Ce soir, je suis terriblement en colère. De la fatigue. Une très grosse charge de travail, à la fois administrative et vétérinaire. Des tensions personnelles. L’impossibilité de relâcher la pression : je suis encore d’astreinte, et je ne serai vraiment de repos qu’à partir de mardi soir, dans trois jours. Huit jours de travail en continu, ce n’est bon pour personne, même quand on bosse dans d’excellentes conditions.
Dans mon chenil, il y a un vieux chien que j’ai bien peu de chances de sauver. Au moins, je gère ses douleurs. Correctement. C’est déjà ça.
Dans ma chatterie il y a un jeune chat qui va peut-être mourir. Dans l’impossibilité de faire des analyses vu son état, j’ai du parier entre une intoxication à la mort-aux-rats (avec un pronostic décent) ou un FIV terminal (et il n’y survivra pas : le FIV, c’est le SIDA du chat).
Devant mes yeux, en surimpression depuis des heures, il y a l’image de cette jeune vache allongée dans la paille, morte, avec une énorme mare de sang qui s’étale derrière elle. Je viens de l’euthanasier.
L’histoire commence, comme toujours, par un coup de téléphone. Nous sommes samedi, je tiens la clinique seul avec une ASV, j’enchaîne les rendez-vous entre lesquels s’intercalent des urgences (comme ce chat terriblement anémié). Je dois partir voir un poulain mais M. Vallier a téléphoné pour une vache qui est en train de vêler, mais ça ne va pas, y a une poche qui bloque le passage mais quand même le placenta sort et c’est pourri mais elle va bien mais il faut venir tout de suite.
Il est dix heures, je dois aller voir ce poulain que j’ai déjà repoussé de hier soir (à 19h je suis allé voir une jument fourbue au fond des collines à la place). Le veau est mort, il faut que la vache se dilate, ça va prendre un temps fou : je demande à mon ASV d’annuler les rendez-vous de la fin de la matinée, et je file. Voir le poulain.
Une grosse demie-heure plus tard, je suis dans l’étable, et j’écoute M. Vallier. Un éleveur d’une bonne cinquantaine d’année, qui dort dans une caravane à côté de sa stabulation quand ses vaches doivent vêler (il habite à quatre kilomètres de là). Son épouse s’est mise en GAEC avec lui et leur grand gaillard de fils, un jeune homme colérique qui se défoule en écrasant la carcasse de sa 306 avec un tracteur. Il n’est pas là. Il est quelque part dans les champs, et tant mieux (pour être honnête, avec les années, il gère de mieux en mieux sa colère, et ça devient un plaisir de travailler avec lui). M. Vallier me parle de sa blonde, une jolie petite vache de 500kg, âgée de 5 ans environ, qui vêle pour la deuxième fois. Il y a une semaine, sa vulve s’est dilatée (« un truc de fou ! »), elle a descendu le pis, elle a beaucoup forcé, et puis… plus rien. La vulve est redevenue normale pour une vache à terme, le pis a dégonflé un peu, elle mange, elle rumine. Et là, ce matin, il a vu le placenta qui sortait, et senti la pourriture.
Ni lui ni moi ne nous faisons d’illusion : le veau est mort, nous avons une vache à sauver. Il est presque onze heures, j’enfile mes gants et, dans la vieille stabulation, sous le regard très curieux d’une douzaine de génisses qui reniflent aux barrière, j’enfonce mes bras gantés dans le vagin de la vache. Elle est effectivement très en forme, en très bon état, pas une grosse carcasse mais bien conformée, avec un beau bassin. La vulve n’est vraiment pas dilatée, et je suis le placenta pour trouver le passage, serré, bien trop serré. Je laisse ma main filer vers l’utérus, et ma main tourne en passant le col, suivant le profil classique d’une torsion utérine. Chez les vaches, il n’est pas exceptionnel qu’au moment du vêlage, l’utérus tourne sur lui-même, à 90, 180, 360° ou plus. Forcément, le col et le vagin ne peuvent plus se dilater, le veau ne peut pas passer, et si on n’intervient pas, tout le monde meurt. Et si on intervient aussi d’ailleurs. Enfin non, pas toujours : il faut être rapide.
