FEI-GNANTS !
dimanche 4 mars 2012, 14:15 Un peu de recul Lien permanent
- C'EST-QUOI-CETTE-FACTURE ???
L'heure : 11h30
Le lieu : la salle d'attente.
Les personnages : 5 ou 6 personnes dans la salle d'attente, une consult' en cours, moi qui bricole de la paperasse, et un confrère qui s'apprête à partir en prophylaxie, bonnet vissé sur la tête.
Je reconnais la voix, évidemment. Le genre de client dont chaque véto rêve de se débarrasser. Il nourrit tellement peu ses "troupeaux" de moutons et de vaches que ses bestioles ont l'air d'être naines, et qu'elles ne valent décidément rien - du coup, il se plaint que l'élevage ne rapporte rien. Ça lui rapporte au moins les primes, et ça me désespère. Il n'est pas idiot, loin de là. Il fait quinze petits boulots à la fois. Quand on intervient sur une de ses bêtes, on est sûr que c'est pour du grand n'importe quoi, et que ça va claquer. Il me donne simplement l'impression de vivre dans un autre monde que le mien, pas vraiment dans le passé, mais dans un genre d'univers parallèle. Nous ne nous comprenons pas.
Indications de mise en scène : Manifestement, le client est remonté. Mon collègue me regarde entre deux portes. Nous sommes dans les coulisses. Je soupire. Le type hurle et trépigne dans la salle d'attente. L'ASV lui précise que tant qu'il ne parlera pas normalement, elle ne lui répondra pas. Du coup il agite sa facture, et détache les syllabes.
- C'EST-QUOI-CETTE-FAC-TURE ?
- La facture pour les prises de sang, c'est marqué dessus.
L'ASV a une voix posée. Il y a de la colère et du mépris dans sa voix.
Je n'ai aucune envie d'y aller. Pourtant, il y a de quoi se défouler, mais... pfff. Mon confrère a un sourire vicieux, et s'avance bravement. Je vais pouvoir lâchement l'écouter recadrer les choses. J'ai horreur des conflits.
- Bonjour monsieur, quel est le problème ?
- J'AI REÇU CETTE FACTURE ET JE VEUX SAVOIR CE QUE C'EST !
Mon confrère parle très doucement. L'ASV l'ignore et tente de servir les clients au comptoir, qui regardent la scène d'un air désemparé.
- Et bien, c'est la facture pour les prises de sang d'achat de vos vaches.
- HA ! JE LE SAVAIS !
- Mmhhh ?
- VOUS ÊTES DES FEIGNANTS ! VOUS ÊTES PAS VENUS !
- Non, nous avions convenu d'un rendez-vous pour contrôler les tuberculinations, et vous n'aviez pas attrapé vos vaches. Vous avez répondu que vous ne pouviez pas les reprendre.
- DES FEI-GNANTS !
Le client en colère trépigne et agite sa facture de haut en bas, plafond-sol, plafond-sol.
- Puis vous avez appelé deux heures plus tard, pour que nous venions tout de suite, et nous ne pouvions pas.
- DES VO-LEURS !
- Quand ma consœur est arrivée...
- DEUX HEURES PLUS TARD !
Il postillonne comme éternue un broutard bien grippé. Ou un chat pourri de coryza.
- Une. Quand elle est arrivée, vous aviez libéré vos vaches dans un parc, elle n'a pu contrôler les tuberculines comme prévu.
- JE VOUS AI ATTENDU DEUX HEURES, J'AI APPELÉ DES GENS !
- Et nous ne pouvions pas nous libérer car nous avions des urgences à gérer.
Mon confrère parle toujours très doucement, très calmement, avec une pointe cruelle et ironique dans la voix.
- DES URGENCES !? VOUS ÉTIEZ ICI !
- Oui, des urgences avec des chiens.
- DES CHIENS ! VOUS ÊTES DES FEI-GNANTS !VOUS PRÉFÉREZ RESTER AU CHAUD PLUTÔT QUE VOUS OCCUPER DES VACHES !
Le public, dans la salle d'attente, prend un air féroce, ou désespéré.
- Oui, bien entendu, nous préférons rester au chaud !
- JE LE SAVAIS VOUS ÊTES DES FEI-GNANTS !
- Les plus grands feignants du monde.
- AH OUI, AH OUI ALORS !DES FEI-GNANTS !
- Oui, oui.
- DES FEI-GNANTS !
- Tellement feignants que vous devriez changer de véto.
- JE VAIS CHAN-GER DE VETO !
- Vous avez tout à fait raison. Ici, nous sommes des feignants.
- DES FEI-GNANTS !
- Oui.
- ET LA FACTURE, JE LA PAIERAI PAS !
- Mmhh mmmhh.
