Le vieux, sans vache et sans jument
mercredi 16 juin 2010, 12:15 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Le camion était déjà là lorsque je me garais dans la cour de la ferme, écartant l'éternelle nuée de paons, de canards et d'oies. Un jour gris, une pluie fine mais tellement douce telle que je ne la sentais pas se déposer sur mon visage.
Je coupais le contact en écoutant le bruit du moteur du camion blanc, les bourdonnements des vérins alors que l'équarrisseur déplaçait le cadavre de la vieille jument, coincée entre un poteau de la grange et une vieille charrette à foin habitée par les poules. Mon confrère était venu hier, et ses soins n'avait pu assurer qu'une fin sans douleur à la trentenaire en coliques. Il savait qu'elle allait mourir cette nuit là, il l'avait dit à M. Firmin, qui avait pourtant continué d'espérer alors que les médicaments faisaient leur œuvre et que la souffrance s'apaisait.
Le vieil homme attendait, assis sur une marche, devant la porte de sa ferme. Il s'est levé en me voyant arriver, serrant ma main entre les siennes, dissimulant ses larmes sous la visière de sa casquette, sans rien arriver à prononcer. Je devinais les mots qui s'étranglaient.
Moi, je venais pour un travail à la con, un de ces trucs idiots mais obligatoires : mettre à jour les papiers de la juments avant son départ pour l'équarrissage. Le genre de tâche dont tout le monde se passerait bien, mais le cadavre ne pourrait partir sans transpondeur ni documents d'identification, et la vieille jument était née à une époque où aucun de ces papiers n'existait pour ceux et celles qui naissaient, ainsi, au fond d'un pré ou d'une étable, loin des clubs et des champs de course. M. Firmin s'est soudain rappelé que l'un de mes prédécesseurs avait établi un document, "alors que la jument avait 5 ou 6 ans". Je l'ai vu partir, presque en courant, à l'abri dans sa maison, fuyant la pince du camion et le cadavre suspendu de sa jument. Moi, je me dépêchais d'injecter une puce à un cadavre, puis de relever quelques traits de signalement, des balzanes, une liste, un épi. L'équarrisseur me facilita la tâche en mettant le corps à ma hauteur, mais en me pressant, espérant éviter à M. Firmin le spectacle du corps de sa compagne suspendu au-dessus du camion, ses membres et son cou pendant de cette étrange courbure, gravité contrariée par la rigidité cadavérique.
Pourtant, il ne voulait pas le manquer, ce départ, ce dernier aperçu du dernier vestige de sa vie d'éleveur. Il la regarda descendre dans le camion, deux papiers serrés sur le torse, avec ces larmes discrètes de celui qui ne veut pas pleurer, alors que sa femme se tenait dans l'ombre de l'entrée, derrière lui. La bruine accompagnait la douceur de la descente du corps, tandis que je me concentrais sur mes papiers et mes carbones, jurant en silence contre l'administration - pour ne pas avoir à réfléchir à autre chose.
Lorsque le corps eût disparu, je suivi M. Firmin dans l'ombre de sa cuisine, devant le grand classeur en plastique bleu fermé par de la ficelle à lieuse. Il pensait y trouver ces anciens papiers qui, de toute façon, ne serviraient à rien. Un peu anesthésié, je tournais les pages et triais les enveloppes sous le regard de la vieille dame, assise et essoufflée avec ses deux béquilles et sa blouse d'imprimé à fleurs. Il y avait là le grand livre des bovins, des courriers du GDS ou de l'IPG, des résultats de prophylaxie et des bons d'enlèvement, quelques ordonnances, des imprimés pour la PAC et d'autres pour les cartes, une boucle.
Une vie.
Je buvais silencieusement le verre de limonade qu'il avait absolument tenu à me servir, feuilletant et triant, pour éviter de penser, échangeant, avec la vieille dame, de ces absurdes banalités qu'on dit aux personnes âgées. Je réalisais soudain leur inanité, moi qui abhorre les mièvreries servies aux enfants, le ton doucereux et les formules toutes faites que l'on sert à ceux qui sont "trop jeunes pour comprendre". Je me suis tu.
