Césarienne, glacée
dimanche 12 février 2012, 14:43 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
-8°C
Je fais des échauffements en conduisant. Les personnes qui me croisent doivent me prendre pour un fou avec ce haka sur fond musical de comédies de Broadway, France Musique et panne de mon lecteur CD obligent... Mais rien que ces échauffements me font mal à l'épaule, j'ai peur pour le vêlage à venir.
L'éleveur qui m'a appelé est du genre bourrin. S'il a tiré, il a tiré fort. Si ce n'est pas un siège ou une torsion de matrice, ce sera une césarienne.
Le chemin qui descend à sa stabulation est encore gelé. Je suis les travées, m'arrête devant un box de vêlage. Il a posé des tôles sur les barrières, pour couper le vent délirant qui me transit dès le pied posé hors de la voiture. Une petite blonde. Pas de palan en vue. Il n'a pas tiré. Un bout de placenta pend à la vulve de la vache. Probabilité de veau mort élevée... L'éleveur me confirme mes hypothèses : présentation normale, mais il n'a pas essayé de tirer, le vagin et le col ne sont pas dilatés, le veau est énorme.
J'ôte ma polaire, gardant ma veste sans manche sous la chasuble de vêlage. Le vent est abominable. J'espère que ses tôles remplissent leur office : je ne tiendrais pas 15 minutes dans un froid pareil.
Premier contact avec la génisse : il n'y a pas de place, je peux à peine mettre mes deux bras dans son vagin, la filière pelvienne est ridicule, triangulaire, la symphyse pubienne encore très saillante. Elle a pourtant plus de trois ans. Les antérieurs sont avancés, mais la tête n'est pas engagée. Elle est gonflée, la langue pend. Pourtant, le veau a une discrète réaction lorsque je pince un antérieur. L'éleveur n'a rien vu, je ne dis rien. Je préfère qu'il le croie mort. De toute façon, on va à la césarienne...
Je sors ma boîte de chirurgie, aligne mes flacons en raccourcissant au maximum les aller et retour entre ma voiture en plein vent, et l'abri somme toute très efficace des tôles. Je m'apprête à injecter un tocolytique, pour préparer l'utérus à la chirurgie... mais le flacon est gelé. Enfin gélifié. Ça ne m'était jamais arrivé... je balance tout dans le seau d'eau chaude, apportée avec un jerrican : antibiotique, anesthésique local (lui n'a pas l'air de souffrir du froid), anti-inflammatoire (lui non plus). La bétadine savon est presque solide.
La vache est dégueulasse. Le vent a rabattu la neige dans la stabu, du coup les litières sont humides et les vaches pleines de merde. L'éleveur et son fils estiment que le froid leur ajoute 3h supplémentaires par jour de boulot de dégivrage. Je n'ose imaginer le bordel pour les laitiers, avec les salles de traite à moitié en panne.
J'arrose son flanc d'eau tiède, savonne, rase. Je laisse des gants à l'éleveur, qui devra m'aider à protéger la matrice du poil souillé sur la cuisse, juste à côté. Pas stérile, mais tant pis.
Au moins, la vache est super cool, et n'envisage pas de m'envoyer un pied dans le foie.
Je finis de laver, rince un maximum. Tout est prêt. Je leur ai demandé de tout préparer pour faire de la réa de veau, "au cas où par un miracle il serait vivant".
"Ouais enfin il est mort, doc, c'est une césarienne "pour rien"."
Incision, large vue la taille du bestiau. Évidemment, le veau est dans la corne utérine opposée... Facile à saisir, cependant. J'incise l'utérus, à l'aveugle comme d'habitude. Je vais vite, et pourtant, je suis bien, là, avec le bras dans la vache, à l'abri du vent, emmitouflé de polaire et de plastique. Dans ma poche, le téléphone sonne. Une autre urgence ?
Les cordes sont fixées au veau. La vache fait mine de se laisser tomber, mais l'éleveur a le réflexe de lui décocher un coup de botte dans le nez, elle se reprend. Pas sympa, mais nécessaire : elle doit rester debout au moins jusqu'à l'extraction du veau. Chacun une patte, ils tirent. J'ai prévu assez large pour que le veau "n'accroche pas" en sortant. Trop large, même, de la couture pour rien, tant pis. Je soutiens les épaules et la tête du bébé, accompagne sa chute au sol. Il a une tronche de bouledogue et une langue énorme, avec l’œdème provoqué par son attente dans l'entrée de la filière pelvienne, mais il respire. Vite, nous le suspendons à la fourche télescopique du tracteur, et l'élevons rapidement. Nuage de poussière de paille, que le vent rabat sur la vache. Je me retourne pour regarder ce qui tombe sur la plaie, juste à temps pour voir la vache se laisser choir, courir jusqu'à elle, lui prendre le nez et lui plier l'encolure afin de l'empêcher de basculer du mauvais côté. Les dégâts sont limités, mais pour l'asepsie, on repassera... Je laisse ma place à l'éleveur, le veau se débat, il respire bien. Je lui injecte un simple diurétique, un coup de corticos, histoire d'aider à la diminution de l’œdème. Peut-être pour rien, mais peu importe. Nous le couchons a l'abri d'un muret, dans la paille, au soleil. Il vivra, mais il faudra le sonder, il ne pourra pas téter pendant au moins 48h...
