lundi 3 juillet 2017

Ils gisent

Elle gît. J'observe sa tête posée entre ses deux pattes, son corps amaigri, son poil terni. Elle m'attendait sur la terrasse, à l'ombre d'une table, incapable de bouger. Ils m'attendaient autour d'elle. Il n'y avait plus rien à dire. Pas de surprise, pas de colère, pas d'incompréhension. Simplement, la fin. Attendue.
Sur la terrasse de la maison, j'essaie d'entendre son cœur tandis que passent, indifférents, voitures et camions qui couvrent mon auscultation.
J'attends le silence. Enfin. Ni voiture, ni camion.
Ni cœur.

Il est si facile de tuer. Tout s'est, vraiment, très bien passé. C'était une bonne mort.

Lorsque je rentre à la clinique, mes pas me dirigent vers le bloc. Il est toujours là. Lui aussi, il gît. Couché sur le côté, son pansement autour du corps, on pourrait croire qu'il dort encore. Mais le concentrateur d'oxygène est éteint, le circuit est débranché. Il est extubé. Il a encore son cathéter, sa perfusion, même si elle est arrêtée. Près de son corps, deux seringues, une aiguille, posées sur le métal de la table de chirurgie. Un gant retourné. Un stéthoscope. Sous lui, le tapis chauffant qui l'a accompagné pendant toute l'opération. Une petite serviette, aussi. Au-dessus de son corps, le scialytique semble le veiller. Tout est éteint, mais les grandes baies vitrées baignent de lumière son pelage tigré, son épaisse fourrure dans laquelle, hier, encore, je plongeais mes mains lorsque j'essayais de le rassurer. L'inox de la table brille tout autour de lui. Il est resté comme je l'ai laissé, lorsque son cœur l'a abandonné : silencieux, enfin apaisé. Je regarde à nouveau la cuve de chaux sodée et les tuyaux de la machine d'anesthésie. Le scialytique. Mes témoins. Je m'assieds, et, par réflexe, je reprends le stéthoscope. L'absolu silence là où cela devrait taper, souffler, grouiller et gargouiller. Le délicieux et répugnant vacarme de la vie, contre le silence sans nuance.

Il y a deux heures à peine, son cœur battait, il se réveillait. Je le veillais depuis une trentaine de minutes, seul dans la clinique, attendant le moment où je pourrais, en conscience, le laisser. Je n'aimais pas sa respiration, je pressentais que les choses allaient mal se terminer. Accélérations cardiaques, ralentissements, régularisations, des respirations spastiques puis à nouveau harmonieuses… son cœur a finalement perdu le rythme, et il ne l'a pas retrouvé. Je pouvais bien masser et m'exciter sur mon ballon d'oxygène, mes seringues et ses tuyaux. Il ne s'est jamais réveillé. Près de trois heures de chirurgie après deux jours d'hospitalisation, pour… rien.

Pas pour rien, non : il fallait tenter. Après l'avoir stabilisé et vaincu l'état de choc, il fallait lui laisser le temps de récupérer, puis attendre que nous puissions opérer, dans les meilleures conditions. Il fallait opérer, de toute façon. Ou décider d'abandonner, et l'euthanasier. Tout arrêter ? Alors qu'il n'avait que quatre ans et que nous avions une vraie chance de le sauver ? Je me suis impliqué, je l'ai... porté. Le matin, à midi, le soir, la nuit aussi. J'ai surveillé les drains, je l'ai caressé, je lui ai donné des médicaments avant de prendre le temps de me faire pardonner, jusqu'à l'entendre ronronner. J'ai rassuré ses propriétaire sans jamais leur mentir, je savais que les choses pouvaient mal se terminer. D'autres que lui… s'en sont sortis. J'ai l'impression de les avoir trahis, en les accompagnant dans la décision d'opération, en insistant sur les chances de le sortir de là. J'ai l'impression de lui avoir fait défaut, aussi. On ne demande jamais son consentement à un animal. Et de toute façon, ils hurlent tous non, de toutes leurs forces, même si, souvent, ils font confiance. J'accepte de ne pas les écouter parce que je sais que je peux les guérir, que je peux les sauver. Je le sais. Je sais aussi que je peux avoir tort. Je joue avec les probabilités, je tente ma chance, et la leur. J'apprends l'humilité. Je ne veux pas regretter de n'avoir pas essayé, mais je ne veux pas infliger à un animal une souffrance qui ne serait pas justifiée. Drôle d'équilibre.

Depuis sa mort, je cherche. Ce que j'ai pu rater, ce que j'aurais pu mieux faire, ce que j'aurais pu décider. Je ne trouve pas de vrai mauvais choix. Pas non plus de décision justifiée mais malheureuse. Les choses ont suivi leur cours logique, nous avons bien travaillé, et il est mort. C'est tout.

C'est tout et comme toujours, c'est insupportable. Je pense à ceux qui l'aimaient, qui sont venus le voir jusqu'à l'ultime instant, pour son endormissement, qui voulaient m'entendre dire que oui, nous allions, j'allais le sauver. J'ai, nous avons échoué.

Il est tellement difficile de les sauver.

vendredi 10 juillet 2015

Music

Je le vois quitter le comptoir de l'accueil de la clinique, alors que je sors de salle de consultation. Il a les yeux rouges, et me fuit tout en me disant bonjour, cachant ses larmes.

- Music ?
- Ça va pas fort, Fourrure, ça va pas fort. Tu peux passer le voir à la maison ?

Je... oui, je le laisse s'enfuir. Ce n'est pas le moment de discuter, et oui, bien sûr, oui, je passerai, après les consultations.
Même si je n'en ai aucune envie.

Il n'habite pas loin, à peine à quelques rues de là. M. Marty me présente son épouse, Sylvie, ses rosiers, son salon. Il n'a pas besoin de me présenter Music. Le vieux setter est l'un des piliers de la clinique, même s'il la déteste et se cache toujours au fond du C15 quand son patron vient chercher ses médicaments pour le cœur.

La première fois où je l'ai vu, il y a une bonne dizaine d'années, M. Marty était assis sur une chaise pliante au fond de la salle de radio, le visage dans ses mains. Ce jour là aussi, il pleurait. Music avait bondi au moment où son maître appuyait sur la détente. Une décharge de plombs, ce n'était pas trop grave, mais il y avait perdu un œil. C'était la première fois où nous avions posé un implant de silicone, lors de l'énucléation. Un tout petit peu trop grand, finalement. Mais Music avait continué sa vie de chien épanoui, son maître avait petit à petit digéré sa culpabilité (enfin, à peu près). Music qui continuait à l'accompagner à la chasse, de préférence sans fusil, Music qui était dans sa voiture, partout, tout le temps, Music qui dormait à côté de son lit.

- Tu vois, Fourrure, surtout ces derniers temps, c'est mon chien bien plus que celui de Sylvie.
- Il ne me lâche plus d'une semelle, on croirait qu'il se rassure avec moi. Il n'y voit plus grand chose, le bonhomme.
- Les enfants sont loin, alors, maintenant, c'est lui, notre enfant. Regardez, il y a son portrait, là, sur le mur.

Sur la tapisserie à fleurs du salon, un tableau, Music, avec un faisan dans la gueule. Avec ses deux yeux.
Le setter est couché sur une couverture, près de la table basse. J'écarte un vase, m'assied près de lui, l'examine. Il s'intéresse aux odeurs de mon pantalon, mais, circonspect, n'ose remuer la queue. Apprécie mes caresses, mais avec prudence. Un peu déshydraté, mais sans plus. Je lui palpe l'abdomen, souple. L'auscultation n'est pas pire que d'habitude, pas d’œdème pulmonaire, malgré la chaleur, ce n'est pas le cœur. Je le lève, M. Marty m'explique qu'il n'y arrive plus, seul, que les choses se dégradent à ce niveau, depuis quelques semaines. Neurologiquement, tout va bien, mais il a mal au dos, très mal au dos.

Ça explique la faiblesse, mais pas la perte d'appétit. J'évoque l'insuffisance rénale, même si je n'y crois pas beaucoup. J'explique cette évolution naturelle et fatale, car c'est la seule hypothèse crédible, dans les choses courantes. J'explique aussi qu'une insuffisance rénale avancée, à cet âge, implique une euthanasie, vue la mocheté de l'agonie associée. Mais je pense que l'arthrose et la douleur sont des coupables bien plus probables. Alors, une injection d'antalgiques, et une prise de sang : je vais aller vérifier ça à la clinique. Music, du coup, s'est levé. Il a titubé un peu, puis est parti se planquer derrière le canapé.

En partant, je suis optimiste. Je leur serre la main, nous sourions, je lui dis que je le rappellerai dans quelques minutes, une fois l'analyse faite. Nous discuterons à ce moment là de la prise en charge de la douleur.

Ça ira.

Ou ça n'ira pas.

Je suis bloqué devant l'analyseur de biochimie. Je relance une urée, pour voir. Cohérente. Sa créatininémie est explosée. Ce ne sont pas mes antalgiques qui vont lui redonner envie de manger... Tout ce qu'il va faire, c'est se dégrader. S'étioler. Mort de merde après une agonie de merde.

Je rappelle.

- Oui allo ? Sa voix est enjouée. Bordel, je lui ai remonté le moral.
- M. Marty ? C'est Fourrure. Je... heu, les résultats sont très mauvais. Pas entre deux, pas limite, juste très mauvais. Je suis désolé... mais ça va mal, très mal se passer.

Un silence.

- Alors, c'est comme ça que ça se finit ?

Un autre silence.

- Vous pouvez venir le chercher ? Je ne veux pas y assister, je ne veux pas le regarder mourir, je ne veux pas le voir agoniser, alors, si c'est ça, alors, le plus tôt, ce sera le mieux.

Mme Marty est en larmes.
- Je suis bête de pleurer, hein, ce n'est qu'un chien !

M. Marty est assis, la tête dans ses mains. Il pleure et cache ses larmes, comme ce jour si lointain où il m'avait amené Music, blessé. Plus de dix ans, déjà, dix ans à le soigner, à plaisanter sur le prix de ses traitements, quand M. Marty venait les chercher, tous les 15 jours parce que bon, c'est pas sûr qu'il vivra bien plus, sur sa manière de se cacher au fond du C15 quand son maître passait devant la clinique, à s'inquiéter lors de ses syncopes, à se rassurer lorsqu'il repartait. Ses œdèmes pulmonaires, ses extra-systoles, son œil, sa surdité sélective, son bonheur de chasser, son envie de courir la gueuse, qui avait fini par passer, sa prostate, ses bobos, ses tout petits riens. C'est comme ça que ça se finit. J'emporte Music dans ma voiture, le pose au pied du siège passager à côté de moi. J'ai des poils blancs plein mon T-shirt, et Music se laisse porter. Quand je le pose sur ma table de consultation, seul dans la clinique désertée - ils sont tous partis manger - quand je le pose sur la table de consultation, il s'assied, et me regarde, de ce regard indescriptible de celui qui ne me voit plus mais qui sait où je me trouve. Alors je le caresse, en silence, je lui pose un cathéter, il frémit à peine. Il s'est assis, appuyé contre moi, il s'est assis, et tout doucement, tendrement, il s'est affaissé, il s'est endormi, et moi, moi aussi, tranquillement, j'ai pu pleurer.

mercredi 17 octobre 2012

Silence

Au bout d'un chemin, passer le petit pont, prendre la montée, se garer sous le saule. Nous sommes au creux d'un vallon, on ne voit plus le ciel. Il fait bon. Trop chaud pour un mois d'octobre. Je me gare dans la cour de la maison isolée. Je coupe la musique, j'ai besoin de silence. Il n'y a que les canards pour foutre le bordel, dans la mare sous le saule, devant ma voiture. Je sonne à la porte, contemple les nénuphars, les mains dans les poches de ma polaire informe. J'inspire profondément. Contrôle. La porte s'ouvre sur une fillette.

- Tes parents sont là ?
- Oui, ils sont dans la cuisine.

