Il est deux heures du matin
samedi 16 avril 2016, 02:37 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Il est deux heures du matin et ce n'est certainement pas la meilleure heure pour réfléchir. Ou pour écrire. Je ne suis pas de garde mais mon collègue m'a appelé en renfort vers minuit pour un vêlage : il avait une autre urgence. Le vêlage aurait sans doute pu attendre. Mais à quelle heure aurait-il fini ? Mieux vaut partager les emmerdes que les accumuler individuellement.
Il est deux heures du matin et dans la voiture, pendant les vingt minutes de route qui séparent l'étable de M. Louge de mon lit, je refais le match, je pense, j'argumente, je râle, je réfute. Je rate un embranchement. Manœuvre foireuse, je me remets sur les rails en esquivant les lièvres. Ce fut un vêlage sans grâce. Pas du sale boulot, mais pas un travail satisfaisant.
Une vieille routière, qui n'a jamais eu besoin d'aide pour vêler, avec un bassin en or. Un gros veau vigoureux, avec une légère torsion, un cou replié. J'ai réduit la torsion, allongé le cou du veau avec une corde bien placée. Et puis nous avons tiré. La tête est bien restée dans la filière pelvienne, pas de recul. Les épaules ont commencé à coincer. J'ai choisi d'insister. Il devait pouvoir passer. Un palan à trois tour, un opérateur costaud, avec parfois mes renforts : nous avons tiré fort, mais pas trop fort. J'ai du basculer la vache en soulevant son postérieur lorsqu'elle s'est enfin décidée à tomber. Lui écarter les cuisses pour faire bouger le bassin, réajuster des angles, tandis qu'il déplaçait le point d'attache du palan. Non, nous n'avons pas tiré si fort. Bien sûr, si les épaules sont venues sans effort excessif, je ne sais si je peux en dire autant du cul du veau. Trop de temps entre l'extraction de la moitié antérieure et celle de la moitié postérieure. Jusqu'à la délivrance. La rupture du cordon, et le veau sur la banquette de l'étable. Il respirait. Le cœur trop rapide, trop superficiel, nous l'avons suspendu, un peu, j'ai nettoyé le fond de sa gueule, j'ai injecté un analeptique, pour le faire démarrer. Sans doute inutile - vraiment ? - mais tellement réconfortant. On aime se dire qu'on fait quelque chose.
Je suis resté une demi-heure, pour le surveiller, l'aider à démarrer. Le vagin et le col de la vache étaient parfaits. Aucune déchirure. Non, nous n'avons pas tiré si fort que ça. Alors, pourquoi cela a-t-il été si difficile ? Pourquoi a-t-il autant souffert ? Et surtout, va-t-il survivre ? Ai-je fait les bons choix ?
Oui : puisque nous n'avons pas tiré si fort, puisque j'ai réussi à gérer techniquement chaque étape de la naissance. La torsion, le cou replié, l'extraction de l'avant, celle de l'arrière. Puisque, sur le papier, tout s'est bien passé.
Non, puisque le veau a vraiment du mal à démarrer, parce que son pronostic vital est sérieusement engagé (ça veut dire : il y a trop de chances qu'il y reste).
Bien sûr, j'aurais pu faire une césarienne. Mais bon : sur une vache de dix ans qui a toujours vêlé seule, avec une excellent bassin, une bonne préparation, un veau qui s'est bien engagé dans la filière, sans aucun indice de recul des membres ou de la tête, pour laquelle la force d'un seul homme sur un palan à trois tours a suffit, même si ce fut musclé ?
Il est deux heures du matin et je suis devant mon clavier, avec un mauvais sentiment d'inachevé. Le vêlage est un acte entier, après lequel on peut aller se coucher avec le sentiment du devoir accompli. Quelle que soit la façon dont les choses se sont terminées. Pas cette fois.
Pourquoi ?