La vache est couchée n'importe comment, plutôt sur le sternum. L'utérus est resté à l'intérieur, mais des bouts de placenta traînent dans la paille. Pas grave, je coupe, j'enlève, puis extraie l'utérus. Sacrée foutue ouverture que j'ai faite ! L'éleveur a enfilé ses gants, je lui indique comment me soutenir la matrice pour faciliter la couture. Ce n'est pas du tout stérile, mais c'est à peu près propre. Au fur et à mesure, j'enlève de minuscules brins de paille déposés sur ou dans l'utérus par le levage du veau... Très vite, nous ajustons nos positions. L'éleveur s'agenouille, le dos vaincu par la position basse et le froid. Je fais de même. La suture se passe bien. Il anticipe et aide de mieux en mieux en orientant les lèvres de la plaie... jusqu'à ce que la vache tente de se relever.
A nous deux, nous protégeons l'utérus, et appelons le fils de l'éleveur, parti dégeler une arrivée d'eau. Minute d'attente crispée, puis nous aidons la vache à se remettre dans une positions plus appropriée. Elle n'est pas capable de tenir debout, de toute façon. Je termine mes sutures utérines, réintègre la matrice recousue, en tenant de sortir un max de saletés, sans en rajouter.
L'éleveur s'est relevé, il observe le veau. Son fils est retourné à sa tâche. Je prépare mes fils.
Lorsque je me retourne, je reste interdis. Une vache du box d'à côté est en train de lécher la plaie de sa copine en passant sa tête entre les barreau, elle a carrément la langue dans le ventre de ma blonde ! Nous avons beau la chasser, elle revient à la charge, attirée par l'odeur de liquide amniotique. Il faudra que le fils de l'éleveur reste contre la barrière, de l'autre côté, pour empêcher qu'elle recommence. Lui ne sera pas à l'abri du vent.
J'ai terminé mes sutures musculo-cutanées, en redésinfectant chaque couche musculaire. Anti-inflammatoires, antibiotiques, et pas juste pour la forme, cette fois.
Je n'avais jamais expérimenté la césarienne avec flacons gelés. J'avais rarement fait un boulot aussi dégueulasse du point de vue de l'asepsie. Jamais une autre vache n'était venue pourrir mon travail... Heureusement que les bovins possèdent une hallucinante résistance à la péritonite.
PS : Mes respects à tous ces vétérinaires ruraux qui bossent en zones régulièrement gelées, ainsi qu'aux éleveurs qui, tous les jours, dégivrent, réparent, bricolent pour contourner les difficultés plus ou moins inédites causées par le froid.
Commentaires
tole, pas taule, et quand l'eau gèle dans la boite malgré le désinfectant il est temps de finir.
Fourrure :
Caramba, je corrige ça, merci ! Je ne mets plus d'eau dans la boîte depuis que cela m'est arrivé.
Vous avez assez de recul pour dire que la vache ne risque pas d'infection suite à l'intervention ? Et le veau, il s'en est bien sorti aussi ?
J'ai eu froid tout le long du billet.
j'ai froid pour vous malgré les 21°c de mon bureau !!
Ah ben je constate qu'à l'instar des précédents commentaires, j'ai eu une forte sensation de froid rien qu'à lire votre billet (étonnant).
Je crois que c'est le premier commentaire que je mets sur votre blog, découvert il n'y a pas longtemps en faisant des recherches sur la PIF, je crois.
J'envisageais de devoir faire eutha un gros chat recueilli dans la rue pour lequel il y avait une forte suspicion de PIF.. Du coup la moitié de vos billets ont fini par me faire bêtement pleurer devant mon écran. Quoi qu'il en soit je trouve très instructif de voir comment ça se passe de l'autre côté de la table de consultation vétérinaire.
Fourrure :
Il faut vraiment que je fasse ce billet sur la PIF.
Et la vache pourra vêler de nouveau?
Fourrure :
A priori oui, sans problème, mais je doute que l'éleveur s'encombre d'une vache plutôt mal foutue au niveau du bassin.
