Trois minutes
jeudi 6 avril 2017, 12:54 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Lucie est penchée, concentrée, sourcils froncés, elle cherche l’angle pour son aiguille, elle cherche vite, elle cherche bien, ou en tout cas, elle cherche le bon compromis entre les deux. Les mains sur le ballon de la machine d’anesthésie gazeuse, je commence à plaisanter, à encadrer M. Lhers, le propriétaire de Ténor. Non, il ne rentrera pas à la maison ce soir. Oui, ça va bien se passer. Non, nous n’avons vraiment pas terminé. Oui, c’est quand même bien la merde, mais c’est un pneumothorax comme un autre. M. Lhers est chasseur, de sangliers. Jeune, et inquiet. Il y a sa femme avec lui, et sa fille. Ténor, c’est aussi le chien du canapé. Alors je lui explique.
Non, ce n’était vraiment pas « juste un petit trou » et oui, vous avez bien fait de nous l’amener pour contrôler. Enfin ça, vous l’aviez deviné quand vous avez vu le sang couler lorsque le chien s’est assis sur la table, quand il a soupiré. De toute façon, avec les sangliers, c’est toujours la même histoire : les grandes plaies sont superficielles, les petites perforations sont profondes et parfois vicieuses. Et quand elle se situent au niveau du thorax… et bien on arrive quand même à être surpris de voir un trou de 7 cm de long entre deux côtes avec un point d’entrée grand comme une pièce d’un euro, mais disons qu’on s’y attend. J’explique en souriant.
Quand tout a commencé à merder, j’ai récapitulé : Ténor s’était assis, et avait poussé ce profond soupir. Il saignait, ma consœur Lucie avait fait la compression. J’avais posé le cathéter, Hélène, notre ASV, m’avait tendu la tubulure déjà purgée. Chlorure de Sodium. 0,9 %. Perfusion branchée, nous n’avions pas réfléchi. Débit moyen plus. Pré-médication très légère, juste de quoi sédater et potentialiser ce qui allait venir ensuite, avec un truc qu’on pourrait antagoniser. Un α-2. Dépresseur cardio-respiratoire, un peu, mais nous avions besoin de tranquillité. Nous n’avions pas encore pris la mesure des dégâts, nous n’en étions qu’au petit trou au niveau du bas du thorax après un coup pris à la chasse. Ténor tentait vaguement de se relever, conciliant l’envie de s’asseoir, la fatigue, la douleur et l’irrépressible compulsion de nous faire la fête. Remuer la queue, remuer la queue, envoyer un grand coup de langue, agiter ses moustaches de griffon croisé bleu croisé portes et fenêtres. J’avais envoyé l’agent d’induction, alfaxolone, pour le faire tomber. Vite, juste assez loin pour pouvoir l’intuber. Pas assez ?
- Vous allez lui mettre la sonde dans la trachée ? m’avait-il demandé d’un ton discrètement contrarié.
- On va faire comme si c’était un pneumothorax. Et si c’était juste un p’tit trou, et ben il sera réveillé dans dix minutes.
J’avais tenté une première fois. Pas moyen d’étirer sa langue, il ne dormait pas assez. J’avais injecté un peu plus. Encore un peu. Juste assez. Il avait toussé un petit coup, un réflexe, Hélène avait étendu sa tête sur son cou, j’étais passé. J’avais gonflé le ballonnet, vérifié l’étanchéité tandis qu’elle branchait le circuit semi-ouvert, avec l’oxygène – 2 L/min – et le sevoflurane – 5 % pour commencer, rapidement abaissé à 3. Un peu de morphine, par voie sous-cutanée. Lucie avait déjà tondu, et nettoyé. Elle coupait avec ses ciseaux pour explorer le trajet de la défense, aller jusqu’au bout de la blessure. L’ouverture cutanée faisait désormais 20 bons centimètres. Elle découvrait la coupure de 7 centimètres entre les deux côtes. Dès que la peau s’était ouverte sur la blessure, l’air s’était engouffré entre les poumons et les côtes, dans cette cavité virtuelle, entre les plèvres, et les poumons s’étaient effondrés. Collapsus. Ténor s’était mis à respirer plus vite, plus fort, et sans plus aucune efficacité. C’est le vide qui « colle » les poumons aux côtes. Nous venions de le rompre. Alors j’avais commencé à ballonner. Mon univers : un ballon, une valve, un débitmètre, des muqueuses – rosées ? - un stéthoscope, juste à portée. Hélène tendait à Lucie des compresses, des fils – pas mon problème. Mais elle allait galérer pour recoudre, car la dent avait tranché les muscles au ras de la côte, sans rien lui laisser pour suturer. Il allait falloir qu’elle aille chercher les tissus par-dessus pour les ramener sur la plaie.
