jeudi 29 septembre 2022

Rascal

Premier jour

Dire que je suis dépité serait bien en dessous de la réalité.
J’ai réussi à stabiliser le chiot : retrouvé dans un fossé par sa maîtresse, il est arrivée ici choqué, en détresse respiratoire, mais encore assez conscient pour hurler si on lui touchait le coude. Il a des plaies un peu partout, plus impressionnantes que dangereuses, un genou gonflé, et puis, et puis ?
J’ai posé ma voie veineuse, envoyé les analgésiques, dégainé ma sonde échographique, cherché l’hémorragie abdominale, l’hémorragique thoracique, vite, vite. Pas d’épanchement. Alors je l’ai couché sur la table, et radiographié : des hémorragies diffuses un peu partout dans les poumons. Je décide qu’il n’en mourra pas. J’avais placé son coude pour pouvoir jeter un œil dessus. C’est certainement cassé, mais la radio n’est pas adéquate pour juger de la gravité de la lésion. Ce n’est pas urgent. On ne meurt pas d’un coude cassé.
La dame pleure.
Elle est agenouillée devant la table de radio, dont je n’ai pas encore bougé le petit berger allemand. Le chiot est couché sur son côté droit, son coude gauche fait un angle gênant, et en le regardant, je vois ce chat euthanasié deux heures plus tôt dans des circonstances trop similaires. Après avoir radiographié, exploré et examiné dix fois son atroce blessure à la colonne et au bassin, en avoir parlé avec deux consœurs pour m’entendre dire ce que je savais déjà, c’est à dire que même un miracle ne suffirait pas, je m’étais résolu à l’euthanasier. Je ne veux pas recommencer. Je ne peux plus. C’est forcément moins grave. Il n’y a a priori pas de lésion vertébrale, tous les membres bougent, la sensibilité est présente, et même si je n’en sais pas encore assez, il vivra.

Je dois expliquer la démarche à Mme Tolzac. Dans cette minuscule salle d’imagerie, je ne peux m’empêcher de regarder ses yeux aussi trempés de larmes que son masque de tissu distendu. Je me concentre sur les mouchoirs qu’elle tient à la main, sur ses reniflements et sur les virus pandémiques, sur n'importe quel détail, pour ne pas me prendre sa peine de plein fouet. Ce chiot a quatre mois à peine, et il a suffi d’un instant pour que la boule de poils joueuse et indisciplinée finisse dans un fossé, avec du sang plein la gueule et un avenir rempli d’incertitude. Je regarde cette dame de cinquante ans, qui est venue seule, désemparée, qui ne nous connaît pas, et à qui je ne peux même pas sourire vraiment, caché derrière mon masque. Elle n’a téléphoné à personne quand je lui ai donné les premiers éléments, n’a envoyé aucun sms, aucun message sur les réseaux. Est-elle aussi seule que je l’imagine, dans cette épreuve ?
Je ne peux pas lui sourire vraiment, et pourtant c’est bien un sourire triste qui étire mes lèvres tandis que ma main se perd dans les longs poils noirs de Rascal. Machinalement, je les écarte de la large plaie cutanée qui ouvre une faille rosée dans son pelage sombre. Je pose quelques compresses imbibées de désinfectant, un cache-misère, mais je crois que le geste est important.
Je prends la parole, doucement, j’utilise des mots simple, des phrases sans nuances. Le coude est cassé, oui. Et c’est une fracture grave, forcément difficile à réparer. Mais ce n’est pas l’important, pour le moment. Rascal a de multiples hémorragies pulmonaires, il est en état de choc, et c’est cela qui doit nous préoccuper, c’est le boulot de ma perfusion, de mes analgésiques. Nous allons suturer cette grande plaie, mais elle est sans importance. Je ne peux pas encore faire un vrai bilan neurologique, me prononcer sur un pronostic définitif. Il faudra attendre demain au moins. Je ne peux pas immobiliser la fracture, pas à cet endroit.
Elle hoche la tête, essuie ses larmes.
Tandis que je file gérer une autre urgence (nettement plus relative), je demande à ma consœur si elle pourrait suturer la plaie à la fin de sa consultation.
Une bonne demi-heure plus tard, je dicte à Elodie, une de nos assistantes, les proportions d’une perfusion MLK, morphine-lidocaïne-kétamine, le bonheur de l’analgésie en goutte à goutte. Nous branchons la pompe à perfusion, et dans le calme du chenil, j’essaie de ne plus penser à tout ce que je dois gérer avant la fin de cette journée, et je reprends les faits. Le chiot est stabilisé. Il n’y a presque aucun risque qu’il décède des suites directes de cet accident. Il n’a plus mal. Il dormira ici, cette nuit. Demain, s’il est vraiment stabilisé, il faudra l’amener à des confrères capables de l’opérer. Je n’ai pas de bonne image du coude, mais autant les laisser s’en occuper. Je sais déjà qu’il est cassé, et personne d’autre qu’un vrai orthopédiste ne pourra le réparer. Demain matin, je referai un examen complet, j’essaierai d’évaluer les points cruciaux qui manquent encore : est-ce qu’il y a d’autres fractures ? Est-ce qu’au niveau neurologique, tout est parfait ?
Et puis, parce qu’il va bien falloir y penser : combien tout cela va-t-il coûter ? Ma prise en charge, ici, entre réanimation, écho et radios, analgésie et petite suture, à la louche, j’annonce deux cents, trois cents euros. Mme Tolzac hoche la tête.
La fracture du coude ? 1200 à 1500€ chez mes confrères.
Alors Mme Tolzac s’effondre, retient à grand peine un sanglot. Je ne la laisse pas parler. Pas encore. Je ferai confirmer le devis, mais ce sera dans cette échelle de prix. Il n’y aura personne capable de bien opérer ça pour moins cher. Il n’y aura pas moyen de bricoler, de trouver une solution moins bien, mais moins onéreuse. Pas d’attelle, de plâtre ou de résine. Pas pour une articulation. Il sera forcément possible d’étaler le paiement, ils ne feront pas de difficulté, ils ont l’habitude.
Mme Tolzac ne proteste pas.

Quelques heures plus tard, alors que la clinique est fermée, je l’appelle. J’ai eu Vincent, un jeune chirurgien, au téléphone, je lui ai envoyé ma mauvaise radio, mon compte-rendu, il a confirmé mon impression et mon estimation de prix. Ils finiront le bilan radiologique et clinique. Elle pourra l’amener demain, ils devraient pouvoir l’opérer après-demain. Le timing est parfait. Je la rassure, Rascal est très calme dans sa cage, il savoure son MLK et attend tranquillement. Il respire déjà normalement, ses muqueuses sont rosées, je ne suis vraiment plus inquiet. Du boulot bien fait.

Deuxième jour

Il est à peine 9h quand elle arrive. Je ne l’attendais pas si tôt. Je suis dehors avec Rascal, en train d’essayer de le promener. Il ne tient pas vraiment debout, mais le contrôle nerveux est excellent, il chaloupe, je crains que le bassin soit cassé. Je la laisse avec lui, vautré dans le jardin de la clinique, je dois filer, je laisse les ASV gérer son transfert chez les spécialistes.
Quelques minutes plus tard, l’une d’elle m’interpelle entre la salle de consultation et la pharmacie : elle m’annonce qu’elle ne l’amènera pas là-bas. Elle n’en pas les moyens. Au temps pour le timing parfait. Cette journée n’a pas fini de se compliquer, nous sommes déjà débordés. Je dois partir vacciner des veaux, il manque un véto, il y a quatre animaux hospitalisés, Amande revient car elle ne va pas mieux, Doudou n’a toujours pas mangé, et j’ai beaucoup de trucs administratifs dont je dois vraiment m’occuper. Il est onze heures lorsque j’arrive à la rappeler, mes ASV ont réussi à me libérer. Gestion de planning aux forceps. Elle pleure, elle n’a pas l’argent, elle n’aura pas l’argent, elle parle de l’euthanasier. Mais…
Mais je ne veux pas. Je ne veux pas l’euthanasier. Il n’a plus mal. C’est juste un coude cassé, et peut-être, peut-être aussi le bassin, ok, sans doute aussi le bassin, mais le reste fonctionne, c’est un chiot. C’est un chiot ! Je ne veux pas le tuer, pas parce qu’elle n’a pas les moyens de l’opérer. Je lui parle des cagnottes sur internet, des caisses de solidarité, je lui dis qu’au pire, nous pouvons amputer, que ça coûterait beaucoup moins cher. Qu’un chien ou un chat vit très bien sur trois pattes, même si avec le bassin, au début, ce sera un peu compliqué. Mais ce bassin, il va se ressouder, c’est une question de semaines, on peut se débrouiller. Et puis, ça reste à confirmer.
Elle hoche la tête, mais je l’ai sentie blêmir à l’idée d’amputer. Je m’échappe, on m’attend, on garde Rascal, on va faire les radios, on va s’en occuper.

Une heure plus tard, je m’effondre devant mon écran. Vautré sur son siège éventré, j’ai juste envie de hurler, je suis épuisé, je ne veux plus courir, je veux juste me poser. Il y a ces jours-ci une tension permanente, à laquelle Rascal et sa maîtresse contribuent grandement. Je retourne au chenil, je prends le berger dans mes bras, je vois qu’il a uriné : sur ce point au moins, je suis rassuré. Je l'emmène jusqu'à la salle de préparation, et grâce à sa perfusion, il ne nous faut que quelques injections pour l'anesthésier. Rascal s’endort, et nous pouvons enfin tout radiographier. Le coude : fracassé. L’autre coude : intact. Le bassin : disjonction sacro-iliaque, plus deux fissures, non déplacées. Le gros genou gonflé : rien à signaler. La colonne : impeccable.
On va forcément réussir à le sauver. Bien sûr, ça va être compliqué : avec une patte au moins et un bassin disjoint, il va falloir beaucoup, beaucoup de soins.

C’est en toute fin de matinée qu’elle me rappelle. Je n’ai pas vraiment envie de l’écouter, je suis accaparé par l’hésitation, l’idée de l’amputation, l’envie de réparation. Je l’entends sangloter au téléphone, me dire qu’elle a consulté sa famille, qu’il faut l’euthanasier, qu’elle veut l’euthanasier. Ses mots titubent et s’emmêlent, sa voix se brise, je ne comprends pas tout. J’entends surtout ses larmes. Je ferme les portes, de la salle de consultation où je me suis réfugié. J'ai besoin de m’isoler de la clinique, il me faut une bulle pour lui parler. Pour la convaincre.
Non : il ne faut pas l’euthanasier. Il n’a plus mal. Aucune décision urgente n’est nécessaire. Est-ce que c’est un problème d’argent ? Pas de problème, je bloque la facturation à cet instant. Je ne la laisse pas vraiment parler, j'anticipe les obstacles habituels, je devine qu’elle ne peut se permettre le spécialiste, mais nous pouvons amputer, pour un tiers de la somme demandée, ou moins. Je lui explique les chiens qui continuent à jouer, et même ceux qui chassent toujours le sanglier, les chats qui grimpent aux arbres, la vie qui continue, sans douleur, sans même la notion de handicap, je pressens le regard qu’elle porte sur la vie d’amputé, je ne dois pas la culpabiliser, je lui répète que je ne peux rien lui reprocher. Je comprends la violence de cette vie qui a basculé, le choc, les décisions à prendre, la peur de la souffrance, les problèmes d’argent.
Je lui explique que je ne veux pas l’euthanasier. Que je ne peux l’empêcher de me le retirer, de trouver ailleurs un vétérinaire qui acceptera peut-être de le tuer. J’ai les larmes qui me montent aux yeux, lorsqu’elle me dit qu’elle ne peut pas assumer. Je devine les mots égoïste et « raisonnables » de sa famille, de ces enfants bien loin de maman, qui n’ont jamais vu ce chiot, pour qui il n’est qu’une information, un problème, « bien du souci ». Je les ai si souvent subis, les conseils de ceux qui ne sont pas impliqués.
Je répète que je ne suis pas devenu vétérinaire pour tuer. J’explique que si j’étais certain qu’il ne pourrait récupérer, si sa moelle était endommagée, j’accepterais, triste mais résigné. Mais là, là ? Nous avons de grandes chances de le sauver !
Alors elle me dit qu’elle ne peut pas, qu’elle ne pourra pas y arriver. Cela, je peux l’accepter. Je ne sais rien de sa vie, des épreuves qu’elle a traversées, de son passé.
Je réfléchis, vite, très vite, je trie les possibilités, les arguments, je déploie dans ma tête mon catalogue de solutions. Je ne pense pas au pire, je refuse le pire, le pire ne m’intéresse pas, j’ai besoin d’une solution pour Rascal et pour elle.
Je sais ce que je vais lui demander.
Accepterait-elle de l’abandonner ?
Je choisis mes mots. Je suis prêt à l’adopter. Pas moi, mais la clinique. A le soigner, à nos frais, à le gérer, à l’accompagner, à le porter. Puis à le faire adopter. Nous avons des réseaux, des contacts, des gens de bonne volonté, comme ces retraités qui cherchent parfois de vieux chiens brisés à cocooner, ou, pour les portées de chatons, cette mère de famille toujours prête à biberonner.
Je ne veux pas le tuer.
Elle ne dit plus rien, j’écoute le silence du téléphone, puis, sa réponse : elle accepte. Sa voix s’est raffermie, un peu. Ses larmes ont séché. Elle accepte, et quand je lui explique comment, concrètement, la suite va se passer, elle me répond qu’elle nous apportera les documents pour le transfert de propriété. Lorsque je sors de la salle de consultation, je suis à moitié sonné. J’ai encore les larmes aux yeux, et je m’approche des assistantes. « Il va nous falloir un feuilleton de Noël, là. Elle va nous l’abandonner, on va s’en occuper. Ce chiot va vivre ici, avec nous, avec vous, jusqu’à ce qu’on puisse le faire adopter. »
Je n’ai pas besoin de leur demander si elles sont d’accord, ou motivées. Je les connais.

J’ai filé : une prophylaxie sur quelques vaches au milieu des prés, et puis des lots de broutards à vacciner, pour l’export, en Espagne ou en Italie. Je n’en peux plus de ces journées où nous sommes continuellement débordés. Passer du chien au chat puis au cheval ou au veau, du cas désespéré au vaccin, du diagnostic facile à celui qui maltraite les livres de médecine, de l’animal apaisé qui ronronne sur mes genoux à celui qui essaye (et parfois réussit) à me bouffer. L’horreur et la beauté de mon métier. J’ai filé et j’ai prélevé, j’ai piqué, j’ai repris ma voiture, téléphoné en roulant vers la visite suivante, pour donner des instructions sur des animaux hospitalisés. Il n’y a pas de temps mort. A l’entrée de la ferme suivante, mon téléphone a sonné. La clinique. Je frémis en craignant une urgence.

« Il faut que vous reveniez, c’est Mme Tolzac, elle est là, elle ne veut plus nous le donner, elle veut que vous l’euthanasiez, ou l’emporter.
- MAIS ELLE ME FAIT CHIER ! » ai-je crié en tapant sur mon volant !