La pitchoune disparaît dans l'escalier. La maison est un dédale d'ailes et de marches, d'annexes et de recoins. La cuisine. Elle doit être là, au fond. Il n'y a pas un bruit.

Une ado descend l'escalier en silence, me suit dans ce qui, oui, est bien la cuisine. M. et Mme Wilson sont assis sur le petit escalier qui mène au jardin. Ils m'attendent, Sarah dans leurs bras. Fleur s'avance vers moi, remuant sa queue de bon vieux griffon, innocente et joyeuse. Sarah soupire, M. Wilson pleure, Mme Wilson essuie ses larmes. Je m'agenouille devant Sarah, pose sa grosse tête dans ma paume. Elle émet un son de douleur, un son de tristesse, et ferme les yeux, apprécie la caresse de mes doigts sur ses joues.

Je regarde M. Wilson, je regarde Mme Wilson. Je retourne à ma voiture, en me mordant les joues. Mes yeux piquent, et je suis si fatigué. Je prends ma sacoche, celle dans laquelle j'ai déjà tout préparé.

Je rouvre la porte, retrouve le chemin de la cuisine. Tous les enfants sont là, cette fois.

Il n'y a rien à dire et je ne dis rien. Sarah est toujours dans les bras de M Wilson, Mme Wilson continue d'essuyer ses larmes. Je ne regarde plus autour de moi, je ne vois plus la cuisine et l'escalier, je ne vois plus les enfants et les ados. Je ne vois plus Fleur, je ne vois plus que Sarah. Je prends doucement sa patte, et pose le garrot. Verse quelques gouttes d'alcool, cherche le cathéter bleu dans ma sacoche. J'ouvre son blister, retire le capuchon, fais jouer le mandrin, débloque le bouchon. Je coupe un bout de sparadrap, que je scotche sur la table près de moi. Je suis assis par terre, le carrelage est froid, je ne m'en rendrai compte qu'en partant. Beaucoup de poils, mais je devine la veine. Sarah ferme les yeux et soupire encore. J'attends, puis je pique, et place le cathéter. Récupère la goutte de sang avec le bouchon, avant qu'elle tache le poil blanc. Je prends mon bout de scotch.

Sarah n'a rien dit.

Je pose la mandrin dans ma petite boîte, prends l'anesthésique.

- She's going to sleep, now. She'll leave fastly, she'll be asleep before the end of my injection. She won't be dead, but she won't be there anymore.

J'ai à peine murmuré. je ne suis pas sûr qu'ils m'aient entendu.

M. Wilson pose sa main sur mon avant bras. J'injecte doucement, il pleure et caresse Sarah, Sarah qui s'était déjà abandonnée à cette étreinte, Sarah qui part, en silence. Je serre les dents à me les fissurer. Je prends ma seconde seringue, attends encore quelques secondes. Puis j'injecte.

Sarah est partie, dans les bras de son maître.

Moi, j'ai déplié mes jambes et j'ai repris ma sacoche, après avoir vérifié que tout était terminé. Puis j'ai laissé M et Mme Wilson avec leurs enfants.

Fleur m'a accompagné jusqu'à la porte.

dimanche 8 janvier 2012

Agneau de nuit

Autant vous prévenir, le billet qui suit est gore. Choquant. Un épisode classique d'une vie de véto, cru et répugnant. Il y a un animal qui souffre, et d'autres trucs moches.

Parce que véto, c'est aussi des trucs comme ça.

Vous êtes prévenus.

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dimanche 4 décembre 2011

Sa main sur mon bras

Son appel avait été un sanglot et un cri, une incohérence urgente et instinctive. Je ne me suis jamais rappelé de ce qu'elle m'avait alors dit, j'avais fait tomber le tiroir des médocs de réa dans un carton, je m'étais jeté dans ma voiture en plantant une consultation en cours, et je m'étais presque encastré dans le muret de sa maison, à 200m à peine de la clinique.

Elle nous appelait "sa croisière". Toutes les semaines, ou presque, elle venait chercher les médicaments pour le cœur de Boule. Boule était un genre de labrador mâtiné d'autres trucs, lourd, massif, paisible, imperturbable. Il avait un cœur de merde. Du genre à jouer la boîte à rythme d'un pot pourri de reggae dub, de valse et de disco. A chaque fois qu'elle venait chercher les comprimés pour la semaine prochaine, elle nous parlait de Boule, de la météo, mais surtout de sa croisière qu'elle ne ferait jamais.

Je pensais qu'elle venait ainsi chaque semaine pour éviter de faire de "gros" chèques.

Je m'étais précipité hors de ma voiture, mon stéthoscope à la main, avec mon carton de médicaments et mes seringues, elle me montrait la haie de lauriers, elle pleurait, Boule n'était pas couché, il était tombé. Je ne voyais que son gros derrière, sa queue que je n'avais jamais vue qu'en mouvement, stoppée.

Plus de poul, plus de battements cardiaques, je l'avais massé, j'avais posé ma sonde trachéale comme jamais.

Elle pleurait. Il s'était levé comme une bombe, il avait couru dehors, il était tombé.

J'ai appris bien plus tard que sa famille, dont elle ne parlait jamais, l'avait plantée là, dans notre petit village perdu, alors qu'elle l'avait suivie dans ce sud bien éloigné de son village alsacien. Elle n'avait pas suivi à nouveau. Elle avait gardé sa maison, Boule, ses rares amis et sa solitude. Et sa croisière rêvée. Dans les Caraïbes, ou le Pacifique. Madagascar ou la Réunion. Les Îles sous le Vent. Le lagon calédonien.

A chaque fois qu'elle signait son chèque, elle nous regardait en souriant, d'un sourire triste : "un petit bout de ma croisière".

Boule détestait venir nous voir à la clinique.

Il ne respirait plus, mais depuis si peu de temps...

Je posais mon garrot, je prenais mon cat'.

Elle a posé sa main sur mon bras.

"Il est parti ?"

Il était parti. Mais depuis si peu de temps.

"Alors laissez-le, docteur."

Elle avait posé sa main sur mon bras, et je suis tombé comme un con sur mes fesses, et j'ai juste essayé de ne pas pleurer.

Elle n'est jamais partie en croisière.

"Les croisières, c'est plein de vieux cons qui n'ont pas eu de Boule."

dimanche 18 septembre 2011

La vie, par hasard ?

Un lundi matin comme les autres. Bousculé, pressé, avec son lot d'urgences plus ou moins fantasmées, qui ont attendu tout dimanche parce que les gens ne veulent pas appeler le service de garde, ou qu'ils ne savent pas qu'il existe. Avec les hospitalisés du week-end. Les visites, et les consultations, deux chirurgies.

Moi, je suis parti au plus vite. Une urgence relative, mais si je ne m'en occupe pas maintenant, ce sera pire après. Et lorsque je suis revenu, une heure plus tard, c'était n'importe quoi : un véto en chirurgie, encore bloqué pour au moins une demi-heure, un autre sur un vêlage, et des chiots plein la salle d'attente (qui a collé une vaccination/identification de portée un lundi matin ???), deux ASV qui courent dans tous les sens, avec la sonnerie ininterrompue du téléphone en guise d'accompagnement musical. Je vérifie le carnet de rendez-vous : une euthanasie, pour il y a une heure.

Une heure que ce vieux bonhomme attend la mort de son chien. Une heure qu'il patiente dans cette cohue pour qu'on lui tue son compagnon. J'en suis malade de honte... Vite, je contourne la salle d'attente, ignore l'éleveuse, salue un client, invite d'un geste doux le vieux monsieur à m'accompagner sur le parking, où je sais que Démon attend, dans le coffre de la voiture.

Démon, je le suis depuis dix ans. Il y a un an, j'ai diagnostiqué un hémangiosarcome, une vilaine tumeur de la rate, métastasée au foie, qui saignait dans son abdomen. Je lui avais donné quelques jours à vivre. Six mois plus tard, M. Tiburce me l'amenait, heureux de me contredire, et je contrôlais une métastase cutanée. Il "allait bien". Mal au dos, trop gros - il y a un an, j'avais dit à son maître de le gâter, puisqu'il ne lui restait plus que quelques jours. Il "allait bien", et M. Tiburce me prenait pour un héros, un Guérisseur. Parce que j'avais palpé l'abdomen de son chien, diagnostiqué le cancer à l'échographie, et re-palpé. Parce que lorsque je lui avais diagnostiqué sa douleur lombaire, j'avais laissé, longtemps, mes mains sur ses muscles lombaires, à la recherche des contractures et des tensions.

Et que dans tous les cas, il avait été mieux après. Pour l'hémangiosarcome, je n'y étais pour rien. Pour la douleur arthrosique, j'admets l'efficacité de mes anti-inflammatoires. Je l'avais expliquer à M. Tiburce, mais il ne m'avait pas écouté. D'ailleurs, en consultation, il ne voulait voir que moi, parce que, voilà, j'étais un Guérisseur. Il m'avait d'ailleurs conseillé de prendre garde à moi, de ne pas prendre le Mal en moi. Je l'avais rassuré, en plaisantant sur l'arthrose qui ne manquerait pas de me rattraper.

Ce matin-là, j'ai aidé M. Tiburce à porter son chien jusqu'à la table de consultation. Il pouvait à peine parler, comme Démon, qui pouvait à peine respirer, penché sur le côté, l'abdomen pendant, déformé. Il pleurait. Il n'a rien dit, ou juste quelques mots, définitifs. M'a demandé de m'occuper de son corps, et puis il est parti. Le cancer, le saignement, et la fin.

J'ai posé le cathéter, à l'envers, en tenant la grosse tête du beauceron sous mon bras gauche, en le caressant et en lui parlant. Tout seul, parce que les ASV, elles, continuaient à danser. Démon remuait un peu. Je me suis écarté de la table pour aller chercher les anesthésiques, pour revenir aussitôt, sans eux : il risquait de tomber. J'ai appelé une ASV, lui ai demandé de poser le téléphone deux minutes - en silencieux. Le temps de prendre les produits, Démon s'était un peu redressé.

- M. Tiburce voulait que ce soit toi, c'est pour ça qu'il a attendu, il a dit que si il y avait quelque chose à faire, il n'y aurait que toi.
- Quelque chose à faire ? Il m'a dit que c'était la fin, qu'il ne mangeait plus ?

Un silence. L'examiner ? Oui, bien sûr, que je peux prendre le temps de l'examiner.
Même au milieu de ce chaos.

Alors nous levons Démon. Il tient debout, chancelant. Il halète. Mais ses muqueuses sont rosées. Son abdomen pend, comme distendu par le liquide. J'y plante mon aiguille, celle qui devait servir à l'euthanasier. Pas de sang. Je réessaie. Toujours pas. Du gras. Je teste la proprioception. Excellente. Pince vicieusement ses lombes. Il tombe. Une numération-formule : normale. Sa tumeur n'a pas saigné.

Flottement.

Je pose mes anesthésiques, et prends les anti-inflammatoires : une injection intra-veineuse, puisque le cathéter est posé.

- Je lui donne jusqu'à ce soir. Ne préviens pas M. Tiburce. S'il se lève, je gèrerai.

L'ASV, un sourire aux lèvres, m'aide à porter Démon dans la courette, derrière la clinique.

Passent les heures, et Démon ne se lève pas. Débordé par ma journée, je ne prends pas garde à lui, jette juste un coup d’œil de temps en temps quand je traverse le chenil. Il ne bouge pas, reste couché sur son sternum, la tête fièrement dressée, attentif, haletant.

J'ai à peine touché un mot de la situation à mes confrères : "je n'ai pas tué Démon, j'ai l'impression que c'est une crise algique, de l'arthrose". Ils acquiescent, sans commentaire, apprécient d'un sourire l'incongruité de l'histoire. Comme moi, ils carburent à l'espoir.

- N'encaissez pas le chèque de M. Tiburce, on verra demain !

Il est 19h30, et je finis les consultations pendant qu'une ASV fait la compta, et qu'une autre dégrossit le ménage, toutes portes ouvertes. Et puis ce cri :

- Il y a ton beauceron qui s'échappe, là !