Et là, clairement, vues les explications de tout à l’heure, on a une semaine de retard. J’ai presque envie de proposer l’euthanasie, mais la vache m’a gentiment reniflé tout à l’heure quand je suis arrivé, elle mangeait, elle va bien. Alors je serre les dents et je passe le col, je trouve les onglons du veau, j’explore et je cherche à comprendre sa position. J’inspire en estimant la torsion à 90° (c’est peu). Je soupire en découvrant que ce sont ses postérieurs (jamais vu ça sur une torsion, mais hé, après tout, pourquoi pas ?). Je réfléchis, comme à chaque fois, au sens de la torsion, et je cherche un appui. Le bras jusqu’à l’épaule dans le vagin de la vache, qui pousse, qui souffle, qui piétine, qui agite sa queue, fermement tenue par M. Vallier. Je cherche un appui. Je change de bras. Les onglons ? Presque sans intérêt. Les canons ? A peine mieux. Les jarrets ? De toute façon… Ah si, en m’enfonçant encore un peu plus, je touche la cuisse, mais je suis trop étiré, je perds en force. Je bouge encore et je me retourne, j’appuie, je pousse, j’essaie d’imprimer un balancement, j’affermis ma prise. J’ai le temps. Le veau est mort. Je pense un peu au chihuahua de la veille, il faut que j’envoie son dossier à mon interniste préférée, et puis je ressors le temps que la vache expulse quelques bouses.
On reprend.
La main sur la cuisse, ou le jarret ? Je pousse du bras gauche, ou du droit ? J’utilise mes pectoraux ou les dorsaux ? Je soupire. Et je force. Je laisse tomber le balancier, je vais juste forcer, de façon continue, jusqu’à ce que ça passe. Je chasse bien vite l’idée de la césarienne, le veau est pourri, le risque de péritonite trop important. Mais si j’échoue, il nous restera ça.
Je pousse. Biceps, et pectoraux. Je pousse. Rien ne bouge, mais ça va bouger. J’y mets toute ma force, toute ma colère, toute ma résolution. Je ne vais pas laisser tomber. Je pousse. Je pousse et le veau commence à bouger, il faut que j’insiste, que je continue, que je ne lâche pas ou je perdrai ce que j’ai gagné, si ça se trouve le col est tout fibrosé, ça fait une semaine, mais juste un quart de tour, mais une semaine, mais il n’y a pas de péritonite, puisqu’elle mange, alors je pousse, ça ne peut pas être assez collé pour m’en empêcher. Bordel ce veau est mort hier, hier j’aurais fait une césarienne et je l’aurais sauvé, je pousse. Et l’utérus tourne, le veau tourne, tout se remet en place.
J’ai réussi. Maintenant, ce n’est plus qu’une présentation postérieure classique.
Sur une petite vache.
Avec un veau mort depuis 24h, peut-être déjà gonflé de gaz de putréfaction, un col non dilaté, peut-être fibrosé.
« Et ben dis donc... ». M Vallier me regarde avec stupéfaction, il a vu l’effort, mais on ne va pas épiloguer.
Il me tend les menottes de vêlage, et je passe les cordelettes autour des canons du veau, juste au dessus des boulets, loin, loin au fond du vagin. Une fois ma prise assurée, je tire à la main, et cette courageuse bestiole se remet à pousser. Bordel qu’elle est brave, cette blonde. Je lui colle quelques tapes amicales sur la croupe, laissant des traces de sang et de liquides en putréfacttion sur sa robe presque blanche, et je monte le veau. Les onglons affleurent à la vulve, mais ils n’iront pas plus loin pour le moment. Nous accrochons le palan aux anneaux des menottes, je demande à M. Vallier de tenir la tension, sans tirer, et je repars en exploration. Il y a de la place, c’est certain. Le veau est de taille normale, il n’a pas l’air emphysémateux, mais le col n’est pas du tout dilaté, pas plus que la vulve et le vagin, d’ailleurs. C’est normal, avec la torsion. Alors on joue. On joue avec son col, on imprime de petites tensions sur le veau, pour lui faire faire des va-et-vient dans son col et son vagin, pour stimuler la poussée et la dilatation.
Pour la poussée, ça marche très bien, cette courageuse petite vache pousse avec puissance et constance, au point de finir par tomber. Nous la disposons un peu mieux, nous replaçons notre palan, et puis je décide d’aller chercher un anti-inflammatoire. Je ne vois aucun intérêt à la laisser avoir aussi mal. Derrière elle, M. Vallier tient le palan, il continue à faire de petite tractions. Moi, je m’agenouille près de sa tête, devant ses antérieurs. Elle est couchée sur son côté gauche, je lui parle gentiment, j’enfonce mon aiguille dans sa jugulaire et j’injecte l’antalgique. Il va agir instantanément.
