Il est 13h15 et je suis assis à mon bureau. La matinée s’est achevée vers midi trente, j’ai eu le temps de manger. J’ai un mug et du thé chaud. Dans un quart d’heure je repartirai à la clinique, mais pour l’instant, j’erre sur les réseaux.
Mon téléphone sonne. Posé à côté de mon clavier, il montre un numéro de portable. Je laisse sonner. J’espère que ce n’est qu’une tentative de demande de rendez-vous. Ils rappelleront à 14h00.
Mais le téléphone sonne à nouveau. Même numéro. Assis sur mon ballon, je me raidis. Un samedi, à 13h00. L’heure. Le jour. Je soupire, je décroche. Personne ne parle, mais en fond sonore, j’entends une porte qui claque, des chiens qui aboient, une voix d’homme. Des chasseurs. Je tente à nouveau. « Allo ?
- Sylvain ?
- Oui ? »
Un silence. Je suis surpris, le son est excellent, j’entends toujours le brouhaha en arrière-plan. Je crois avoir reconnu la voix. Jeune, féminine.
« Élodie ?
- Oui heu… j’ai une chienne qui n’est pas en chaleur mais qui a été saillie, quand il est ressorti... il y a eu… beaucoup de sang.
- Alors tu me l’amènes tout de suite. Dans dix minutes à la clinique ? »
Je n’ai même pas envie de réfléchir, je me lève comme un drone, je ferme la porte de la maison, je mets le contact et je roule. Arrivé à la clinique, j’ai l’impression de n’avoir pas encore réussi à démarrer mon cerveau, j’allume l’échographe, j’ouvre la porte, j’attends, elle arrive.
Une jeune femme qui a été stagiaire chez nous, il y a une dizaine d’années, qui s’est prise de passion pour la chasse au sanglier, et que j’ai beaucoup trop vue cette année avec ses chiens. D’habitude elle est dynamique, souriante, efficace. Elle semble errer. Comme moi. Je l’invite à poser sa chienne sur la balance, puis à me suivre dans la salle de préparation. Une routine de gestes, qui se passe de mots. Elle porte Samba, que je reconnais pour l’avoir suturée trois mois plus tôt. Une griffonne grise croisée de trucs et de machins, une puce mignonne comme tout qui a tendance à s’approcher un peu trop près des sangliers. Elle soulève la chienne jusqu’à la table. Elle me regarde, perdue, silencieuse, hagarde. Les muqueuses sont bien colorées, le temps de remplissage capillaire est raccourci, le cœur bat trop vite, elle a un petit ventre rond que je n’aime pas, qui évoque un épanchement.
Je prépare un cathéter, une perfusion.
« Je n’ai pas compris, elle n’est pas en chaleur, ils étaient dans la caisse, on avait fini de chasser, je l’ai entendue hurler alors j’ai ouvert et ils étaient accrochés, alors j’ai attendu. Les autres ont dit que je n’avais rien vu, mais ce n’est pas possible, elle a chassé toute la matinée avec des mâles, je l’ai promenée autour de la maison, je l’aurai su… Quand ils se sont séparés, il y a eu du sang, vraiment beaucoup, beaucoup de sang. Il y avait d’autres chiennes en chaleur, mais ?
- Alors il était excité, il a réussi à la grimper et à rentrer, et elle n’était pas du tout prête à ça. Et il pèse combien, lui ?
- Une quarantaine de kilos.
- Et une vingtaine pour elle. »
Le pénis des chiens est pourvu d’un bulbe qui gonfle lorsque la pénétration est complète. Le mâle reste coincé dans la femelle le temps de l’éjaculation, environ dix minutes. Un chien de cette taille là a un bulbe de la taille d’une balle de tennis. Complètement disproportionné pour cette crevette. Le vagin a forcément éclaté.
J’ai posé ma perfusion, j’envoie le ringer à fond. Avec un morphinique, et tant qu’à faire un antibiotique. Je branche le monitoring de la tension artérielle. Je prends le spéculum, je fais couler l’eau chaude pour réchauffer le métal, et j’insère, doucement, en m’excusant. Samba subit, elle attend. J’éclaire le fond du vagin, il y a du sang, bien sûr, mais surtout une déchirure, je vois du gras, des membranes, des couleurs qui n’ont rien à faire là, je vois l’intérieur de son abdomen. Alors je me retire doucement, je m’excuse encore, et je l’endors.
