Césarienne, glacée

-8°C
Je fais des échauffements en conduisant. Les personnes qui me croisent doivent me prendre pour un fou avec ce haka sur fond musical de comédies de Broadway, France Musique et panne de mon lecteur CD obligent... Mais rien que ces échauffements me font mal à l'épaule, j'ai peur pour le vêlage à venir.
L'éleveur qui m'a appelé est du genre bourrin. S'il a tiré, il a tiré fort. Si ce n'est pas un siège ou une torsion de matrice, ce sera une césarienne.

Le chemin qui descend à sa stabulation est encore gelé. Je suis les travées, m'arrête devant un box de vêlage. Il a posé des tôles sur les barrières, pour couper le vent délirant qui me transit dès le pied posé hors de la voiture. Une petite blonde. Pas de palan en vue. Il n'a pas tiré. Un bout de placenta pend à la vulve de la vache. Probabilité de veau mort élevée... L'éleveur me confirme mes hypothèses : présentation normale, mais il n'a pas essayé de tirer, le vagin et le col ne sont pas dilatés, le veau est énorme.

J'ôte ma polaire, gardant ma veste sans manche sous la chasuble de vêlage. Le vent est abominable. J'espère que ses tôles remplissent leur office : je ne tiendrais pas 15 minutes dans un froid pareil.

Premier contact avec la génisse : il n'y a pas de place, je peux à peine mettre mes deux bras dans son vagin, la filière pelvienne est ridicule, triangulaire, la symphyse pubienne encore très saillante. Elle a pourtant plus de trois ans. Les antérieurs sont avancés, mais la tête n'est pas engagée. Elle est gonflée, la langue pend. Pourtant, le veau a une discrète réaction lorsque je pince un antérieur. L'éleveur n'a rien vu, je ne dis rien. Je préfère qu'il le croie mort. De toute façon, on va à la césarienne...

Je sors ma boîte de chirurgie, aligne mes flacons en raccourcissant au maximum les aller et retour entre ma voiture en plein vent, et l'abri somme toute très efficace des tôles. Je m'apprête à injecter un tocolytique, pour préparer l'utérus à la chirurgie... mais le flacon est gelé. Enfin gélifié. Ça ne m'était jamais arrivé... je balance tout dans le seau d'eau chaude, apportée avec un jerrican : antibiotique, anesthésique local (lui n'a pas l'air de souffrir du froid), anti-inflammatoire (lui non plus). La bétadine savon est presque solide.

La vache est dégueulasse. Le vent a rabattu la neige dans la stabu, du coup les litières sont humides et les vaches pleines de merde. L'éleveur et son fils estiment que le froid leur ajoute 3h supplémentaires par jour de boulot de dégivrage. Je n'ose imaginer le bordel pour les laitiers, avec les salles de traite à moitié en panne.

J'arrose son flanc d'eau tiède, savonne, rase. Je laisse des gants à l'éleveur, qui devra m'aider à protéger la matrice du poil souillé sur la cuisse, juste à côté. Pas stérile, mais tant pis.

Au moins, la vache est super cool, et n'envisage pas de m'envoyer un pied dans le foie.

Je finis de laver, rince un maximum. Tout est prêt. Je leur ai demandé de tout préparer pour faire de la réa de veau, "au cas où par un miracle il serait vivant".

"Ouais enfin il est mort, doc, c'est une césarienne "pour rien"."

Incision, large vue la taille du bestiau. Évidemment, le veau est dans la corne utérine opposée... Facile à saisir, cependant. J'incise l'utérus, à l'aveugle comme d'habitude. Je vais vite, et pourtant, je suis bien, là, avec le bras dans la vache, à l'abri du vent, emmitouflé de polaire et de plastique. Dans ma poche, le téléphone sonne. Une autre urgence ?

