie. Là, il boit la tasse au fond de sa planque, l'éleveur me rejoint et en moins de 20 secondes, le veau est dehors, pendu à une poutre par les pieds. Les glaires écoulent par sa bouche et par son nez, je lui dégage la trachée du bout des doigts. Il braille (crie-t-il "trichééééé ! trichééééé !" ?). Il s'en sortira. Moi, j'm'en fous, j'ai gagné.
Du premier coup de lame à la sortie du nouveau-né, moins de deux minutes se sont écoulées.
Plus qu'à recoudre...
Commentaires
Ouah ! 2 billets en 2 jours, on est gatés !
J'aime toujours autant te lire, dommage que cela se fasse plus rare ces derniers temps !
ah c'est... sport une naissance !
Ah ben on passe du velage sur du velours à catch-attack !! ;p
C'est toujours aussi vivant ! Un régal
Sinon je viens de découvrir que nous sommes "voisins" (...avec les Pyrénées en toile de fond...)
Moi, j'aime bien les histoires de naissance de veau qui se terminent agréablement :)
Whaou!!!!Quel duel Veau/Véto!!
C'est un sacré boulot tout de même, en tout cas j'apprécie vraiment votre humour!
C'est toujours interessant de lire vos histoires!J'attends la prochaine avec impatience!
Je ne crois pas que dans la littérature, on puisse trouver des anecdotes aussi poétiques et réalistes que les tiennes. On y est, on les vit... Et, là, tout revient en mémoire! (quand on l'a vécu)
Il faudra penser à faire publier un recueil un jour... :)
Merci pour tes talents d'écrivain qui permettent ce partage, car il n'est pas facile d'expliquer à ceux qui ne connaissent pas les côtés agréables, laborieux, passionnants, épuisants, stressant, excitants... de ce métier (et j'en passe)!
je suis enceinte de 6mois... j'espère que ça se passera mieux pour moi... mouhahaha
Fourrure :
Je ne fais pas dans le mammifère à moins de deux paires de mamelles.
ahaha lorna, j'ai pensé la même chose que toi.... j'en suis à 4 ^_^
merci pour ces récits, comme toujours beaucoup de plaisir à suivre les billets
"Sept heures.La vulve n'est pas dilatée, le vagin moyennement, le col... pas du tout. Je passe largement le bras, mais pour un veau, il va falloir travailler..."
Un P***ipart et zou au dodo! On reviendra après la sieste ^^ (comment ça, c'est triché?)
Fourrure :
Un tocolytique pendant un vêlage ? C'est surtout contre-indiqué. Il y a un autre produit, pour ça, mais je le suspecte de ne servir strictement à rien.
C'est drôle ... Je lisais votre dernier message quand... Le téléphone sonna. "allo c'est pour un vêlage "
ça a commençait pareil : catch avec un veau charolais qui a dépasse le terme depuis 25 jours et qui ne voulait pas sortir...
Heureusement pour moi il y a avait du passage et le col dilaté... Juste la vulve qui n'était pas dilaté!!
Minuit trente et je suis au lit !!
Sinon pareil que vous : je n'ai jamais vu l'efficacité du m**zal !!
Y'a pas de raison de ne pas vous le dire encore; vous avez un beau talent de nouvelliste.
Je ne sais pas comment font les vétos. Médecin à la cinquantaine, se lever la nuit devient épuisant si on n'a pas assez de temps pour récupérer. Et on n'a pas le temps. Heureusement notre pratique est moins athlétique et nos disques intervertébraux -entre autres- sont moins sollicités. Quand je vous lis je me dis souvent: ménage-toi, épargne-toi, assure-toi bien !
Désolé pour ce ton très prosaïque mais on tient à vous quoi...
on est dans le pré au cul de la vache (sans jamais y avoir été)
on a mal au bras (sans jamais avoir essayé d'écarter une chambre à air de brouette)
et on finit la lecture avec un sourire satisfait du travail réussi (sans jamais avoir fait de césarienne de vache)...
C'est clair, un de ces 4, va falloir publier...:-)
Jamais été contacté par une maison d'édition?
Ah! Il n'y a pas que moi à le dire!!! :)
Récit magnifique ! Du vécu , partagé sauf pour la lame... Quand je téléphone, vos collègues n'hésitent pas un instant ! C'est la lame, ils doivent penser que j'ai déjà tout tenté...40 minutes poche des eaux percée, cela commence à faire. Chapeau pour la suite, deux minutes, c'est remarquable !
Je plussoie avec "lo"
Sublime, comme toujours.
Vous parlez peu de chevaux, vous n'en avez pas beaucoup dans votre clientèle?
Fourrure :
Il y en a beaucoup, mais ils sont soit peu médicalisés, soit beaucoup (et dans ce cas là c'est un confrère spécialiste qui les suit). Du coup, je gère la bobologie et les urgences. Un des prochains billets devrait vous intéresser...
Ca y est, je déprime...Trop de souvenir...
Je suis revenue, il y a quelques semaines, d'un stage dans les pyrénées. Et ce qui me manque le plus, c'est d'ausculter une vache avec la vue sur la montagne...C'est impressionnant le nombre d'exploitation qui ont "étable vue sur la montagne"^^. Elle est encore plus belle vue du dedans!
j'ouvre tous les jours ton blog pour voir quoi de neuf
j'aime définitivement ton approche de ton métier
Gros bisous de Servane
J'aime bien lire vos billets... mais là je ne comprends pas. pourquoi obliger le veau à naître si ni la mère, ni le petit ne sont près pour ça ? Y avait-il du danger ?
Fourrure :
Le veau était prêt, lui, et n'aurait pas attendu 107 ans !