Et jusque là, tout s’était très bien passé.
Elle avait suturé jusqu’à presque terminer son surjet triplement arrêté. Il ne restait plus qu’une petite ouverture dans la paroi thoracique. Ténor dormait parfaitement. Juste le bon moment pour bloquer la valve et gonfler le ballon. J’allais mettre la pression pour gonfler les poumons, Hélène allait appuyer sur le thorax pour chasser l’air, tandis que Lucie allait serrer son nœud et rétablir l’étanchéité. Et puis j’avais réalisé : il n’essayait plus de respirer ? Et puis j’avais regardé les muqueuses. Grises. Bleues. Violacées. J’avais arrêté de discuter, j’avais tout stoppé. J’avais écarté ma consœur et sauté sur le stéthoscope. Depuis combien de temps ? Depuis combien de temps n’avais-je pas vérifié ? Pas de battement. Il était arrêté. Dix secondes. Pas de battement. Pas un putain de battement.
- ARRÊT !
Je serais le capitaine de réa.
- Hélène, tu bouges ! Lucie, coupe le gaz, fais sauter la valve, monte l’oxygène !
Nous serions l’équipe.
J’avais commencé à masser. Masser : sur cette table trop haute : donner des coups de poing, vite, très vite sur le thorax. Très fort, sur le cœur. Marteler. Déjà, envisager de faire pêter les sutures pour masser le cœur, directement. Essayer de me rappeler les TP de réa.
Mais d’abord, frapper. A m’épuiser. Et diriger : « Antisedan, 0,15, IV, perf à fond ! »
- Sylvain, Dopram ?
- Envoie, envoie, ou plutôt non, remplace-moi ! Je fatigue déjà. J’envoie !
Une minute, déjà ?
- Arrêtez !
J’écoute. Toujours rien.
- Tape !
J’envoie l’analeptique cardio-respiratoire, je réfléchis, est-ce qu’il faudrait de l’adré, est-ce qu’il faudrait… quoi ? De toute façon, masser. Lucie tape bien, très bien. Dents serrée, colère rentrée. Je prends l’extrémité de la sonde trachéale à pleine bouche, j’insuffle, il n’y a pas de vide pleural là-dedans, est-ce que le massage suffit à apporter assez d’oxygène ? Je souffle, je souffle, respire !
- Sylvain, je fatigue.
Je prends sa place, et je tape, je tape, je tape, je vois du coin de l’œil le propriétaire de Ténor qui se tient à la porte du bloc, qui revient de sa pause clope, celle qu’il a prise juste après mes explications, quand tout se passait au mieux, mais qu’on allait le garder.
Je tape, putain de chien. On arrête. J’écoute. Toujours rien. Deux minutes ? Les muqueuses restent sales, un gris foireux de bleu.
Rien.
- On tape !
Je tape, Lucie souffle, je souffle, Lucie tape. Je tape et je serre les dents, je hurle en dedans parce que je ne peux pas hurler en dehors, il ne peut pas, je ne veux pas, il ne peut pas, je ne veux pas. Je tape, je déroule toute la violence que je ne peux pas laisser exploser.
Trois minutes ? J’écoute.
J’écoute. Il y a le chien sur la table, il y a moi penché sur lui, il y a Lucie et Hélène et M. Lhers et sa femme et sa fille dans ses bras.
J’écoute. Il bat. Il bat bien, et régulier, je n’y crois pas.
- Il bat. Il bat ! IL BAT !
J’en chialerais. J’en chiale, d’ailleurs, j’ai laissé tomber mon stéthoscope par terre et j’ai regardé ses muqueuses, roses, son inspiration, profonde, puis sa respiration, rapide, et inefficace.
- Il bat, putain, il bat ! Rebranche le gaz, 2 %. On reprend, Hélène, tu ballonnes, je monitores, Lucie, tu sutures, putain, c’est super, bordel, on assure ! On l’a ramené. Quoi, trois minutes ? Trois minutes ?
Il y a des confettis et des feux d’artifices dans nos voix, il y a la fébrilité et la fierté et la concentration aussi, je bloque la valve, Hélène appuie sur le thorax, je bloque le ballon, nous chassons l’air de la cavité pleurale et Lucie finit son dernier nœud, nous venons de refaire l’étanchéité et Ténor respire bien, l’ASV prend le ballon, je saisis la boîte de drainage thoracique. J’insère mon drain dans la plaie, 15 cm de plastique qui filent dans le thorax, entre les côtes et les poumons, je branche le robinet à trois voie et la seringue de 60 mL, j’aspire l’air résiduel, je rétablis le vide pleural tandis que Lucie tourne autour de mes mains et de mon drain pour achever ses sutures. Toutes les minutes, je contrôle le vide. Il se maintient.