« J’ouvre : c’est déchiré, bien sûr, il faut suturer ça et stopper l’hémorragie. »
Il est 13h35, je prends le téléphone pour annuler le rendez-vous de 14h00, mon ASV qui ne va pas tarder gérera les suivants.
Alors j’injecte, d’abord une goutte de médétomidine, un morphinique, puis un quart de millilitre d’alfaxolone, elle perd conscience, elle s’affaisse et nous la réceptionnons doucement. Sa respiration est calme, sa tension plutôt haute, tout va bien, je l’intube et je branche l’oxygène et le gaz anesthésique. Je suis déjà en train de tondre son abdomen et j’enchaîne avec le premier lavage. La boue part sous mon papier détrempé, puis je saisis les compresses et la vétédine. La peau s’éclaircit, la saleté coule en rigoles, des sillons de poussière humide et j’essuie. En quelques minutes elle est propre et désinfectée. Nous la transportons ensemble au bloc, juste à côté.
Marion, mon ASV, arrive. Nous sommes samedi, nous ne sommes que deux, comme toujours ce jour là. Elle jauge la situation, j’explique, elle ouvre la bouche de stupéfaction. Je n’ai pas envie de parler. Je finis de préparer ma boîte – la plus grosse, celle qui contient le plus de pinces et de clamps – les compresses stériles, le champ, les fils. Je me change et j’enfile les gants, vite.
Il est 14h00 et le téléphone sonne, mais ce n’est plus mon problème, j’incise. La peau s’ouvre sous la lame comme l’eau devant l’étrave d’un bateau. Puis la graisse, et la paroi abdominale. Immédiatement : du sang. Très rouge, brillant, qui se détache sur la graisse abdominale comme sur un drap d’hôpital, il glisse et coule sous la lumière intense du bloc, je surveille sa respiration du coin de l’œil mais je vois qu’Élodie se concentre dessus, alors je lui fais confiance. Le bruit sourd du concentrateur d’oxygène envahit l’espace, mes mains écartent la graisse et les intestins, la vessie, j’ai ouvert très largement, j’éponge le sang avec une compresse, il y en a moins que je ne craignais. Je récline la vessie, qui ne cesse de retomber sur mes doigts, je cherche l’utérus et je ne le trouve pas, cette chienne ne chasse pas depuis trois mois alors elle est grasse, tout glisse, je continue méthodiquement, je vais trouver, il est forcément sous la vessie…
« Sylvain ? C’est Julie. Un vêlage sur une première, un gros veau, elle ne veut pas essayer de tirer elle dit que ce n’est pas dilaté. »
Je n’avais même pas vu Marion entrer dans le bloc. Elle a coincé le téléphone entre son épaule et sa joue, elle m’apporte justement l’aspirateur chirurgical que je lui ai réclamé il y a quelques instants.
« Est-ce qu’il peut attendre une grosse heure ? Non ? Alors appelle un collègue au secours, je ne vais pas pouvoir gérer. »
Marion repart dans le couloir, je l’entends indiquer qu’elle va envoyer un autre vétérinaire dès que possible. Je ne sais pas si elle va y arriver mais ce n’est plus mon problème, et je me concentre à nouveau sur le saignement. Je finis par trouver l’utérus, en me demandant comment j’ai pu passer à côté. Je tire fort dessus, pour l’extérioriser au maximum. Chez les chiennes, le vagin est très long et le col se trouve à peu près à la sortie du bassin. Derrière, un court corps utérin, puis deux très longues cornes où se déroule la gestation, chacune s’achevant près d’un ovaire, contre les reins. Je trouve la déchirure, les tissus sont dilacérés, une artériole saigne abondamment et je la pince immédiatement. Je montre la lésion à Élodie, qui soliloque sur les gars qui lui ont dit que c’était normal, du sang après une saillie, et qu’elle avait juste raté ses chaleurs, que ce n’était pas grave, et comment est-ce que son chien a pu réussir à la prendre, il peut à peine se lever dans la caisse et ils étaient six dedans !
Je ne réponds pas, je suis trop concentré, j’essaye de déterminer les contours de la lésion mais tout est explosé. C’est bien le vagin qui est déchiré, le col et l’utérus sont intacts. Je place mes clamps, je repousse le gras, je compte et décompte les compresses que je place puis retire de l’abdomen, presque automatiquement, je me maudis quand je perds le fil.