Ouaip!!!
Bien vu sur le côté sportif de la chose, mais je t'imagine assez jeune, plutôt baraqué et suffisamment patient pour envisager un duel matinal avec la bêêête en mode "Battling Joe"...
Ici, ça marche pas trop; faut s'économiser si on veut tenir la distance et puis les éleveurs tiennent tout particulièrement à sortir le veau vivant, alors, juste un coup de main exploratoire pour voir comment ça se présente, et hop, on ouvre...
Ce qui ne nous met aucunement à l'abri des cas foireux! Mon dernier, il y a un mois et demi: intervention chez un client/copain en plein après midi: diagnostic déjà posé par l'homme: une présentation dite "de la queue". Bon, normalement, on rentre dans la vache jusqu'aux oreilles et on va "élégamment" récupérer les jarrets, puis les onglons, on déplie et zou, un coup de vêleuse et dehors!
Sauf que là, pas question! Gros cul tout rond et jarrets inatteignables!
"Bon, on va faire une césarienne" m'entends-je annoncer!! J'aime pas du tout la tournure que prennent les évènements, car si je peux pas le déplier comme ça, je pourrai pas mieux par voie latérale, et alors, bonjour les explosions de matrice! (je sais, j'ai déjà donné!).
Coup d'oeil franchement réprobateur du propriétaire: "bon, à ce que je vois, t'as pas vraiment envie de te faire chier" me dit-il semi ironique, mais il obtempère et file chercher tondeuse et seaux d'eau tiède. A son retour, je suggère l' "appel à un ami" en prévoyant quelques soucis au moment de l'extraction, d'autant que la parturiente ne semble pas d'une humeur de bisounours...
A l'ouverture, je ne suis pas déçu! je me trouve avec une tête, deux antérieurs et deux postérieurs, bien imbriqués les uns dans les autres... J'essaie une traction tête + antérieurs: niet; tout vient ensemble et je ne puis repousser les postérieurs... Entretemps, un quatrième larron a fait son apparition: nous voilà donc, quatre beaux bébés de 85 à 110Kg acharner à tirer, pousser, lever, secouer, en pure perte! rien ne bouge! j'envisage alors une ultime manoeuvre consistant à tirer fortement sur les postérieurs, plutôt vers le bas tout en repoussant tête et antérieurs vers l'intérieur de l'abdomen de façon à faire effectuer au veau une sorte de Salto arrière, histoire de débloquer la situation. Mais la puissance à appliquer excédait bien les possibilités des quatre intervenants: nous eûmes donc recours au Tractopelle opportunément stationné sur le couloir d'alimentation de la stabul'. Eh ben, ça a marché! Les tireurs de corde s'étant mués en repousseurs/souteneurs de vache, le veau fut extrait des entrailles fumantes de la bête, sans dégât majeur hormis une plaie de laparotomie de soixante bons centimètres! Le veau (85Kg) a malheureusement succombé au cours des manoeuvres, mais la vache fut sauvée, qui en remerciements au cours de ma visite de contrôle du lendemain, m'a fait escalader la barrière de sa case avec une lestitude dont je ne me serais jamais cru capable...
J'ai ainsi acquis dans le voisinage une petite réputation de "chirurgien ès travaux publics" qu'en toute vanité, je trouve, ma foi, plutôt flatteuse...
Fourrure :
C'est ça que j'aime dans l'obstétrique : inventer et réinventer avec des formes et des volumes, se servir de deux-trois bases théoriques pour trouver la solution adaptée au problème du jour.
Ici, la césarienne est rare : blondes et limousines, le principe général est que "ça passe", bien loin du charolais où j'ai fait mes premières armes.
Le col fermé et les onglons à la vulve et le veau qui respire ? J'ai dû louper un truc, il y a quelque chose que je ne comprends pas (en même temps, je connais les poulinages et mes propres accouchements, mais pas spécialement les vêlages, hormis votre blog que j'aime beaucoup)
Fourrure :
Qui a dit qu'il était fermé ?
Ben vous ! : " Le col reste, pour une raison inconnue, obstinément "fermé". "
Je n'ai pas bien compris. Dans votre texte, vous dîtes que la mère n'est pas coopérative pour le vêlage (elle tapait) et le veau "Lui, il est tranquille au fond de son nid, tellement au fond qu'il va bien falloir le remonter à la main avant d'envisager de lui passer les menottes" n'a pas l'air de vouloir en sortir de son nid douillet... et vous dites qu'il était prêt à naître. Moi, y en a pas comprendre.
Fourrure :
Ça m'apprendra à me relire. Par "fermé", comprenez "mal ouvert". Travail commencé, mais n'évoluant pas, avec une petite chance pour que ça se finisse tout seul normalement et une énorme chance pour que le veau y reste (et dans ce cas précis, vu la non-dilatation du col malgré le temps passé dessus, on allait dans le mur, même si je ne le savais pas au début du boulot).
@ ROLLIN_DELAY:
Très bon le commentaire, je voyais parfaitement la scène...
Par contre, j'ai du mal à me représenter un veau de 85kg. C'était quelle race?
Fourrure :
Je parie pour un blanc-bleu belge, un charolais ou un maine-anjou. Mon record est de 92kg pour un charolais croisé de maine-anjou...
@ Julie
Un Charolais... hélas, ici il n'y a que ça, d'où la propension à dégainer le bistouri plus vite que son ombre..
Mais j'ai eu mieux: 98 Kg, il y a 25 ans, en trois morceaux pesés aussi aisément que précisément suite à une embryotomie, laquelle n'avait d'ailleurs pas posé de problème majeur... Comme quoi!