Mon confrère brise là, et se dirige vers le fond de la clinique, pour enfin partir faire ses prises de sang.
Le type reste tout seul, à agiter le bras avec sa facture au bout. Il cherche contre qui se retourner. Tente avec l'ASV, qui l'envoie bouler.
Il tourne sur place.
- DES FEI-GNANTS !
Et fait sa sortie.
De toute façon, sa femme nous a appelé ce matin pour nous dire qu'elle avait envoyé le chèque...
Il y a effectivement des clients dont nous ne voulons pas. Complètement à côté de la plaque, odieux, capricieux, voire méchants. Celui-ci a commencé à nous appeler parce que ses vétérinaires habituels étaient des feignants (...). Il avait annoncé qu'il changerait aussi de véto sanitaire, nous avions soupiré en imaginant la galère de la prophylaxie chez lui (le véto sanitaire, c'est le véto "officiel" qui réalise les prises de sang pour la prophylaxie, on peut en changer, mais cela demande de remplir quelques papiers, et de ne pas laisser d'ardoise chez le précédent). Finalement, 3-4 années sont passées, et il n'a rien fait - tant mieux pour nous, désolé pour les confrères. Il a de toute façon continuer à "se servir" à droite, à gauche.
Lorsque ce genre d'individu appelle pour la première fois, nous savons que cela ne durera pas. Il y en a dans toutes les clientèles. Tous les vétérinaires les connaissent, en discutent parfois lors des réunions. "Ah il t'a appelé, Machin ? Pfff, ben bon courage, hein."
Nous ne comprenons pas bien comment "ils tiennent". Il ne font rien de franchement mal, du moins pour ce que nous voyons. Ce ne sont pas des éleveurs, au sens noble du terme. Certains franchissent parfois une limite - bien subjective - et se retrouvent face aux services vétérinaires, essentiellement pour des motifs de protection animale. D'autres "se font coincer" sur des problèmes sanitaires. La plupart, finalement, ne font rien de mal. Rien de bien non plus, remarquez.
Le plus souvent, les clients mécontents sont ma - notre - hantise. Parce que nous nous donnons au maximum, parce que nous nous investissons beaucoup. Dans ce genre de cas, non, le conflit est finalement assez facile à gérer. Le type se disqualifie de lui-même. J'ai beaucoup plus de mal lorsque les gens sont injustes ou qu'ils ne comprennent pas un échec, une difficulté ou une facture, alors que je me sens droit dans mes bottes, et que la personne en face de moi est sincère et blessée.
Et puis d'autres fois, comme là, cela tourne à la farce. Il est facile de se moquer, d'ailleurs, mais je suis désemparé : l'image "d'univers parallèle" est assez juste. Je n'arrive pas du tout à comprendre le point de vue de mon interlocuteur, ou alors je le trouve tellement grotesque que je dois admettre, soit qu'il se fout de notre gueule, soit qu'il est "bête et méchant". Or je ne pense pas que cette personne soit bête, justement. Et si je me dis "il est méchant", je vois le visage de la nièce de Tatie Danielle révélant cette pertinente observation à son époux.
Et le film finit par nous la rendre sympathique, la tatie, nous "expliquant" même pourquoi elle est si méchante. On lui pardonnerait tout. A la limite, il n'y a que la mort de la femme de ménage qui ne passerait pas, mais on finit... par l'oublier. En se disant que la vieille n'a pas toutes ses facultés.
Mais lui ? J'ai aussi envie de lui "pardonner" (notamment parce que, dans le fond, je m'en fous), mais j'ai confusément l'impression que je rate quelque chose. Qu'il me manque une clef.
Remarquez, vous avez raison : il s'en balance, de mes questionnements et de mon "pardon".
Mais moi, du coup, je suis... frustré.
Commentaires
Bah, si ça peut vous rassurer il y a un peu les mêmes dans l'industrie ou dans les hall de gares.
Des comme ça, j'en ai connu aussi... (on en a tous connu !), c'était ma hantise. En tant que technicienne, aucune marge de manœuvre, aucune chance d'avoir des résultats un peu probants... et fatalement, un jour ou l'autre, un coup de téléphone au chef pour dire "elle est nulle". Un vrai cauchemar.
Oui, il faut bien l'admettre, il y a des gens qui vivent dans un autre monde que le nôtre, avec une autre logique... Parfois c'est amusant, lorsque cela ne porte pas à conséquence, et nous échangeons un regard de connivence avec l'ASV, mais lorsqu'il faut les y rejoindre pour "obtenir un consentement éclairé", cela se corse.
Et si ça tourne mal, aïe aïe aïe !!
Merci pour ce blog, découvert il y a peu, j'attends avec impatience les nouveaux billets !