Ce froid, quelle horreur.... Vous avez pas eu de mal, avec les mains ? Moi elles gèlent très vite, j'ai les doigts qui s'engourdissent vitesse V, après je deviens manchote !
Mais c'est vrai que dans une vache, ça tient chaud... ;)
Chez nous, en Haute Savoie, on a eu du -17/-19°C pendant plusieurs jours d'affilée... je suis devenue une pro en dégelage de salle de traite....
Et oué ! Il y a même des pays où le désinfectant savon est dur comme du bois depuis plusieurs semaines, où pour perfuser un cheval en coliques il faut 5 seaux d'eau bouillante pour se dire qu'on perfuse tiède une poche de 3 litres, où les mains du véto restent collées au manche de la veleuse...
Le bon coté des choses est de découvir une marque de gel obstétrical qui ne gèle pas par -15°C alors que tout le reste (antalgiques, antibio & co) semble inutilisable en l'état !
Toujours fan de ce blog et surtout de la façon de présenter les choses...continuez comme ça !
je ne peux que compatir, bossant dans un centre équestre où la tâche la plus complexe a été de pouvoir abreuver les 50 bestioles pendant près de 2 semaines. Dégèle d'un tuyaux au sèche cheveux puis remplissage d'une cuve et transport en tracteur (qu'il aura fallut démarrer après 15 min de charge avec les câbles) . Et pourtant tout ça, du pipi de moineaux à côté de vos galère pour soigner nos chers poilus.
Merci pour tous ces billets .
Arf, le titre me fait froid dans le dos, si j'ose dire.
Ça me rappelle mes stages, où l'eau gelait dans la boîte de chirurgie, où j'enviais mon maître de stage qui avait les bras dans la vache au chaud. J'avais en charge de nettoyer les instruments après l’intervention et les fermiers tout fiers m'apportaient un seau d'eau bouillante, bonjour l'écart de température. Dans les périodes de grand froid, mon maître de stage laissait un radiateur electrique dans le coffre de sa voiture la nuit.
Depuis je fais exclusivement de la canine....
Ah ben oui, quand même, j'attends patiemment de l'avoir, mon sujet sur la PIF.
Mais c'est toujours pareil, y'a ces grosses vaches qui me passent devant à chaque fois...
L'avantage, quand il fait -10°C pendant deux semaines comme ça, et qu'on passe plusieurs heures par jour dehors, c'est qu'après, quand il fait seulement -3°C, ben on a l'impression d'être aux Bermudes...
Je vais être franc ! J'avais une angoisse énorme à chaque vêlage pendant la période des grands froids ! Pourvu qu'il n' ait ni césarienne, ni "ventre" comme on dit ici... Je n'avais aucune solution pour garantir un endroit non gelé pour intervenir ! La chance m'a évité le pire ! Mais je me demande comment faire en pareil cas pour proposer des conditions décentes de travail au vétérinaire ?
En tous cas, ce beau billet nous rend encore plus solidaire dans nos campagnes !!!! Peu de gens se rendent compte de ce que représente comme épreuve réelle une période comme cela ...
Fourrure :
Oh moi je ne serais pas exigeant, si j'avais mon mot à dire : je voudrais une table pour travailler à hauteur, la vache dans un métier qui s'ouvre latéralement, dans une pièce chauffée et bien éclairée, avec de la musique, une masseuse parce que les muscles du dos contractent quand on extrait le veau, et des boissons chaudes. Ah et un fauteuil confortable.
Fourrure : Je vais demander à ma femme si elle accepte de te recevoir avec la vache dans le salon ? Grand sourire
Bonjour,
Encore un excellent billet ! On y ressent le froid et tout, toujours une bonne façon d'écrire.
Une petite question (je ne suis pas du tout du métier), est-ce que les vêlages assistés, que ce soit par un vétérinaire ou simplement l'éleveur qui tire le veau par les pattes sont très fréquents par rapport au nombre total de vêlages ? A vous lire c'est à croire que les vaches ne savent plus vêler seules.
Fourrure :
Je n'ai pas de chiffres, et cela dépend des races, mais non, les interventions sont rares. Heureusement, parce qu'avec quoi, 8 ou 9 millions de vaches en France, on ne ferait plus que ça !
Ah ben je me posais la même question que Axille sur les vêlages assistés.
Bonjour , il a fait bien froid en Belgique aussi jusque -18° (que du bonheur) me suis dit, tiens je vais sortir ma combinaison de ski quitte à avoir l'air du bonhomme Mic... autant y aller à fond mais là mes neurones un peu gelés aussi n'avaient pas pensé aux bras qui ne passent pas dans la blouse de vélâge, j'ai du opérer ladite blouse aux manchons qui sera maintenant blouse d'hiver. Sinon d'autres éleveurs vraiment bien equipés et prévoyants disposaient du canon à chaleur, un vrai bonheur.Bon courage pour la suite,ici on est partis dans les césariennes pour 3 mois alors on espère bien que le temps sera plus clément.