Je fais demi-tour sur le chemin d’accès à la stabulation, je reprends la route, je souffle, je râle, je tempête, il faut que je sois en colère maintenant pour ne plus l’être quand il faudra lui parler. J’ôte mes bottes à l’entrée de derrière, je glisse dans les couloirs, directement vers le chenil, je suppose que c’est là que je vais la trouver. A ses pieds, il y a son grand sac à main. Elle me tourne le dos, elle caresse son chiot. Penchée dans la cage surélevée, elle pleure et cajole Rascal, je sais que je vais devoir peser mes mots. Je sais aussi que je dois d’abord me taire. Je dois l'écouter. Et je n’ai pas le droit d’être en colère, j’ai une vie à sauver.
« Il faut tout arrêter, il faut l’euthanasier… » Les sanglots mangent ses mots. Elle s’est tournée vers moi, Rascal lui lèche les doigts. Je suis appuyé contre le mur, les bras derrière mon dos, je suis en chaussettes, j’ai de la bouse sur mon pantalon, j’ai fermé la porte, je nous ai isolés.
Je prends la parole, de ma voix la plus apaisée, la plus grave aussi.
« J’ai besoin de comprendre. Je vous l’ai déjà dit, je n’ai rien à vous reprocher, je ne suis pas là pour vous critiquer, ou vous juger, je suis là pour le soigner. Je me suis échappé entre deux visites pour venir vous parler. J’ai besoin que vous m’expliquiez. J’ai besoin que vous me fassiez confiance, même si c’est difficile, même si vous ne me connaissez pas, même si je ne vous connais pas. Je veux le sauver, je n’ai pas d’argent à y gagner, au contraire, tout cela va nous prendre beaucoup de temps et d’énergie, tout cela nous en prend déjà. Je ne veux pas l’euthanasier alors qu’il n’a pas mal, qu’il peut vivre une vie sans souffrance, qu’il peut grandir et jouer et courir et être aimé. »
Je crois qu’elle ose à peine me regarder, je sens toute sa culpabilité, il ne faut surtout pas que j’appuie dessus. « J’ai besoin que vous m’expliquiez pourquoi vous me demandez de l’euthanasier alors que j’ai levé l’obstacle financier.
- Mais, comment il va vivre alors que je l’aurai abandonné ! Il sera traumatisé ! » Je réalise qu’elle ne porte pas son masque, de toute façon il ne servirait à rien, de toute façon il serait trempé. Je peux voir son visage, ses yeux et sa bouche décomposée, les larmes sur ses rides, ses cheveux défaits. Sa fragilité.
Je n'hésite pas un instant, mais je contrôle mon souffle, je contrôle ma voix. Pas de colère, pas d'excitation.
« Vous savez, cette histoire des chiens traumatisés parce qu’ils ont été abandonnés, je crois vraiment que c’est un mensonge que nous inventons pour nous rassurer. J’en connais plein, des chiens qui ont été abandonnés. Et adoptés. Ils vivent, ils sont heureux, ils sont aimés, nourris, caressés. Ils seraient peut-être ravis de revoir leur ancien maître, mais ils ne vivent pas dans le regret. Ils vivent dans l’instant, ils ne se construisent pas ces fiertés et ces raisonnements compliqués. Pardonnez-moi mes mots : Rascal n’a pas besoin de vous pour être heureux. Je suis désolé de vous dire ça…
- Mais vous me rassurez ! » Elle pleure encore, mais il y a un sourire sur son visage.
« Et puis, mieux vaut être abandonné que mort. Il n’a que quatre mois. Il a la vie devant lui. Il va grandir. C’est un bébé ! J’ai besoin que vous me fassiez confiance. Des chiens laids, vieux, abîmés, blessés, handicapés, agressifs, on a presque toujours réussi à les placer. Parfois, ça a été compliqué, certains ont passé des mois ici avant d’être adoptés. Ils ont dormi dans une cage la nuit, ils sont restés à l’accueil la journée. Nous en avons même un qui a vécu cinq ans avec nous, qui est devenue notre mascotte. Les clients passaient prendre de leur nouvelle, ou les caresser…
- J’ai parlé de vous à mes voisines, qui vous connaissent. Elles m’ont dit de vous écouter... »
Qu’elles soient bénies, ces voisines.
« S’il-vous-plaît : laissez-moi le sauver.
- Mais il va vivre dans cette cage ?
- Non, non, il ne va pas vivre dans cette cage, il va y rester le temps qu’il faudra, parce que là, il est tout cassé, il ne doit pas bouger, mais dès que nous le pourrons, il sera avec nous, à l’accueil, il ne sera pas seul au fond de la clinique. »
Je lui souris, voit-elle mes yeux se plisser ?
« Je comprends aussi, excusez-moi. Ce n’est pas très facile à dire.» Ma voix s'est adoucie.
« Je comprends aussi la facilité qu’il y a à euthanasier. Au moins, tout serait terminé. Plus d’incertitude…
- Plus de souffrance, m’interrompt-elle.
- Mais il ne souffre pas, là. On n’est plus en 1980, on a plein de solutions à proposer. Je dois vous expliquer : nous sommes humains, nous sommes égoïstes, c’est pas joli, mais ça m’est arrivé d’être soulagé par la mort d’un animal que je ne parvenais pas à gérer. D’être soulagé pour moi, de ne plus avoir ce poids à porter. D’être soulagé pour ses maîtres, et pour lui, ou du moins, c’est ce que je me disais. Mais l’animal. Il ne se demande pas s’il veut vivre ou mourir. Il fait avec ce qu’on lui donne. Et l’euthanasie, ce n’est pas un reproche, ne le prenez pas comme ça : ça peut être une solution de facilité. Pour nous. Là tout ce que je vous propose, ce n’est pas facile. Ni pour vous, ni pour moi. »
Je reprends ma respiration. Elle est terriblement attentive à mes mots. Soulagée, parce que j’ai osé prononcer ce qu’elle n’osait pas penser ?
« Je m’engage à ce qu’il n’ait pas mal. Bien sûr, là, ce n’est pas idéal, il a cette fracture, il est tout mâché, mais vous avez vu, il remue la queue, il vous lèche les doigts, il peut être heureux. Je m’engage à chercher la meilleure solution pour son bien-être, à mettre en œuvre tout ce qui sera dans mes moyens pour qu’il ait une belle vie. Nous lui trouverons une famille, nous le laisserons pas dans un refuge, ou sur le bon coin. A tout ça, je peux m’engager. Nous pourrons vous donner des nouvelles, si vous le souhaitez, ou ne rien vous dire du tout, si vous préférez. Bien sûr, je ne serai pas dans sa future famille pour regarder ce qui va s’y passer, mais… »
Elle hoche la tête.
« Vous êtes d’accord pour nous le donner ? »
Elle me monte son carnet et ses papiers.
« Je vous laisserai voir avec les filles à l’accueil, je dois y aller, on m’attend. » Je la salue et je m’éloigne sur la pointe des pieds, je me glisse à l’accueil pour bien préciser aux ASV de faire le changement de propriété sur la clinique. Je leur explique le blocage sur la notion d’abandon. Et puis, je saute dans mes bottes et repars sur la route. Avec mon retard, ça n’a pas raté : l’éleveur a bien gueulé. Pas grave, ça au moins c’est simple.

A 19h30, je suis de retour à la clinique désertée. Le chiot est dans sa cage, je vérifie sa perfusion, les traitements qui ont été administrés. Je fais mes factures de la journée, je regarde le planning du lendemain, je ne vois pas trop quand nous pourrons l’amputer, mais on va bien y arriver. Je laisse un message au confrère orthopédiste qui devait l’opérer, pour des conseils sur la manière de gérer une patte en moins avec un bassin en vrac. J’envoie toutes les radios, et le dossier. Et puis je me remets sur mon ordinateur, je suis loin d’en avoir terminé avec les papiers…

Troisième jour

Comme d’habitude, je suis arrivé le premier à la clinique. Elle est encore déserte, silencieuse comme je l’aime. J’en profite pour faire le tour du chenil et démarrer les ordinateurs. Rascal me regarde et s’excite dans sa cage, en essayant de se redresser. On dirait un scarabée maladroit, renversé sur la terrasse. Je n’ai pas de brin d’herbe à lui tendre pour l’aider, mais je plonge distraitement les doigts dans cette boule de fourrure. J’ai mal dormi. Je sais que je fais bien, enfin je crois. J’ai menti quand je lui ai annoncé être presque certain que les nerfs n’étaient pas touchés. Je n’en savais rien. J’espérais. Finalement, j’avais raison, mais bon. Je ne voulais pas donner plus de prise à l’euthanasie. Je lui ai menti quand je lui ai dit être confiant sur ses capacités de cicatrisation. Qu’un chiot de quatre mois arriverait forcément à récupérer de sa fracture du bassin, trois pattes ou pas. Je n’étais pas confiant. J’ai forcé la main de Mme Tolzac. Je m’en veux. Un peu. Je n’arrive pas à lui en vouloir, à elle. Je n’aimerais pas être à sa place.
Je n’ai pas eu Vincent, le confrère orthopédiste, au téléphone. Pas encore. Je voudrais qu’il me rappelle. Il m’a laissé un court message, pour m’annoncer 1500€ pour le coude, 1000 pour le bassin. Mais faut-il absolument opérer ce fichu bassin ? Je prends le téléphone et je compose le numéro de sa clinique. Une de ses ASV m’explique qu’il sera là dans peu de temps. Elle peut prendre mon numéro pour qu’il me rappelle.
Il a déjà mon numéro. « Dites-lui que c’est urgent, s’il-vous-plaît, je sais qu’on vous a posé un lapin, je suis désolé, mais c’est au sujet du chiot qu’il devait opérer ce matin. La dame nous l’a abandonné, elle voulait l’euthanasier, je l’ai convaincue de nous le laisser. Nous l’avons adopté. »
J’entends le « ohlala » catastrophé de la jeune femme. « Il vous rappellera ! »
Est-ce que ce fichu bassin va bien se ressouder si il titube sur trois pattes, dont deux qui ne peuvent pas supporter son poids ?

Les assistantes sont arrivées, mon associé aussi. C’est sans doute lui qui va l’opérer, c’est lui, le chirurgien. Il n’a pas encore vu Rascal, il n’était pas là ces deux derniers jours. Nous bossons moins qu’avant. Fini, les 245 jours de boulot par an. Alors nous remplissons et rallongeons chaque journée. Tout se densifie. En 48h, j’ai vécu une semaine. Alors en quelques mots je lui explique, l’accident, les lésions, l’abandon, la situation. Après tout, c’est notre temps et notre argent que j’ai engagés.
« Mais. Tu es vraiment sûr qu’on ne peut pas éviter de l’amputer ? Ce serait mieux, quand même, remarque-t-il.
- Je ne demande que ça, de ne pas l’amputer. Mais il y en a pour 2500€. »
Il siffle doucement entre ses dents. Moi, je l’ai, cet argent. Je peux les lui consacrer. Mais je n’en veux pas, de ce chiot. En fait, je m’en veux : je m’en veux d’hésiter. Je veux parler à Vincent.

Lorsque je sors du bureau, Élodie me lance un regard hésitant, à moitié caché derrière ses lunettes. Ce n’est pas la plus bavarde de nos assistantes. Je sais déjà ce qu’elle va me demander.
« Et… déglutit-elle. Vous allez l’opérer ?
- Pas maintenant, nous n’avons pas le temps, et il n’y a pas d’urgence. Je veux parler au chirurgien, avant toute décision.
- Elle coûtera combien, l’opération ?
- Là-bas ? Pour les deux, 2500, au bas mot. »
Elle pique du nez sur son clavier tandis que je fuis vers les consultations.

Plus tard dans la matinée, avec sa collègue Francesca nous nous battons avec le bien nommé « Gros Matou » pour lui déboucher le nez à coup de seringues d’eau salée, elle me parle de Mme Tolzac, encore, alors qu’elle signait les papiers, hier. Je lui réexplique la peur du traumatisme et de l’abandon.
« Il y avait aussi l’amputation, me glisse-elle entre deux coups de griffes esquivés. J’ai vraiment cru qu’à la dernière minute, elle n’allait pas signer. Elle n’arrivait pas à imaginer un chien heureux sur trois pattes. Elle ne vous croyait pas, alors lui ai montré les vidéos de Gluon. »
Gluon... Gluon appartient à des amis de Francesca. Gluon est un énorme rottweiler. 50kg, et pas de gras. Âgé de trois ans, nous l’avons amputé d’un antérieur il y a à peine un mois : un ostéosarcome ou une autre saloperie du même genre attaquait son avant bras. Le genre de cancer qui ronge l’os jusqu’à le briser, et qui se permet souvent de métastaser. Agressif, douloureux, sans traitement décent. Son maître aussi avait beaucoup hésité, et pensé à l’euthanasier. C’est son amour pour son chien qui l’avait décidé. Laisser sa chance à la vie. Aujourd’hui Gluon court partout alors que son moignon est à peine cicatrisé. Il gueule sur les voitures, course les poules et ne laisse aucun répit aux chats qui le contemplent d’un air méprisant, depuis les branches du cerisier.
« Alors, c’est vrai ? » avait commenté Mme Tolzac, avant de signer.
Elle butait donc encore sur l’amputation, et pas seulement sur l’abandon. Je n’avais pas su lui laisser me le dire. Mais qu’est-ce que j’aime mes ASV !
Par contre si les propriétaires de chats pouvaient comprendre qu’il est facile d’éviter les lavages de nez de ces boules de griffes et de dents, matin, midi et soir voire plus encore. Le dernier est resté quinze jours ! Quinze jours à lui rincer les narines à l’eau salée, à aspirer au mouche-bébé des morves insensées, à le perfuser, à le stimuler pour manger. Un chat qui ne sent pas ne mange pas. Alors qu’il suffit de le vacciner !
« Mais il ne sort pas !
- Mais les virus entrent ! »

Quatrième jour

« Bon, pour le coude, tu as un salter sur l’interne, et une fracture de la branche montante externe. Des broches d’un côté, une plaque vissée de l’autre. Facile. Pour ta question sur le bassin, oui, il vaudrait mieux opérer. Franchement, ce que j’ai appris, c’est que si l’écart est de plus de 50 %, il faut opérer. Et là, sur ta radio, il y a 100 %. »
100 % de quoi ? Il est 9h et Julien m’appelle enfin. Il me parle du bassin et de la disjonction. Ça doit être l’écart entre le sacrum et l’ilium comparé à l’épaisseur de l’ilium. Je ne lui demande pas : dans le fond, je m’en fous, c’est son travail, pas le mien.
« Et puis, il y a une fracture de l’autre ilium, aussi, ça mérite deux vis, à condition qu’on soit loin de l’acétabulum. Sinon ce sera plus compliqué. »
Mais c’est loin de l’acétabulum, je l’ai vue cette fracture, j’ai décidé de la mépriser. Il faut que je cesse de m’occuper de ce chiot, je ne veux pas voir ce qui complique mon projet de le sauver.
« Je peux opérer le coude demain, c’est le plus urgent. Le bassin, lundi. On le garderait jusque mardi, ton chiot, » rigole-t-il à moitié.
Ce n’est pas mon chiot. Mais là, objectivement, j’ai sa vie et son destin entre les mains. Et un chaton à vacciner, j’ai déjà 20 minutes de retard, alors que la journée n’est pas vraiment commencée.

Une heure plus tard, c’est la patronne de Vincent qui m’appelle sur mon téléphone perso. Une des big boss de la grosse clinique. Je ne l’attendais pas, mais ça tombe bien, j’ai le temps de décrocher :
« Bonjour Sylvain, je sors de la réunion des associés, on a parlé de ton chiot.
- C’est pas vraiment mon chiot, tu sais, on va la faire adopter, bredouillé-je
- Ouais, peu importe, Julien te l’opèrera pour le prix du matériel et des consommables. Vise dans les 1000, 1200€, il te dira. Pour le coude et le bassin. »
Ce n’est pas souvent que je leur demande une faveur, à ces confrères et consœurs. Là, je n’en ai même pas eu le temps. En général, je leur demande de bien vouloir accepter un client en qui j’ai confiance, mais qui mettra forcément très longtemps à payer. Alors encore une fois dans cette histoire, j’ai les larmes qui montent aux yeux et la gorge nouée. Il va falloir très vite se décider. En plus, dans clinique, ça se remet à crier :
« Sylvain, il y a un vêlage chez monsieur Lhers ! Le GAEC de l’Hers, pas Benoît Lhers. Un siège sur une première ! » appelle Élodie depuis l’accueil.
Je raccroche sur un remerciement « je suis désolé, je file, un vêlage, merci encore ». J’adore cette consœur : elle m’admire parce que je persiste à soigner tout type d’animaux. Je l’admire parce qu’elle est tout simplement la plus brillante vétérinaire que j’ai jamais rencontré. Celle à qui j’ai confié mon chien lorsque j’ai été complètement dépassé.

Dans ma voiture, je ne cesse d’y repenser. A ça, au siège que je vais devoir réduire, aux prophylaxies bovines qui commencent, à ce client mécontent à qui je dois écrire, trouver les mots pour apaiser, aux entretiens individuels des salariés. Je n’ai plus rien pour me distraire, l’autoradio est cassé. 250000 bornes, l’électronique commence à lâcher.
Bien sûr, il y a notre caisse de solidarité. Essentiellement alimentée par une cliente pourtant peu fortunée, qui nous demande de consacrer cet argent aux soins aux animaux défavorisés. De petites sommes offertes par-ci, par-là, mais qui à force de s’accumuler, pourraient bien représenter la moitié de l’argent demandé. Cela fait longtemps que nous ne l’avons pas mobilisée. Il y a déjà quelques années, lorsque cette caisse a été créée, nous avions décidé que nous offririons autant que nous y prendrions, pour les soins que nous réaliserions nous-même. La dernière fois, c’était pour un chat fracassé. Cette fois, la patte ne pouvait vraiment pas être sauvée, alors nous l’avions amputée. Encore une amputation. C’était il y a un an. Rusty (ses propriétaires sont anglais) continue de chasser et de se promener. Un jour, il se fera vraiment écraser. Mais pas ici : avec le Brexit, il sont repartis. A Londres.