Mon confrère revient de visite, il vient juste de couper son moteur, et il se marre en voyant le vieux pépère qui nous regarde, dans le terrain vague derrière la clinique. Je n'avais même pas pensé à l'attacher. Il me faut trente mètres pour le rattraper, à la course, car il ne se laisse pas approcher. Mon collègue se bidonne, et m'interpelle :

- Va falloir appeler le vieux Tiburce, maintenant !

Il va forcément être content. Mais je me sens un peu merdeux, parce que je n'ai pas respecté le contrat de soins, parce que j'ai menti, parce que je me suis permis... parce que le vieux bonhomme est chez lui, qu'il pleure depuis ce matin. Depuis hier sans doute.

J'ai un nœud dans la gorge. Je ne sais pas trop ce que je vais dire, imagine quelques phrases. Tonalité, sonneries. On décroche. Une voix féminine, très âgée.

- Mme Tiburce ?
- Oui ?
- Bonjour, c'est le Dr Fourrure, c'est le vétérinaire. J'appelle... pour quelque chose de bizarre. J'appelle parce que ce matin, votre mari m'a amené Démon, pour l'euthanasier, et il est parti tout de suite, et finalement, heu... Démon est debout, il vient de manger, et il a couru un peu.
- Attendez, j'appelle mon mari !

J'ai parlé très vite, ne lui ai pas donné la possibilité de m'interrompre.

Roger, c'est le vétérinaire, il dit que Démon a couru, et qu'il a mangé !

Je patiente un instant, un peu fébrile, un peu merdeux, et très fier de moi.

- Oui allo ?
- Bonjour, c'est le Dr Fourrure, c'est le vétérinaire. J'appelle... ce matin, quand vous êtes parti, Francesca m'a dit que vous vouliez que j'examine Démon, et je ne l'avais pas fait, alors je l'ai examiné, et là, heu, ben ce n'est pas son cancer qui l'ennuie, c'est l'arthrose, il avait très mal.
- Démon a mal ?
- Ben là plus trop, je lui ai fait des piqûres, et ça va bien, je n'ai pas guéri son cancer hein, mais il va mieux, il a mangé, et il a même essayé de s'enfuir.
- De s'enfuir ? Démon ?

Incrédulité.

- Heuuu oui, on avait oublié de fermer les portes, mais je l'ai rattrapé. J'ai du lui courir après.

Il a du lui courir après !

- Et il a mangé ?
- Oui, une gamelle, et bu, et uriné, et voilà, je suis désolé, je n'ai pas voulu vous appeler avant, parce que je ne voulais pas vous donner de faux espoir, si ça n'avait pas marché.
- Et il peut rentrer ?
- Oui, avec des comprimés, oui. Parce que bon, il a toujours son cancer, mais c'est comme avant, comme il a arrêté de saigner il y a un an, il peut rester un jour, ou une semaine, ou six mois encore.

M. Tiburce est revenu chercher son chien.

Il m'a remercié, en pleurant, en râlant sur le prix des médicaments, comme toujours, en notant que la vie coûte, à peu de chose près, le même prix que la mort.

Il m'a serré la main, longuement.

Sans l'ASV, Démon aurait été euthanasié.

Pour ceux que ça intéresse : une radiographie d'hémangiosarcome, et une ponction abdominale d'hémopéritoine lié à un hémangiosarcome.

jeudi 28 juillet 2011

Fire

Je suis assis sur la table d'examen. Mes jambes battent dans le vide, un battement court et violent. J'ai les bras croisés, mains cachées, les sourcils froncés, je suis le langage corporel du contrarié en colère.
Fire a eu le plus grand mal du monde à venir de sa cage jusqu'ici. Il s'est couché contre le mur, sa perfusion, un peu dérisoire, posée au sol en attendant. Ses maîtres viennent d'arriver.

Il est 19h30 et je les ai appelés à peine un quart d'heure plus tôt. Il était entendu que si l'état de leur chien se dégradait, je l'euthanasierai. Ils ont apprécié, je l'ai bien senti, que je leur propose de venir le voir une dernière fois, malgré l'heure. Là, ils sont assis par terre, à côté de leur chien, dans cette salle de consultation immaculée où rien ne se passe comme je le voudrais. Pourtant, tout se passe comme nous l'avions prévu.

Lorsque Fire est arrivé lundi, le diagnostic était déjà posé - au téléphone. Son maître m'avait appelé la veille au soir, il ne pouvait pas venir tout de suite, il m'avait décrit une parvovirose, il l'avait d'ailleurs reconnue. J'avais exclu les autres possibilités lors de la consultation, confirmé sa suspicion, et nous aurions du être rassurés. Une parvo à cet âge, sur un chien de ce gabarit, ça se gère. Deux jours de perf', des analgésiques, et il rentre à la maison.

Le propriétaire du chien, je le connais un peu. J'ai déjà vu ses chiens en consultation. réglo, très sympa, inquiet et concerné par le bien-être de ses animaux. De tout petits moyens financiers, alors nous faisons toujours au moins cher, sans lésiner sur la qualité des soins. Disons qu'on rogne sur les options. Là, les options, c'était la numération-formule, et l'analyse viro pour identifier le parvovirus et son possible pote de co-infection, un coronavirus hautement pathogène. De toute façon, une entérite hémorragique comme ça, avec cette petite fièvre, cette douleur abdo, ce frottis sanguin très pauvre en globules blancs, c'est pour ainsi dire du billard diagnostique. Et les nuances virologiques ne changeront rien à la prise en charge, elles expliqueront simplement pourquoi un chien vacciné semble faire une parvo aussi grave.

Le souci, c'est qu'au soir du premier jour d'hospitalisation, Fire n'a pas du tout commencé à relever la tête.

Le lendemain matin, il faisait carrément la gueule dans sa cage. Vaguement inquiet malgré la confirmation olfactive du diagnostic (ceux qui connaissent l'odeur de la parvo me comprendront), je suis revenu l'examiner, le temps de finir de gérer un chat accidenté. Des muqueuses rouge brique, des difficultés respiratoires, de multiples petites hémorragies. Une sirène d'alarme diagnostique, et tant pis pour mes trois rendez-vous.

Une petite heure plus tard, j'avais ma confirmation, en explosant le devis prévu pour une bête entérite hémorragique. Fire a une complication qui, pour faire simple, lui interdit de coaguler. Et pour le soigner, il me faut stopper la cause de la complication (le ou les virus, donc, et peut-être un autre truc sous-jacent), le transfuser et lui filer divers médocs pour le moins risqués à utiliser. Et décider si la patate qu'il a du côté de la rate est une tumeur ou un hématome, pour l'opérer en urgence afin de l'enlever, ce qui est la pire connerie à faire quand son patient ne coagule pas.

Enfin pour faire court et plus simple au niveau prise en charge, regarder cet adorable malinois mourir, et annoncer l'inéluctable à son maître.

Chose que je n'ai pu me résoudre à faire qu'une fois tous les recours épuisés. Conseils pris auprès de vétos plus spécialisés que moi, derniers résultats d'analyses obtenus, venant, tous, un à un, confirmer mon diagnostic et mon pronostic. J'ai repoussé la morphine à Fire, et décroché mon téléphone.

Avec cette voix posée, désolée, factuelle. Annoncer que les choses ne vont pas bien du tout. Expliquer, simplement, une CIVD. Détailler la certitude sur la complication et le doute sur son origine, entre le virus et la rate. La prise en charge théorique, ses risques, sans parler de son prix et de sa faisabilité. L'amener, tout doucement, à ce qu'il sait déjà depuis qu'il a entendu ma voix : l'euthanasie.

Je me suis entendu lui proposer de venir le voir, pour la dernière fois.

Je ne l'avais pas prévu. Et dans ma salle de consultation, assis sur ma table d'examen, les bras croisés et les sourcils froncés, je regarde Fire, épuisé par les dix mètres parcourus, effondré contre le mur. Je sais que je veux l'opérer, je suppose, non, je sais que c'est pour ça que j'ai fait venir ses maîtres, et je ne sais pas si mes jambes battent la mesure de ma colère contre la maladie, contre moi-même ou contre l'infaisabilité de la chirurgie.

Enlever sa rate à un chien qui ne coagule pas ? Ou, si je me suis trompé, faire une entérectomie sur une portion d'intestins nécrosés ?

Alors je m'écoute parler, avec une distance irréelle, et j'ai l'impression d'être l'étudiant qui écoute l'interne expliquer un cas à l'école véto. Égrener à nouveau les points clefs du diagnostic, attaquant chaque hypothèse pour mieux la confirmer. L'entérite virale, la CIVD, l'échographie avec cette rate anormale et ces intestins trop inflammatoires, la radio sans corps étranger. Conclure sur la nécessité et l'impossibilité d'une chirurgie.

Et sur cette brillante démonstration, cette inéluctable conclusion, soupirer, et proposer la chirurgie.

Parce que j'ai pas le courage de ne pas espérer, et que je ne veux pas l'euthanasier. Parce que s'ils n'ont pas les moyens financiers, je ne compterai que le prix des produits anesthésiques et des consommables de chirurgie.

Parce que merde, bordel de cul et tout le reste.

J'ai besoin d'espoir.

Et j'ai un peu honte d'aimer le regard de cet homme à qui j'offre cet espoir désespéré. Ces yeux qui brillent.

Fire inspire comme si l'air était devenu de la boue.

Et ce soir, j'ai juste envie d'être un héros. De faire mieux que les bouquins, que les spécialistes et que la raison.

L'anesthésie s'est remarquablement bien passée. Il y avait bien un hémangiome, et a priori pas de métastases. Les intestins étaient aussi propres qu'ils peuvent l'être lorsqu'ils sont ravagés par des virus. J'ai réussi à ligaturer toutes ces foutues veines, à stopper toutes les hémorragies du mésentère. Moi qui n'aime pas la chirurgie, j'étais fier de mon boulot. Lorsque j'ai suturé la paroi de l'abdomen puis la peau, je me suis surpris à espérer un miracle.

J'ai laissé Fire dans sa cage, pour qu'il se réveille paisiblement. Puis je suis allé en salle de consultation, il était 22h30. les maîtres avaient attendu tout ce temps dans leur voiture, venant aux nouvelles de temps en temps. Ils ont vu les hémorragies, ils ont vu l'intensité de cette chirurgie. Ils étaient heureux lorsque je leur ai expliqué que l'hémangiome était sans doute un facteur de la complication, mais que rien n'était gagné. Que Fire n'avait presque aucune chance, malgré la réussite de l'opération.

Ils n'ont pas voulu me croire, puis ils m'ont remercié. Ils ont caressé Fire qui dormait. Je suis parti me coucher.

Puis, le lendemain matin, je les ai appelés.

dimanche 3 avril 2011

La chèvre vivante

A chaque fois, je crois que l'on me prend pour un dingue. Mais à voir les sourires sur les visages, on doit se dire que c'est un genre de folie assez gentil. En tout cas là, je suis derrière le comptoir, les ASV qui s'étaient planquées ressurgissent rassurées, un client me regarde d'un air incrédule, une autre reste assise sur sa chaise en se demandant sans doute où elle est tombée. Moi, j'interprète un remix d'une chorégraphie disco-égyptienne de Thriller, en me dandinant avec la grâce touchante d'un caneton à peine éclos.

C'est que, hé ! Elle est vivante !

Des moments de joie gamine comme ça, on n'en a pas si souvent. Après un vêlage, oui, d'accord, mais c'est plus sage, car plus... habituel. Lorsque je sauve une vie, toujours, mais c'est souvent plus confidentiel, parce que j'ai trouvé, mais il n'y a pas cet instant de grâce.

Là, hé ! Elle bêle ! Enfin elle chevrote ! Mais bruyamment !