Et j'ai retrouvé le papier, une feuille volante avec le dessin, marqué au feutre rouge, des signes distinctifs de la jument. Une signature, un numéro de vétérinaire sanitaire désuet, la trace d'un confrère aujourd'hui décédé. Un souvenir que je laissais à M. Firmin, plus secoué que je ne voulais l'avouer.
Le camion d'équarrissage parti, il ne nous restait plus que le silence des Pyrénées sous la pluie, des nuages gris si bas qu'ils dissimulaient les collines environnantes, et les gloussements d'un dindon. M. Firmin me raconta les dernières heures de sa Douce, son soulagement après le passage de mon confrère, le foin qu'elle avait picoré, l'eau bue. M. Firmin s'était levé toutes les deux heures, et l'avait appelée du pas de sa porte. Elle lui répondait, il entendait ses pas sur la cour bitumée. A quatre heures du matin, elle s'était réfugiée dans la grange. Il l'avait suivie, inquiété par son pas précipité. Dans l'obscurité d'une nuit nuageuse, sa lampe de poche à la main, il l'avait vue s'affaisser en silence. Inspirer. Expirer. Et mourir.
Doucement.
Silencieusement.
Derrière lui, à ses mots, la vieille dame pleurait. Elle qui m'avait dit, quelques minutes plus tôt, en quelques mots lapidaires et définitifs, résignés et terribles, la douleur du handicap et la solitude de la surdité.
Moi, je me demandais ce qu'ils allaient devenir, sans la vache, sans la jument. Seuls dans cette maison isolée, dans son silence et son obscurité.
Je lui trouverai un poney. Un vieux pépère ou une vieille mémère qui ne demande que des quignons de pain, de l'attention et de la douceur. Un vieux bousin qui ne leur survivrait pas, car c'est la première inquiétude de ces personnes si âgées qu'elles craignent le peu qu'elles pourraient abandonner, elles qui n'ont plus personne pour les visiter. Et même s'ils devaient partir les premiers, il pourrait retourner dans son centre équestre. Une proposition, qui, au moins, pu le faire sourire un instant. Comme il me le dit alors : "Tout seul, je deviendrai con. Il ferait du mouvement devant la maison."
Commentaires
trop triste.
heureusement que le dénouement est plein d'espoir...
C'est bien triste comme histoire.
Il est facile de trouver un cheval ou poney en formule famille d'accueil si problème l'association reprend le cheval.
Merci fourrure !! J'en ai les larmes aux yeux ! pff
Sinon on vous fait confiance pour lui trouver un petit retraité bien comme il faut de derrière les fagots !!
Je n'ai pas eu encore à faire ce genre de démarche (=pucer un animal mort); chez nous, l'équarrisseur ne fait pas encore le difficile, ouf...
Pauvre monsieur! J'espère que vous arrivez à lui trouvez un pensionnaire. Chaque animal qui part laisse un vide, d'autant plus grand quand son "maître" vit isolé, en solitude.
Bonne soirée
Pauvre Mr Firmin ...
ça me fait mal au coeur des histoires comme ça :'(
vous trouverez sans difficulté des associations qui pourront laisser un poney à Mr Firmin et le reprendre si jamais il devait lui survivre
J'en ai la chair de poule... Magnifique texte, plein de pudeur.
très beau,si triste.Me renvoit à ma vieille jument trentenaire qui elle aussi,partira un jour dans ce foutu camion de la mort.Les larmes ont coulé devant l'écran comme elles couleront le jour où.......
courage Mr Firmin!
vous pourriez fournir les kleenex avec vos posts plein d'humanité triste... ;)
merci et courage à M Firmin et la vieille.
Quand je lis un récit comme ça, j'ai l'impression de l'entendre d'une belle voix grave, un peu rauque, rythmée par l'accent rugueux des Pyrénées...
Si je me trompe, par pitié, laissez-moi cette illusion !
Magnifique ! Triste mais magnifique.
Un bon petit Papy Poney, vite vite, pour Mr Firmin ....
Récit très émouvant, qui donne envie - si seulement l'on en avait les moyens - d'offrir immédiatement un animal à ce couple.