L’après-midi, entre deux tiroirs, tandis que je vérifie les stocks d’anesthésiques et de sondes endotrachéales, Élodie demande à me parler. Sa voix est un peu cassée. Je devine le sujet. Élodie est ici depuis bien plus longtemps que moi. C’est la première ASV, le membre le plus ancien de notre équipe, même si elle n’est pas la plus âgée. Elle m’a vu, blanc-bec en tongs et bermuda, postuler pour ce contrat « d’une année ». Je me souviens m’être dit que je devais avoir l’air un peu con, alors qu’elle me souriait derrière son bureau. A l’époque, il n’y avait qu’une seule assistante, elle ne bossait pas le samedi, ni le soir après 17h, on inventait le métier d’ASV et je ne suis même pas sûr que leur formation existait déjà. Elle recopiait les factures à la main, classait les fiches papiers et tenait la comptabilité. L'année dernière, nous avons retrouvé quelques duplicatas, avec son écriture très soignée. Une césarienne facturée au GAEC de l’Hers. Après avoir converti les francs, nous avions même calculé son prix à euro constant, pour constater que nos tarifs avaient baissé...
Je ne suis pas sûr d’avoir déjà entendu sa voix se casser, ni de l’avoir jamais vue essuyer ses larmes. Un geste discret. Elle ferme la porte, se concentre sur les serviettes qu’elle est en train de plier. Je la laisse parler.
« J’ai parlé de Rascal à Bruno ». Son mari. « Tu sais, Rascal, c’est le chien dont il a toujours rêvé, celui qu’il veut prendre pour sa retraite. Un berger allemand. Il m’a dit : mais un chiot de trois mois, enfin, on ne peut pas l’euthanasier ! On ne peut pas l’amputer ! On va l’adopter ! » Imite-t-elle sans reprendre son souffle, tandis que je la regarde dans un demi-sourire dissimulé par mon masque.
« Tu n’es pas encore à la retraite, Bruno, je lui ai dit. Tu crois que tu auras le temps, pour un chien comme ça ? Tu ne pourras pas le laisser au chenil avec les courants ! Mais Sylvain : on n’a pas l’argent. On peut peut-être mettre 1000€, pas 2500.
- J’ai entendu ta question, hier. Le chirurgien peut l’opérer demain. Les associés nous font leur tarif maison. 1000€. Peut-être 1200. On va sortir l’argent de la caisse de solidarité. 500. Mme Tolzac paie tous les soins jusqu’au moment de l’abandon. Nous t’offrons le post-op. Les pansements, les radios, les médicaments. »

Et c’est Francesca qui m’interpelle alors que je passe du chenil au labo avec un seringue de sang dans les mains :
« Sylvain, je remplacerai Élodie demain, pour qu’elle puisse amener Rascal se faire opérer.
- Pas la peine, j’habite à côté, je l’amènerai ce soir », propose Lucie, une de nos vétérinaires salariées, qui hésite devant les étagères sur l’antibiotique qu’elle va délivrer.

Onzième jour

Rascal est désormais au chaud chez Élodie et Bruno. L’équipe s’est mobilisée pour trouver de grandes chaussettes solitaires plus ou moins trouées afin de protéger son pansement. Je ne l’ai pas revu depuis sa chirurgie. Je continue à courir et à rebondir, d’une euthanasie à un vaccin, d’une chirurgie de chien de chasse éventré à une visite sanitaire bovine, du planning 2023 des ASV à un cas de médecine compliqué. Pour quelques semaines encore, j’ai une ancre à laquelle me raccrocher, un chiot qui cicatrise patiemment dans une maison bien chauffée. Qui va être tellement couvé que je me demande s’il sera bien éduqué.

Il faut que j’envoie la facture à Mme Tolzac. Je ne sais plus si elle m’a dit qu’elle voulait des nouvelles, ou si elle préférait ne rien savoir. Tout couper. Je pense écrire quelques mots dans une enveloppe scellée, qui accompagnerait la facture. Elle l’ouvrira. Ou pas. Je me dis que toute cette énergie, tout cet argent auraient pu être mobilisés par elle et pour elle. Mais elle a choisi l’euthanasie. Cela lui a-t-il ôté tout droit de savoir et de décider ? Au fond de moi, je pense que oui. Mais au fond de moi, je sais aussi à quel point nos décisions sont le fruit de nos histoires de vie. Je peux comprendre qu’elle se soit sentie dépassée, qu’au-delà des questions d’argent, elle n’ait pas pu imaginer gérer tout ce que cette prise en charge impliquait. Toute l’incertitude, aussi, qui accompagne à chaque instant chacune de nos prises de décisions. Nous sommes des soignants, nous savons que nous ne savons jamais vraiment, que nous ne pouvons jamais dire « à 100 %, voilà ce qui va se passer ». J’aimerais pouvoir l’apaiser, j’aimerais qu’elle sache que ce chiot qui a traversé sa vie est heureux et en bonne santé, parce que, aussi, elle a eu le courage de nous faire confiance et de nous l’abandonner. Trouver des mots, pour délivrer. Je n’ai ni colère, ni rancœur, mais beaucoup de tristesse, heureusement tempérée par le bonheur d’avoir sauvé Rascal.

Chère Mme Tolzac,

Je ne me rappelle plus si vous souhaitiez ou pas avoir des nouvelles de Rascal, d’où cette enveloppe scellée. Votre chiot a été adopté, dans une famille dont je peux vous garantir qu’elle lui offrira du temps, de l’amour et une belle vie de chien. Les chirurgies se sont bien passées. Rascal est encore en train de récupérer, il lui faudra plusieurs semaines de repos et de soins attentifs pour redevenir autonome.
Je tiens à vous remercier pour votre confiance.
Je vous l’ai déjà dit, mais je souhaite vous le répéter : je peux imaginer à quel point tout ceci a été difficile pour vous, et, si cela peut apaiser votre sentiment de culpabilité, je veux vous dire, en tant que vétérinaire, que je n’ai sincèrement rien à vous reprocher, je n’ai jamais douté de votre envie de bien faire, d’éviter à Rascal de souffrir, alors même que les mauvaises nouvelles et les incertitudes s’accumulaient. J’ai peine à imaginer la violence que vous avez traversée.
Vous nous avez permis de sauver Rascal.
Merci.

Bien sincèrement,
Dr Sylvain Balteau

vendredi 12 mars 2021

Mais alors, quel animal préférez-vous soigner ?

Elle avait posé son cocker sur la table et son beau manteau sur le dossier d’une de mes chaises en plastique. Tandis que je me concentrais sur la jeune chienne, qui hésitait entre bondir et se laisser amadouer, elle regardait le poster défraîchi au mur, le matériel bien rangé sur la paillasse et ma blouse bien propre. Je caressais Azul sans lui prêter attention, transformant l’air de rien mes caresses en palpations investigatrices. J’entendais, dans ce silence des débuts de consultation, la grosse voix de M. Baup à travers la porte de la salle de consultation, venu demander des conseils pour une de ses génisses.

Dans sa cote verte, il me regardait préparer ma tenue de combat. Pantalon en plastique façon ciré, bottes, gants de fouille, dispositifs intra-utérins, pistolet, gel lubrifiant. Je m’apprêtais à passer derrière les vaches laitières pour le suivi mensuel de repro, et le racleur à lisier était en panne. L’éleveur avait bien tenté de pailler par-dessus, mais peine perdue. La première vache qui prendrait peur pédalerait sur le béton pour s’éloigner de nous… et nous crépirait. Les suivantes aussi d’ailleurs. Il faudrait fermer la bouche pour ne pas en avaler.

Il était entré à la traîne, car Bulle s’était déjà jeté sur moi, pattes en avant, langue en vrac, bien décidé à me rouler la pelle du siècle. Je l’avais attiré dans la salle de consultation en m’accroupissant et en tapant dans mes mains d’un air encourageant, il avait saisi l’appel au jeu d’un bond. Seul mon masque m’avait protégé de l’affection torride de ce pitbull. A moitié désolé, à moitié mort de rire, son maître l’avait ramené à lui en tirant sur sa laisse.

Le silence était sans doute trop pesant. Nous étions assis chacun d’un côté de la table de consultation, lui sur un tabouret, moi sur le fauteuil que j’avais fait rouler jusque là. Sanah gisait sur le flanc, la respiration très calme, désormais incapable de marcher seule. Ses yeux blanchis guettaient nos mains, nos caresses, ses oreilles frémissaient à nos mots, surtout à ceux de son maître. A cette voix qui les liait depuis plus de quinze ans déjà. M. Lisos essayait de ne pas pleurer, mais je voyais les taches sur son masque. Il se demandait visiblement s’il pouvait l’enlever pour se moucher, alors, sans un mot, je lui tendis une feuille de papier essuie-tout. Il se détourna vers la fenêtre tandis que ma main restait sur Sanah, que mes doigts jouaient dans sa fourrure. Médusé, il regarda passer un vieux monsieur avec une agnelle dans les bras. Il sourit.

M. Garbet avait été l’un des piliers du canton, peut-être du département. Il y a quelques années, il m’avait raconté la création des premières coopératives, les syndicats, les tracteurs soviétiques, les réunions à Paris. Moi, je ne l’avais connu que dans sa vieille étable, avec sa fourche et sa brouette. Un voisin m’avait glissé que son frère était mort d’avoir trop travaillé à sa place, « pendant qu’il faisait le communiste ». Un de ses veaux agonisait au milieu du couloir, pris de sortes de convulsions. Pour meubler, alors que nous attendions que passe la perfusion que je venais de poser, pour une fois, ce fut lui qui me posa des questions.

Elle ne devait pas avoir plus de 14 ans. Son père était resté dans la salle d’attente, la poussant gentiment dans le dos. Extrêmement timide, elle avait posé sa boîte à chaussure sur la table et ôté le couvercle percé de quelques trous grossiers. Elle n’avait pas prononcé un mot, à peine peut-être un « bonjour » étranglé que je lui avais rendu avec un sourire des yeux. J’avais pris son lapin sur mes genoux en me calant dans mon fauteuil, rassurant Oberyn avec juste ce qu’il fallait de douceur et de fermeté. Au fil de mes questions sur l’alimentation et le mode de vie de son premier animal, elle s’était détendue. Je ne me suis jamais trouvé très impressionnant, mais il y a tout un decorum, et même un rituel, dans une clinique vétérinaire.

Appuyés sur la barrière, nous regardions les deux porcs qui se levaient et venaient nous voir. Le groin inquisiteurs, ils exploraient mes mains et mon pantalon, et calculaient sans doute la probabilité d’avoir à manger, ou, à défaut, des gratouilles derrière les oreilles. Je n’ai jamais été très à l’aise avec les cochons, c’est une espèce que je connais mal, je lis avec difficulté leurs réactions, mais ceux-là m’inspiraient confiance. Deux beaux bébés de 120kg dans un petit parc parfaitement propre et paillé, mais avec d’invraisemblables pustules sur l’intégralité du corps. Qu’est-ce que c’était encore que ce machin ?

J’étais resté assis sur mon fauteuil, derrière le petit bureau de ma salle de consultation, et l’avait invitée à ouvrir la caisse de transport de son chat, tandis que je remplissais sa fiche. Le jeune animal sortit tout d’abord timidement, puis se décida à partir en exploration. Il commença par renifler avec circonspection les pieds de la table, puis avisa mes genoux. Un instant plus tard, il se frottait à moi en posant ses pattes sur mon clavier, tout en ronronnant comme un vieux moteur. Encore un dont je ne risquais pas d’entendre le cœur.

Il m’attendait, fier comme Artaban. Je ne pus m’empêcher de lui faire la réflexion, puisque c’était le nom de son étalon. Il était beau comme une photo de ces anciens comices, tenant le gigantesque comtois par la couette, cette espèce de dreadlock formée dans la crinière et utilisée pour conduire les chevaux sans leur mettre le licou, juste en posant la main sur leur encolure. Le gigantesque animal me toisait paisiblement, les arses bombées, l’encolure à peine encapuchonnée, les naseaux frémissants, tandis que son petit propriétaire semblait porté par la splendeur de son cheval. Derrière eux, tranchant entre le vert du pâturage et le bleu du ciel, il y avait les Pyrénées et leurs dernières neiges, quand elles hésitent encore entre le vert des première feuilles, le noir des roches et le blanc des glaces. Et moi qui n’avais à la main qu’un flacon de vaccin au lieu d’un appareil photo !

Il parlait à sa génisse tout en l’arrimant fermement, mais avec douceur, à la barre de métal délimitant l’auge. Je n’avais qu’une seule injection à lui faire mais la jeune bête n’était pas habituée à ce genre de traitement. Je ne pipais mot, me concentrant pour faire l’injection vite, mais aussi le plus doucement possible. Introduire l’aiguille très lentement, pour ne pas qu’elle surréagisse, bien maintenir le contact avec son cou. Il lui parlait pour l’apaiser et ses mots auraient pu n’avoir aucun sens, mais il commentait ma façon de travailler, appréciant ma douceur avec sa bête. « Tu vois, il aime les vaches, lui. »

Le mail était arrivé via l’adresse du blog. Il sentait les questions recommandées aux lycéens par leurs professeurs. « Posez des questions à un professionnel du métier que vous envisagez de faire, voici une liste de propositions. » Je soupirais franchement. Cela prendrait des heures de répondre correctement à tout cela, et il y avait déjà plein d’éléments sur le blog. Alors je proposais : « si vous ne deviez garder qu’une question, laquelle serait-ce ? »

Mais alors, quel animal préférez-vous soigner ?

Pourquoi êtes-vous vétérinaire « mixte » ?

Je crois n’avoir jamais donné la réponse attendue. Chacun me voit travailler avec son animal, et dans l’immense majorité des cas, parce que je suis calme et que j’aime ce contact avec mes patients, apprécie ma façon d’interagir. Et se dit que vraiment, j’aime les chiens/chats/chevaux/lapins/vaches/moutons/ratons-laveurs… Chacun en déduit que c’est son animal que je préfère soigner. Et à chaque fois, ma réponse surprend.

Si j’avais préféré les chats, ou les chiens, je serais dans une ville, sans doute de taille moyenne. Je n’assurerais sans doute plus mes urgences, profitant plus sereinement de ma vie personnelle le soir et les week-ends. Je ferais sans doute plus de médecine complexe, quoi que je sois déjà pas mal servi, et aucune vache ne me crépirait de lisier, aucun cheval n’essaierait de m’écraser contre un mur, et je n’aurais pas à me poser des questions compliquées mêlant santé, bien-être animal, revenu de l’éleveur et santé publique.

Si j’avais préféré les chevaux, j’aurais poursuivi mon projet initial lorsque j’étais entré à l’école vétérinaire, et... je me demande bien où je serais aujourd’hui. J’imagine que j’aurais pu être vétérinaire dans une grosse structure, spécialisé dans les boiteries des chevaux de sport. Allez savoir.

Si mon intuition initiale s’était confirmée, je serais resté dans la région d’élevage où l’on m’a formé à l’obstétrique et à la médecine bovine. J’aurais été, je crois, très impliqué dans des organismes techniques et sanitaires. Passionné par les interactions complexes qui font la réussite – ou l’échec – d’un élevage, amoureux, en quelque sorte, de ces gens qui consacrent leur vie à ce paradoxe : élever des bêtes qu’ils apprécient, en sachant très bien leur destination finale. Et nourrir les gens.

Mais aucun de ces projets ne m’a suffi, et les années l’ont confirmé : ce que j’aime, c’est l’infinie variété des situations professionnelles que je rencontre. Même la gestion de ma « petite » clinique. Passer du cochon d’Inde au taureau, du cheval en colique à la broncho-pneumonie d’un chien, d’une virose féline à la préparation d’un audit d’élevage laitier.

Ce que j’aime, c’est l’humain à travers l’animal, cette rencontre qui montre le meilleur, et le pire.