Cédric n'est pas vraiment un ami, disons, une connaissance sympathique. Il a bossé dans le coin, en service de remplacement. Puis il en a eu marre, et maintenant, il travaille à 80 bornes de là dans une ferme qui accueille des handicapés. Le genre de boutique avec trois chèvres, cinq brebis, deux chevaux, une vache, des poules, des canards et compagnie.

De temps en temps, il me passe un coup de fil pour un conseil, et puis je vais le voir une fois par an, pour la prophylaxie, parce que là où il est, il n'y a plus de vétos ruraux. Cette fois, il m'a appelé pour une mise-bas sur une chèvre. La cocotte n'a jamais mis bas, elle se prépare depuis hier soir, et c'est sa louloute, sa charlotte, son petit sucre, il l'a élevée au biberon, elle le suit partout comme un petit chien, il a évidemment très peur. Il a parcouru tous les forums sur le net, tout le monde lui a écrit que les chèvres se débrouillaient toujours toutes seules, qu'elles n'avaient pas besoin de nous. Surtout les alpines chamoisées. Moi, au téléphone, je lui ai dit d'attendre un peu, qu'il n'y avait pas le feu si elle continuait à brouter l'air de rien, mais que, demain matin, il faudrait quand même que ça ait bougé.

Évidemment, le lendemain matin, il m'a rappelé : "Elle n'a toujours pas mis bas, Fourrure, des fois elle pousse mais pas trop, elle n'est pas bien, elle n'est pas comme d'habitude." Après une nuit entière, il faut se rendre à l'évidence : ça déconne. Le souci, c'est que je suis à 80km, et débordé. Pas moyen que je passe à la ferme. Alors je lui file le nom de plusieurs vétos que je connais et qui, à une époque, ont fait de la rurale. Je lui dis de me rappeler si ça ne donne rien.

Et trois quart d'heures plus tard, le téléphone sonne à nouveau : "Fourrure, il n'y en a aucun qui veut venir, il y en a deux qui veulent bien si je l'amène, mais ils sont à trente minutes, alors si c'est pour la déplacer et rouler, j'arrive, tu m'attends hein ?" Il arrivera vers midi.

Bon.

Pendant ce temps, je boucle les consultations. Et finalement, c'est sa copine qui se pointe avec une vieille 309 toute pourrie. La chèvre descend l'air de rien de la bagnole, la suit pas à pas, provoque la stupéfaction des chiens et des clients dans la salle d'attente et tente de nous piquer le bouquet de fleurs sur le bureau quand nous avons les yeux tournés. Le spectacle n'est vraiment pas banal. Je veux dire : des chèvres, il en vient parfois à la clinique, mais surtout des naines, et généralement complètement paumées. Celle-là se comporte comme si elle était chez elle, un peu comme ces chats qui squattent chez vous en considérant que tout leur est du...

La bestiole n'est pas assez dilatée. Une torsion de matrice sans doute ? En tout cas ma main est trop grosse, et c'est ma consœur qui s'y colle, elle qui n'a aucune expérience en rurale, et qui n'a pas l'air d'apprécier les hurlements déchirants de la parturiente lorsqu'elle lui enfonce son bras dans le vagin. Je ne sais pas si mes remarques l'ont rassurées, dans le style : "tu sais, si elle se relève comme si de rien n'était et se remet à bouffer dès que tu arrêtes de la manipuler, c'est qu'elle en rajoute une sacrée couche, hein ? Beaucoup de comédie, ne t'inquiète pas."

Au final, j'ai enfin la place d'aller voir. Enfin, de glisser mes doigts. le chevreau est très gros, il arrive n'importe comment. J'explique à la copine de Cédric que je vais tenter de le remettre dans l'axe et d'éviter une césarienne, car vue l'émotivité de ces bestioles, je crains fortement cette chirurgie. Nous gardons donc la Louloute pour une petite heure de manœuvres obstétricales infructueuses en guise de repas de midi. Je vous rassure : en nous relayant, nous avons quand même réussi à nous sustenter un peu.

A 14h00, je reprends les consultations, et laisse la Louloute tranquille, en indiquant à ma consœur d'essayer encore un peu si elle veut, des fois que ça la dilate plus, mais sans grand espoir. Le chevreau est vraiment foutrement coincé dans une position à la con, trop loin pour être découpé, bref, ça sent le bistouri.

A 14h50, je passe dans la salle de consultation où ma consœur gît, frustrée, épuisée et inquiète, au milieu d'une flaque de sang, de pisse, d'amnios et de gel lubrifiant, tandis que la biquette renifle la poubelle. Il va falloir que j'opère, sinon elle va craquer. La consœur.

Quelques dizaines de minutes plus tard, la biquette est anesthésiée, ligotée, tondue, désinfectée. La salle de consultation ressemble à un champ de bataille. Un incision cutanée, puis musculaire, les eaux péritonéales provoquées par l'inflammation se déversent par cascades dans la bassine et les serpillières disposées pour l'occasion sur le carrelage. Je saisis délicatement l'utérus, l'incise, extrais le chevreau, mort depuis la veille au moins. La chèvre respire paisiblement. Maintenant commence la phase la plus longue de la chirurgie. Une, puis deux sutures utérines, une suture musculaire, une seconde, et un dernier surjet à point passé pour sa fine peau de biquette. Dans les dernières minutes, mon travail s'accélère. Je n'aime pas sa respiration, je n'aime pas la couleur de ses muqueuses. j'injecte un anti-anesthésique avant de nouer mon point final, mais ma fréquence cardiaque s'accélère autant que la sienne se casse la gueule. Elle va me claquer dans les doigts !

Les ASV sont reparties à l'accueil, et lorsque je passe en courant avec une chèvre de 60kg dans les bras, celle qui passe à côté de moi en demandant des nouvelles, le sourire au lèvre, s'éclipse en vitesse lorsque, stressé à bloc et à la limite de me casser la gueule, je la bouscule en lâchant un "elle est en train de péter, pousse toi je vais au chenil, elle meurt "

Je n'ai vraiment plus ni l'envie ni le temps d'être poli. J'ai cette voix rapide et agressive, avec ces mots chuchotés, qui signale l'explosion prochaine, je sais qu'elles savent, et elles se poussent.

La biquette est posée dans la cage, à moitié couchée, sa tête est retombée sur le côté. Elle est grise, elle ne respire plus, et mon cathéter a glissé, bordel de merde. J'en pose un nouveau en vrac, pile dans la veine. J'injecte un analeptique, lui maintiens la tête haute pour éviter le reflux ruminal, et tente un massage cardiaque.

"ELLE EST MORTE BORDEL DE MERDE !"

Je n'ai pas vraiment crié, mais je sais que tout le monde a entendu dans la clinique, des ASV aux autres vétérinaires en passant par les clients dans la salle d'attente qui se faisaient conter l'histoire de la césarienne de chèvre.

Elle ne respire plus, son cœur s'arrête sous mon stétho, en fibrillation, et non, je n'ai pas de défibrillateur, et j'écoute le cœur : le néant. Je réinjecte une dose d'analeptiques, je tente un bouche-à-naseaux, lui gonfle les poumons - pas le temps de l'intuber - avant de reprendre le massage cardiaque.

Dix secondes.

Dix très longue secondes.

Elle relève la tête.

ELLE RELÈVE LA TÊTE !

Cette fois, je n'ai pas crié, je savoure mon triomphe, stabilise tout ça, réinjecte un coup d'antalgiques, ralentit la perf' qui coulait à fond après un bolus hypertonique.

Dans la clinique, il y a un silence de mort. Tout le monde aime bien Cédric, la biquette était adorable, ma consœur vient de passer des heures à vaincre ses réticences pour le travail "à la rurale" afin de sortir ce chevreau, tout le monde a suivi la césarienne qui se déroulait sans souci, et ils m'ont entendu.

Alors moi je sors du chenil, j'ai laissé la biquette finir de reprendre ses esprits, et je passe façon disco dans le couloir vers le bureau, là, il faut que je triomphe, parce que j'exulte ! Je les regarde tous, et puis j'attends un peu. Ils me regardent comme si j'étais complètement barré.

"Elle est morte, mais elle est vivante !"

Du fond de la clinique jaillit un bêlement puissant et plaintif, du genre "j'ai mal au cul, j'ai mal au bide bande de salauds !" puis un fracas métallique... j'ai laissé la porte de la cage de la morte ouverte, et elle tente de se barrer en courant, en dérapant sur la carrelage trempé, son pied de perf' basculant en emportant tous les tuyaux sur son passage.

J'adore les résurrections.

samedi 19 mars 2011

Mémé

Les gouttes sont des piliers, les traits d'un mausolée glacé. Une averse drue, une pluie gelée, qui cache un ciel d'hiver sombre et sans espoir.
Je suis seul, je suis tout seul. Est-ce qu'il fallait que je sois seul ?
Je suis debout dans le pré, les points serrés. J'ai appelé, je l'ai cherchée. J'ai couru, glissé, j'avais déjà accepté. Elle était retombée. Je pleure et je crie, j'appelle avec rage, j'ouvre le coffre, saisit le flacon, saisit la seringue, je l'ai vue, elle est couchée, entravée, piégée dans les sangles de sa couverture que je viens de détacher. J'ai pris, je m'en suis voulu, le temps de mettre mes bottes. Puis je me suis agenouillé. Son gros souffle de vieille chose pourrait faire de petits nuages s'ils n'étaient aussi assassinés par la pluie glacée. Détrempée, elle gît.
Combien de fois, nous l'avons relevée ? Combien de fois, nous savions que nous ne pourrions recommencer ? Combien de fois, nous savions que nous mentions ? Nous savions le bonheur de nous mentir. De nous faire peur, pour nous préparer. Cette fois, j'ai pleuré. Crié étouffé. Je suis allé vers la voiture, vers le flacon, je me suis retourné. J'y suis retourné. J'ai voulu hésiter. Je savais que cette fois, je ne pourrais pas espérer. Froide certitude. J'étais trempé.
Furieux. Amoureux.
Alors j'y suis retourné, je me suis agenouillé. J'ai pris son adorable grosse tête émaciée de saloperie de vieille morue de jument étique, cette tête qui toujours oscillait autour d'un cou trop maigre, de jambes torturées. J'étais sale, trempé, emboué dans l'argile glacée, et j'ai posé sa foutue grosse tête sur mes genoux, je l'ai caressée, câlinée, appelée. Elle a fermé ses gros yeux de vieille chose, a accepté mes caresses qu'elle dédaignait avec son snobisme de vieille peau, elle tremblait. Elle avait lutté, elle s'était débattue, et je venais seulement de la trouver. En passant la voir, juste avant de partir au boulot.
Je crois que je n'ai jamais cessé de parler. J'ai rempli la seringue, sa tête sur mes genoux, furieux, désespéré, débordant d'amour, de haine. Je l'ai accompagnée, je l'ai bordée, je l'ai cajolée. Elle a fermé les yeux, soupiré, elle m'a accepté. J'ai gardé sa tête osseuse sur mes jambes, je me suis penché, ma main gauche a fait la compression, la droite l'injection.
Ça va aller, mémé, ça va aller.
Ça va forcément aller.

Elle a frémi, elle a tremblé, puis elle est morte sur mes genoux, ma vieille morue de jument, ma tatie danielle, mon emmerdeuse préférée. Elle est morte sur mes genoux, et je l'ai tuée.

Je ne l'ai jamais regretté.

Et je suis tellement heureux de savoir encore la regretter, même si longtemps après.

samedi 8 janvier 2011

Plongée dans le bleu

J'ai le dos tourné à la table d'examen. Je chipote mes flacons et mes seringues, sur mon plan de travail.

- Mais vous, ça ne vous fait pas mal de faire ça ?

J'ai soudainement une poussière dans l'œil, lorsqu'elle brise ainsi ma fragile carapace. Une grosse.

Je chasse la bulle de la seringue pour me donner une contenance. Professionnel. Caché derrière mon aiguille.

Je croasse. Me reprends en me raclant la gorge.

- Si, madame La Prune. Ça me fait mal.
- C'est le bon moment, hein ?
- C'est le bon moment.