J’ai bien délimité la lésion, je ligature les deux artères, de part et d’autre du vagin, je suis beaucoup trop proche du trigone vésical et je déteste cela. A cause du gras je vois mal les structures, j’ai peur de coincer un uretère dans ma ligature. L’urine ne pourrait plus s’écouler depuis le rein jusqu’à la vessie… mais je n’ai pas le choix, j’essaie de m’écarter au plus de la vessie, je pose mes nœuds, je serre et Marion entre dans le bloc et pose une question mais un flot de sang jaillit. Rouge, un rouge vif, brillant, celui de l’oxygène qui sature les hématies, la flaque grandit et son niveau s’élève, je devine un petit tourbillon, l’endroit où l’artère se vide. Je prends un tas de compresses et j’éponge, dans l’instant que me laisse la manœuvre, je place un petit clamp et arrête le saignement.
Je recommence à respirer, et je serre mes nœuds. Je les double, j’ai beaucoup de mal à accéder aux parties saines du vagin car tout se passe dans le fond de l’abdomen, à l’entrée du bassin. Quand nous réalisons une hystérectomie, habituellement, nous opérons plus « loin », au niveau du col, et nous ne touchons pas vraiment le vagin. Je viens de réaliser qu’il sera impossible de la réparer, et que je vais devoir enlever l’extrémité de son vagin, le col, l’utérus et, tant qu’à y être, ses ovaires. Je finis ma suture, je laisse deux petits clamps en place pour retrouver facilement le moignon, puis je remets la vessie à sa place.
Je déteste les ovariectomies de chienne. Ça fait vingt ans que je les évite et les laisse à mes collègues, qui adorent la chirurgie. C’est toujours compliqué d’accès, ça glisse, les artères ovariennes sont difficiles à ligaturer correctement. Si les nœuds s’échappent le saignement est très important, le ligament qui tient l’ovaire au fond de l’abdomen est très court, et parfois situer précisément l’ovaire est compliqué. Mais je n’ai pas le temps de stresser ou de m’énerver. Je remonte méthodiquement la corne gauche, je trouve l’ovaire, place une pince, une première ligature sur le pédicule, puis une seconde, parce que je suis parano, ensuite je déchire le ligament large, ligature quelques petits vaisseaux, et je recommence à droite. Le ligament ovarien est plus court, c’est plus difficile, ma vue m’épuise. Depuis mon accident, je vois double et je vois mal, j’ai perdu la notion des profondeurs. J’ai appris à compenser, j’ai appris à relativiser, j’ai appris à assumer, mais ça m’épuise. Je me concentre encore, je pose mon premier nœud, puis le second, je coupe, je place un clamp de sécurité, je retire ma pince et je contrôle : pas de saignement, les ligatures sont en place. Je contrôle à nouveau l’ovaire gauche, et je finis de tout retirer. C’est parfait.
J’en ai profité pour retirer l’essentiel du sang qui s’était répandu dans l’abdomen.
Je retourne inspecter le moignon vaginal, et je demande à Marion de m’apporter une seringue de sérum phy colorée à la fluorescéine. Sur mes indications, elle insère la seringue dans le vagin de la chienne, puis elle injecte doucement. Nous sommes trois têtes penchées au-dessus de la table. Six yeux, ou cinq et demi, qui constatent que le colorant s’échappe par des failles de mes sutures. Que ce moignon ne soit pas parfaitement étanche n’est pas très grave, tant que plus rien ne saigne. Je refaits quand même une ligature. Je suis satisfait.
Il est 15h00, et j’entame la fermeture de la paroi abdominale. Élodie m’ouvre les fils, je suture, en une dizaine de minutes j’ai terminé. Samba dort très bien, ses muqueuses sont idéalement colorées. Nous nettoyons les abords de la plaie, confectionnons un pansement et l’installons au chaud dans le chenil. Elle est, sans surprise, en hypothermie. Marion va gérer. Élodie rentre chez elle, Samba restera au moins jusqu’à demain.
Moi, je m’échappe pour aller traiter une jeune jument pour laquelle nous avons eu la confirmation de sa piroplasmose. Lorsque je reviens, une heure plus tard, ma consœur, qui a fini sa césarienne de vache, a pris une consultation. Je suis encore un peu hébété, même si avec la jument j’ai parfaitement exécuté ma partition. Est-ce que je suis vraiment là ?