Ce que j’aime, c’est l’animal qui révèle l’humanité.

jeudi 29 août 2019

Un jour de repos

J’ai mal au crâne. Un genre de coton autour des yeux. Probablement une petite insolation. Allongé dans mon lit, j’erre sur les réseaux sociaux. Nous sommes samedi, il est 22h, mon astreinte a démarré depuis 3 heures, à la fermeture de la clinique. Jusque là, tout va bien. A peine deux appels, gérés sans difficulté au téléphone. Aujourd’hui, je ne travaillais pas. Pas vraiment. J’étais d’astreinte la nuit précédente, comme les trois d’avant et les douze prochaines (les vacances des autres, c’est atroce). Hier, il y a bien eu cet appel lunaire vers 23h, d’un homme qui avait trouvé un chat « avec de drôles de convulsions, et qui hurle bizarrement, au milieu de la rue, mais ce n’est pas le mien, non, je ne peux pas vous l’amener il a l’air agressif, vous pourriez venir ? Nous sommes dans la rue qui monte ? »
Je m’étais donc lancé dans cette improbable expédition, armé d’une boîte à chats, d’une serviette éponge et d’une paire de gants en cuir. J’avais descendu à pied la rue qui monte, il y avait 4 ou 5 personnes qui riaient et discutaient fort dans la lumière des phares. Leur voiture barrait le bas de la rue. Un peu plus haut, dans le caniveau, il y avait le chat. Manifestement accidenté, du sang autour de lui, conscient, très algique, très stressé, peu agressif mais dangereux par peur, je lui avais posé la cage devant le nez, il s’était jeté dedans, couvert de merde et de sang, en me crachant dessus. Pour attraper un chat terrorisé, incapable de s’enfuir, l’astuce, c’est de lui offrir un refuge. J’avais fait forte impression sur ces voisins qui m’avaient appelé, en tout cas. Ils avaient bien une idée du propriétaire, mais il n’était pas là. On verrait le lendemain.
J’avais pris congé rapidement, j’étais rentré à la clinique, j’avais ouvert la boîte à chat dans une de nos cages. Le chat était tellement stressé que je pouvais le manipuler. Pas anesthésiable, mais de toute façon, il n’était pas temps de pousser le diagnostic. D’abord, gérer la douleur. J’avais réussi à placer toutes mes injections, il était tellement mort de trouille qu’il ne pensait pas à mes aiguilles lorsque je lui cachais la tête sous la serviette. J’avais tout noté sur une feuille scotchée à l’écran de l’ordinateur de l’accueil (fiche informatique 2019, modèle minuit). On verrait le lendemain.
Aujourd’hui, quoi.
Aujourd’hui, je ne travaillais pas. Enfin, juste en seconde ligne. Ma collègue gérait la clinique, en tout cas la canine, j’interviendrais seulement en cas d’urgence ou de visite sur des bovins ou équins. En cette saison, peu de risque. Certes, il y avait la chasse, mais j’espérais que la chaleur prévue la ferait cesser rapidement.
A 9h30, je restais seul à la maison avec mes enfants. A 9h45, je leur suggérais de s’habiller, au cas où on m’appellerait : il faudrait partir vite. A 10h, le téléphone sonnait : 5 chiens de chasse, et le planning standard déjà saturé. C’était pour moi !
J’arrivai en même temps que les chiens de chasse à la clinique. J’y abandonnai mes filles à leur sort, laissant un message à ma moitié pour qu’elle sache où les retrouver. Les adultes seraient trop occupés pour regarder : je ne savais quelles aventures elles sauraient inventer.
Le premier chien de chasse avait une plaie à la tête qui saignait beaucoup, et comme il s’était joyeusement ébroué en montant sur la table, il nous avait constellé de taches rouges, tout comme le sol, les murs et les meubles. Je n’ai pas vérifié le plafond. Il s’était ensuite débattu en entendant le bruit de la tondeuse, en rajoutant donc une couche, j’avais fini par abandonner et poser le cathéter au milieu des poils. Il fallu l’anesthésier pour que cesse la constellation hémorragique. Ma blouse et mon visage étaient couverts de taches de sang. Le chasseur aussi. Plusieurs fois au cours de la première heure de suture, j’ai vu mes princesses passer la tête par l’une des portes de la salle de chirurgie. Je les ai invitées à rester pour regarder si elles le souhaitaient, elles sont reparties sans mot dire. Il y a quelques années, l’aînée assistait à ces séances de couture, de pneumothorax, de ventres ouverts et de membres démontés dans les bras des chasseurs. Elle avait six mois. Aujourd’hui, elle ne reste pas. Mais je sais que tout à l’heure, elle me demandera : « est-ce que tu les as sauvés, ceux-là ? ».
Aujourd’hui, oui, je les ai sauvés. J’achevai le dernier point à midi, une bricole sous anesthésie locale. Les autres chiens s’étaient bien réveillés, tout le monde pouvait rentrer. Du spectaculaire, mais rien de grave. Par contre, mon assistante m’avait ajouté deux visites : deux vaches à voir chez une éleveuse, et un chien en fin de vie, pour une euthanasie à domicile. Pour 14h. Je lui demandai de les appeler, je préférai y aller maintenant. Comme ça, je serais tranquille pour gérer les prochaines urgences cet après-midi. Ou rester paisiblement chez moi.
A 12h15, je garais ma voiture chez Mme Estours, l’éleveuse. 32°C sur le thermomètre de la voiture, les chiens de chasses étaient forcément tous rentrés, je n’en aurai pas d’autre à réparer.
Je commençai par voir une vache qui se remettait mal d’une mammite. Transit en berne, rumination presque au point mort, rumen impacté. Une pompe à bras, un long tuyau, et j’envoyai 20 litres de flotte additionnée de sels et de 2 litres d’huile de paraffine dans sa panse, histoire de déboucher la plomberie. Tant qu’à y être, elle me montra une autre vache, une boiterie récente, elle espérait un panaris ou une autre bricole. Je pensai plutôt à une lésion haute. Un bras dans son rectum, je lui demandai de la faire marcher. Les craquements ressentis à l’intérieur de son bassin me confirmèrent mon hypothèse : fracture du pelvis. Du repos, un sol stable, pas d’autres vaches, et elle s’en remettrait sans doute assez bien. Juste assez pour être dans les dernières à partir, car au fil de la visite, l’éleveuse me confirma ce qu’elle annonçait depuis longtemps : sa cessation d’activité prochaine. Ses fils ne reprendraient pas de bétail. Une ferme de moins. Une de plus. Cela fait des années qu’à chaque visite, elle m’explique la dernière crasse administrative inventée. Les conditionnalités des primes, les documents, les délais, les petites lignes. Le prix du lait. « A 67 ans, vous croyez vraiment que je suis capable de les gérer, leurs entourloupes ? S’ils veulent nous faire crever, qu’ils nous le disent au lieu de faire semblant ! »
Mes nuits vont continuer à s’apaiser, mais me restera-t-il encore longtemps des vêlages à raconter ?
A 13h15, j’étais assis à une table de jardin sous un saule pleureur. Je caressais une vieille saucisse qui ne savait pas trop si elle devait m’aboyer dessus, m’ignorer, vivre, mourir ou aller manger. La vieillerie incarnée, avec un cancer inopérable. Ce matin, elle avait fait une longue et épuisante crise de toux, ils s’étaient décidé : c’était terminé. Son indignation en constatant que j’osais débarquer chez elle au lieu de rester enfermé dans la clinique où ses maîtres s’obstinaient à l’amener régulièrement les avaient fait douter.
J’avais écouté l’avis de chacun : les grands-parents, les enfants, les petits enfants. J’avais questionné, assis en rond sous le saule, au bord du canal du moulin, à une table de jardin autant de guingois que la vieille bicoque et leur chien. Nous avions conféré. La conclusion, finalement, serait que la mort pouvait bien attendre, ce que la vieille chienne avait confirmé en allant vider sa gamelle d’une démarche incertaine.
A 14h00, j’étais chez moi, j’avais mangé. On ne me rappelait pas. J’allais donc pouvoir me consacrer à massacrer des ronciers à la débroussailleuse pour excaver les clôtures qui se dissimulaient, je le savais, quelque part en dessous. Pour faire tomber les ronces qui partaient à l’assaut des noyers, accompagnées de lianes indéterminées. A 17h00, trempé de sueur, j’achevais le dernier roncier. Ma femme me tendit le téléphone et 1/2 litre d’eau : « un vêlage chez M. Garbet. »
Un vêlage chez M. Garbet, ce serait probablement une césarienne. L’ambiance serait différente de chez Mme Estours à midi. Ici : 200 vaches, autant de vêlages, de grands bâtiments, et des gens très déterminés. Je me garais devant l’une des trois stabulations, la plus petite, celle des « tantes », les vaches laitières utilisées pour faire téter les veaux de lait. Entre les barrières, une montbéliarde. Autour des barrières, le patriarche, sa belle-fille, sa petite-fille.
Je su que j’allais suer. J’enfilai ma combinaison en plastique, mes gants. Une exploration vaginale : une torsion utérine, col fermé, irréductible. Césarienne inévitable. Tous soupirèrent, puis le ballet commença : deux seaux, de la paille propre, la cordelette pour attacher la queue de la vache à son jarret, histoire d’éviter qu’elle colle son toupillon plein de merde dans la plaie chirurgicale, la corde entre les jarrets, pour limiter les coups de pied. J’injectai des tocolytiques pour faciliter la manipulation de l’utérus : première mauvaise surprise, la vache me bondit dans les bras. Une pince mouchette plus tard, je lui rasai le flanc, puis le désinfectai. Lorsque mon aiguille toucha sa peau pour l’anesthésie locale, elle rua à nouveau dans les brancards. Il allait falloir la sédater. Pour elle, et pour nous.
La césarienne à proprement parlé se déroula sans réelle difficulté. Anesthésier le cuir et le muscle, inciser, écouter mon téléphone sonner, repousser les intestins à leur place, réduire la torsion utérine, repousser les intestins à leur place, inciser l’utérus, écouter mon téléphone sonner, repousser les intestins à leur place, extraire le veau, le réanimer, sortir l’utérus du ventre, écouter mon téléphone sonner, recoudre l’utérus, le remettre à sa place, suturer le premier plan musculaire, écouter mon téléphone sonner, regarder la vache tomber au sol, l’insulter, écouter mon téléphone sonner, détacher les cordes, se dire qu’évidemment, il fallait que comme les tartines, elle tombe côté confiture (mais heureusement le plan musculaire profond était suturé…), puis l’aider à se relever, écouter mon téléphone sonner, nettoyer et désinfecter la plaie pleine de fumier, faire la deuxième suture musculaire, puis la cutanée, écouter mon téléphone sonner, injecter antibiotiques et anti-inflammatoires, vérifier le veau un peu sonné et puis, prendre congé. Après avoir enlever mon t-shirt totalement détrempé, façon sortie de machine à laver sans essorage.
Ah : et écouter les 5 messages sur mon répondeur. Passant de « AAAAAAH c’est affreux » à « AAAAAH mais pourquoi vous ne répondez pas ?» puis à « Bon ben je pars ailleurs ». Rappeler ceux dont je ne savais pas s’ils avaient trouvé un confrère ou une consœur, et puis, une fois avoir tout géré, rentrer à la maison.
Il était alors 19h et quelques, l’heure de terminer cette journée de repos et de débuter l’astreinte. Après avoir lancé une machine à laver.

Veau montbéliard

lundi 15 juillet 2019

Tu l'attendais

Chancelant et espérant, tu te tenais devant la porte de mon chenil. Avec ta tronche de griffon déshydraté, tes poils blancs et tes yeux enfoncés, tu guettais à travers cette vitre, sans trop savoir ce que tu observais. Tu savais juste que c’était par là qu’il s’en était allé.
Dans ta vieille caboche de chien obstiné, tu savais juste qu’il était parti, tu voulais juste le retrouver. Tu étais tombé de ta cage, pour t’évader, tu avais glissé, tu t’étais relevé. Je t’avais doucement accompagné.
Tu attendais.
Tu l’attendais.
Et moi je lui téléphonais, je lui disais, qu’il n’y avait plus rien, à espérer. Je lui disais que tu souffrais. Que tu mourais de faim, que tu mourais de soif. Que tu t’en allais.
Et toi, toi tu aurais bien voulu t’en aller, marcher, sans savoir où tes pas te conduiraient, mais tu étais resté ici, avec moi. Tu n’avais lancé qu’un regard indifférent à ma tondeuse, à mon garrot et à mes seringues. Tu ne me regardais pas, tu ne m’entendais pas.
Tu te tenais devant cette porte, tu attendais comme attendent tous les chiens, comme ils attendent toujours les humains. Tu espérais, inconditionnellement. Tu te rappelais les sangliers, les courses dans les bois, dans les prés. Les caresses, le canapé. Ta vie de chien, sa vie d’humain. Pour toi son salon, pour lui l’usine, pour vous, parfois, les évasions dans les champs et les bois. Dans les ronciers. Chasser. Combien de fois t’ai-je recousu ? Combien de nuit as-tu déjà passé ici, avec moi ? Déjà, déjà : tu l’attendais. Mais alors, alors : toujours, il revenait.
Il ne viendra pas.
Il pleure, je le sais, j’ai entendu sa voix se briser. Il pleurait comme pleurent ceux qui n’osent pas pleurer. Il savait que tes reins avaient lâché.
Alors je me tiens assis à côté de toi, devant cette porte, je t’ai regardé espérer, je t’ai contemplé, dans toute ta caninité, je t’ai contemplé devant ton reflet, et j’ai injecté. Quand tu as chancelé, je t’ai accompagné, je suis là pour toi, pour que tu tombes dans mes bras. Déjà, tu n’y voyais plus, qui sait ce que tu percevais ? Qui sait ce que tu perçois ? Je me rappellerai de toi, de tes courses dans les bois.

mercredi 2 mai 2018

Trop vite

Il est presque 14 heures. Un dimanche de garde comme les autres, entre averses – quand je suis dans les prés - et trop timides rayons de soleil – quand je suis dedans. Le téléphone sonne, encore. Je sors à peine de table. Je suis d'astreinte et j'en ai marre. J'en avais déjà marre en me levant, et pourtant, je n'avais pas été dérangé de la nuit.
Je reconnais la voix de M. Livenne. Il est hésitant.
« C'est ma chienne. Elle est à terme, et elle a été prise par un gros mâle, je suis inquiet. »

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dimanche 22 octobre 2017

Une chose. Un nuisible. Du bétail. Un compagnon. Une personne. Comment la perception de l'animal change dans la France rurale.

Titre original : From the « thing », the « pest » or the livestock to the pet or « the animal as a person » : how the perception of the animal changes in rural France

Cette conférence a initialement été écrite pour le congrès vétérinaire de Leon au Mexique, en septembre 2017, où j'ai été invité pour deux conférences suite à la traduction de mon livre en espagnol. Le président du congrès, le Dr Cesar Morales, a voulu proposer des conférences plus « sciences humaines » qu'habituellement. 17000 personnes, 27 conférences simultanément pendant 4 jours… et pour moi deux conférences en anglais, devant des hispanophones.%%%
Cette conférence a été pensée pour un public de vétérinaires qui connaissent aussi bien notre métier en France que je connais le leur au Mexique (spoiler : pas du tout). Mon objectif est de décrire et de donner quelques pistes de réflexion, à approfondir dans la seconde conférence, consacrée au conflit entre questions éthiques et économiques dans notre métier.

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lundi 3 juillet 2017

Ils gisent

Elle gît. J'observe sa tête posée entre ses deux pattes, son corps amaigri, son poil terni. Elle m'attendait sur la terrasse, à l'ombre d'une table, incapable de bouger. Ils m'attendaient autour d'elle. Il n'y avait plus rien à dire. Pas de surprise, pas de colère, pas d'incompréhension. Simplement, la fin. Attendue.
Sur la terrasse de la maison, j'essaie d'entendre son cœur tandis que passent, indifférents, voitures et camions qui couvrent mon auscultation.
J'attends le silence. Enfin. Ni voiture, ni camion.
Ni cœur.

Il est si facile de tuer. Tout s'est, vraiment, très bien passé. C'était une bonne mort.

Lorsque je rentre à la clinique, mes pas me dirigent vers le bloc. Il est toujours là. Lui aussi, il gît. Couché sur le côté, son pansement autour du corps, on pourrait croire qu'il dort encore. Mais le concentrateur d'oxygène est éteint, le circuit est débranché. Il est extubé. Il a encore son cathéter, sa perfusion, même si elle est arrêtée. Près de son corps, deux seringues, une aiguille, posées sur le métal de la table de chirurgie. Un gant retourné. Un stéthoscope. Sous lui, le tapis chauffant qui l'a accompagné pendant toute l'opération. Une petite serviette, aussi. Au-dessus de son corps, le scialytique semble le veiller. Tout est éteint, mais les grandes baies vitrées baignent de lumière son pelage tigré, son épaisse fourrure dans laquelle, hier, encore, je plongeais mes mains lorsque j'essayais de le rassurer. L'inox de la table brille tout autour de lui. Il est resté comme je l'ai laissé, lorsque son cœur l'a abandonné : silencieux, enfin apaisé. Je regarde à nouveau la cuve de chaux sodée et les tuyaux de la machine d'anesthésie. Le scialytique. Mes témoins. Je m'assieds, et, par réflexe, je reprends le stéthoscope. L'absolu silence là où cela devrait taper, souffler, grouiller et gargouiller. Le délicieux et répugnant vacarme de la vie, contre le silence sans nuance.

Il y a deux heures à peine, son cœur battait, il se réveillait. Je le veillais depuis une trentaine de minutes, seul dans la clinique, attendant le moment où je pourrais, en conscience, le laisser. Je n'aimais pas sa respiration, je pressentais que les choses allaient mal se terminer. Accélérations cardiaques, ralentissements, régularisations, des respirations spastiques puis à nouveau harmonieuses… son cœur a finalement perdu le rythme, et il ne l'a pas retrouvé. Je pouvais bien masser et m'exciter sur mon ballon d'oxygène, mes seringues et ses tuyaux. Il ne s'est jamais réveillé. Près de trois heures de chirurgie après deux jours d'hospitalisation, pour… rien.

Pas pour rien, non : il fallait tenter. Après l'avoir stabilisé et vaincu l'état de choc, il fallait lui laisser le temps de récupérer, puis attendre que nous puissions opérer, dans les meilleures conditions. Il fallait opérer, de toute façon. Ou décider d'abandonner, et l'euthanasier. Tout arrêter ? Alors qu'il n'avait que quatre ans et que nous avions une vraie chance de le sauver ? Je me suis impliqué, je l'ai... porté. Le matin, à midi, le soir, la nuit aussi. J'ai surveillé les drains, je l'ai caressé, je lui ai donné des médicaments avant de prendre le temps de me faire pardonner, jusqu'à l'entendre ronronner. J'ai rassuré ses propriétaire sans jamais leur mentir, je savais que les choses pouvaient mal se terminer. D'autres que lui… s'en sont sortis. J'ai l'impression de les avoir trahis, en les accompagnant dans la décision d'opération, en insistant sur les chances de le sortir de là. J'ai l'impression de lui avoir fait défaut, aussi. On ne demande jamais son consentement à un animal. Et de toute façon, ils hurlent tous non, de toutes leurs forces, même si, souvent, ils font confiance. J'accepte de ne pas les écouter parce que je sais que je peux les guérir, que je peux les sauver. Je le sais. Je sais aussi que je peux avoir tort. Je joue avec les probabilités, je tente ma chance, et la leur. J'apprends l'humilité. Je ne veux pas regretter de n'avoir pas essayé, mais je ne veux pas infliger à un animal une souffrance qui ne serait pas justifiée. Drôle d'équilibre.