Ah ben sacré client que celui ci !
rien que pour ne pas avoir à affronter ce genre de personnage, je suis comptant de n'avoir que des ordinateurs devant moi !
au moins eux ne vous insultent pas !!
........quoi que des fois ....
PS : ça y est vous êtes passés sur du captcha pour stopper vos spams !
Je comprends et imagine la frustration des vétérinaires face à ces énergumènes...
J'ai aussi une grande pensée pour sa femme qui doit mourir de honte avec un mari qui se ridiculise à ce point ! ^^
Coucou Dr Fourrure. J'étais venue sur votre site il y a un an, après l'euthanasie de mon chat, et vous aviez eu la gentillesse de me réconforter, encore merci. Je n'étais pas revenue depuis longtemps mais votre blog est toujours aussi formidable, continuez :)
Moi je pense que des personnes comme ce client que vous nous décrivez, vivent dans leur bulle. Et rien de ce qu'on pourra leur dire, aussi censé et logique que cela puisse être, n'allumera cette étincelle qui leur fera comprendre que ce sont eux qui sont sur la "mauvaise pente".
Laissez-les pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire pas grand chose, finalement.
Merci pour ce nouveau billet ! ;o)
Le concept d'univers parallèle est approprié. Il faut savoir que - sans doute suite à un excès de matière noire dans la péninsule ibérique - ce fermier, ou plutôt cette demi-portion (par effet de crase nous l'appellerons le fermion) à spin demi-entier , par un effet de supersymétrie a été associé dès sa naissance à son jumeau astral bolcho sans raison (que par le même phénomène nous nommerons boson) à spin entier qui pour des raisons qui nous échappent encore s'est retrouvé à faire de politique sous le nom de Mélenchon. Ces superpartenaires, dans des environnements différents voire très éloignés, se comporteront de façon similaire, il devront donc être soumis au même traitement holistique que les spécialistes appellent "podoculthérapie".
Bonjour doc,
vous savez des clients qui se plaignent pour rien, il y en a partout. Je suis caissière en hypermarché, je sais ce que sais.
Bonjour :)
Votre billet me laisse quelque peu perplexe. En cause, le comportement du monsieur bien évidemment, mais aussi votre réaction.
Vous écrivez :
"Il nourrit tellement peu ses "troupeaux" de moutons et de vaches que ses bestioles ont l'air d'être naines"
"Ce ne sont pas des éleveurs, au sens noble du terme. Certains franchissent parfois une limite - bien subjective - et se retrouvent face aux services vétérinaires, essentiellement pour des motifs de protection animale. D'autres "se font coincer" sur des problèmes sanitaires. La plupart, finalement, ne font rien de mal."
...?
Rien de mal?
Sous-alimenter ses bêtes, enfreindre les lois sur la protection animale (négligences, mauvais traitements etc), ne pas respecter les normes sanitaires... ce n'est, "finalement, rien de mal"?
Alors oui, d'accord, il n'a pas décapité sa femme ni enterré d'enfants au fond de son jardin après les avoir préalablement découpé en morceaux dans sa cave.
(à ce qu'on en sait ^^)
Est-ce pour autant qu'on peut dire qu'il ne fait rien de mal?
Certes, vous le dites : il ne fait rien de bien.
Mais du mal, il en fait.
À la profession d'éleveur, déjà.
Et à ses bêtes, surtout.
Sauf si on part du principe qu'il faut toujours comparer les êtres humains aux autres animaux, hiérarchiser cette comparaison et décréter que le "mal" qu'on peut faire aux animaux ne compte pas.
Mais à ce moment là, autant supprimer toutes les lois sur la protection animale.
Je ne suis pas de ceux-celles qui comparent hommes et animaux à tout bout de champ (pour, le plus souvent, en conclure que seuls les êtres humains comptent), encore moins de ceux-celles qui font de l'anthropomorphisme à outrance ou s'indignent que tous les chiens de la terre ne disposent pas d'une gamelle en argent massif incrustée de diamants.
Tuer des animaux pour s'en nourrir ne me choque pas, récupérer la peau des bêtes ainsi abattues pour en faire des vêtements ou des tapis ne me choque pas non plus (par contre, élever des bestioles et les tuer uniquement pour leur fourrure - ou pire braconner - ça ça me choque), j'ai un chien et deux chats à la maison et devinez quoi, c'est moi qui commande (la plupart du temps ^^).
Tout ça pour dire que je ne suis pas une ultra-extrémiste de la PA (protection animale).
Néanmoins, les actes de cruauté, de maltraitance et de négligence envers les animaux me débectent.