Ma voix n'a pas du tout l'assurance que je voudrais. Pas parce que je ne suis pas sûr de moi.

- Il va s'endormir, c'est ça ? Ça ne fait pas mal ?

Elle soutient la tête de son chien. Sa main droite est posée sur son thorax, soulignant sa respiration.

- Non. C'est une anesthésie. Ça ne fait pas mal. Il va s'endormir. En dix secondes.

Et sa tête se fait plus lourde sur sa main gauche. Et sa main droite bouge moins vite sur son thorax. Machinalement, je compte jusqu'à dix, et lui ôte les longs poils qui se sont glissés dans sa bouche, entre ses babines. Lui peigne sa moustache entre mes doigts. Place naturellement ma main à la place de la sienne lorsqu'elle la retire pour se moucher. Sa tête pèse de tout son poids sur ma main.

Je le caresse en silence en lui injectant l'euthanasique. Le liquide court dans la tubulure de la perfusion, et madame La Prune cherche avec une douloureuse habitude le battement cardiaque, qui court à toute vitesse vers l'imperceptible. Et s'éteint.

Encore une fois, je me suis concentré sur ces derniers battements, ce rythme de mort, doux et fascinant. Isolé avec mon stéthoscope, accompagnant la plongée vers le néant.

Pourquoi ai-je toujours cette même sensation que lorsque je plonge, juste après le check-up surface, lors de la descente "dans le bleu" ? Dans le bleu parce qu'on ne voit pas le fond, parce qu'il n'y a que... le bleu, sans nuance, infini et indéfini, inconnu et rassurant, confortable et affolant.

Elle me regarde lorsque je le couche dans un carton.
Sourit lorsque je m'excuse de le coucher en boule.

Me répond qu'il ne prenait pas plus de place que cela lorsqu'il dormait à côté d'elle devant la télé.

mercredi 17 novembre 2010

Brave

Mademoiselle,
Vous serez sans doute surpris par ce courrier, et sans doute plus encore par son arrivée tardive. J'ai longtemps hésité avant de vous écrire cette lettre. Il n'est pas toujours facile de trouver les mots justes... au risque de raviver des souvenirs que vous préféreriez peut-être lointains.
Les rupture d'anévrisme comme celle qui a emporté Brave sont des des évènements assez rares, qui ne laissent aucune chance, même pour un humain, tant leur survenue est brutale. Même dans un cadre hospitalier, même si Brave avait été à la clinique à l'instant où la crise survenait, je n'aurais rien pu faire. Lors de votre premier appel, j'ai espéré une pseudo-crise d'épilepsie ou un processus du même type, qui aurait pu être géré ici... je craignais cet AVC, et votre second appel l'a hélas confirmé.
Vous ne pouviez rien faire pour le détecter, vous ne pouviez rien faire pour le prévenir, personne ne le pouvait.
Toute l'équipe de la clinique s'associe très sincèrement à votre douleur,
Dr Fourrure

Je me souviens de la panique dans cette voix, de l'obscurité de la chambre, de cette tranquillité brisée par la sonnerie du portable de garde.

Je me souviens de ses mots, de cette peur viscérale qui avait très bien saisie la différence entre un accident bénin et la mort d'un compagnon. Il n'y avait pas besoin d'être vétérinaire, ce soir-là, pour percevoir l'urgence absolue.

- Il tremble, il dormait tranquillement, il respire très fort et il fait un bruit horrible !

Je me souviens de ma résignation immédiate, lorsque j'ai réalisé que j'étais à trente kilomètres de Brave, que la clinique se trouvait pile au milieu entre lui et moi. Je lui ai dis de charger son chien dans sa voiture, de prendre le volant.

- Mais est-ce qu'il supportera le transport ? Est-ce que vous ne pourriez pas venir ?
- Il faut gagner du temps, il faut l'oxygène, le matériel de la clinique !
- Mais s'il meurt sur la route ?
- Si l'urgence en est à ce point là, je ne pourrais de toute façon rien faire...

Froide constatation, née de l'expérience et de la simple logique, parfaitement saisie par mon interlocutrice. Ne pas perdre de temps, il n'y en a déjà plus.

Je me souviens de la seconde sonnerie, deux minutes plus tard, alors que j'enfilais ma veste et me dirigeais vers ma voiture, en sachant que cela ne servait à rien... Je savais qu'elle m'annonçait la mort de Brave.

Je me souviens des larmes dans sa voix, de cette lamentation.

De cette solitude désespérée.

De cette violence.

Brave était mort, et je n'avais rien de plus à dire. Mais qu'était mon impuissance face à sa douleur ?

J'ai bredouillé ces quelques mots qui ne l'atteindraient pas encore, qui sauraient, peut-être, plus tard l'aider à ne pas culpabiliser. Si je pouvais au moins lui offrir cela ?

Notre échange n'a duré que quelques dizaines de seconde. Il n'y avait rien à dire. Juste des larmes, et du silence. De la douleur, et de l'impuissance.

Je me souviens avoir pâli.

Je me suis souvenu de toutes ces années, de Brave et de sa jeune maîtresse, du fiancé qui le lui avait acheté, puis laissé lorsqu'il était parti, des accidents, des bobos, des inquiétudes et des joies, de sa jeunesse, puis de sa vieillesse. D'une vie de chien, et d'un bout de vie d'humain.

mercredi 16 juin 2010

Le vieux, sans vache et sans jument

Le camion était déjà là lorsque je me garais dans la cour de la ferme, écartant l'éternelle nuée de paons, de canards et d'oies. Un jour gris, une pluie fine mais tellement douce telle que je ne la sentais pas se déposer sur mon visage.
Je coupais le contact en écoutant le bruit du moteur du camion blanc, les bourdonnements des vérins alors que l'équarrisseur déplaçait le cadavre de la vieille jument, coincée entre un poteau de la grange et une vieille charrette à foin habitée par les poules. Mon confrère était venu hier, et ses soins n'avait pu assurer qu'une fin sans douleur à la trentenaire en coliques. Il savait qu'elle allait mourir cette nuit là, il l'avait dit à M. Firmin, qui avait pourtant continué d'espérer alors que les médicaments faisaient leur œuvre et que la souffrance s'apaisait.
Le vieil homme attendait, assis sur une marche, devant la porte de sa ferme. Il s'est levé en me voyant arriver, serrant ma main entre les siennes, dissimulant ses larmes sous la visière de sa casquette, sans rien arriver à prononcer. Je devinais les mots qui s'étranglaient.
Moi, je venais pour un travail à la con, un de ces trucs idiots mais obligatoires : mettre à jour les papiers de la juments avant son départ pour l'équarrissage. Le genre de tâche dont tout le monde se passerait bien, mais le cadavre ne pourrait partir sans transpondeur ni documents d'identification, et la vieille jument était née à une époque où aucun de ces papiers n'existait pour ceux et celles qui naissaient, ainsi, au fond d'un pré ou d'une étable, loin des clubs et des champs de course. M. Firmin s'est soudain rappelé que l'un de mes prédécesseurs avait établi un document, "alors que la jument avait 5 ou 6 ans". Je l'ai vu partir, presque en courant, à l'abri dans sa maison, fuyant la pince du camion et le cadavre suspendu de sa jument. Moi, je me dépêchais d'injecter une puce à un cadavre, puis de relever quelques traits de signalement, des balzanes, une liste, un épi. L'équarrisseur me facilita la tâche en mettant le corps à ma hauteur, mais en me pressant, espérant éviter à M. Firmin le spectacle du corps de sa compagne suspendu au-dessus du camion, ses membres et son cou pendant de cette étrange courbure, gravité contrariée par la rigidité cadavérique.
Pourtant, il ne voulait pas le manquer, ce départ, ce dernier aperçu du dernier vestige de sa vie d'éleveur. Il la regarda descendre dans le camion, deux papiers serrés sur le torse, avec ces larmes discrètes de celui qui ne veut pas pleurer, alors que sa femme se tenait dans l'ombre de l'entrée, derrière lui. La bruine accompagnait la douceur de la descente du corps, tandis que je me concentrais sur mes papiers et mes carbones, jurant en silence contre l'administration - pour ne pas avoir à réfléchir à autre chose.
Lorsque le corps eût disparu, je suivi M. Firmin dans l'ombre de sa cuisine, devant le grand classeur en plastique bleu fermé par de la ficelle à lieuse. Il pensait y trouver ces anciens papiers qui, de toute façon, ne serviraient à rien. Un peu anesthésié, je tournais les pages et triais les enveloppes sous le regard de la vieille dame, assise et essoufflée avec ses deux béquilles et sa blouse d'imprimé à fleurs. Il y avait là le grand livre des bovins, des courriers du GDS ou de l'IPG, des résultats de prophylaxie et des bons d'enlèvement, quelques ordonnances, des imprimés pour la PAC et d'autres pour les cartes, une boucle.

Une vie.

Je buvais silencieusement le verre de limonade qu'il avait absolument tenu à me servir, feuilletant et triant, pour éviter de penser, échangeant, avec la vieille dame, de ces absurdes banalités qu'on dit aux personnes âgées. Je réalisais soudain leur inanité, moi qui abhorre les mièvreries servies aux enfants, le ton doucereux et les formules toutes faites que l'on sert à ceux qui sont "trop jeunes pour comprendre". Je me suis tu.

Et j'ai retrouvé le papier, une feuille volante avec le dessin, marqué au feutre rouge, des signes distinctifs de la jument. Une signature, un numéro de vétérinaire sanitaire désuet, la trace d'un confrère aujourd'hui décédé. Un souvenir que je laissais à M. Firmin, plus secoué que je ne voulais l'avouer.

Le camion d'équarrissage parti, il ne nous restait plus que le silence des Pyrénées sous la pluie, des nuages gris si bas qu'ils dissimulaient les collines environnantes, et les gloussements d'un dindon. M. Firmin me raconta les dernières heures de sa Douce, son soulagement après le passage de mon confrère, le foin qu'elle avait picoré, l'eau bue. M. Firmin s'était levé toutes les deux heures, et l'avait appelée du pas de sa porte. Elle lui répondait, il entendait ses pas sur la cour bitumée. A quatre heures du matin, elle s'était réfugiée dans la grange. Il l'avait suivie, inquiété par son pas précipité. Dans l'obscurité d'une nuit nuageuse, sa lampe de poche à la main, il l'avait vue s'affaisser en silence. Inspirer. Expirer. Et mourir.

Doucement.

Silencieusement.

Derrière lui, à ses mots, la vieille dame pleurait. Elle qui m'avait dit, quelques minutes plus tôt, en quelques mots lapidaires et définitifs, résignés et terribles, la douleur du handicap et la solitude de la surdité.

Moi, je me demandais ce qu'ils allaient devenir, sans la vache, sans la jument. Seuls dans cette maison isolée, dans son silence et son obscurité.

Je lui trouverai un poney. Un vieux pépère ou une vieille mémère qui ne demande que des quignons de pain, de l'attention et de la douceur. Un vieux bousin qui ne leur survivrait pas, car c'est la première inquiétude de ces personnes si âgées qu'elles craignent le peu qu'elles pourraient abandonner, elles qui n'ont plus personne pour les visiter. Et même s'ils devaient partir les premiers, il pourrait retourner dans son centre équestre. Une proposition, qui, au moins, pu le faire sourire un instant. Comme il me le dit alors : "Tout seul, je deviendrai con. Il ferait du mouvement devant la maison."

mardi 1 juin 2010

Troc

Il est 21h30. J'ai pris la garde cette nuit, comme pour le reste du week-end, zonant entre le net et un bouquin d'anticipation peu folichon. Pour résumer : je m'ennuie sec, mais pas au point de souhaiter un appel. Qui ne va pourtant pas manquer. J'observe dix secondes le téléphone qui sonne et clignote, signalant un transfert d'appel.