Depuis sa mort, je cherche. Ce que j'ai pu rater, ce que j'aurais pu mieux faire, ce que j'aurais pu décider. Je ne trouve pas de vrai mauvais choix. Pas non plus de décision justifiée mais malheureuse. Les choses ont suivi leur cours logique, nous avons bien travaillé, et il est mort. C'est tout.

C'est tout et comme toujours, c'est insupportable. Je pense à ceux qui l'aimaient, qui sont venus le voir jusqu'à l'ultime instant, pour son endormissement, qui voulaient m'entendre dire que oui, nous allions, j'allais le sauver. J'ai, nous avons échoué.

Il est tellement difficile de les sauver.

jeudi 6 avril 2017

Trois minutes

Lucie est penchée, concentrée, sourcils froncés, elle cherche l’angle pour son aiguille, elle cherche vite, elle cherche bien, ou en tout cas, elle cherche le bon compromis entre les deux. Les mains sur le ballon de la machine d’anesthésie gazeuse, je commence à plaisanter, à encadrer M. Lhers, le propriétaire de Ténor. Non, il ne rentrera pas à la maison ce soir. Oui, ça va bien se passer. Non, nous n’avons vraiment pas terminé. Oui, c’est quand même bien la merde, mais c’est un pneumothorax comme un autre. M. Lhers est chasseur, de sangliers. Jeune, et inquiet. Il y a sa femme avec lui, et sa fille. Ténor, c’est aussi le chien du canapé. Alors je lui explique.
Non, ce n’était vraiment pas « juste un petit trou » et oui, vous avez bien fait de nous l’amener pour contrôler. Enfin ça, vous l’aviez deviné quand vous avez vu le sang couler lorsque le chien s’est assis sur la table, quand il a soupiré. De toute façon, avec les sangliers, c’est toujours la même histoire : les grandes plaies sont superficielles, les petites perforations sont profondes et parfois vicieuses. Et quand elle se situent au niveau du thorax… et bien on arrive quand même à être surpris de voir un trou de 7 cm de long entre deux côtes avec un point d’entrée grand comme une pièce d’un euro, mais disons qu’on s’y attend. J’explique en souriant.

Quand tout a commencé à merder, j’ai récapitulé : Ténor s’était assis, et avait poussé ce profond soupir. Il saignait, ma consœur Lucie avait fait la compression. J’avais posé le cathéter, Hélène, notre ASV, m’avait tendu la tubulure déjà purgée. Chlorure de Sodium. 0,9 %. Perfusion branchée, nous n’avions pas réfléchi. Débit moyen plus. Pré-médication très légère, juste de quoi sédater et potentialiser ce qui allait venir ensuite, avec un truc qu’on pourrait antagoniser. Un α-2. Dépresseur cardio-respiratoire, un peu, mais nous avions besoin de tranquillité. Nous n’avions pas encore pris la mesure des dégâts, nous n’en étions qu’au petit trou au niveau du bas du thorax après un coup pris à la chasse. Ténor tentait vaguement de se relever, conciliant l’envie de s’asseoir, la fatigue, la douleur et l’irrépressible compulsion de nous faire la fête. Remuer la queue, remuer la queue, envoyer un grand coup de langue, agiter ses moustaches de griffon croisé bleu croisé portes et fenêtres. J’avais envoyé l’agent d’induction, alfaxolone, pour le faire tomber. Vite, juste assez loin pour pouvoir l’intuber. Pas assez ?
- Vous allez lui mettre la sonde dans la trachée ? m’avait-il demandé d’un ton discrètement contrarié.
- On va faire comme si c’était un pneumothorax. Et si c’était juste un p’tit trou, et ben il sera réveillé dans dix minutes.
J’avais tenté une première fois. Pas moyen d’étirer sa langue, il ne dormait pas assez. J’avais injecté un peu plus. Encore un peu. Juste assez. Il avait toussé un petit coup, un réflexe, Hélène avait étendu sa tête sur son cou, j’étais passé. J’avais gonflé le ballonnet, vérifié l’étanchéité tandis qu’elle branchait le circuit semi-ouvert, avec l’oxygène – 2 L/min – et le sevoflurane – 5 % pour commencer, rapidement abaissé à 3. Un peu de morphine, par voie sous-cutanée. Lucie avait déjà tondu, et nettoyé. Elle coupait avec ses ciseaux pour explorer le trajet de la défense, aller jusqu’au bout de la blessure. L’ouverture cutanée faisait désormais 20 bons centimètres. Elle découvrait la coupure de 7 centimètres entre les deux côtes. Dès que la peau s’était ouverte sur la blessure, l’air s’était engouffré entre les poumons et les côtes, dans cette cavité virtuelle, entre les plèvres, et les poumons s’étaient effondrés. Collapsus. Ténor s’était mis à respirer plus vite, plus fort, et sans plus aucune efficacité. C’est le vide qui « colle » les poumons aux côtes. Nous venions de le rompre. Alors j’avais commencé à ballonner. Mon univers : un ballon, une valve, un débitmètre, des muqueuses – rosées ? - un stéthoscope, juste à portée. Hélène tendait à Lucie des compresses, des fils – pas mon problème. Mais elle allait galérer pour recoudre, car la dent avait tranché les muscles au ras de la côte, sans rien lui laisser pour suturer. Il allait falloir qu’elle aille chercher les tissus par-dessus pour les ramener sur la plaie.
Et jusque là, tout s’était très bien passé.

Elle avait suturé jusqu’à presque terminer son surjet triplement arrêté. Il ne restait plus qu’une petite ouverture dans la paroi thoracique. Ténor dormait parfaitement. Juste le bon moment pour bloquer la valve et gonfler le ballon. J’allais mettre la pression pour gonfler les poumons, Hélène allait appuyer sur le thorax pour chasser l’air, tandis que Lucie allait serrer son nœud et rétablir l’étanchéité. Et puis j’avais réalisé : il n’essayait plus de respirer ? Et puis j’avais regardé les muqueuses. Grises. Bleues. Violacées. J’avais arrêté de discuter, j’avais tout stoppé. J’avais écarté ma consœur et sauté sur le stéthoscope. Depuis combien de temps ? Depuis combien de temps n’avais-je pas vérifié ? Pas de battement. Il était arrêté. Dix secondes. Pas de battement. Pas un putain de battement.

- ARRÊT !

Je serais le capitaine de réa.

- Hélène, tu bouges ! Lucie, coupe le gaz, fais sauter la valve, monte l’oxygène !

Nous serions l’équipe.

J’avais commencé à masser. Masser : sur cette table trop haute : donner des coups de poing, vite, très vite sur le thorax. Très fort, sur le cœur. Marteler. Déjà, envisager de faire pêter les sutures pour masser le cœur, directement. Essayer de me rappeler les TP de réa.

Mais d’abord, frapper. A m’épuiser. Et diriger : « Antisedan, 0,15, IV, perf à fond ! »

- Sylvain, Dopram ?
- Envoie, envoie, ou plutôt non, remplace-moi ! Je fatigue déjà. J’envoie !

Une minute, déjà ?

- Arrêtez !

J’écoute. Toujours rien.

- Tape !

J’envoie l’analeptique cardio-respiratoire, je réfléchis, est-ce qu’il faudrait de l’adré, est-ce qu’il faudrait… quoi ? De toute façon, masser. Lucie tape bien, très bien. Dents serrée, colère rentrée. Je prends l’extrémité de la sonde trachéale à pleine bouche, j’insuffle, il n’y a pas de vide pleural là-dedans, est-ce que le massage suffit à apporter assez d’oxygène ? Je souffle, je souffle, respire !

- Sylvain, je fatigue.

Je prends sa place, et je tape, je tape, je tape, je vois du coin de l’œil le propriétaire de Ténor qui se tient à la porte du bloc, qui revient de sa pause clope, celle qu’il a prise juste après mes explications, quand tout se passait au mieux, mais qu’on allait le garder.

Je tape, putain de chien. On arrête. J’écoute. Toujours rien. Deux minutes ? Les muqueuses restent sales, un gris foireux de bleu.

Rien.

- On tape !

Je tape, Lucie souffle, je souffle, Lucie tape. Je tape et je serre les dents, je hurle en dedans parce que je ne peux pas hurler en dehors, il ne peut pas, je ne veux pas, il ne peut pas, je ne veux pas. Je tape, je déroule toute la violence que je ne peux pas laisser exploser.

Trois minutes ? J’écoute.

J’écoute. Il y a le chien sur la table, il y a moi penché sur lui, il y a Lucie et Hélène et M. Lhers et sa femme et sa fille dans ses bras.

J’écoute. Il bat. Il bat bien, et régulier, je n’y crois pas.

- Il bat. Il bat ! IL BAT !

J’en chialerais. J’en chiale, d’ailleurs, j’ai laissé tomber mon stéthoscope par terre et j’ai regardé ses muqueuses, roses, son inspiration, profonde, puis sa respiration, rapide, et inefficace.

- Il bat, putain, il bat ! Rebranche le gaz, 2 %. On reprend, Hélène, tu ballonnes, je monitores, Lucie, tu sutures, putain, c’est super, bordel, on assure ! On l’a ramené. Quoi, trois minutes ? Trois minutes ?

Il y a des confettis et des feux d’artifices dans nos voix, il y a la fébrilité et la fierté et la concentration aussi, je bloque la valve, Hélène appuie sur le thorax, je bloque le ballon, nous chassons l’air de la cavité pleurale et Lucie finit son dernier nœud, nous venons de refaire l’étanchéité et Ténor respire bien, l’ASV prend le ballon, je saisis la boîte de drainage thoracique. J’insère mon drain dans la plaie, 15 cm de plastique qui filent dans le thorax, entre les côtes et les poumons, je branche le robinet à trois voie et la seringue de 60 mL, j’aspire l’air résiduel, je rétablis le vide pleural tandis que Lucie tourne autour de mes mains et de mon drain pour achever ses sutures. Toutes les minutes, je contrôle le vide. Il se maintient.

Il se maintient.

Ténor n’a pas fait de nouvel arrêt, il est rentré chez lui le lendemain. Et il va bien.

vendredi 20 janvier 2017

Fin de césarienne

Fin de césarienne

jeudi 17 novembre 2016

Chirurgie de guerre

J'ai aidé Christophe à monter son chien sur la table. Rocker : un genre de grand machin un peu maigre, content de me voir si l'on en juge par les battements réguliers de sa queue. Il respire un peu fort, son cœur bat un peu trop vite, un peu trop fort. Ses muqueuses sont d'un joli rose. Son maître maintient son T-shirt maculé de sang sur l'abdomen de Rocker. Je ne sais pas encore ce qu'il y a dessous, mais ne changeons rien : c'est dimanche, il est treize heures, il y a du sang partout dans ma clinique. Les chasseurs et leurs chiens sont lâchés, les sangliers sont au taquet. Et celui-ci, selon son maître, a le ventre perforé. Je pose mon cathéter, vite, très vite. Branche la perfusion, et injecte l'anesthésique. Un quart de dose. Le grand anglo vacille. Puis s'affaisse. Il n'aura pas eu besoin de grand-chose, comme souvent avec ces animaux fatigués. Je vérifie le cœur, et la respiration. Tout va bien. Un pas d'âne, pour maintenir la gueule ouverte, un laryngoscope, je visualise l'entrée de sa trachée et insère ma sonde trachéale. Il tousse, une fois. Pas de quoi repousser l'anesthésie.
Je bascule le chien sur le côté, sur la table de notre salle de préparation chirurgicale. Pour ces chirurgies sales, j'évite d'emmener les chiens au bloc, pour ne pas le salir. Il n'y a aucun objectif de stérilité quand le sanglier a défoncé le chien à coup de défenses, qui a ensuite continué, la plupart du temps, à courir dans la boues, les ronces et les ruisseaux. Il faut plus qu'une éventration pour arrêter un chien qui veut chasser !
La plaie est très petite. Il y a pas mal de sang, je ne sais pas trop pourquoi. Sur le côté de la dernière côte, elle est bouchée par un amas de mésentère – ce filet auxquels sont suspendus les intestins, très fin et très lâche (la crépine, en boucherie, qui fait de si jolie décorations sur les pâtés). Ça m'arrange : il bouche le trou et empêche que des choses plus fragiles soient exposées, ou que des saletés rentrent dans l'abdomen. Il va quand même falloir que je coupe tout ça, car ce bout de mésentère est très sale. Mieux vaut l'enlever que le remettre dans le ventre. Je suis tout seul, le chasseur attendant courageusement derrière la porte. Avec mes manipulations, un coup chirurgicales, un coup « pratiques », comme retourner le chien, lui attacher les pattes, régler le débit de la perfusion ou chercher une boîte de chirurgie, j'ai déjà changé trois fois de paire de gants. Je ne cherche pas être stérile, mais… restons propre. Je prends mes ciseaux, et je coupe la peau. Le chasseur, qui était rentré entre-temps, ressort précipitamment en entendant le son des lames qui coupent les chairs. La paroi musculaire, maintenant, en partant dans l'axe du corps. Intuitivement, à cet endroit, je me dis que c'est ainsi que ça tirera le moins sur les sutures à venir. J'ai une vue plongeante dans l'abdomen.

- Heu, ça vous dérange si je sors prendre l'air ?

Christophe est vert. Il s'enfuit.

Je coupe un peu plus. J'explore. Il y a deux côtes cassées. Non, trois. Coupées. Les flottantes, et une complète. Il risque d'y avoir… j'explore avec le doigt, inspecte, caresse, décolle… oui, un bruit d'aspiration ! Le diaphragme a été coupé au ras de son attache à la cavité abdominale, et l'air s'engouffre dans la cavité pleurale, cet espace censément vide et virtuel qui sépare les poumons de la paroi costale. Je saisis une grosse pince et attrape tout ensemble, pour limiter la fuite que je viens d'aggraver. Je jette mes gants, allume la lumière du bloc, oriente la table de chirurgie principale et y transporte Rocker, sa poche de perfusion entre les dents. Là, éclairage au maximum, concentrateur d'oxygène, machine d'anesthésie gazeuse : on vient de changer d'échelle. J'augmente le débit de la perfusion, et une fois tout mon matos transvasé, reprends mon exploration des dégâts. J'espère que Christophe va vite revenir, car je vais avoir besoin de lui. Oui, il y a une coupure sur cinq centimètre du diaphragme et des muscles de la paroi abdominale ou thoracique (on est à la limite), avec des bouts de côtes au milieu. Et ce couillon de chien qui remuait la queue !

Je crie un coup, Christophe vient voir. Il me découvre dans le bloc, avec tout l'attirail d'anesthésie gazeuse branché sur son chien, le bruit du concentrateur d'oxygène en fond sonore. Oui, c'est beaucoup plus grave qu'il n'y paraissait, oui, le chien peut y rester, oui, j'ai besoin de lui, oui, il peut regarder de l'autre côté. D'une pression sur son bras – encore une paire de gants foutue – je lui montre quelle force il devra appliquer sur le ballon du circuit d'anesthésie. Assez pour gonfler les poumons, mais sans les faire exploser, s'il-te-plaît. C'est son premier pneumothorax.
Quand nous inspirons, nos côtes se soulèvent, et nos poumons se gonflent parce que nos côtes se soulèvent, mais pas parce que nos poumons sont attachés à nos côtes : ils ne le sont pas. Entre les côtes et les poumons, il n'y a rien, juste deux membranes : la plèvre thoracique, qui tapisse la diaphragme, les côtes et les muscles intercostaux, et la plèvre pulmonaire, qui tapisse les poumons. Entre les deux, rien. Du vide. C'est parce qu'il y a du vide que ces deux plèvres restent collées sans être attachées l'une à l'autre, permettant le mouvement harmonieux de la respiration. S'il y a quelque chose entre les plèvres, le poumon ne se gonfle plus lorsqu'on inspire, il s'effondre – ce qu'on appelle un collapsus pulmonaire. J'explique tout ça au jeune chasseur en plaçant mes points pour refermer l'ouverture de la cavité thoracique. Vite, très vite. Et au moment de serrer le dernier nœud, je le fais appuyer sur la ballon du circuit d'anesthésie, ce qui fait gonfler les poumons, qui reprennent leur place tandis que j'appuie sur le thorax de rocker pour chasser un maximum d'air, avant de serrer mon dernier nœud. Ça a duré vingt secondes. Nous lâchons tout. Et observons. Rocker ne respire pas. Toujours pas. Je vois les battements de son cœur. Respire. Respire !
Il inspire, et expire ! Parfait ! Je jette mes gants, et pars chercher de quoi améliorer le vide pleural. J'insère une aiguille entre deux côtes, branchée à un tuyau et une seringue. J'aspire. Il n'y a presque pas d'air, nous avons parfaitement réussi le rétablissement du vide.