Les cordes sont fixées au veau. La vache fait mine de se laisser tomber, mais l'éleveur a le réflexe de lui décocher un coup de botte dans le nez, elle se reprend. Pas sympa, mais nécessaire : elle doit rester debout au moins jusqu'à l'extraction du veau. Chacun une patte, ils tirent. J'ai prévu assez large pour que le veau "n'accroche pas" en sortant. Trop large, même, de la couture pour rien, tant pis. Je soutiens les épaules et la tête du bébé, accompagne sa chute au sol. Il a une tronche de bouledogue et une langue énorme, avec l’œdème provoqué par son attente dans l'entrée de la filière pelvienne, mais il respire. Vite, nous le suspendons à la fourche télescopique du tracteur, et l'élevons rapidement. Nuage de poussière de paille, que le vent rabat sur la vache. Je me retourne pour regarder ce qui tombe sur la plaie, juste à temps pour voir la vache se laisser choir, courir jusqu'à elle, lui prendre le nez et lui plier l'encolure afin de l'empêcher de basculer du mauvais côté. Les dégâts sont limités, mais pour l'asepsie, on repassera... Je laisse ma place à l'éleveur, le veau se débat, il respire bien. Je lui injecte un simple diurétique, un coup de corticos, histoire d'aider à la diminution de l’œdème. Peut-être pour rien, mais peu importe. Nous le couchons a l'abri d'un muret, dans la paille, au soleil. Il vivra, mais il faudra le sonder, il ne pourra pas téter pendant au moins 48h...

La vache est couchée n'importe comment, plutôt sur le sternum. L'utérus est resté à l'intérieur, mais des bouts de placenta traînent dans la paille. Pas grave, je coupe, j'enlève, puis extraie l'utérus. Sacrée foutue ouverture que j'ai faite ! L'éleveur a enfilé ses gants, je lui indique comment me soutenir la matrice pour faciliter la couture. Ce n'est pas du tout stérile, mais c'est à peu près propre. Au fur et à mesure, j'enlève de minuscules brins de paille déposés sur ou dans l'utérus par le levage du veau... Très vite, nous ajustons nos positions. L'éleveur s'agenouille, le dos vaincu par la position basse et le froid. Je fais de même. La suture se passe bien. Il anticipe et aide de mieux en mieux en orientant les lèvres de la plaie... jusqu'à ce que la vache tente de se relever.

A nous deux, nous protégeons l'utérus, et appelons le fils de l'éleveur, parti dégeler une arrivée d'eau. Minute d'attente crispée, puis nous aidons la vache à se remettre dans une positions plus appropriée. Elle n'est pas capable de tenir debout, de toute façon. Je termine mes sutures utérines, réintègre la matrice recousue, en tenant de sortir un max de saletés, sans en rajouter.
L'éleveur s'est relevé, il observe le veau. Son fils est retourné à sa tâche. Je prépare mes fils.

Lorsque je me retourne, je reste interdis. Une vache du box d'à côté est en train de lécher la plaie de sa copine en passant sa tête entre les barreau, elle a carrément la langue dans le ventre de ma blonde ! Nous avons beau la chasser, elle revient à la charge, attirée par l'odeur de liquide amniotique. Il faudra que le fils de l'éleveur reste contre la barrière, de l'autre côté, pour empêcher qu'elle recommence. Lui ne sera pas à l'abri du vent.

J'ai terminé mes sutures musculo-cutanées, en redésinfectant chaque couche musculaire. Anti-inflammatoires, antibiotiques, et pas juste pour la forme, cette fois.

Je n'avais jamais expérimenté la césarienne avec flacons gelés. J'avais rarement fait un boulot aussi dégueulasse du point de vue de l'asepsie. Jamais une autre vache n'était venue pourrir mon travail... Heureusement que les bovins possèdent une hallucinante résistance à la péritonite.

PS : Mes respects à tous ces vétérinaires ruraux qui bossent en zones régulièrement gelées, ainsi qu'aux éleveurs qui, tous les jours, dégivrent, réparent, bricolent pour contourner les difficultés plus ou moins inédites causées par le froid.

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