Il se maintient.
Ténor n’a pas fait de nouvel arrêt, il est rentré chez lui le lendemain. Et il va bien.
Commentaires
J'ai stressé jusqu'au bout.... bravo.
pffffffffffff....ce que j'ai eu peur...merci aussi Lucie!Prénom beau et adapté!!
mais la chasse!!la chasse!!!!
Je suis toujours impressionnée, vous faites un travail merveilleux. Et vous avez un vrai talent pour l'écriture, j'ai paniqué en lisant.
Et du coup, à quoi était dû l'arrêt ?
L'anesthésique était un poil trop dosé, il a mal supporté ? Où c'est la conséquence du traumatisme ?
Mais tout de même, j'en reviens toujours à la même conclusion...
Je ne comprends pas pourquoi la chasse de loisir est autorisée...
C'est des morts et des blessées chaque années pour quelques malheureux piafs ou mammifères qui n'ont rien demandé, et au pire, ce sont les chiens.
Mais franchement, merci à vous :)
Merci ! On tremble en lisant votre
récit, on pleure... faut savoir l'avouer sans honte. Et on est finalement réconforté car il n'y pas que des gens moches sur terre. Il faudrait - une fois par semaine,
est-ce trop demander aux média ? -
Une page en une de bonnes nouvelles pour parler des "humains"
qui méritent vraiment ce qualiticatif ! Vous en faites partie.
Vous m'avez boulversé. Cette détermination, les émotions... pff quel métier formidable vous faites.
Merci de venir nous faire partager ça!
Et je suis contente que le chien soit rentré chez lui!
Vos posts me manquaient. Quelle histoire palpitante et stressante ! Heureusement que la conclusion est positive, autrement ça doit vraiment être dûr à gérer
Fiiiooouuuuh... Quel soulagement ! :-)
Ce récit m'a rappelé un souvenir du temps où mon père assistait un véto...
Un chat avec une hernie diaphragmatique, il respirait avec un quart de poumon ; anesthésie, le véto remet tout bien en place, commence à refermer, et paf ! arrêt cardiaque - mais on ne l'a pas récupéré, et j'ai eu d'abord peur en vous lisant que Ténor ait connu la même fin. Heureuse de lire que vous avez fait un miracle :-)
Il y a une faute dans la phrase "Vous allez lui mettre la sonde dans la trachée ? m’avait-il demander d’un ton discrètement contrarié."
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Fourrure :
Oh ben il me permet au moins de vous remercier !
Sur les défenses des sangliers et leur dégats:
l'évolution faisant son boulot, le sanglier a appris à tuer le chien.
Marrant, en lisant votre texte je me suis rappelé ces histoires de balle de gros calibre qui font des grosses plaies mais nette et ces balles haute vélocité qui font un petit trou... et de gros dégats derrière.
Curiosité (et oui, je ne vois pas l'intérêt de la chasse):
on vous a déjà amené un sanglier à soigner?
Fourrure :
Oui, plusieurs fois.
J'ai quand même de la peine avec ce sujet, la chasse donc, surtout quand je vois les dégâts que ça fait sur les animaux chasseurs....
Je sais, on soigne sans distinction de race, de religion, de sexe, de couleur, d'opinion politique ...... Mais quand même, j'ai de la peine pour le chien et moins pour son propriétaire....
Bonjour je tombe sur votre blog par hasard en cherchant une explication sur l'euthanasie de ma petite chienne lundi 15 mai 2017 , peut étre pourrais vous me dire ce que je cherche a savoir ! Voilama chienne Belle avait 18 ans passé et elle a fait une syncope , elle était déja malade mais encore bien pour son age , la vétérinaire a dit qu'il fallait la faire partir donc elle lui a injecté un anesthésiant avec de la morphine associé au bout de quelques minutes aprés la piqure ma petite puce a commmencé a pleurer et gémir trés fort avant de s'endormir , a quoi cela était du ? Est ce que elle était consciente qu'elle partait ou est ce qu'elle m'a entendu pleurer , je culpabilise et je n'en dors plus , ensuite elle a eu la piqure finale , mais je reste avec l'idée qu'elle a compris ce qu'on lui faisait et qu'elle a été angoissée , pouvez vous me dire ce que vous en pensez , je vous remercie beaucoup , amicalement
Fourrure :
Bonjour. sale moment... je suppose que votre compagne s'est endormie un peu trop doucement. C'est à dire qu'elle a perdu plus lentement conscience que la moyenne, ce qui l'a peut-être amenée à stresser un peu dans cet état "enter deux", entre la conscience et le sommeil. Pas de douleur, mais une angoisse. En vous souhaitant beaucoup de courage dans cette épreuve.