- Heu… je peux ressortir ?

Oui, oui, ce sera toujours mieux que s'évanouir ! Il y du sang partout. Nous avons piétiné dedans, il a coulé sur la table, j'ai plusieurs fois raté la poubelle avec mes compresses imbibées ou mes gants souillés. Le chien est littéralement ouvert en deux, avec vue sur son estomac et son mésentère.

Pourquoi saigne-t-il autant ? Pourquoi ses organes baignent-ils dans le sang ? Je n'ai vu aucune veine, aucune artériole pisser plus que de raison ? Je soulève, j'explore, je sors. Un organe après l'autre, les lobes du foie, le diaphragme, les intestins, la rate. La rate. Et l'estomac. Ce con de cochon a sectionné la moitié des vaisseaux qui relient la rate à l'estomac, au ras de l'estomac ! Ils ne saignent plus vraiment, mais maintenant, je comprends. Alors je ligature, je résèque, je nettoie, j'évalue et je referme. La rate vivra. Le chien aussi. Normalement.

J'explore une nouvelle fois la cavité abdominale. J'ai branché l'aspirateur chirurgical (et encore une paire de gants…), je tout vidé, tout nettoyé, rincé (une paire de gants). Ça saignote, de partout et nulle part. Je laisse tomber. Il est temps de refermer. La paroi musculaire, d'abord, ma coupure, puis celle du sanglier. Je pose un drain. La peau, ensuite, après plusieurs sutures filées, sous-cutanées. J'ai stoppé l'anesthésie gazeuse, mais maintenu l'oxygène. Recontrôlé l'analgésie. Les antibiotiques. Je prépare une cage, avec des bouillottes. Rocker est à 35,8. Ça reste admissible. Maintenant, il va se réveiller. Et je vais le surveiller, par la porte de la salle de préparation qui donne sur le chenil, en commençant à suturer un autre chien, bien moins gravement atteint...

Sang

vendredi 15 juillet 2016

Jour vingt-quatre. Motif : Asticots.

Jour vingt-quatre.

Motif : Asticots.

Le motif de consultation préféré de tous les vétérinaires : la verminière. Cette fois-ci, sur un colley. Un vieux colley. Un très vieux colley.

Ses propriétaires se dandinent devant moi, dans la clinique vidée de toute activité : il est 21h, c'est ma première urgence de la soirée, et, je l'espère, la dernière. Je n'ai même pas envie de parler. J'ai enfilé des gants, ouvert la fenêtre, et je ne respire plus que par la bouche.

Mon silence est sans doute pour beaucoup dans leur inconfort. J'imagine qu'ils se demandent ce que j'en pense. Ce que je pense d'eux. Ils viennent juste d'arriver dans un gîte des environs, des vacanciers qui ont eu le bon goût de ne pas laisser leur vieux derrière eux, mais qui l'ont clairement négligé. J'ai autre chose à faire que les accuser.

Je tonds avec application. Sur la table de consultation montée au maximum, le chien est couché, il ne sait de toute façon plus vraiment se lever. Arthrose, déficit neuro, incontinence, un sous-poil et un poil terriblement denses, il pue l'urine à en suffoquer. Sous les bourres, avec la chaleur, la peau et l'urine ont macéré. Les mouches ont pondu, et je soulève la queue. Je tonds le poil en dessous, autour de l'anus qui bée tandis que s'en échappent les asticots. Je continue sur le périnée, tranche la vermine avec le peigne de la tondeuse, il y en a de toute les tailles, de tous les âges, ils grouillent, ils roulent, ils s'échappent. Je bascule le chien sur le côté, je tonds entre les cuisses, je me dirige vers la verge, je parie qu'il y en aura aussi dans le fourreau.

Les vacanciers se dandinent. Ils sont horrifiés, ils sont fascinés. Leur adolescente de fille hésite entre le rire incrédule, l’écœurement et les larmes. Je lui explique. Que oui, c'est dégueulasse. Que la peau a pourri avec le sous-poil et l'urine, qu'il faut que tout ça respire, que comme il ne se lève pas, parce qu'il est vieux, et un peu paralysé, il faut le tondre, le laver, le savonner, le rincer, le sécher. Que personne n'a envie de rester dans ses excréments. Qu'il n'a pas vraiment mal, même s'il se dandine sous mes coups de tondeuse. Ça doit sévèrement gratter. Je tonds et tranche, les asticots tombent, grouillent et s'échappent, j'écarte deux bourres de poils et ils éclosent comme une fleur de charogne, il y en a sur la table, il y en a par terre. Je la rassure : non, il ne va pas mourir. Oui, il va guérir, même s'il y a des plaies, même si elles sont infectées. Les asticots n'ont mangé que les tissus nécrosés, ils ont irrité, mais ils ne vont pas le bouffer.

- Les petites bêtes ne mangent pas les grosses, pas la peine de t'écarter en sautant parce qu'il s'avance vers toi, celui-là.

Je repose la patte. Je change le peigne de la tondeuse, je soupire. Les lombes, maintenant. J'écarte les poils, j'attaque à la base, lentement, en tournant autour des bourres les plus tendues. Ils sont toujours là, partout, jeunes et maigres, ou gros et gras.

- Haha, on pourrait partir à la pêche, ose le papa vacancier.

Sa plaisanterie tombe à plat dans un silence gêné. Le halètement du chien, la tondeuse. Il n'y a rien d'autre à ajouter. Je tonds et tourne, je finis de lui nettoyer tout le train arrière, jusqu'à, enfin, arriver dans le poil sain.

- Le reste, c'est pour le toiletteur, ce ne sera pas du luxe. Moi j'arrête là pour ce soir.

Je prends la brosse douce, la vétédine savon, de l'eau tiède, et je frotte, je masse, je gratte. Je décroche les asticots, entiers ou tranchés, la peau est piquetée de milliers de petits points rouges, je décroche les œufs. Le chien se tord et se dandine, halète et me regarde, avec la patience de ces chiens qui crèveraient pour nous - et en silence, pour ne pas déranger. Il a de la fièvre, et les asticots sortent encore de l'anus lorsque je retire le thermomètre. Tant pis. Il les déféquera demain. Des antibiotiques, pour la pyodermite. De la cortisone, pour la douleur et les démangeaisons. De la pommade grasse, surtout, pour apaiser.

Il me reste le fourreau à nettoyer. Alors que je lui extériorise la verge, les asticots roulent et tombent. Il résiste, planque son pénis. J'insiste, il cède et je nettoie à l'éponge douce. Vétédine savon, encore, rinçage, pommade. Il ne résiste plus et se laisse soigner.

Des conseils, beaucoup de conseils. Quoi surveiller, comment gérer. Tout ce qui peut se compliquer. Mais je ne suis pas très inquiet, tout ça devrait bien se passer. Par contre, il y a certainement des choses à améliorer, ce chien doit être aidé et accompagné.

Dans le silence de la tonte et du nettoyage, je me suis demandé si je devais les engueuler ou les culpabiliser. En parlant à leur fille, j'ai pu esquiver, ou plutôt, j'ai pu expliqué comment gérer, sur le ton des généralités que tout un chacun connaît. J'ai pu leur faire réaliser. La négligence n'est que rarement de la malveillance… Et je crois pouvoir compter sur leur bonne volonté.

jeudi 14 juillet 2016

Jour ving-trois. Motif : A terme, pas bien.

Jour vingt-trois.

Motif : à terme, pas bien.

Je m'en serais vraiment bien passé. Il est presque 17h30 et je suis tout seul à la clinique avec deux ASV qui jonglent entre le téléphone qui ne cesse de sonner et un défilé de clients au comptoir. Le parking déborde, il y a des chiens et des chats partout, sans parler de ceux qui sont hospitalisés. Et je vois apparaître dans le planning un "à terme, pas bien".

Le vaccin de 17h30 est en retard. Je discute avec les propriétaires d'un chien hospitalisé qui sont venus en avance, organisant les deux prochains jours de son séjour parmi nous, puis j'avise une chienne manifestement prête à mettre bas qui titube sur le parking. Une petite croisée golden et plus si affinités, terrorisée, que son propriétaire finit par prendre dans les bras puis, sur un signe de ma part, apporter jusque sur ma table de consultation, shuntant la salle d'attente et les animaux dont je n'ai aucune idée de ce qu'ils fichent ici (une enquête ultérieure me confirmera que deux d'entre eux venaient juste chercher des anti-parasitaire et qu'un troisième reviendrait un autre jour pour des gratouilles). L'avantage d'avoir une urgence, c'est qu'un sonore "les filles, préparez-moi une perfusion s'il-vous-plait, on risque de devoir opérer" fait taire les râleurs pressés.

Je referme les portes pour pouvoir me ménager un espace de calme avec Fleur et M. Gat, son propriétaire. Fleur respire bien, mais une tache de fluides pigmentés de vert et de noir souille les longs poils dorés de son arrière train. La saillie a eu lieu il y a 62 jours, ce n'est pas un accident, et M. Gat m'explique que jusqu'à hier, elle allait bien, qu'elle était tracassée ce matin mais qu'il pensait que la mise-bas commençait, tout simplement.

Et il avait raison.

Je commence par enfiler des gants et tondre le magma de poils collés sur ses cuisses, sa queue et son périnée. La vulve est bien décrochée, bien dilatée. La chienne me parait chaude, même à travers les gants. Je vérifie : 40.4°C. L'abdomen est dur comme du bois. Je passe un doigt dans son vagin, effleure une patte, au loin, et une seconde, mais a priori pas de museau. Un siège ? Ça déconne dans les grandes largeurs. J'explique à M. Gat que nous allons commencer par faire une radio pour comprendre où elle en est, puis une écho pour savoir si les chiots sont en vie, et si oui, s'ils sont en souffrance. Ou plutôt : à quel point ils souffrent.

La salle d'attente me regarde passer en silence avec la chienne dans les bras. On se tait pour les bébés. Fleur se laisse porter, se laisse coucher, elle attend et subit, à moitié dans le gaz. Tandis que le numériseur de la radio démarre, je lui pose la perfusion préparée par les ASV. Un coup d'antibiotiques, un coup de corticoïdes[1].

Le cliché me montre trois chiots. Le premier est en siège, ils sont très gros, ils devraient passer mais cette position, pour une primipare, la dilatation gazeuse de l'utérus et mon incapacité à déterminer s'ils sont encore en vie ou pas - même si je n'y crois pas - décident de la conduite à tenir. Assister la mise-bas avec des médicaments favorisant les contractions ne sera pas efficace : il faut opérer, et vite. J'accélère le débit de la perfusion et tout en expliquant à M. Gat la suite des opérations, je lui demande de me confirmer s'il souhaite garder les chiots s'ils sont vivants, et s'il souhaite que je stérilise la chienne simultanément. Je confie Fleur à Perrine, qui, avec l'aide d'une stagiaire, va tondre et désinfecter son abdomen. L'autre ASV commence à vérifier le système d'anesthésie gazeuse et préparer le bloc.

- Il y a un autre chien qui est arrivé, il s'est fait mal en jouant et ils étaient déjà sur la route quand ils ont appelé, et il y a aussi un chien blessé, Mme Auvignon est là pour le vaccin, elle ne peut pas revenir un autre jour elle part en vacances, les résultats de Belle sont arrivés Mme Diège a appelé, qu'est-ce qu'on fait ?

On pleure ?

Je lui demande d'appeler mon associé. Il ne bosse pas aujourd'hui, mais ce n'est pas possible. Je ne peux pas gérer.

Lorsque j'arrive dans la salle d'attente, je vois Loustic et Mme Auvignon - le vaccin. Je lui explique qu'elle va malheureusement devoir attendre, car je vois sur le parking M. et Mme Assou qui arrivent en portant tant bien que mal leur berger allemand "qui s'est fait mal en jouant". Ses membres postérieurs pendant lamentablement, comme désarticulés. Moi qui me disais que j'allais leur dire de revenir demain, imaginant un bobo...

Je repasse la tête en salle de préparation, Fleur sera bientôt à point. J'emmène M. et Mme Assou directement jusqu'en salle de radio. Sensibilité superficielle diminuée, sensibilité profonde conservée, motricité ok, pas de douleur claire, proprioception nulle. Si ce n'est pas une hernie discale, Fleur n'a pas de chiots pourris dans le ventre. J'injecte des analgésiques, de la cortisone. Je fais mon cliché, confirme l'absence d'anomalie franche de la colonne et du bassin, il y a forcément une hernie discale. J'explique la prise en charge, lapidaire. Une consultation au pas de charge, mais je n'ai pas le choix. Cendre va rentrer chez lui avec ses maîtres et ils me tiendront au courant. En les aidant à le porter, je leur explique tout ce qu'il y a à surveiller et les invite à me rappeler. Dix minutes pour une hernie discale. Est-ce bien sérieux ?

- Payer ? Heu oui, mais un autre jour. J'ai pas l'temps. Prenez ces médicaments, appelez moi demain matin, je vous dirai quoi donner en fonction de son évolution.

De toute façon, il n'y a rien d'autre à faire.

Je retourne au bloc. La chienne est prête. Induction minimale, le matériel de réa est prêt, les ASV sont dans les starting blocks. Intubation, gaz. Elles la portent sur la table de chirurgie, contrôlent une dernière fois la machine d'anesthésie gazeuse. Je pose le champ, injecte un anesthésique local en traçante. Incision, sa respiration accélère. Je fais monter le gaz, et ouvre l'abdomen. A la ponction du péritoine, du gaz s'échappe. L'odeur est lourde, collante, écœurante, mais ne me fait pas fuir : l'utérus est percé et du gaz s'en échappe, mais ce n'est pas vraiment pourri. Il y a des bouts de placenta dans l'abdomen, et je vois une tête de chiot qui dépasse d'un bout de tuyau. J'extériorise l'utérus qui finit de se déchirer, je clampe toutes les artères et les veines, tout en sortant les chiots. L'un deux semble bouger. Mais non.

Perrine prépare déjà le liquide de rinçage et l'aspirateur chirurgical. Je commence à ligaturer un pédicule ovarien, en double, tout en retirant des bouts de placenta du mésentère. Je coupe, je retiens le moignon avec un clamp, et recommence la même chose du côté opposé. Ensuite, je coupe l'utérus au niveau du col, ligature les artères utérines puis suture le moignon utérin avec du mésentère. Un dernier contrôle, puis je libère tous les moignons. L'utérus déchiré en deux repose, avec les ovaires, dans une bassine à mes pieds. Rinçage. Une fois, deux fois, trois fois, je pars à la pêche aux fragments utérins et placentaires, puis après un dernier contrôle - rien ne saigne sérieusement - je finis de tout aspirer et commence par suture abdominale. Un surjet musculaire, doublé par des points en U, puis un surjet sous cutané et un surjet cutané. Vite, très vite : je veux la réveiller. Mon associé a fini de gérer les urgences, la chirurgie n'a pris qu'une petite heure. Il est temps de la réveiller.

Je reviendrai la voir cette nuit. Elle est vraiment, vraiment fatiguée. J'ajusterai les débits de perfusion et les analgésiques. Elle devrait s'en tirer. Si elle ne part pas en péritonite.

Note

[1] Je ne râlerai jamais assez contre la disparition des B-lactamines injectables par voie intraveineuse, qui nous prive des molécules les plus adaptées à ces urgences et nous oblige en plus à utiliser ces antibiotiques qui sont sensés être réservés à la seconde intention. Il faudrait utiliser par exemple une association d'amoxicilline et d'acide clavulanique, à la fois parfaitement adaptée aux germes les plus probablement en cause et inoffensif pour la mère et les bébés à naître. Un bête Augmentin IV. Qui n'est aujourd'hui plus accessible en dehors des pharmacies réservées aux hôpitaux. Je me vois donc contraint d'utiliser des fluoroquinolones, qui d'une me plaisent moins dans cette indication, de deux sont en théorie interdites en première intention sans analyse du germe en cause.

samedi 9 juillet 2016

Jour dix-huit. Motif : pas en forme.

Jour dix-huit.

Motif : pas en forme.

Il faut *clac* que je *clac* fasse *clac* attention *clac clac clac* à mes doigts. Ce terrier là est foutrement mal éduqué. J'aurais du me méfier quand j'ai vu sa propriétaire le tenir aussi mal. Elle m'avait dit de me méfier, mais il n'avait pas bronché lorsque je l'avais soulevé, puis posé sur la table, avant de le palper et l'ausculter. Elle retirait très vite ses mains dès qu'il tournait la tête pour me regarder, sans jamais soulever une babine. Je me disais qu'elle exagérait.

L'expérience.

J'ai réussi à esquiver le premier coup de dent. Je l'ai engueulé. Il s'est assis, m'a regardé d'un air bovin, a baillé. Lorsque j'ai recommencé à le manipuler, pas de problème. Jusqu'au coup de dent suivant. Ce coup-ci, j'en ai eu assez. Je ne peux pas l'examiner si je dois à chaque instant me demander s'il va me pincer, surtout en sachant que sa propriétaire ne le tiendra pas. Je suis certain qu'une contention convaincue suffirait. Je vais devoir m'en passer, et du coup, lui mettre un lien - une muselière nouée - autour du museau, pour enfin pouvoir travailler.