Bon, pour faire court et avec un très très gros pifomètre, je vais vous donner, à la grosse louche, quelques chiffres qui sortent plus de ma pauv' vieille tête que d'un *.xls avec parts de fromages et histogrammes précis!
Voilà, on est une assez importante clientèle du charolais (race qui vêle quand même plutôt mal!...)
6 associés plus trois assistants ruraux purs en période "hivernale"
On réalise environ 40.000 prises de sang de prophylaxies l'an sur les animaux de plus de 24 mois (massivement des femelles)
Comptons là-dedans 80% de gestantes, ce qui porte le nombre de vêlages par saison chez nous à, allez, disons 32.000.
Les interventions que nous réalisons en obstétrique se soldent par la césarienne dans 80 / 90% des cas, et on en fait (c'est à peu près la seule intervention que l'on compte régulièrement pour nous) entre 100 et 180 par bonhomme et par an.
Ca nous met le vêlage difficile entre 900 et 1.500 pour 32.000
Bon, c'est pas superfiable pasque j'ai pas de chiffre précis comme çà, là, au débotté (c'est le cas de le dire!) mais ça donne une idée...
A part ça, oui, j'en ai vraiment chié des bulles pendant les froids de ces derniers temps! La césarienne, ou pire! le "ventre" à 2 heures du mat' par moins douze, moins quinze, ça m'a ruiné!
Faut dire que je suis plus tout jeune non plus...
Comme disait l'autre, ce qui ne te tue pas te rend plus fort!
Mouais... J'finirai bien par en crever, un jour...
Pour les vêlages assistés avec intervention d'un vétérinaire, la réponse de Mr Rollin-delay est intéressante : De 2 à 4 % !!!!
Pour ce qui est du nombre d' interventions des éleveurs, on entre dans l'inconnu ! A titre personnel, cela est très très variable, selon les années ( équilibre nutritionnel ), les taureaux, la chance et le stress... Je pourrai développer chaque point séparément, mais ce n'est pas le lieu, sauf si le maître des lieux veut approfondir. Par contre, il suffirait d'interroger la BDNI car nous déclarons des 1; sans aide, 2; aide facile, 3; aide difficile 5; césarienne ! Mais cela doit être top secret... Si c'était bien renseigné par les éleveurs,( entre facile et difficile, où est la nuance ?) on aurait là une base de travail pour détecter les bonnes souches. Mais il n'y a aucun travail d'exploitation publié ! Reste la réserve majeure des conditions d'élevage et du milieu ! Deux saisons de vêlages avec le même troupeau et les mêmes taureaux donnent des résultats très différents... C'est la nature !!!!
Nous avons eu la chance d'avoir rarement plus d'une césarienne sur nos 60 vêlages/an (troupeau charolais) plus souvent des torsions ou retournements de matrices. Et par temps de grand froid, nous avions trouvé la solution. Comme d'autre part, nous faisions de la volaille, nous avions deux radiants montés sur bouteille de gaz (comme sur les marchés) qui nous permettaient de faire l'appoint en tempé lorsque nous rentriions des poussins en hiver. Nos vétos ont apprécié cette bonne chaleur, par grand froid, qui réchauffait les solutés, posés sur la table. Car, la vieille table de camping était toujours présente aux interventions, bien pratique pour poser les instruments.
Je vous donne le lien d'une chronique de France 2 qui je pense peut vous toucher sur "la sous france agricole" ou comment la réalité rencontre parfois la fiction
http://www.youtube.com/watch?v=HofN...
Pour ma part, je travaille en rurale pure dans le charolais et nous comptons aussi 2 à 4 % de césariennes. Environ 200 par véto par ans, à 4 vétos pour 25000 PS de prophylo. Et nous aussi nous avons eu très froid. L'avantage de cette saison, c'est que comme les visites s'enchainent la nuit, les produits dans la voiture n'ont pas forcément le temps de re-geler entre 2 césariennes !
C'est aussi en travaillant par -20° qu'on apprécie le plus de travailler dans les vieilles étables à l'attache, ou bien que l'éclairage soit plutôt parcimonieux, le confort thermique est très appréciable; comparé au nouvelles stabulations ou il ne fait parfois que 1 ou 2°C de plus que dehors et parfois avec tout autant de vent ! Merci en tout cas pour ce blog génial ou je retrouve régulièrement des épisodes que je vis aussi au quotidien !