Le vieux, sans vache et sans jument

Le camion était déjà là lorsque je me garais dans la cour de la ferme, écartant l'éternelle nuée de paons, de canards et d'oies. Un jour gris, une pluie fine mais tellement douce telle que je ne la sentais pas se déposer sur mon visage.
Je coupais le contact en écoutant le bruit du moteur du camion blanc, les bourdonnements des vérins alors que l'équarrisseur déplaçait le cadavre de la vieille jument, coincée entre un poteau de la grange et une vieille charrette à foin habitée par les poules. Mon confrère était venu hier, et ses soins n'avait pu assurer qu'une fin sans douleur à la trentenaire en coliques. Il savait qu'elle allait mourir cette nuit là, il l'avait dit à M. Firmin, qui avait pourtant continué d'espérer alors que les médicaments faisaient leur œuvre et que la souffrance s'apaisait.
Le vieil homme attendait, assis sur une marche, devant la porte de sa ferme. Il s'est levé en me voyant arriver, serrant ma main entre les siennes, dissimulant ses larmes sous la visière de sa casquette, sans rien arriver à prononcer. Je devinais les mots qui s'étranglaient.
Moi, je venais pour un travail à la con, un de ces trucs idiots mais obligatoires : mettre à jour les papiers de la juments avant son départ pour l'équarrissage. Le genre de tâche dont tout le monde se passerait bien, mais le cadavre ne pourrait partir sans transpondeur ni documents d'identification, et la vieille jument était née à une époque où aucun de ces papiers n'existait pour ceux et celles qui naissaient, ainsi, au fond d'un pré ou d'une étable, loin des clubs et des champs de course. M. Firmin s'est soudain rappelé que l'un de mes prédécesseurs avait établi un document, "alors que la jument avait 5 ou 6 ans". Je l'ai vu partir, presque en courant, à l'abri dans sa maison, fuyant la pince du camion et le cadavre suspendu de sa jument. Moi, je me dépêchais d'injecter une puce à un cadavre, puis de relever quelques traits de signalement, des balzanes, une liste, un épi. L'équarrisseur me facilita la tâche en mettant le corps à ma hauteur, mais en me pressant, espérant éviter à M. Firmin le spectacle du corps de sa compagne suspendu au-dessus du camion, ses membres et son cou pendant de cette étrange courbure, gravité contrariée par la rigidité cadavérique.
Pourtant, il ne voulait pas le manquer, ce départ, ce dernier aperçu du dernier vestige de sa vie d'éleveur. Il la regarda descendre dans le camion, deux papiers serrés sur le torse, avec ces larmes discrètes de celui qui ne veut pas pleurer, alors que sa femme se tenait dans l'ombre de l'entrée, derrière lui. La bruine accompagnait la douceur de la descente du corps, tandis que je me concentrais sur mes papiers et mes carbones, jurant en silence contre l'administration - pour ne pas avoir à réfléchir à autre chose.
Lorsque le corps eût disparu, je suivi M. Firmin dans l'ombre de sa cuisine, devant le grand classeur en plastique bleu fermé par de la ficelle à lieuse. Il pensait y trouver ces anciens papiers qui, de toute façon, ne serviraient à rien. Un peu anesthésié, je tournais les pages et triais les enveloppes sous le regard de la vieille dame, assise et essoufflée avec ses deux béquilles et sa blouse d'imprimé à fleurs. Il y avait là le grand livre des bovins, des courriers du GDS ou de l'IPG, des résultats de prophylaxie et des bons d'enlèvement, quelques ordonnances, des imprimés pour la PAC et d'autres pour les cartes, une boucle.

Une vie.

Je buvais silencieusement le verre de limonade qu'il avait absolument tenu à me servir, feuilletant et triant, pour éviter de penser, échangeant, avec la vieille dame, de ces absurdes banalités qu'on dit aux personnes âgées. Je réalisais soudain leur inanité, moi qui abhorre les mièvreries servies aux enfants, le ton doucereux et les formules toutes faites que l'on sert à ceux qui sont "trop jeunes pour comprendre". Je me suis tu.

Et j'ai retrouvé le papier, une feuille volante avec le dessin, marqué au feutre rouge, des signes distinctifs de la jument. Une signature, un numéro de vétérinaire sanitaire désuet, la trace d'un confrère aujourd'hui décédé. Un souvenir que je laissais à M. Firmin, plus secoué que je ne voulais l'avouer.

Le camion d'équarrissage parti, il ne nous restait plus que le silence des Pyrénées sous la pluie, des nuages gris si bas qu'ils dissimulaient les collines environnantes, et les gloussements d'un dindon. M. Firmin me raconta les dernières heures de sa Douce, son soulagement après le passage de mon confrère, le foin qu'elle avait picoré, l'eau bue. M. Firmin s'était levé toutes les deux heures, et l'avait appelée du pas de sa porte. Elle lui répondait, il entendait ses pas sur la cour bitumée. A quatre heures du matin, elle s'était réfugiée dans la grange. Il l'avait suivie, inquiété par son pas précipité. Dans l'obscurité d'une nuit nuageuse, sa lampe de poche à la main, il l'avait vue s'affaisser en silence. Inspirer. Expirer. Et mourir.

Doucement.

Silencieusement.

Derrière lui, à ses mots, la vieille dame pleurait. Elle qui m'avait dit, quelques minutes plus tôt, en quelques mots lapidaires et définitifs, résignés et terribles, la douleur du handicap et la solitude de la surdité.

Moi, je me demandais ce qu'ils allaient devenir, sans la vache, sans la jument. Seuls dans cette maison isolée, dans son silence et son obscurité.

Je lui trouverai un poney. Un vieux pépère ou une vieille mémère qui ne demande que des quignons de pain, de l'attention et de la douceur. Un vieux bousin qui ne leur survivrait pas, car c'est la première inquiétude de ces personnes si âgées qu'elles craignent le peu qu'elles pourraient abandonner, elles qui n'ont plus personne pour les visiter. Et même s'ils devaient partir les premiers, il pourrait retourner dans son centre équestre. Une proposition, qui, au moins, pu le faire sourire un instant. Comme il me le dit alors : "Tout seul, je deviendrai con. Il ferait du mouvement devant la maison."

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