Bref. Il ne mange pas depuis hier. Il n'est pas en forme ce matin. Température - mesurée de haute lutte - 39.1°C. Contenu rectal normal. Rien à l'examen clinique général. Pas déshydraté. Traité contre les tiques avec un truc si efficace qu'il en rend la probabilité de piroplasmose presque nulle. En plus, ce n'est pas la saison. Je fais quand même un frottis, pour vérifier. Rien. Je contrôle les urines. Rien. Je reprends mon examen clinique : toujours rien.

Nous sommes de nouveau à ce point de bascule : faut-il aller plus loin, partir à la pêche au résultat sans savoir comment s'orienter, ou cesser là les investigations et taper bêtement à coups d'antibiotiques ? J'expose le problème à Mme Auroue. Elle me regarde, l'air un peu perdue.

- Mais c'est vous le docteur, c'est vous qui décidez.
- Je décide de vous demander. Il est jeune. En très bonne santé jusque là. Il est malade aujourd'hui, depuis cette nuit, mais il n'y a rien de grave et d'urgent. Je ne sais cependant pas du tout où chercher. Alors je peux faire des examens, mais quand on ne sait pas ce que l'on cherche, on risque surtout de ne rien trouver. Et ça peut coûter cher. On pourrait faire comme ça : je fais une prise de sang, juste pour avoir un échantillon, je mets ça de côté, je lui fais une injection antibiotique, en gardant en tête une maladie intestinale, et vous me direz d'ici demain comment il va évoluer. S'il guérit, parfait. On ne saura pas ce qu'il a eu, mais ce sera terminé. Si quelque chose de nouveau apparaît, nous saurons quoi explorer. Mais si nous voulons nous rassurer, nous pouvons au moins faire une Numération-Formule en plus, compter les globules. Cela peut donner de bonnes indications.
- Je préfère être rassurée.

Alors je demande un peu d'aide, et je fais la prise de sang. Centrifugation du tube hépariné... l'hématocrite est trop élevé. Je lance la NF. 60%. Il est déshydraté. Mais cela n'a pas encore de conséquence visible sur le tissu sous-cutané. Pas de quoi l'hospitaliser s'il est capable de boire et de tout garder. Les globules blancs touchent au 12000. C'est en faveur d'une infection bactérienne, sans réellement permettre de trancher. Je décide de traiter comme prévu. On verra demain. Le diagnostic n'est pas posé, mais le pronostic n'est pas mauvais.

jeudi 7 juillet 2016

Jour seize. Motif : épillet ?

Jour seize.

Motif : Épillet ?

Cette journée n'en finit pas. Non qu'elle ait été très chargée. Quelques consultations ce matin, dont un cas vraiment compliqué qui m'a occupé en fin de matinée puis a rogné quarante minutes de ma pause. Des bricoles en début d'après-midi, des contrôles, un vaccin de chiot, avec ses innombrables questions posées, et ses non moins nombreuses questions non posées. Un suivi de chimio, qui commence à déconner. Un cas de dermato. Un retrait de points. Des coups de fils pour appeler suite à des résultats, pour rappeler ceux qui m'ont laissé des nouvelles. Un dernier rendez-vous à 17h, pour un vaccin, et puis plus rien. Cet après-midi, à chaque début de consultation, j'ai regardé le planning et espéré ce dernier rendez-vous. Et puis quand il s'est achevé, et que j'ai pensé me poser, un autre est arrivé. Ulcère cornéen. Et un autre. Un bobo. Et encore un autre. Un épillet.

Est-ce que je suis seulement capable de m'en occuper ? D'être disponible, patient, souriant ? Attentif à l'animal et à son maître ? De trouver la douleur, et la soulager ? Bon, un épillet, je devrais y arriver. Je le sens, je commence à me mécaniser. Je fais attention en disant bonjour, je fais attention en serrant la main. Il faut que je me réveille. Je fais attention en soulevant Foxie, en la posant sur la table. J'essaie de ne pas me précipiter sur la blessure, de prendre le temps, de la caresser, de l'explorer. De discuter. Anamnèse, commémoratifs. Tous ces petits riens qui n'ont rien à voir avec le sujet. Fox est un border terrier, enfin une, et sous sa bouille griffonnée et ses airs de modèle pour publicité se dissimulent un caractère de cochon, option têtue comme une bûche.

Je la retourne sur le dos, pour observer la blessure signalée. Elle gigote, se trémousse, râle, grogne, pédale et griffe. J'ai eu le temps de mettre un coup de tondeuse. Sa propriétaire a du rattraper sa bretelle de soutien-gorge à moitié arrachée par Foxie en furie. Je laisse tomber. Me passe la main sur le visage, soupire, et appelle une ASV.

- Perrine, j'ai besoin d'aide s'il-te-plaît. Il va falloir six mains pour tenir cet engin.
Perrine est à l'accueil, en train de finir d'expliquer à une dame que castrer son chat serait une bonne idée.
- Boudu, six kilomètres, mon chat il a fait six kilomètres pour sauter une minette ! Docteur, vous en connaissez des gars qui feraient six kilomètres pour sauter une minette ?

J'en reste pantois.

- Je suppose que oui.
- Bouduuuu, moi j'en ai pas connu ! Au revoir !

Perrine se cache derrière le comptoir. Comme si personne ne la voyait se marrer.

Nous saisissons Foxie. Mme tient les pattes arrière, je prends un antérieur, Perrine un autre. Il y a effectivement un trajet fistuleux, sous-cutanée. Du pus sourd. Ce n'est pas très douloureux. Foxie pédale, mais sans conviction. Coincée. Sa maîtresse protège ses bretelles de soutien-gorge, je commence à presser. Un couinement, peu convaincant. Un peu de pus. Je suis persuadé qu'il y a un épillet. Nous sommes sous l'aisselle, le poil est long et emmêlé, cette saleté de graine au profil de harpon a du se planter. En biais. Filer par ici. J'explore. Avec ma pince, je m'enfonce dans la cavité de l'abcès. Foxie pédale un peu. Je pourrais l'anesthésier, au moins localement, mais les piqûres feront plus mal que mon exploration. J'en ai pour un instant. Il doit être… Là ! Je l'ai attrapé. Quatre centimètres de long, mais il a eu le bon goût de rester dans un axe sous-cutané. Je désinfecte, Foxie peut se relever. Une pommade, et il n'y aura plus besoin d'en parler.

C'est le troisième épillet de la journée. Les deux précédents étaient dans une oreille. Enfin, dans deux oreille. Une chacun. Mais comme je le détaille à la propriétaire de Foxie qui le regarde d'un air horrifié, nous en avons déjà trouvé dans l'abdomen, dans le vagin, entre les plèvres, et bien sûr dans les yeux ou dans les espace interdigités, voire entre les gaines tendineuses des avant-bras… La saison vient à peine de commencer.

mercredi 6 juillet 2016

Jour quinze. Motif : boit beaucoup.

Jour quinze.

Motif : Boit beaucoup

- Vous comprenez, mon voisin dit qu'il est diabétique. Alors du coup, il s'en est débarrassé : il me l'a donné ! De toute façon, ça change rien : c'est moi qui la nourrit, cette pauvre bête. Quand on était fâchés, avec le voisin, je lui balançais même les croquettes en cachette par-dessus le grillage. Notez, j'ai peut-être abusé. Il est grassouillet, non ?

Grassouillet ? Oui, c'est un euphémisme. Ce n'est pas une barrique, mais 28kg pour un poids idéal que j'estime à 22kg… très grassouillet.

- Il boit dix litres d'eau par jour ! J'ai mesuré avec le seau !

M. Beuve ponctue chacune de ses phrases d'un grand geste de la main, de haut, en bas. Dix litres ! Pim ! J'ai mesuré ! Pam ! C'est la première fois que je vois ces deux oiseaux. Ils habitent dans le même village qu'un véto retraité que je connais bien, qui n'avait manifestement pas envie de prendre parti dans leurs querelles de voisinage. Donc le diabète, il n'a rien voulu savoir. Je crois que c'est pour cela que M. Beuve tient autant à me convaincre.

- Diabétique !

De haut, en bas.

J'ai marmonné quelques mots et tenté de discuter un peu, mais M. Beuve ne m'écoute pas. Je chausse mon stéthoscope et me réfugie dans le silence concentré du praticien. M. Beuve agite encore un peu le bras, puis se tait. L'examen clinique ne révèle rien de particulier. « Le chien » - il n'a pas de nom – est un croisé de bergers divers et variés. Il a une dizaine d'années, il est plutôt en bon état, je ne relève qu'un discrète dermite allergique aux piqûres de puces et un testicule vaguement plus petit et plus mou que l'autre. Pas de quoi crier à la tumeur secrétant des hormones à tire-larigot.

M. Beuve est silencieux. J'en profite.

- Quand il boit, il vide toutes les gamelles, tout le temps, comme s'il ne pouvait pas faire autrement ?
- Non, il y revient 10 fois, 20 fois dans la journée. Mais il en laisse. M. Beuve secoue la tête.
- Et l'appétit, augmenté, diminué ?
- Oh ben normal, je dirais. Il mange, mais pas comme un glouton.

J'attrape le lecteur de glycémie, pique à l'oreille, fait sourdre une goutte de sang et vérifie. 0,95 gramme par litre.

- Il n'est pas diabétique.

Mon annonce assied M. Beuve. Littéralement.

- Mais… avec tout ce qu'il boit ?
- C'est une cause fréquente. La plus fréquente. Mais pas la seule.
- Je… je vais devoir le rendre ? Y m'l'a donné parce qu'il était malade, vous voyez. Parce qu'il avait du diabète.
- Ben il est toujours malade, jusqu'à preuve du contraire. Dix litres par jour, ce n'est pas rien.

Je suis désolé pour M. Beuve. Il m'irritait, il me peine, désormais. Le chien ne le lâche pas d'une semelle, tremblant de trouille mais rassuré par son nouveau (?) maître.

- Mais si c'est pas le diabète, docteur, c'est quoi ?

Pour ce corniaud de dix ans ? Une pré-insuffisance rénale, mais cela me semble trop. Trop d'eau. Un syndrome de Cushing, trop de cortisol produit par la glande surrénale ? Ou un diabète insipide[1], un dérèglement du fonctionnement d'une hormone régulant la production d'urine ? Ou juste un trouble du comportement ?
Le fait de mentionner les reins a fini de déprimer M. Beuve. Il voit très bien où aboutit une insuffisance rénale. Je remets le chien sur la table et prélève des urines. Un long tuyau dans l'urètre, une seringue, j'aspire. Le chien n'a même pas remarqué le sondage. Je lui lève la tête, tonds son cou, Perrine vient m'aider. Une prise de sang, un tube vert, un tube violet. Le chien ne bouge pas plus que pour le sondage urinaire. Je le repose au sol, il retourne se réfugier entre les jambes de M. Beuve. J'espère pouvoir les aider, ces deux là.

Tandis que l'analyseur réfléchit au taux de créatinine de l'échantillon que je viens de prélever, j'analyse les urines. Jaunes, très pâles, limpides. Quelques gouttes sur une bandelette, quelques autres dans le réfractomètre. Densité 1,006. Quasiment de la flotte. Dix litres, oui, peut-être. Je verse de l'acide nitrique au fond d'un tube en verre, et fait couler un millilitre d'urine dessus. Oui, une bonne réaction de Heller. Pas un disque blanc bien franc, mais un voile nuageux sur toute la hauteur de mes urines. Il y a des protéines. Beaucoup ? L'analyseur me le dira, en mesurant le rapport protéines sur créatinine urinaires. Le taux de créatinine sanguin, lui est normal. Quelques minutes plus tard, j'ai mon RPCU. 3,97. C'est trop, mais pas explosé. Une tubulopathie ?

- M. Beuve ?

M. Beuve se lève, tandis que je passe ma tête par la porte de la salle de consultation.

- Il n'est pas insuffisant rénal. Mais il y a d'importantes anomalies dans ses urines. Et pour l'instant, je ne sais pas exactement pourquoi.

M. Beuve hoche la tête. Me demande des précisions. Je lui dessine un glomérule, une hanse de Henlé, un tubule, un bassinet. Je lui explique d'où peuvent venir les protéines, lui précise d'où je pense qu'elles viennent, en insistant plusieurs fois : je n'ai pas de certitude, je n'ai pas de traitement magique, cela peut être grave. Et j'ai une question :

- Quels sont vos moyens financiers ? Parce qu'on peut lancer plein de choses, tout de suite. Là, on a fait l'indispensable dans l'immédiat. On sait qu'il n'est pas diabétique, qu'il n'est pas insuffisant rénal, on sait qu'il a des protéines dans les urines. On peut commencer par faire un traitement pour éliminer certaines causes, et vérifier dans une semaine. Ou alors je lance des analyses plus poussées, mais il faut que j'envoie ça à un laboratoire, que je vous envoie chez l'échographiste, que… bon on pourrait même faire des biopsies, des prélèvements de rein, mais ce ne serait sans doute pas très utile.

M. Beuve baisse les yeux.

- Comprenez-moi bien : le chien est malade. Ce n'est pas un diabète, et, bonne nouvelle, ce n'est pas une « crise d'urée ». Il a besoin de vous. Il a besoin de soins. Mais il n'y a pas d'urgence. On peut très bien commencer par ce traitement, voir son effet, et décider ensuite de ce que nous ferons. Ce n'est pas « mal le soigner ».

M. Beuve relève les yeux.

- Je vous propose qu'on lui donner des antibiotiques, pendant une semaine pour commencer. S'il a une infection urinaire – je pense à une leptospirose subclinique, malgré l'absence de glycosurie – il y aura beaucoup moins de protéines dans une semaine, et on pourra espérer le guérir, même s'il restera sans doute des séquelles. Si cela ne change rien, il sera toujours temps d'aller chercher plus loin.

J'aimerais vraiment faire cette électrophorèse des protéines urinaires. Mais on va attendre un peu. De toute façon, cela fait six mois qu'il boit trop.

- Vous savez docteur, moi, ce chien, je veux le soigner !

Pim !

Note

[1] Pour les p'tits curieux au fond : le diabète sucré et le diabète insipide ont été définis par le symptôme majeur (diabète signifie « passer à travers » en grec, ou un truc approchant, avec l'eau qui sort comme elle entre) et par le goût des urines, sucrées ou non. Contrairement à la légende, les médecins, pas plus dévoués à l'époque qu'aujourd'hui, ne goûtaient pas les urines de leurs patients. Ils regardaient si les mouches s'intéressaient aux urines. La galerie des glaces devait être un endroit merveilleux.

mardi 5 juillet 2016

Jour quatorze. Motif : euthanasie.

Jour quatorze.

Motif : euthanasie

Kenzo se meurt. Ce n'est une surprise pour personne, son cancer a été diagnostiqué il y a six mois déjà, et personne ne s'attendait à ce qu'il tienne aussi longtemps. D'ailleurs, en réalité, il n'agonise pas, au sens strict du terme : ses maîtres m'ont expliqué qu'il n'arrivait plus à se lever, que depuis trois jours il s'urinait dessus. Vu son poids (une bonne soixantaine de kilogrammes) et son caractère de putois, ils n'ont pu que le regarder macérer dans ses excréments.

Kenzo, je l'ai vu grandir. Depuis son premier vaccin. Une boule de poil soyeux, un petit agneau, devenu bien trop vite un immense patou à la laine embroussaillée.
Je l'ai vu grandir, je l'ai vu vivre. D'abord en liberté, puis dans un jardin bien clôturé. Il mangeait les poules des voisins, et puis, il faisait peur à tout le monde. J'ai vu son maître – il habite sur la route entre la clinique et mon domicile – le promener, trois fois par jour au moins. Il suivait la petite route puis bifurquait dans un chemin, descendait le coteau le long du bois puis suivait la clôture du pré mitoyen. Il descendait au cœur du val, le long du ruisseau, là où nichent les hérons, puis remontait vers la route qui le ramenait à sa maison.
Je l'ai vu grandir, je l'ai vu vivre, je vais l'euthanasier.

Je n'étais jamais rentré chez ces gens. Ce sont pourtant presque des voisins. J'ai serré des mains, j'ai traversé une cuisine, un couloir, et puis, un garage. Kenzo ne m'a même pas grogné dessus. Il est encore plus mal que je ne le croyais… Nous mettons la muselière, par prudence. Je lui rase la patte, pose mon garrot, insère mon cathéter. Il n'y a presque rien à dire : nous avons déjà évoqué l'euthanasie et discuté de son déroulement. Je prends ma seringue. L'anesthésique d'abord. L'odeur d'urine est suffocante. Il perd conscience si rapidement… L'euthanasique ensuite. Il est mort, je crois, avant même que je l'injecte, en s'endormant, avec l'anesthésique. Vite, si vite, près de son maître qui le caressait, et se tenait devant lui.