- Service de garde, bonsoir.
- Je suis bien chez le véto ?
- Oui, que se passe-t-il ?
- C'est mon petit cochon, j'ai un petit cochon, il a une semaine et je l'ai depuis cinq jours, je viens de rentrer du travail et il est couché par terre et j'ai trouvé une cigarette explosée et il n'est pas bien je lui ai fait du bouche à bouche vous vous rendez compte j'ai fait du bouche à bouche à mon cochon et je lui ai massé le cœur alors il est reparti mais il ne va pas bien du tout qu'est-ce que je peux faire je lui ai fait un massage et il a une cigarette explosée près de lui et qu'est-ce que je peux faire vous pourriez le voir ?
- Heuuu
- Je lui donne du lait que j'ai pris à la coopérative du lait pour cochons et il a tété sa mère au début le gars m'a dit qu'il aurait l'immunité mais là je crois qu'il a mangé la cigarette et je l'ai relancé deux fois je viens de le mettre devant un petit radiateur soufflant pour le réchauffer il est glacé !
- Bon, s'il est si mal que ça il va falloir que je passe, de toute façon...

Je me sens un peu vasouilleux, et complètement éberlué. La conversation, en réalité, a duré bien plus longtemps que cela, mais je ne l'ai ponctuée que de "heuu" et de "très bien" ou de "ce n'est pas la cigarette".

J'ai du mal à faire le tri, mais je pense que le gars est sincèrement désemparé. Il n'a pas l'élocution d'un débile léger, mais à sa façon de parler de son cochon, je devine qu'il n'a pas l'habitude de ces bestioles. Le porcelet doit avoir un statut mi-familier mi-production. Soyons clairs : un porcelet d'une semaine, orphelin et destiné à la saucisse, s'il est aussi mal que ça, on ne tente rien : une visite de nuit doit représenter le prix de 5 de ces bestioles, et encore...
Mais si c'est un animal familier, le raisonnement n'est plus le même. Or j'ai du mal à cerner mon interlocuteur.

Dans le doute, je ne vais pas le vexer, il appelle au secours, j'y vais. Mais aura-t-il les moyens de payer la visite ?

- Mais ça va me coûter combien docteur ?

Nous y voilà. Je suis un peu gêné, mais il a abordé le sujet, tant mieux.

- Une cinquantaine d'euros... mais...

Un silence.

- Cinquante euros ? Mais je n'ai pas cinquante euros !

Sa voix ne dit pas : "bande de voleurs" ou "c'est trop cher".

Non. Elle dit : "je n'ai pas cinquante euros".

- Laissez, je viens, on s'arrangera. Je serai là dans dix minutes au plus.

Il n'habite pas très loin de chez moi. Comment aurais-je géré s'il avait été à quarante kilomètres ?

Le type habite une vieille ferme en cours de restauration. Il s'excuse du chantier tandis que je reste émerveillé par la qualité du boulot sur les pierres et les poutres. Il m'emmène au premier étage, dans une petite salle de bain où souffle un radiateur d'appoint. Sur une couverture, juste sous l'air chaud, il y a un porcelet rosé taché de noir. Du genre trop mignon. Dans l'escalier, le gars m'a expliqué qu'un ami le lui avait donné après que sa mère ait écrasé toute la portée.

Le porcelet est mourant. Il aspire l'air avec difficulté, son cœur bat bien trop lentement, et son hypothermie est telle qu'il ne déclenche pas le thermomètre. Sur sa peau, de discrète marbrures violacées apparaissent. Je ne sais pas ce qu'il a, je sais juste qu'il va mourir. Qu'il serait probablement déjà mort si le barbu accroupi à côté de moi n'avait pas tenté une réanimation désespérée. Je le lui dis. Il donne un coup de poing au sol et cherche une explication, que je serais bien en peine de lui donner.

Il ne semble avoir fait aucune erreur, mais le porcelet ne survivra pas. Je lui propose de le pousser vers la mort, en lui injectant une importante quantité d'anesthésique. Histoire de ne pas le laisser agoniser.

Il m'accompagne dans mon aller-retour à la voiture, nous discutons dans l'obscurité de la cour de sa ferme, éclairés par la loupiote du coffre de mon utilitaire, tandis que je remplis ma seringue. Je savais que j'étais venu pour ça...

Il interrompt mon geste tandis que je m'apprête à lui injecter l'anesthésique.

"Je veux le shooter moi-même. C'est mon porcelet."

Il y a de la fermeté, de la résolution et de la tristesse dans sa voix.

Je lui indique par des gestes très simples comment réaliser l'intra-musculaire.

Il n'hésite pas un instant.

Le petit porcelet roule des billes d'un vert émeraude sur son groin de dessin animé.

- Je vous dois combien, docteur ?

Rien mon pote. Je suis venu tuer ton porcelet parce que je suis devenu assez expérimenté - ou cynique - pour savoir qu'il n'y avait rien à tenter. Pour qu'il ne souffre pas, et pour ne pas laisser un homme tout seul avec un nouveau-né mourant.

Je ne le lui dis pas, non plus, mais j'esquive et lui dis de laisser tomber.

Bien entendu, il refuse. Alors on tape la discut' sous les étoiles, on parle de ses moutons qu'il vient de récupérer, des cochons qu'il aimerait avoir pour faire un élevage et de ce genre de choses. Et puis je suis reparti avec deux parts de gâteau (dégueux, désolé), et un vieux tabouret. Parce que je ne pouvais pas refuser.

Il tremblait.

dimanche 10 janvier 2010

Un vieux chat

Il y a un vieux monsieur discret dans la salle d'attente. Il a ôté sa casquette, et posé, à côté de lui, sur le banc, un vieux panier en osier. Il parle tout doucement, comme s'il avait peur de déranger, échangeant quelques politesses avec notre secrétaire à son bureau. Moi, je suis dans la salle de consultation, je finis de renseigner une fiche d'hospitalisation tout en prêtant une oreille attentive à la conversation qui filtre, à la limite de l'audible, par la porte entrouverte.

Je ne l'ai pas reconnu, même si je sais que j'ai déjà vu son compagnon. Coincé sur la fiche d'hospitalisation, je ne peux lire le carnet de rendez-vous. Alors j'écoute. J'écoute un vieil homme se raconter, raconter son chat. Il a vingt ans. Il aurait du mourir il y a 5 mois, mais je l'ai sauvé. Il l'a ramené pour une euthanasie il y a deux mois. Il l'a encore ramené chez lui. Et cette fois, d'après lui, il ne passera pas Noël. Il s'y est résigné, il a pu profiter de son vieux matou au-delà de ce qu'il aurait imaginé, mais il sait qu'on arrête pas l'âge et la maladie. Il voudrait enterrer son compagnon au fond du jardin.

Moi, je vais jouer l'innocent. Un coup d'œil à la fiche du vieux chat, et les souvenirs me reviennent. Une vilaine tumeur mammaire, kystique, énorme, que j'avais ponctionné. Vu l'âge de l'animal, j'avais écarté d'emblée la chirurgie, pensant qu'avec la ponction et quelques médicaments à visée palliative, il aurait encore quelques semaines confortables devant lui. Lorsqu'il me l'avait ramené, le kyste ne s'était pas reformé, mais le vieux chat avait une vilaine gastro-entérite. Probablement sans lien. Il était déshydraté, en légère hypothermie, il ne mangeait plus, mais j'avais vérifié l'absence d'insuffisance rénale et tenté un simple traitement médical. Qui avait parfaitement fonctionné.

Et cette fois-ci ?

- Alors monsieur, qu'est-ce qui lui arrive au matou ?
- Oh vous savez... c'est la fin.

Sa voix est aussi douce que dans la salle d'attente. Je baisse d'un ton. Il n'est pas sourd. Le vieux chat rougne un peu, mais accepte de venir sur mes genoux. Comme d'habitude en début de consultation, je m'assieds sur la table d'examen pour sortir l'animal de sa panière. Ne pas le tenir, ne pas le contraindre, le laisser accepter les caresses et rester naturellement avec moi. Ça ne marche pas toujours, mais cette fois-ci, rien à redire. Ronronnement immédiat.

- Sa tumeur s'est percée, du liquide a coulé et ça a saigné, pourtant ce n'était pas gros comme la première fois, vous savez...

Le vieux monsieur tient sa casquette entre les doigts, la presse et la retourne. Les jointures de ses doigts sont blanches, blanches de serrer si fort, pâles d'attendre mon verdict. Il tient le menton en avant, joue discrètement avec son dentier. Moi, je ne dis rien. Je caresse le chat, que j'ai retourné sur le dos. Il se laisse gratter le menton, se détend. Il a un vilain cratère au milieu de l'abdomen, vers le nombril. Trois centimètres de diamètre, un ou deux de profondeur, dans le tissu sous-cutané. Autour de la plaie, le poil est lissé, léché et reléché. La plaie est atone, ou presque, elle ne saigne pas. Quelques traces de tissu de granulation, sans doute usé par le léchage incessant. Le chat ronronne, le vieux monsieur me raconte son appétit dévorant, ses câlins et ses interminables siestes près du poêle. Moi, je ne dis rien.

Un long silence s'est installé. le vieux monsieur attend que je prononce mon verdict : "cette fois-ci, ce sera l'euthanasie."

Alors, je prends une longue inspiration. Le vieux monsieur avance le menton, sa casquette ne bouge plus, ses doigts sont blancs, si blancs.

- Bon, deux piqûres, une ou deux boîtes de pâtée, et il rentre à la maison. Je vais vous laisser un flacon d'antiseptique, il va avoir des antibiotiques, mais il verra une nouvelle année.

Les doigts du vieux monsieur sont devenus rouges. Mais il n'a pas lâché sa casquette. Il laisse échapper un "ah" à la fois surpris et soulagé, je lui tends le matou.

Joyeux Noël.

mardi 6 octobre 2009

Echec

L'échec est un vieux compagnon de route, qui sait à chaque détour me surprendre par une nouvelle et sinistre facétie. Il me hante lorsque j'examine, lorsque je diagnostique, lorsque je traite, lorsque je dissèque ou que je ligature. Il guette mes absences, mes faux-pas, nourrit mes angoisses et alimente mes doutes.

Il me fait avancer, aussi. Me pousse dans mes recherches, lorsque je feuillette mes bouquins ou explore les recoins de la toile. L'échec me fait revoir mes copies, reconsidérer mes positions, apprendre, tout simplement.

L'échec est quotidien. Je tente de le maîtriser, je contrôle et observe, téléphone et préviens. Méfiez-vous monsieur, s'il se passe ceci, ou s'il ne se passe pas cela, téléphonez-moi, prenez un rendez-vous, ramenez moi votre compagnon. Appelez-moi aussi si tout se passe bien. Désormais, pour nombre de chirurgie, mes forfaits opératoires comprennent une consultation de contrôle, bien avant le retrait des points. Lorsque je traite une otite ou un ulcère cornéen, il y a toujours plusieurs consultations de contrôle. A moindre coût, voire presque gratuites si elles se multiplient.

Dès que quelque chose ne se passe pas comme prévu, je reprends mon diagnostic, cherche la faille dans le traitement - ai-je mal choisi, ou bien ne l'applique-t-il pas correctement ? Le produit est-il bien instillé au fond de l'oreille, ou le maître le dépose-t-il à l'extérieur, de peur de faire mal ? Une démonstration, une discussion à bâton rompus, un comptage des quantités restantes sont autant d'axes d'exploration. Un examen complémentaire, repoussé en première intention, peut être réalisé. Une bactériologie et un antibiogramme, par exemple. Des radios, que sais-je ?

Souvent, l'échec ne prête pas à conséquence. Au pire, il retarde la guérison.

Mais parfois, l'échec tue.

Parfois, l'échec naît de mes erreurs. Manque de connaissances, mauvaise compréhension d'un signe, ou d'un symptôme, le diagnostic peut être faux, ou incomplet. Je peux avoir vu l'arbre, et manqué la forêt. Trouvé la conséquence, l'avoir confondue avec la cause. L'échec est rarement surprenant : plus le temps passe, et plus je vois venir ses coups fourrés, ses trahisons. Plus je me prépare, donc à le recevoir. Et plus je prépare le propriétaire de l'animal à le reconnaître, et, avec moi, à le transformer en étape diagnostique ou thérapeutique. Si je continue à nourrir mes doutes - et mes angoisses - cet échec là mourra.