Triste scène... Mais si magnifiquement racontée qu'on la vit avec vous... Avec sa jument Mr Firmin perd tout un pan de sa vie. Des larmes plein les yeux mais merci de nous transmettre toutes ces émotions et courage car ce genre de moment doit être difficile pour vous...
tout est dit dans les précédents commentaires...merci pour ce texte à la fois si beau et tellement empreint d'humanité... merci pour cette fin pleine d'espoir dans laquelle la vie semble renaître...
j' en ai marre de pleurer :) pourtant ces textes sont les plus beaux, et comme quelqu' un dit plus haut, pleins de pudeur, d' humanité. merci :) et continuez
Merci de nous donner tant d'émotions.
Trouvez leur vite un gentil compagnon.
Publierez-vous un jour?
Une consoeur qui ne manque jamais de vous lire et qui vous remercie de mettre en mots notre quotidien.
l'émotion (la votre et surtout la leur) passe par le récit tant et si bien qu'un sentiment d'empathie nous envahie ;j'en ai eu la larme à l'oeil;et pourtant étant éleveuse je le vis régulièrement. .Un vrai talent d'écriture bravo et bonne chance à Mr firmin
J'espère vraiment que tu trouveras le temps pour dessiner des histoires avec de simples mots. *bises*
Que dire...illustrez vos histoires, je suis sûre qu'elles ont un avenir! Votre écriture est touchante, interressante...vraie.
Merci.
il va falloir que je trouve une boite de mouchoirs avant de reprendre mes consult' ....
c'est très beau, très triste, l'amour de ce vieux monsieur et de son épouse pour leur vieille compagne...
alors ce poney??? il est trouvé??
Je suis arrivée là par hasard en faisant une recherche sur le net et votre texte si plein de doceur lucide a attiré non pas mon regard mais mon émotion et éveillé ou plutôt réveillé un sentiment que nous vivons tous : l'obligation d'accepter ce qui fut et n'est plus...Et par une association d'idées et de sensations... une jument, un pré, une énorme peine, un grand vide et une inévitable résignation...me sont revenus en mémoire, les vers d'un grand poète (en VF)
"Bien que rien ne puisse ramener l'heure de la splendeur dans l'herbe, de la gloire dans la fleur, nous ne nous plaindrons pas mais trouverons la force dans ce qui nous est laissé "
Au delà des émotions, un point d'interrogation m'interpelle : Je ne savais pas, moi, citadine invétérée, qu'un lien affectif pouvait se nouer avec les animaux de la ferme.
J'ai toujours cru qu'ils n'étaient que des animaux-objets pour leurs "propriétaires" et pensais que seuls les animaux domestiques pouvaient accéder à ce statut d'aimable.
Résultat : et hop! une idée reçue en moins dans ma petite tête .Merci Fourrure...;-)
Je suis heureuse de voir que des chevaux vivent dans les conditions dans lesquelles la vieille jument a semblé vivre...
Et je suis surprise de voir qu'il existe des équarrisseurs respectueux... Parce que pour avoir assisté à l'enlèvement de deux "dépouilles" de chevaux, j'ai pu voir le manque cruel de respect pour, premièrement, les animaux, mais, deuxièmement, surtout pour les propriétaires.
Pour faire entrer une jument dans la grande "benne", l'équarrisseur a cassé un membre de la jument qui était trop raidi... sous les yeux de sa propriétaire, qui s'est évannouie...
Je ne sais pas si ces pratiques sont courantes, mais elles m'ont profondément choquées..
Bon courage
Fourrure :
Les équarisseurs sont des gens comme les autres. Mais des gens qui conduisent un camion plein de cadavres toute la journée, qui sentent la charogne le soir au moment de se coucher, qui doivent assumer la dureté de certains et la douleur d'autres. En plus ils doivent aller vite, très vite, parce qu'il y a des cadences à respecter... Bref, je crois qu'il ne faut pas trop simplifier...
J'aime beaucoup votre style d'écriture. Je viens de parcourir quelques posts et en l'espace de peu de temps vous avez réussi à me provoquer des rires,sourires et ici larmichettes.
Bonne continuation
c'est si émouvant!!mes 2 juments sont aussi parties en 2003 et 2006 et heureusement pour moi l'équarisseur est passé pendant mes heures de boulot!!!
j'espère que ce vieux couple aura encore la joie de s'occuper d'un équidé bien sympa, il y en a tant qui ont bien besoin de leur amour!!