Je lui retire sa muselière, j'ôte le cathéter. Je range mon garrot, mes aiguilles, mes flacons, je serre des mains, traverse le couloir, puis la cuisine. Je les regarde prendre les pelles. Il faut s'en aller.

lundi 4 juillet 2016

Jour treize. Motif : pas en forme.

Jour treize.

Motif : Pas en forme.

- Pas en forme. Depuis 4-5 jours, mais surtout depuis hier. Il toussote un peu, comme s'il voulait cracher quelque chose. Il mange, il joue, mais pas comme d'habitude.

M. Lèze a l'air ennuyé. Je crois qu'il se demande s'il était bien nécessaire de venir. Je crois qu'il a peur que je lui dise qu'il s’inquiète pour rien, sans même examiner son chien. Il triture la laisse et joue un peu avec sa poignée, tire sur son T-shirt comme s'il voulait le rajuster.

« Pas comme d'habitude ». Avec un mini-symptôme respiratoire pour me guider. Ça pourrait être n'importe quoi. Voyons. Minet, outre un nom idiot, n'a aucun historique particulier. C'est un setter anglais mâle de 4 ans qui consacre l'essentiel de son existence à courir partout, tout le temps, et accepte de s'arrêter de temps en temps pour manger, jouer, et, en désespoir de cause, dormir. De préférence étalé de tout son long au soleil. Une vraie vie de chien.

Minet est sur la table d'examen. Trop calme, effectivement. Il regarde son maître qui me regarde. M. Lèze a l'air ennuyé. Comme si son dossier était… trop faible. Je suis assis à mon fauteuil, penché en avant. Je regarde Minet qui respire. Discordance. Discordance modérée, mais discordance. Quand on respire calmement, l'abdomen se gonfle en même temps que le thorax. Là, l'abdomen se gonfle quand le thorax se vide. C'est très discret, mais ça et la toux… ? Je me lève et tout en palpouillant Minet, en parlant de tout et de rien, je prends sa température. 39,1°C.

- Je suis venu pour rien, s'inquiète son maître ?

Je le rassure. Ou plutôt non. Non, il n'est pas venu pour rien. Je finis distraitement l'examen superficiel et chausse mon stéthoscope. Le cœur : rien. J'écoute attentivement les poumons. Rien à gauche, ni en haut, ni en bas. Ça ne va pas être ça. Ou alors je vais finir par faire une radio de peur de manquer une pneumonie trop discrète. On ne les entend pas souvent, ces saletés. Rien à droite, ni en haut, ni… Je repose mon stéthoscope en haut à droite, très en arrière, à la limite des dernières côtes. Il y a un truc bizarre. Un... Un je-sais-pas-mais-ce-bruit-n'a-rien-à-faire-là-et-en-plus-je-ne-l'identifie-pas. Je pose mon pavillon de l'autre côté du thorax, exactement à la même hauteur. J'écoute. Un gargouillis digestif. Rien. Je réécoute à droite. C'est toujours là. Je me lève, ferme la fenêtre pour enfermer dehors les bruits de la rue, et retourne écouter, les sourcils bien froncés. Je me bagarre avec l'orientation des embouts d'oreille, pour capter au mieux le son. Frotte le pavillon sur le poil, pour voir si c'est son mouvement provoqué par les mouvements respiratoires qui crée ce bruit. Non, ce n'est pas ça. C'est bien dedans. Ça frotte. Dedans. Et là, uniquement là.

J'explique à M. Lèze ce que j'ai entendu. Ne lui cache pas que la chose est inhabituelle, et sérieuse. Dans ma tête, j'ai déjà un diagnostic. Minet court partout, tout le temps, il tourne et vire dans les champs, la gueule grande ouverte et la babine pendante. A tous les coups il a inhalé une graine, qui est partie se loger au fond du lobe pulmonaire et a créé une pneumonie focale, et probablement une pleurésie. La seule question que je me pose alors est : « faut-il aller sortir cette saloperie, ou bien a-t-on une chance qu'un granulome l'enkyste si je contrôle l'infection ? »

Je le place sur la table de radiographie, le couche sur le côté et lui étire les membres. Puis sur le dos, la même. Sur l'écran de l'ordinateur apparaissent les clichés non filtrés, sur lesquels, comme d'habitude, j'essaie en vain de comprendre quelque chose. Très rapidement – quand je pense à la galère des bains de développement que nous utilisions avant ! - les clichés définitifs apparaissent. J'avais raison : pneumonie, et probablement pleurésie, focale.

Je montre les images à M. Lèze, lui explique mon scénario, puis le ramène en salle de consultation. Non, il n'est pas venu pour rien… Il ne triture plus du tout la laisse.

Le pronostic est réservé… je lui explique mes doutes : je ne pense pas qu'une chirurgie soit une bonne idée, mais je vais quand même transférer le dossier à une consœur référente, histoire de voir ce qu'elle en pense. En attendant, je bombarde en antibiotiques. J'enfourche (copyright @SheetyShet ) à nouveau mon stéthoscope pour bien me remettre le son dans les oreilles. Je vais vouloir le contrôler souvent.

vendredi 1 juillet 2016

Jour dix. Motif : accident

Jour dix

Motif : accident.

C'est. D'une. Brutalité. Sans. Nom.

Ils ont appelé vers 19h30. Ils avaient quinze minutes de route. J'avais donc dix minutes pour me préparer : allumer la radio, monter une perfusion, sortir le cathéter, chauffer une cage, attraper les antalgiques.

- Nous avons écrasé notre chien. Les deux pattes arrières, elle sont cassées.

Je n'ai même pas discuté. Pour quoi faire ? Venez, tout de suite, j'y serai avant vous.

Je ne suis de garde que depuis une demi-heure. Le temps d'achever mes préparatifs, ils sont entrés, avec un minuscule panier contenant un minuscule chien emballé dans une couverture. Seule sa tête dépassait. Un petit bout de museau de pinscher en état de choc. Shiff Sherrington. Trauma médullaire. Il n'a pas mal. Enfin si. Mais… il n'est pas vraiment conscient. Je le soulève, il tourne à peine la tête. Réflexe proprioceptif ou … ? Ses pattes arrières pendent, fracassées. Je ne sais pas comment il est encore en vie. Je regarde le monsieur. La dame sort en pleurant. Il n'y a pas vraiment besoin de mot, mais il faut les dire. Je ne peux rien pour lui.

Je ne peux rien pour lui

- Je le sais. Je suis venu pour…

Pour que je lui fasse sans attendre une injection d'anesthésiques. En intra-musculaire, pour commencer. En une minute ou deux, la tétanie s'efface, son cou retourné se détend. Il dort tandis que je lui tonds la patte et pose mon cathéter. Un dérisoire bout de plastique jaune pour une minuscule veine de chien en hypotension. Je scotche. J'injecte, des anesthésiques encore, à doses massives. Le sommeil s'approfondit, et j'injecte l'euthanasique.

Son maître n'est pas resté silencieux. Moi non plus, d'ailleurs, j'ai stimulé sa parole. Il y a des silences qui doivent être occupés. Il m'a expliqué l'accident, le truc idiot, le chien sourd, et aveugle, ils y faisaient attention, toujours. Ils savaient que ça pouvait arriver. La culpabilité sera très dure à effacer. Je le dis, je l'appuie, c'est une évidence, c'est normal. Ça arrive, ça arrivera toujours, et on ne peut pas ne pas culpabiliser. J'évite les « c'est un très bel âge » ou les « il a été heureux ». Ce monsieur n'a pas besoin de formules creuses. Il vit depuis plus de seize ans avec ce chien. Et il finit comme ça, entre mes mains. J'explique l'état de choc, la perte de conscience qui préserve l'organisme. Oui, il a souffert. Mais pas autant qu'il peut l'imaginer. Il s'est lui-même débranché. Et maintenant, c'est terminé.

jeudi 30 juin 2016

Jour neuf. Motif : Œil fermé

Jour neuf

Motif : Œil fermé

Ce croisé de dogues en tout genre est magnifique. Et adorable. Cela fait trois minutes que je me consacre activement à le caresser, le papouiller et le complimenter en faisant mollement semblant de l'examiner. Il bavouillait de trouille sur la table. Maintenant, il ne bave plus, et cherche ma main. C'est la dernière consultation de la journée, je suis épuisé, je n'ai plus les idées très claires, j'ai besoin d'un câlin, ça tombe bien : il est disponible.

Bon, mais cet œil. « Fermé, un peu mais pas beaucoup, depuis hier » ?

Moi je ne vois rien. La cornée me semble lisse, rien n'accroche la lumière. Pas de conjonctivite (il a les muqueuses franchement pâles, d'ailleurs), une crassouille au coin de l’œil, j'esquive sa langue lorsque je me penche pour mieux regarder. Pas de baiser : « on ne se connaît que depuis dix minutes, j'ai l'âge d'être ton père et en fait je me suis occupé de toi quand tu avais deux mois. Et tu es un chien, tu passes tes journées à manger des saloperies, te lécher le sexe et l'anus. Non. »

Je m'éloigne un peu. Il y a clairement une dissymétrie, même quand il ferme un peu les deux yeux sur le mode « encore des caresses ». J'attrape la fluorescéine. Une goutte de jaune. J'attends. Je discute avec sa propriétaire, lui explique que je n'ai rien vu mais que ce colorant peut nous révéler une petite blessure de la cornée, un ulcère : il n'adhère pas à l'épithélium, la peau superficielle de la cornée, mais au stroma, sa couche de structure, la plus épaisse. S'il y a un point jaune, c'est que la couche de structure est mise à nu.

Nous discutons de ses muqueuses, aussi. Elle trouve comme moi qu'il est très pâle, depuis quelques temps. Elle n'a rien remarqué d'autre d'anormal. Dans ma tête, dans mon ventre, l'alarme se renforce. Mort aux rats, mort aux rats. A-t-elle ce type de poison chez elle ? Oui, mais le chien n'y a jamais accès. Comme tous les chiens et chats empoisonnés que je réceptionne, ou presque. On va contrôler ça : rendez-vous demain matin pour une prise de sang qui sera amenée au labo directement, ce sont des prélèvements qui attendent mal. J'en profiterai pour faire un hématocrite et vérifier si je me fais des idées.

L’œil.

L’œil ?

Oui, ah, le jaune a atteint le bout de la narine via le canal lacrymal qui permet aux larmes de filer de l’œil au nez (vous savez, celui qui vous oblige à avoir des mouchoirs à portée quand vous regardez Rémi Sans Famille). La cornée ? Oui, il y a bien un petit point qui accroche, là. Minuscule. Je ferme les paupières pour le balayer : il est toujours là. Je sors ma loupe. Oui, c'est une dépression punctiforme de moins d'un millimètre de diamètre. Il y a bien un ulcère, probablement causé par un corps étranger. Je ne crois pas qu'il y ait quoi que ce soit au fond, mais je ne suis pas certain. Il est tellement petit qu'il pourrait guérir tout seul. Je tente, ou pas ?

Je ne tente pas vue l'angoisse manifeste de sa propriétaire. Une pommade antibiotique, qui a de plus de bonne qualités lubrifiantes. Le chien n'a pas très mal mais ça le soulagera, quand même.

Et demain, on fera une prise de sang. Et des câlins, si on a le temps.

lundi 27 juin 2016

Jour six. Motif : éternuements.

Jour six

Motif : Éternuements

Je suis perplexe. Ce petit bouledogue français ne cesse d'accumuler les troubles bénins (ou parfois pas du tout bénins) sans lien évident entre eux. Au fil des années, problèmes cutanés (pyodermite, gale, atopie), digestifs (abcès de glande anale, gastrite, pancréatite chronique), locomoteurs (une suspicion de névrite), ophtalmologiques (distichiasis et conjonctivites associée), cardiologiques (une dégénérescence mitrale) et maintenant respiratoires. Une pneumonie, pour allonger le dossier.

J'ai tout, vraiment tout retourné. Je l'ai même deux fois référé, c'est à dire, confié à des vétérinaires spécialistes pour confirmer ou infirmer mon diagnostic.

Bien sûr, il a des tonnes de facteurs de risques. C'est un bouledogue, déjà : handicapé respiratoire, mal conformé, tout tordu, avec des yeux exorbité. Il est trop gros, en plus. Mais on tient le bon bout, avec une perte de poids constante et régulière depuis six mois.

Il a deux chances : une propriétaire très attentive – au point qu'il nous faut parfois nous surveiller, nous aurions tendance à sous-estimer ses observations, par saturation. Et une assurance. Je n'aimerais pas être son assureur.

C'est également un patient exemplaire, toujours content de venir nous voir – avec tout ce que nous lui avons fait subir ! - et particulièrement sage. Aujourd'hui, il vient pour des éternuements. J'aurais tendance à prendre ça par-dessus la jambe, mais sachant qu'il sort d'une pneumonie, je suis suspicieux. Est-ce sa propriétaire qui s'inquiète car nous venons de stopper le traitement ? Ou bien a-t-il autre chose, réellement ? Rechuterait-il ? Mais quel rapport entre une pneumonie et une rhinite ?

J'examine ses yeux, il halète, confiant, la langue pendante, assis, heureux. Il profite des papouilles, tente un bisou – trop petit, gamin, je me tiens loin ! Deux trois crassouilles au coin des yeux, pas de conjonctivite, quelques cils ectopiques qui le chatouillent. Je palpe ses nœuds lymphatiques. Rien. Il s'appuie contre mes mains. Je m'assieds sur la table, et le prends sur les genoux, le tournant vers sa maîtresse, assise, attentive. J'écoute son cœur, le relève, ses antérieurs sur ma cuisse gauche, ses postérieurs sur la droite. Je l'entoure avec mon bras, le contient doucement et calme sa respiration. Rien dans les poumons. Renforcement des bruits de la trachée, ou du nez, pas de mucus. J'appuie sur sa trachée, aucune réaction. J'écoute son cœur, en passant. Souffle systolique apexien gauche, grade 3/6, comme d'habitude.

Je le repose sur la table et le fais asseoir, prend mon otoscope, et tente une observation directe des cavités nasales. La plupart du temps, les chiens éternuent, se détournent, bref, fuient, et sur de si petits animaux, passer la virgule de cartilage qui obture la narine est un challenge insurmontable. Dans ce cas, j'ai deux avantages : sa patience à toute épreuve et la chirurgie des narines qui, tout jeune, lui a permis de respirer malgré son handicap, son syndrome brachycéphale.

Le syndrome brachycéphale… Comment vous expliquer cette magnifique cascade de troubles ? Imaginez un ensemble de symptômes liés à l'anomalie de conformation de tous les chiens (et chats) à face plate. L'idée est simple : on leur a enfoncé le museau dans le crâne. On l'a martelé pour l'aplatir et l'épater, du coup : les yeux sont trop saillants, sujets à des conjonctivites, distichiasis, entropions, ulcères, voire à la luxation du globe. Les narines sont trop fermées, ce qui gêne l'entrée de l'air à l'inspiration, du coup l'animal force, force pour inspirer. Essayez chez vous : bouchez-vous le nez aux trois quarts et forcez pour inspirer. Vous sentez votre estomac remonter vers votre cœur, et, peut-être une envie de vomir poindre le bout de son nez (plat) ? Faites ça à chaque respiration, vivez avec le thorax à l'horizontale comme tout quadrupède qui se respecte, et je vous promets une belle hernie hiatale (l'estomac qui s'enfonce dans le thorax à travers le diaphragme) associée à des reflux gastro-oesophagiens, car le cardia, le sphincter qui ferme l'estomac, le fermera beaucoup moins bien. Les acides vont remonter vers la gorge et venir irriter les cartilages qui constituent la porte d'entrée de la trachée, le voile du palais (qui est trop en arrière et trop long chez les brachycéphales et a tendance à pendre dans la trachée…), les amygdales, bref, toute la gorge, le carrefour entre les voies digestives et respiratoires. Vous êtes-vous déjà étouffé en avalant de travers, en ayant l'impression que vous alliez y passer ? C'est le quotidien de ces chiens qui sont, du coup, à risque de pneumonie par inhalation/fausse déglutition.

Bref. Je commençais à inspecter les cavités nasales du bouledogue, heureux d'être comme d'habitude au centre de mon attention. A droite, comme à gauche : des muqueuses sans doute trop rouge, mais des cavités dégagées, pas gonflées, pas de mucus, pas de secrétions, rien. Juste un peu trop de rougeur.

Une simple irritation ? Je reprends avec sa propriétaire. Elle ne fume pas, elle ne fait pas brûler d'encens, elle n'organise pas de soirée avec machine à fumée chez elle, elle n'a pas repeint son appartement, elle ne vit pas au-dessus d'une usine pétrochimique et elle ne participe pas aux nuits debout et ne s'expose donc a priori pas aux fumigènes de la maréchaussée.

Une allergie, alors ? L'hypothèse est séduisante, sachant que le diagnostic d'atopie a déjà été posé. Je prends.

Un essai avec des anti-histaminiques. Si ça échoue et s'aggrave, corticoïdes. Et si j'ai un doute, on retournera aux radiographies, mais je n'y crois pas.

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