Parfois, l'échec est celui du propriétaire. Celui qui refuse d'admettre une maladie, ou un traitement, à cause de ses convictions, ou de ses peurs. Il me faut alors expliquer, décortiquer, justifier, manipuler parfois. L'amener à comprendre les conséquences de ses choix, ou de ses maladresses. Redresser la barre, si c'est possible. Plus le temps passe, et plus cet échec devient mon échec. Je me l'approprie, jalousement, le refuse au maître, cet irresponsable, je m'accuse et me juge, sans témoin, sans juré. Je suis mon procureur, et mon avocat. J'aurais du le voir venir, j'aurais du deviner, j'ai oublié de préciser. Il ne pouvait pas savoir, il a mal compris, c'est ma faute. Cet échec là m'use, car il m'entraîne dans de longues explications, tours et détours, précautions, justifications. Je dois susciter l'adhésion, l'enthousiasme, nourrir et entretenir la motivation du maître, de sa famille, savoir que telle personne recevra tel message quand telle autre nécessitera celui-ci. Au risque de me noyer, de me perdre, et de perdre, aussi, celui que je tente de protéger. Trop d'explications tuent l'explication, et, lors des plus longues démonstrations, je conclus toujours par un "je sais, je vous ai noyé d'informations, et tout n'est pas simple. N'hésitez pas à me téléphoner si vous souhaitez des précisions, si vous avez des questions."

Et parfois, l'échec n'est ni le mien, ni celui du maître.
C'est celui d'un système : l'argent limite toujours nos possibilités, et là réside l'une des différences fondamentales avec la médecine humaine telle qu'elle est pratiquée dans notre pays. Combien vaut un diagnostic, celui d'une affection simple, celui d'une grave maladie ? Celui qui condamne à une mort certaine, ou à une lente agonie ? Celui qui n'amène même pas un traitement, éventuellement superflu ? Quelle est la valeur de la vie ? Cet échec là est forcément injuste. Il peut être logique, justifié, mais il reste révoltant, à moins de se blaser, de se blinder. Il faut alors l'accepter, et le négocier. Quand je peux, je propose un étalement des paiements, une remise, une solution alternative. Parfois, même, des soins gratuits. Mais un animal reste un animal. Se révolter ne doit pas le faire oublier.
L'échec peut aussi être celui d'une société. De sa stupidité. De celui-ci, nous sommes tous responsables. Comme l'euthanasie d'une chienne qui ne l'a jamais méritée. Alors, j'essaie de le contourner, de le contenir, mais au prix de quelles responsabilités ? A mon petit niveau, j'essaie d'aider, et je frémis lorsque je lis, et vis, ces échecs, qui, eux, ne concerne pas "simplement" des animaux.

L'échec, enfin, peut être le signe de notre impuissance face à la maladie, face à la mort. Inéluctable et naturel, cet échec est, sans doute, le plus facile à admettre. Ce qui ne le rends pas, forcément, moins douloureux.
Pas de dialyse ou de greffe de rein pour une IRC. Mais la souffrance, la solitude.
Plus d'antalgique pour l'arthrose terminale, la douleur, et la paralysie. Plus de jeu, plus de pirouette.
Plus d'antibiotique, non plus, contre la bactérie, celle qui a gagné, la résistante, l'immortelle.

Avec le temps, ces échecs deviennent plus durs, plus violents. Parce qu'autrefois, j'étais remplaçant, ou assistant. J'étais une ombre, une petite main. J'avais ces piliers derrières lesquels me dissimuler, ou me défausser, quelqu'un sur qui m'appuyer. Les animaux étaient des cas, des nouveautés, leurs maîtres, des inconnus.

Mais le temps passe.

Je ne suis pas seul, mais on compte sur moi, on s'appuie sur moi. Mais je ne suis pas prêt, pas encore ! Je ne peux plus écouter le sage et m'y fier aveuglément. Le doute infiltre les avis de mes pairs, ce doute nécessaire à tout diagnostic, à toute décision. J'ai perdu cette confiance naïve, au plus grand bénéfice de mes patients, sans doute.

Mes patients vieillissent et meurent, quand je les ai vu naître et grandir. Mes clients souffrent et pleurent, et leur douleur me touche d'autant plus durement que j'ai fait son premier vaccin à leur boule de poils. Empathie, et sympathie.

Un médecin généraliste proche de la retraite me disait que sa patientèle vieillissait avec lui. Et que, désormais, ses patients mouraient.

Ce bien triste billet est une pensée, une pensée pour Corneille, âgé de trois ans, qui meurt ce soir.
J'ai observé ses premiers pas de bébé, j'ai pansé sa patte cassée dans une chute d'escalier, je l'ai confié aux bons soins de mes confrères plus spécialisés pour sa fracture, pour ses problèmes oculaires, pour sa peau infectée. Je l'ai accompagné, avec ses maîtres, dans leurs projets fous de portées et de bébés, ces rêves jamais réalisés. J'ai vécu l'arrivée de sa promise, qui restera sa "chaste fiancée", j'ai rassuré sa maîtresse, encouragé son maître. Corneille n'a jamais été en bonne santé, et, au fil du temps, est née une vraie complicité. Ses bobos et ses blessures, son foutu voile du palais, son bout de langue rose toujours promptement retiré lorsque j'essayais de l'attraper : terminé. Parce qu'une bactérie a décidé de résister. Une "bête" infection cutanée.
Ce soir, pour ne pas pleurer, je me suis concentré, j'ai écouté son cœur faiblir, son cœur se battre, puis fibriller, et s'arrêter.

Un échec, assumé, justifié, sans que personne ne puisse rien se reprocher. Ce qui ne le rend pas moins violent, ni moins douloureux.

jeudi 30 juillet 2009

Fracassé

L'accident stupide.

Un chat amené en consultation pour... un petit bobo, un vaccin ? Je ne sais même pas.

Un couple d'une quarantaine d'année.

Un animal stressé, tenu en harnais, qui saute des bras de sa maîtresse en avisant le gros chien derrière la porte.

La laisse se déroule, le chat se débat, se glisse et se libère, bondit comme une balle sur la route devant la clinique.

Une voiture.

Un accident.

Un cri, un appel au secours, j'ai couru mais il n'y avait rien à faire, le chat était mort sur le coup. L'automobiliste était navré, le propriétaire du gros chien (qui n'avait même pas vu le chat), désolé. Et moi, impuissant.

Cette image me hantera longtemps, celle du chat que j'ai déposé au fond d'un carton. J'ai réussi à masquer l'état de son crâne à sa propriétaire en larmes. Il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas voir.

N'amenez pas votre chat en laisse à votre cabinet vétérinaire, ou dans tout autre endroit potentiellement stressant. Et encore moins en liberté dans vos bras. Ou dans un carton mal scotché. Utilisez une cage de transport, de bonne qualité, avec un plastique lourd et solide, certaines ne valent rien.

samedi 27 juin 2009

Plume de chat

Il est venu quelques jours avant Noël.

Si frêle et si fragile qu'on n'osait le toucher, de peur de le bousculer.

19 ans de siamois, 19 longues années.

Il ne voulaient plus manger, un peu déshydraté, il vomissait les quelques bribes ingérées.

Winnie semblait léger, si léger, une plume de fourrure grise marquée de noir, mal toiletté, un peu collé, un peu déséquilibré.

Il hésitait, sur le bord de la table, oscillant, balançant, n'osant pas sauter. Sa maîtresse l'avait caressé, ramené, plus en sécurité, il n'aurait sans doute pas su se rattraper.

J'avais imaginé une IRC, j'avais commencé à la préparer.

Mais Winnie n'était pas en crise d'urée. Winnie avait un diabète sucré.

Qui aurait pu croire qu'à 19 ans, un diabète sucré se guérissait ?

Pouvait-on espérer le stabiliser ?

Une petite tumeur, un épuisement du pancréas ou une inflammation chronique jamais soupçonnée, qui sait ? Peu importe : trop de sucre dans le sang, pas assez dans ses muscles, trop dans son cerveau, dans ses urines, un organisme complètement déséquilibré parce que l'insuline n'était plus correctement secrétée. L'insuline qui régule les taux de sucre, l'insuline qui équilibre à chaque instant besoins et apports, celle que nous pouvions peut-être lui apporter.

Il faudrait plusieurs jours pour le rééquilibrer. Ajuster les doses, contrôler, vérifier, faire manger, hydrater, perfuser, caresser.

Accompagner.

Dans quelques jours, sa famille devait s'absenter. Pour les fêtes. Et malgré les dix-neuf années de vie partagée, elle ne pouvait pas repousser.

Winnie passerait Noël à la clinique. Hospitalisé. Câliné, caressé, soigné, mais hospitalisé.

Elle savait que, peut-être, elle ne pourrait pas le retrouver. Nous étions le 23, dans 5 jours, le 28, elle reviendrait.

Il serait peut-être mort.

Alors Winnie est resté. Le traitement fonctionnait, un peu, pas assez, mais surtout, il ne voulait pas manger. Les choses s'équilibraient, Noël approchait, et Winnie restait.

Tout seul, dans sa cage. Si ça se trouvait, le 25, je n'aurais pas à aller à la clinique si personne ne m'appelait. C'est bien entendu uniquement pour m'éviter quelques aller-retours indispensables à son traitements et au contrôle que... je l'ai ramené. Je suis entré dans la chambre, il était 21h00 passées. Chouette réveillon. J'avais un panier, un flacon d'insuline dans sa poche isotherme, quelques aiguilles et seringues, un lecteur de glycémie, et Winnie.

Ma femme a découvert cette plume de chat fatigué, venu se frotter contre sa main, avançant sur la couette à pas légers, avant de venir se coucher. Au grand dam de nos deux chats, particulièrement outrés.

Alors nous l'avons caressé.

Câliné.

Soigné,

Hydraté.

Mais pas moyen de le faire manger.

Enfin... pas les aliments pour chats diabétiques, en tout cas. Ni les autres.

Mais bien du pâté de sanglier. Fait maison...

Juste une fois : après, il n'était plus intéressé.

Le lendemain, foie gras. S'il-vous-plaît. Mais une seule fois.

Œufs brouillés.

Poulet grillé.

Saumon fumé.

Bouchée par bouchée, lentement mâchées, difficilement avalées. Une seule fois.

Dans la chambre, cela sentait le pâté, le foie gras, le saumon et les œufs, il n'était plus intéressé.

Son diabète s'équilibrait. Moi, j'allais et venais.

Il est resté à la maison, sur le lit, presque jusqu'au bout, jusqu'au retour de sa propriétaire. Je l'ai rendu, lui ai conseillé tout ce que nous n'avions pas essayé. Winnie partait, de plus en plus léger, il ronronnait, profitait, mais il mourait.

La plume de chat est partie deux jours plus tard. Entouré.

Le diabète ? Equilibré, mais... à 19 ans, c'était trop espérer.

A pas légers, si légers, sur ma couette, il s'était étiré.

Il avait ronronné.

dimanche 15 mars 2009

Libération ?

« Vous comprenez, docteur, son incontinence est de pire en pire. Elle marche et elle laisse des traînées d'urine derrière elle, dans le commerce, et ça sent mauvais et il faut tout le temps nettoyer, alors on la laisse dehors, mais elle a dix ans et... »

Une grosse carcasse de labrador, au moins 40kg, avec une incontinence urinaire de chienne stérilisée qui avait démarré environ un an après la chirurgie. On avait essayé tous les traitements, ils avaient tous fini par échoués. Périodiquement, le vieux monsieur se remotivait et acceptait que nous réalisions un examen de plus ou que nous prescrivions une autre molécule. En vain.

Mais l'euthanasier pour une incontinence urinaire, c'était complètement con.