Et puis nous reprenons le travail. Moi, agenouillé derrière elle, je lubrifie le vagin et le col, je passe ma main partout, j’explore le passage. L’éleveur tire et tracte, relâche, je lui répète, peut-être dix fois, que nous ne sommes pas pressés. Que si nous allons trop vite, nous la tuerons. Il n’y a aucune, aucune urgence. Un vêlage, c’est toujours une certaine fébrilité, et M. Vallier a beau avoir la cinquantaine bien entamée, il a vite tendance à perdre ses moyens quand il faut sortir un veau. Alors je le rassure autant que je la rassure.
Mais moi, je ne suis pas du tout rassuré. Pourtant, quelque part, je veux y croire. Les années passent et j’ai appris à ne pas espérer l’impossible. J’ai tenté beaucoup de choses, j’ai appris, j’ai notamment appris à échouer, j’ai notamment appris à abandonner. Et là, je sais que je vais peut-être échouer, mais je ne vais pas abandonner. Parce qu’elle, elle n’a rien demandé, elle a un veau à expulser, parce qu’elle était en chaleur, parce qu’un taureau l’a fécondée, parce que c’est la vie et qu’elle ne réfléchit pas à ce qui est juste ou pas, à si c’est comme ça, ou pas. Ni fatalisme, ni courage, ni résignation, non : juste une pulsion. Vivre. Pousser. Croître et multiplier.
Qui serais-je si je l’abandonnais ?
Nous travaillons depuis une heure, et elle ne va pas se dilater. Pas si vite.
J’avais commencé à l’annoncer à M. Vallier : on va arrêter. Aller manger. La laisser se relever, avec son veau comme ça, on va la détacher et la laisser faire. La laisser se préparer. Il lui faut du temps, alors nous allons lui donner du temps. C’est sacrément dur, d’accepter de ne plus faire. Je reviendrai dans une bonne heure, j’estime qu’à 14h00, du coup, j’aurai fini, et que je pourrai reprendre les consultations.
Alors je me lave les mains et les bottes, je remonte dans ma vieille guimbarde, et je retourne à la clinique, je jette un œil à mes deux hospitalisés, mon ASV m’annonce le programme, je lui explique le mien, et je pars chez moi, je mange trop vite, je réponds à toutes les questions de mes filles, j’explique la torsion, elles me bombardent, veulent savoir si ça existe chez les femmes (non), je fais de l’anatomie comparée, et elles enchaînent sur la formation des œufs de poule, je réponds, j’explique et je décortique, et puis je dis à ce soir, ou à demain, et j’y retourne.
A 13h00, je suis à nouveau dans le boxe avec la vache et M. Vallier. Nous l’avons rattachée, j’ai remis les menottes, elle s’est dilatée, ça doit être assez. Le col est effacé, je ne le sens presque plus. Brave bestiole. Alors on réattaque, je lubrifie à nouveau le vagin, on tire, on force, elle tombe, on la replace correctement, on appuie la vêleuse sur son bassin, on joue sur les angles, des va-et-vient, on gagne, un peu, très doucement, avec beaucoup de précautions, ça force, le col est effacé, ça doit passer, ça passe, les jarrets sont dehors donc le bassin du veau est engagé dans le bassin de la vache, on a fait le plus dur, ça ne glisse pas bien, il est trop sec, la vulve est trop serrée, j’incise, l’épisiotomie libère le passage, nous tirons encore, à deux, palan trois tours, on peut, il avance, elle pousse, à chaque fois qu’elle pousse, on tire un peu, et tous les trois, on essaie de la sortir de là.
Et puis son bassin sort, nous avons gagné, nous tirons vite, l’abdomen, le thorax, la tête et les antérieurs, il gît. Jaune, souillé, mort. Nous soufflons un instant, M. Vallier veut vite la relever, je le calme, nous ne sommes pas pressés. Elle souffle. Elle reprend sa respiration. Les génisses nous regardent toujours. J’ai l’impression d’être passé sous un train.
Au bout d’une ou deux minutes, nous recommençons à bouger. Détacher le palan, le ranger, pousser l’antique vêleuse, soudée par le père de M. Vallier (oui, des fois, je travaille avec des antiquités). Je tire un peu le veau, dont le nez était resté entre les lèvres de la vulve, et quand sa tête tombe : un foutu flot de sang !