Passage de relais. Je finis de gérer le chien arrivé entre temps, je renvoie ma collègue chez elle avec moult remerciements – je me doute bien qu’elle a planté là ses enfants.
Samba se réveille, elle se réveille très bien. Sa température remonte, elle semble un peu douloureuse alors j’ajuste le protocole, Marion la surveille régulièrement. Moi, je vois un chat avec une dermite, puis un chien qui s’est battu. Et une chatte déposée par un client pendant que j’opérais. Je renseigne un éleveur sur la vaccination FCO3, je réponds, j’appelle un autre client, je contrôle la commande de médicaments. Élodie m’appelle, je la rassure. Samba est vraiment fatiguée, mais je ne suis pas étonné qu’elle soit aussi assommée, à cause des analgésiques. A 19h30, il est bien temps de fermer la boutique. Je rentre chez moi, je reviendrai.
Il est 22h00 lorsque je pénètre dans la clinique obscure. J’aime l’ambiance de cet endroit la nuit, les lumières des analyseurs, celle des pompes à perfusion, l’atmosphère très douce, très calme, très silencieuse. Je pousse la porte vitrée du chenil, j’allume la lumière. Le gros loulou hospitalisé tambourine de la queue sur les parois en métal de sa cage.
Sous les couvertures, avec son long tuyau de plastique qui s’échappe vers la poche de perfusion, entre les bouillottes et les coussins, Samba gît. Je fréquente trop la mort pour ne pas la reconnaître au premier coup d’œil.
Je ne dis rien. Il n’y a rien à dire. Je sens une immense fatigue me tomber dessus, mais je n’ai pas le droit d’être fatigué. Je n’ai pas réussi à la sauver, mais Élodie compte sur moi, et sa confiance m’est précieuse. Et puis : j’ai besoin de savoir. Je porte Samba jusqu’au coussin de l’échographe, je retire le pansement. Il n’y a rien de spécial, pas d’écoulement non plus à la vulve. Elle est pâle, mais tous les morts sont pâles. L’échographe ne révèle rien de probant, tout est anormal mais c’est normal, après une chirurgie. Je ne saurai pas de cette façon là.
Alors je ramène Samba au bloc, je la replace sur le coussin de chirurgie, je sors une petite boîte – cette fois il ne me faudra pas beaucoup d’instruments. J’allume le spot de chirurgie, mais pas la lumière de la pièce. Une bulle lumineuse, pour m’isoler avec elle. Du fil de récup’, du papier essuie-tout. Je fais sauter mes sutures, la peau, le surjet sous-cutané, puis le surjet musculaire, quatre fois arrêté. Le sang se répand, une nappe noire, huileuse, un goudron de mort, tiède et visqueux, en quantité bien trop importante. Je ne m’y attendais pas, je suis vite débordé, le sang s’écoule sur la table puis au sol, sur mon pantalon, sur mes chaussures, j’éponge, je contiens, j’absorbe, je nettoie, je suis de nouveau dans le brouillard mais j’ai besoin de savoir. Est-ce que j’ai merdé ? Où ai-je merdé ? Le sang n’est pas coagulé, c’est normal pour un épanchement abdominal. Mais il devrait y avoir des caillots où ça a commencé à saigner, avant que la coagulation soit débordée. J’écarte le gras, elle est encore tiède, elle ne sent pas mauvais, la clinique est silencieuse, le bruit étouffant du compresseur du concentrateur me manque, je n’ai plus rien à surveiller. Ovaire droit, rien à signaler. Je repousse toute la masse intestinale, il n’y a rien. Pas de signe de suffusions ou de pétéchies qui signeraient une coagulation intra-vasculaire disséminée, puis une hémorragie diffuse. J’ai forcément merdé. J’ai échoué. Est-ce que je suis une perte de chance ? Est-ce que je devrais cesser d’opérer ? Je n’ai jamais aimé ça, j’ai toujours évité la chirurgie, et depuis mon accident tout est plus compliqué. Alors oui je me suis astreint à de nouveaux protocoles de sécurité, je me surveille, je compense mon inattention chronique par mes rituels, je me sature de concentration. Est-ce que je suis trop fatigué ? Usé ? L’ovaire gauche, rien à signaler aussi. Les deux ligatures sont à leur place, je deviens méthodique, patient, l’exploration est longue, il reste toujours du sang à absorber, je cherche à comprendre chaque détail, à en tirer une conclusion, je veux comprendre. Et si j’ai merdé, qu’est-ce que je vais lui dire ? Si seulement ça pouvait ne pas être de ma faute. Mais c’est forcément de ma faute. Qu’est-ce que j’ai raté ?