« Vous savez, c'est ma femme ou ma fille qui doivent nettoyer, je ne peux pas leur imposer ça... et c'est de pire en pire »

Nous nous étions tous réunis dans la salle de consultation. Elle était avachie sur la table, nous avions tous les bras croisés. Le vieux monsieur espérait... Quoi ?

Que nous acceptions l'euthanasie ?

Que nous trouvions une solution miracle ?

Il n'y aurait pas de miracle. Nous savions l'enfer pour nettoyer ce vieux bar, la chienne qui serpentait entre les clients pendant les repas de midi, les imprécations de son épouse et la résignation du monsieur.

Ils m'ont finalement laissé seul pour décider, parce que c'était un sale boulot, parce qu'on n'euthanasie pas une chienne pour une incontinence urinaire.

Ou bien si.

Le vieux monsieur était reparti avec ce visage fermé qui est la fierté de ceux qui ne pleureront pas.

Pas devant moi.

Pendant une semaine, je suis passé devant ce bar avec un pincement au cœur pour cette chienne que j'avais toujours vue dormir au milieu de la route, au soleil. Il fallait toujours faire un crochet pour l'éviter.

Et puis un jour, j'ai croisé la fille du vieux monsieur dans le village. Elle est venue droit vers moi.

Pour me serrer la main.

« Vous savez, mon père est décédé la semaine dernière. Mercredi. »

Je ne savais pas. J'ai présenté mes condoléances. J'étais perdu. Je l'avais vu deux jours avant. Je suis trop jeune pour avoir l'habitude de voir mourir mes clients.

Elle m'a précisé qu'il était malade du cœur depuis très longtemps. Qu'il était mort paisiblement.

Qu'il n'avait pas souffert.

Que l'euthanasie de sa chienne l'avait libéré.

samedi 31 janvier 2009

Autopsie

Je vous vois déjà frémir en lisant le titre de ce billet.
Peur atavique de la mort ?
Superstition ?
Dégoût ?

Une fois débarrassée de tous les symboles qui l'accompagne, l'autopsie est l'un des actes les plus intéressants en pratique vétérinaire, notamment d'un point de vue intellectuel. Je ne devrais peut-être pas le crier trop fort : j'adore pratiquer des autopsies.

Mais pourquoi, se demanderont ceux qui ne m'ont pas encore placé dans la catégorie des malades ?

Mais parce que ! Vous répondrai-je armé de ma tronçonneuse et de mon costume rouge sang. Ou de mon scalpel et de ma blouse immaculée (enfin au début).

Quels animaux ?

Un vétérinaire "mixte" (c'est à dire soignant à la fois les animaux de compagnie et les animaux de ferme) comme moi pratique des autopsies sur toutes sortes de bestioles. Chiens, chats, chevaux, vaches, moutons, chèvres, poules et autres canards passent tous, un jour ou l'autre, sous ma lame. Ils peuvent avoir n'importe quel âge : certains sont, par exemple, morts à la clinique et très âgés, d'autres lors d'un accident, ou ont été trouvés morts par leur propriétaire qui veut savoir, d'autres sont carrément presque des nouveaux-nés - des veaux par exemple.

Où ?

Qu'imaginez-vous ? Le vétérinaire avec son masque et ses lunettes maculées de sang, penché au-dessus du cadavre dans un sous-sol glauque, une balance à ses côtés et un petit enregistreur devant lui ? Je dois avouer que cela aurait de l'allure.
Mais non.
En général, je pratique l'autopsie des grands animaux à la ferme, sur leur exploitation, et celle des petits à la clinique, dans la courette qui sert aux ébats de nos animaux hospitalisés ou sur une table de consultation. J'évite les salles de chirurgie... Le plus souvent, je suis accroupi à me casser le dos, et il fait bien jour, loin des nuits d'orage, lorsque chaque éclair fait trembloter la solitaire ampoule du sous-sol....

Évidemment, je préfèrerais pratiquer les autopsies des grands animaux dans un clos d'équarrissage, ces endroits spécialement conçus pour (récupération des effluents, treuil pour soulever la carcasse, etc), mais le service de l'équarrissage, qui gère les cadavres des animaux de production, n'est plus très chaud pour nous faciliter la vie de ce côté là. En réalité, son passage de l'état de service public à celui d'entreprise privée a assassiné ce service...

Le plus souvent, je suis seul, mais il n'est pas rare qu'un éleveur assiste à l'autopsie, ou que je me fasse aider du premier venu (mes amis m'adorent, les représentants des labos aussi) pour, par exemple, prendre des photos des lésions les plus intéressantes (je commence à avoir un bel album !).
Et puis, une autopsie en bonne compagnie, c'est toujours plus sympathique qu'un découpage solitaire...

Mais pourquoi ???

Voilà la question la plus intéressante.

Je réalise des autopsies pour de multiples raisons.

Comprendre. Tout simplement, comprendre pourquoi un animal est mort, ou pourquoi il a été malade.
Comme aimait le demander un de mes professeurs :
"Cause de la mort ?
- Heuuuuuu... balbutiant de l'étudiant.
- Injection létale d'euthanasique, andouille !"
On se faisait avoir une fois. Mais l'anecdote possède sa leçon : l'autopsie est une école de l'intelligence, de l'observation et de la déduction, qui nécessite une connaissance étendue de la pathogénie (la façon dont se développe une affection), de l'anatomie et de la physiologie.
Il faut trouver les lésions, en explorant l'organisme de la façon la plus systématique, les interpréter et les comprendre : cette lésion est-elle une vraie lésion ? C'est à dire, est-elle antérieure à la mort ou résulte-elle des processus de dégénérescence post-mortem ? Est-elle ancienne, ou récente ? Est-elle liée aux symptômes observés avant la mort, s'il y en avait ? Quel est son rôle dans la maladie de l'animal ? Méthode, et logique.
L'autopsie peut également être le moment de réaliser des prélèvements qui gagneront ensuite un laboratoire : contenu intestinal pour une bactériologie de diarrhée de veau, tissus pour l'histologie, etc. Ou même la tête entière pour un diagnostic de rage, qui ne peut se faire que sur les tissus du cerveau (je vous avais expliqué que le diagnostic clinique de certitude était impossible).
Croyez-moi, c'est réellement un exercice passionnant, une fois débarrassé de ses oripeaux fantasmatiques.

Montrer. Lorsqu'un animal meurt malgré les soins apportés, il arrive souvent que le propriétaire refuse de nous croire, ou souhaite lui aussi comprendre, visualiser la mort. Il m'est plusieurs fois arrivé de pratiquer une unique incision dans un endroit bien précis afin, par exemple, de montrer une tumeur ou un abcès d'un organe interne.
Il y a un côté à la fois fascinant et répugnant dans cet aspect de l'autopsie : a priori, vous me diriez qu'il serait hors de question pour vous d'assister à un tel acte pratiqué sur votre compagnon, et pourtant, nombreux sont ceux qui me demandent de leur montrer la tumeur, de leur montrer le mal qui a emporté leur animal alors qu'ils n'ont rien vu venir... Voir la mort permet aussi de mieux l'accepter.
Un éleveur bovin voudra peut-être vérifier que nous ne le menons pas en bateau, et lui montrer les intestins ravagés d'un veau mort d'une entérite suraiguë est une bonne façon de lui faire comprendre que nous ne prenons pas son problème à la légère. Lui montrer aussi l'inexistence de certaines lésions, ou l'existence de certaines autres peut permettre de casser une idée qu'il s'était sans doute faite de la maladie de son animal. En ce moment, pour moi, l'exercice est souvent de prouver, par l'autopsie s'il le faut, qu'un animal n'est pas mort de fièvre catarrhale ovine.
Un grand classique, ce sont aussi ceux qui sont persuadés que le voisin a empoisonné leur chien. En général, lorsque nous ne le croyons pas, une autopsie méthodique permet de le vérifier.

Protéger. On m'amène souvent des cadavres de volailles, ou même des morceaux (un foie, des intestins) d'oiseaux de basse-cour tués à la ferme pour la consommation personnelle. Là, l'objectif est toujours de poser un diagnostic, éventuellement de prescrire un traitement pour soigner les autres volailles (le sacrifice d'un, ou de quelques uns, pour soigner les autres est souvent le seul moyen diagnostic en pathologie aviaire et cunicole), mais aussi de dire si l'animal peut être consommé, ou pas. Tuberculose aviaire, salmonellose et autres sont au menu de ces autopsies et amène parfois à conseiller l'abattage de toute la basse-cour, ou au moins l'arrêt de la consommation de ses produits (ce qui revient au même).
Parfois, il s'agit aussi d'un morceau de sanglier ou de cochon fermier. Là, il ne s'agit plus vraiment d'autopsie mais d'inspection des viandes, mais nous sommes aussi formé à cet aspect là du métier.

Expertiser. Voilà un type d'autopsie que je ne pratique pas, ou presque pas. Pas que cela ne me fasse pas envie, mais je n'en ai que rarement l'occasion. L'autopsie d'expertise est généralement demandée par le propriétaire ou le détenteur de l'animal qui souhaite s'en servir dans un litige (par exemple, mort d'un bovin lors d'un transport, ou trois jours après son arrivée dans sa nouvelle exploitation), elle peut aussi l'être par un assureur (mais je ne suis pas vétérinaire expert auprès d'une assurance) ou même par le tribunal (et même si, en théorie, on pourrait me demander une telle expertise, ce n'est jamais le cas). Si l'expertise vous intéresse, lisez plutôt le blog de Zythom, autopsieur de disques durs (c'est moins salissant, enfin, je crois).
Dans tous les cas, l'autopsie devrait être pratiquée par un intervenant neutre, or je suis tout sauf neutre lorsqu'il s'agit de mes clients. Dès que le litige monte en puissance, je dois alors me retirer, et je n'accepte ce genre d'autopsies qu'après mise au point avec les parties, et, en général, en leur présence (et avec moult photos, pour garder des preuves !). Cela n'arrive pas souvent, mais parfois, vue la vitesse de décomposition des intestins d'un bovin ou d'un cheval, on n'a pas le choix.

Voilà, quelques lignes que j'avais envie de vous écrire concernant cet acte indissociable de la médecine, et incontournable dans mon métier.

Certains s'inquièteront de savoir si un vétérinaire pourrait autopsier son animal de compagnie dans son dos, après sa mort et alors qu'il lui a confié son cadavre. J'aurais une réponse simple, et malheureusement ambiguë : la déontologie l'interdit. Pour ma part, je regrette souvent le refus d'un maître de me laisser autopsie son animal, car son corps aurait pu m'aider à comprendre, et à apprendre.

lundi 19 janvier 2009

Ecouter

Écouter.
Un cœur qui bat.
Une litanie, un simple bruit.
Écouter.
Pour ne pas voir ne pas entendre.
Ne pas savoir ces gens qui pleurent.
Ces grands enfants ces vieilles gens.
Terrorisés, ou affligés.
Impuissants.

Écouter.
Un cœur qui bat.
Mon stéthoscope, les yeux fermés.
Écouter.
Ne pas pleurer, ne pas plonger.
S'enfuir, ou se cacher.
Loin de ces gens, loin de ce temps
Entouré, caressé.
Il part...

Un battement. Il manque un temps.
Le rythme se perd, le tempo pleure
Une rébellion, dernier clairon
Fibrillation.
Le son s'éteint, Lentement. Le sang s'enfuit
Il n'y a plus.
Que ce cœur, que ce rythme, que ces coups, cette pulsation.
Je suis parti, il m'a
Enfui,
Je suis assis, près de lui

Ils sont là
Mais ce cœur solitaire
Ne bat plus que pour moi
Je suis seul à entendre
Cette musique là
Ce coma.

Je recueille
Quelques minutes, quelques mesures
Ce dernier souffle,
Une fugue.
Doucement.
Silencieusement.

Dernier témoin.
Sans douleur, sans souffrance
Loin des gens, loin des enfants, de ces adolescents, de leurs parents
Si nombreux.

Sa dernière pirouette
Était pour eux.
Son dernier battement.

Pour moi.

"Il est parti.

C'est fini."

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