Alors je me jette en avant, à genou, je dégage la vêleuse, et j’enfonce mes bras. Calme, mais rapide, je retire mes gants et j’explore les muqueuses. Des intestins. Une déchirure, bien sûr. Je sens la face extérieure de l’utérus, là, entre mes doigts, je palpe, je ressens, je cherche l’artère utérine, il y a trois ou quatre litres de sang sur mes genoux, je ne trouve pas, je ne trouve pas cette énorme artère que je ne peux pourtant pas rater, et au bout de deux minutes, je finis par comprendre qu’elle, elle n’est sans doute pas rompue, que c’est plutôt l’utérus lui-même qui a saigné quand il s’est déchiré.
Et des déchirures catastrophiques, j’en ai déjà suturées, mais il faut que je comprenne mieux, et pour ça, on va d’abord la relever. Sur mes instructions, M. Vallier lui détache la tête, et la stimule pour la relever. Oui : quelques coups de pieds. On n’a pas le temps pour les câlins. Et elle se relève, cette courageuse petite vache, elle se relève et je suis, l’éleveur la rattache et je trouve tous mes repères, les artères utérines ne sont pas rompues, et ce n’est pas une déchirure le long du col, comme je l’avait d’abord pensé : c’est une longue coupure qui part du col, sur la partie dorsale de l’utérus, et qui plonge vers le bout de la corne, au-delà du bout de mon bras. Une déchirure qui part aussi un peu en biais, vers le côté droit du col. J’ai déjà suturé ça, en ouvrant la paroi abdominale comme pour une césarienne, je réfléchis vite, il faut la préparer, elle a cinq ans, elle est encore debout, elle n’a pas perdu tant de sang que ça, elle respire bien, il nous faut deux seaux d’eau, je…
Hahaha. Non.
« On arrête, M. Vallier. »
« On arrête. Il y a une grosse déchirure, c’est très grave, mais ça pourrait se suturer. En ouvrant comme pour une césarienne. Je l’ai déjà fait. Mais… mais je vous ai dit tout à l’heure qu’on ne ferait pas de césarienne, à cause des risques de péritonite. De tous ces jus pourris qui attaquent les sutures et qu’il sera très difficile d’empêcher de polluer l’abdomen. Mais tous ces jus pourris, là, ils sont déjà dans son ventre. Ils ont coulé par la déchirure. On ne la sauvera pas. »
Alors M. Vallier ouvre la barrière du boxe tandis que je retourne à ma voiture.
Lorsque je reviens, il l’a attachée à un endroit où il pourra la tracter. Il est en train de lui proposer à boire, dans un seau en plastique noir.
Je m’agenouille, encore, à son côté. Je lui dis à quel point je suis désolé. C’est… le bon moment pour les câlins. Je lui fais quelques caresses, quelques petites tapes sur l’encolure, et j’enfonce à nouveau mon aiguilles dans sa jugulaire. J’injecte et je me relève tandis qu’elle tombe. M. Vallier est sorti.
Je reste à ses côtés.
Je regarde cette petite vache courageuse qui meurt, j’ai éteint cette pulsion de vie, et je garde cette image. Son corps allongé. La mare de sang derrière elle. La paille piétinée.
Nous ne pouvions pas la sauver. L’utérus ne s’est pas déchiré parce qu’elle n’était pas assez dilatée, mais parce qu’à cause de la torsion, qui avait durée une semaine, les tissus avaient souffert et s’était fibrosés, ils avaient perdu leur incroyable élasticité.
Nous n’avons pas été trop vite. J’ai fait les bon choix avec les informations dont je disposais, j’ai fait les bons gestes, je n’ai pas abandonné, je n’ai rien à me reprocher.
J’ai quand même échoué.
J’ai pris le temps de tout expliquer à M. et Mme Vallier, et je suis remonté dans ma voiture.
A 14h00, j’ai reçu dans ma salle de consultation un vieux boxer pour contrôler une tumeur, j’ai plaisanté avec un pré-ado, j’ai rassuré, à 14h30, j’ai vu un chat avec une petite masse sous le menton, ce n’était rien, j’ai souri, j’ai rassuré. A 15h00, j’ai vu un très vieux chien et j’ai renouvelé son injection antalgique, son maître était ravi (« dix-huit ans, pour un chiot de poubelle, c’est bien non ? »). J’ai inspecté sa masse au coussinet, j’ai rassuré. A 15h30…
Je suis devant mon clavier, et je ne suis plus en colère.
Je suis triste.