Je m’attendais à des complications, j’avais très peur pour les uretères, ou une péritonite, ou… mais pas une mort brutale par hémorragie abdominale. Quelque chose a saigné, quelque chose que j’ai mal ligaturé. Pourtant, j’ai tout contrôlé. Mes nœuds avant de lâcher le moignon, l’étanchéité avec la fluorescéine. Elle s’est bien réveillée, puis elle s’est redégradée et elle est morte, juste comme elle était couchée. Probablement peu de temps après que je sois parti. Au moins elle n’a pas souffert. Qu’est-ce que je n’ai pas compris ? Je lui ai injecté des anti-fibrinolytiques. J’ai surveillé sa fréquence cardiaque et sa tension, elle ne saignait pas, qu’est-ce qui a lâché ? Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui raconter ? Est-ce que je vais pouvoir affronter sa déception ? Est-ce que je vais pouvoir affronter ma déception ? Est-ce que je vais réussir à penser que ce n’est pas ma faute, que j’ai tout bien fait, que je n’ai pas…
Je soupire, j’ai enfin retrouvé le moignon vaginal. Pas de caillot. J’ai eu du mal à le rattraper, en le saisissant entre le pouce et l’index, un des nœuds a glissé. Était-il assez serré ? J’inspecte mes sutures… rien de suspect.
Mais alors : d’où a-t-elle saigné ? Qu’ai-je raté ? Je soupire et je reprends le spéculum, j’en choisis un tubulaire, très long, je m’excuse à nouveau, en retenant un sourire triste, et je l’insère, pour m’aider à mieux vois mes sutures, au bout du vagin. Je guide le tube en métal et je ne vois rien de spécial. Alors je remplis à nouveau ma seringue de fluorescéine, et je recommence. L’étanchéité est bonne, même avec un nœud en moins. Et puis quelque chose attire mon attention, bien en dessous de la zone que j’inspecte. Un reflet jaune. Je récline le vagin vers l’arrière, et je regarde plus bas, le long du rectum. Une flaque jaune boueuse s’étend en nappe, sur un lit de caillots. Je reprends le spéculum, et cette fois je le dirige autrement, plus vers le dos. Il passe dans l’abdomen. Je ressors, et je regarde par voie vaginale. Il y a une autre déchirure, profondément à l’intérieur du bassin. A un endroit inaccessible par des techniques chirurgicales classiques.
Je ne pouvais rien y faire.
J’ai fait de mon mieux, et ce n’était pas suffisant. Je vais pouvoir ne pas m’en vouloir, sauf de m’être demandé si je serai assez courageux pour ne pas (me) mentir.
Je décroche mon téléphone. Il est plus de 23 heures. Élodie répond, elle sait que je n’avais pas à l’appeler.
Il n’y a pas de bonne façon d’annoncer une mort.
Dans la clinique toujours silencieuse, je recouds Samba. Un long surjet cutané, serré. Je m’applique, méthodique. Je n’ai plus envie de penser. J’entends le râle de douleur et d’incrédulité de la jeune femme. J’ai trop entendu ces douleurs, ces souffrances.
Je nettoie la peau de Samba, puis je douche son pelage, à l’eau tiède. Seul dans la clinique, je lui parle, c’est lent, c’est doux, c’est nécessaire. Une façon de redescendre sur terre après les violences de la chirurgie et de l’autopsie. Je me demande comment elle a vécu ses dernières heures, arrivée ici complètement perdue, hébétée, choquée. Je sèche son poil, j’ébouriffe son pelage gris, puis je la couche dans une épaisse couverture. Elle viendra la chercher demain.
Il me reste à nettoyer le sang sur la table et le matelas, le sol, et à mettre à tremper les instruments. A minuit, je serai chez moi.
lundi 20 janvier 2025
Une chirurgie
lundi 20 janvier 2025, 13:30 / 3 commentaires