(ceux envers les êtres humains également, hein)
On ne doit tuer une bestiole que parce qu'on en a besoin,
(exception faite des moustiques qui meurent éclatés sur nos visières ou pare-brise : oui bon, à 90km/h c'est pas facile d'esquiver TOUS les moustiques)
le reste du temps on doit bien les traiter, ou a minima ne PAS mal les traiter.
Or, ne pas nourrir suffisamment ses bêtes, c'est mal les traiter.
Ne pas maintenir une hygiène convenable, c'est mal les traiter.
Tous ces trucs là, c'est - objectivement - mal traiter ses bestioles, leur faire du mal, et un mal bien inutile.
Aussi votre propos "La plupart, finalement, ne font rien de mal" me chagrine un peu - beaucoup - passionnément...
Car si un vétérinaire juge que finalement, sous-alimenter ses bêtes (et - accessoirement - faire chier le monde) ce n'est "rien de mal", que se dira le quidam "moyennement con"??
Il se dira qu'un troupeau "peu, voire pas nourri, peu abreuvé, pas soigné" il voit pas en quoi c'est grave, comme là :
http://www.saint-lo.maville.com/act...
Alors soit : je ne place pas la condition des bébés phoques au-dessus de toute autre préoccupation, mais de là à dire que laisser des bestioles sans bouffe et sans soins ce n'est "rien de mal"... il y a une big fucking marge que ne franchirai pas.
Et qu'il serait souhaitable que d'autres ne franchissent pas non plus.
Fourrure :
Depuis que j'ai commencé à bosser, je n'ai observé que deux fois des cas de vraie maltraitance de la part d'éleveurs. Le premier, ça a été direct la DSV, et confiscation du troupeau. Long et compliqué, mais il y avait... on va dire "du lourd". Le second, on l'a poussé vers la retraite, et vite. Ca a été beaucoup plus rapide.
Des gars qui ne font pas bien, mais sans "catastrophe", il y en a plus. Comme celui-là. Ses bêtes sont mal nourries, pas soignées (mais pas trop malades non plus...). Des bêtes ne partent pas à l'équarissage à une fréquence anormale. Et sont petites, elles sont maigres, elles n'expriment pas leur plein potentiel génétique. Sont-elles plus malheureuses que celles qui ont le poil luisant dans leur stabu ? Que celles qui mangent encore moins dans des alpages médiocres ? Je ne sais pas. Suis-je apte à juger si cette personne ne doit plus avoir d'animaux. Pas trop.
Il ne bat pas ses bêtes. Il ne les laisse pas mourir de faim ou de maladie. Il pourrait faire beaucoup mieux.
En a-t-il les moyens ?
A-t-il les moyens de faire autre chose, entre le bois qu'il coupe, les fossés qu'il nettoie et d'autres boulots de bric et de broc ? Je n'en ai pas l'impression.
Alors justement, il ne fait pas vraiment de mal... J'ai peut-être tort. Je ne suis pas un juge, mais dans cette situation précise, je ne suis pas sûr qu'intervenir soit pertinent.
Les gens qui ne nourrissent pas bien leurs bêtes le font rarement par choix, j'en conviens...
Mais c'est pas pour autant qu'il faut rien faire, s'en contenter, se dire que c'est dommage mais qu'on a pas le choix, gérer la misère "au mieux"...
Alors oui je sais bien, c'est des belles idées et des belles paroles, je suis au chaud derrière mon écran de PC, et ça va beaucoup faire avancer le schmilblick tout ce que je dis là...
Si je pouvais, j'irai braquer une banque et lui offrir les sous pour qu'il s'occupe mieux de ses bêtes (ou qu'il parte à la retraite ^^).
Mais je peux pas : je suis en fauteuil roulant, et les possibilités pour braquer une banque sont assez... limitées. J'en ai discuté avec des policiers une fois : idem, braquer une banque en fauteuil roulant, ils me l'ont déconseillé ^^'
Mais ça m'énerve ce genre de situations, suffisamment "graves" pour qu'elles me préoccupent, pas assez graves pour justifier une intervention de l'ONU.
Car la majorité des situations sont comme ça, en fait... alors du coup on fait quoi ? :/
Je sais pas moi... Si il avait moins de bêtes, il pourrait mieux les nourrir (et accessoirement - ou pas du tout d'ailleurs - en tirer un meilleur prix) non ?
Je sais bien que tout ça n'est pas si "grave" (comparativement au tsunami d'emmm... que l'humanité a à gérer), que les bêtes du monsieur n'ont jamais mangé au Fouquet's alors ça doit pas "trop" les déranger de se contenter de ce qu'elles ont.
Mais quand même, ne pas être nourri et soigné correctement ça doit pas être rigolo.
Vraiment pas.
Et je suis une toute pitite minuscule Fée, je peux pas sauver tout le monde.
Ca non plus c'est pô rigolo :(