Commentaires
Parce que parfois, on ne sait pas pourquoi la conjonction des actes mêmes habituels ne donnent pas le même résulta: risque, aléa conjonction des planètes, quatrième dimension....
Peut-être que le veau était un peu moins viable ?
Bjr Fourrure....
Vous m'avez dit, ceci ou à peu près, il y a peu:il faut parfois accepter que certaines interrogations restent sans réponses...C'est bien ça, je pense qui est si difficile, alors quand un néophyte se les pose, c'est je l'espère porteur, et qu'un pro fasse de même prouve qu'il est donc resté un vrai humain aussi...
Le meilleur atout pour l'animal!
Pas toujours simple de prendre les bonnes décisions, surtout que l'on n'a pas toutes les cartes en main et qu'il est souvent plus simple de réfléchir après coup, une fois que l'on a toutes les cartes en main...
Pourquoi?
La vie voudrait-elle nous enseigner, nous bousculer quant à nos certitudes?
bonjour,
sur le thème d'une intervention attentive vous avez fait au mieux...
cependant, pour lui
pour le veau - sa vie sera t'elle
longue ou non... l'a t'il même pressenti ?
personnellement dans notre foyer, personne ne mange plus de cet animal ni agneau ni tout ceux qui ont a enduré une intervention contre leur vie..par une interruption maltraitante sur eux lors des abattages... ou lors de leur élevages...
peut être que comme la "raréfaction" des abeilles,
ou bien chez les humains- la stérilité croissante,
adviendra t'il une baisse de la conception réussie chez les mammifères (comme pressenti par eux, que nous n'allons pas dans le bon sens ) et que l'on respecte de plus en plus mal le monde animal pendant leur vie (cage) et lors de l' abattage...
votre intervention délicate
m'a interpellé? combien de consciences...s'y sont attardées
dans ce qui suit, les animaux
au même titre que les humains ont un système nerveux- quand cela fait mal-ou on leur fait mal, il y a de la souffrance chez eux aussi qui s'expriment, qu'on peut entendre...
ainsi,
naître pour être si mal traité ensuite
ou
n'être pour si peu de temps (veau retiré dès 4 mois à leur mère pour que la viande soit blanche)
quelle erreur de diagnostic envers la vie qui devait nourrir en plénitude
et non faire vivre ou mourir étriquement.... malmener..
bon courage pour vos soins attentionnés face à une économie et/ou population professionnelle et/ou clientèle inattentive ou inconsciente...
dans certaines devises-contes-proverbes, on dit que tout excès est une honte....
bon courage face à ses paradoxes et bonne intervention pour la protection du monde animal..
au petit veau
: vit bien et respect de ta vie et celle de -plus en plus - de tes compagnons et espèces.....
md-fr
rappel : x ans où décision de ne plus consommer animal en bas âge ou mal traité pendant l'élevage...
à vérif maintenant manière de mettre fin à la vie de bien des populations animales lors de leur abattages.. et puis, il existe les protéines végétales...
On pense souvent que les vétérinaires sont sans cœur, vous nous prouvez le contraire à travers vos articles !
Vous écrivez vraiment très bien, c'est très beau et plaisant de vous lire.
Bonne continuation
Une triste histoire magnifiquement racontée !
Je ne sais pas si la photo est la votre mais elle est sublime aussi.
Vous faite un métier que j'aurais beaucoup de mal à faire.
Bon courage
19 avril ---> 7 juin pffffiou c'est long ...
N'importe quoi, je reprends :
16 avril --> 8 juin pffffioupfioupfiou c'est long ;)
C'est vraiment superbe, un récit très bien écrit, j'en ai eu les larmes aux yeux.
Vous avez fait ce que vous pouviez, tous les métiers comportent dès risque et on ne retrouve jamais deux fois la même situation. C'est ce qui fait la beauté et les malheurs de ce qu'on fait. Mais que cela ne nuise pas à votre savoir faire.
Bon courage