La chèvre vivante
dimanche 3 avril 2011, 13:54 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
A chaque fois, je crois que l'on me prend pour un dingue. Mais à voir les sourires sur les visages, on doit se dire que c'est un genre de folie assez gentil. En tout cas là, je suis derrière le comptoir, les ASV qui s'étaient planquées ressurgissent rassurées, un client me regarde d'un air incrédule, une autre reste assise sur sa chaise en se demandant sans doute où elle est tombée. Moi, j'interprète un remix d'une chorégraphie disco-égyptienne de Thriller, en me dandinant avec la grâce touchante d'un caneton à peine éclos.
C'est que, hé ! Elle est vivante !
Des moments de joie gamine comme ça, on n'en a pas si souvent. Après un vêlage, oui, d'accord, mais c'est plus sage, car plus... habituel. Lorsque je sauve une vie, toujours, mais c'est souvent plus confidentiel, parce que j'ai trouvé, mais il n'y a pas cet instant de grâce.
Là, hé ! Elle bêle ! Enfin elle chevrote ! Mais bruyamment !
Cédric n'est pas vraiment un ami, disons, une connaissance sympathique. Il a bossé dans le coin, en service de remplacement. Puis il en a eu marre, et maintenant, il travaille à 80 bornes de là dans une ferme qui accueille des handicapés. Le genre de boutique avec trois chèvres, cinq brebis, deux chevaux, une vache, des poules, des canards et compagnie.
De temps en temps, il me passe un coup de fil pour un conseil, et puis je vais le voir une fois par an, pour la prophylaxie, parce que là où il est, il n'y a plus de vétos ruraux. Cette fois, il m'a appelé pour une mise-bas sur une chèvre. La cocotte n'a jamais mis bas, elle se prépare depuis hier soir, et c'est sa louloute, sa charlotte, son petit sucre, il l'a élevée au biberon, elle le suit partout comme un petit chien, il a évidemment très peur. Il a parcouru tous les forums sur le net, tout le monde lui a écrit que les chèvres se débrouillaient toujours toutes seules, qu'elles n'avaient pas besoin de nous. Surtout les alpines chamoisées. Moi, au téléphone, je lui ai dit d'attendre un peu, qu'il n'y avait pas le feu si elle continuait à brouter l'air de rien, mais que, demain matin, il faudrait quand même que ça ait bougé.
Évidemment, le lendemain matin, il m'a rappelé : "Elle n'a toujours pas mis bas, Fourrure, des fois elle pousse mais pas trop, elle n'est pas bien, elle n'est pas comme d'habitude." Après une nuit entière, il faut se rendre à l'évidence : ça déconne. Le souci, c'est que je suis à 80km, et débordé. Pas moyen que je passe à la ferme. Alors je lui file le nom de plusieurs vétos que je connais et qui, à une époque, ont fait de la rurale. Je lui dis de me rappeler si ça ne donne rien.
Et trois quart d'heures plus tard, le téléphone sonne à nouveau : "Fourrure, il n'y en a aucun qui veut venir, il y en a deux qui veulent bien si je l'amène, mais ils sont à trente minutes, alors si c'est pour la déplacer et rouler, j'arrive, tu m'attends hein ?" Il arrivera vers midi.
Bon.
Pendant ce temps, je boucle les consultations. Et finalement, c'est sa copine qui se pointe avec une vieille 309 toute pourrie. La chèvre descend l'air de rien de la bagnole, la suit pas à pas, provoque la stupéfaction des chiens et des clients dans la salle d'attente et tente de nous piquer le bouquet de fleurs sur le bureau quand nous avons les yeux tournés. Le spectacle n'est vraiment pas banal. Je veux dire : des chèvres, il en vient parfois à la clinique, mais surtout des naines, et généralement complètement paumées. Celle-là se comporte comme si elle était chez elle, un peu comme ces chats qui squattent chez vous en considérant que tout leur est du...
La bestiole n'est pas assez dilatée. Une torsion de matrice sans doute ? En tout cas ma main est trop grosse, et c'est ma consœur qui s'y colle, elle qui n'a aucune expérience en rurale, et qui n'a pas l'air d'apprécier les hurlements déchirants de la parturiente lorsqu'elle lui enfonce son bras dans le vagin. Je ne sais pas si mes remarques l'ont rassurées, dans le style : "tu sais, si elle se relève comme si de rien n'était et se remet à bouffer dès que tu arrêtes de la manipuler, c'est qu'elle en rajoute une sacrée couche, hein ? Beaucoup de comédie, ne t'inquiète pas."
Au final, j'ai enfin la place d'aller voir. Enfin, de glisser mes doigts. le chevreau est très gros, il arrive n'importe comment. J'explique à la copine de Cédric que je vais tenter de le remettre dans l'axe et d'éviter une césarienne, car vue l'émotivité de ces bestioles, je crains fortement cette chirurgie. Nous gardons donc la Louloute pour une petite heure de manœuvres obstétricales infructueuses en guise de repas de midi. Je vous rassure : en nous relayant, nous avons quand même réussi à nous sustenter un peu.
A 14h00, je reprends les consultations, et laisse la Louloute tranquille, en indiquant à ma consœur d'essayer encore un peu si elle veut, des fois que ça la dilate plus, mais sans grand espoir. Le chevreau est vraiment foutrement coincé dans une position à la con, trop loin pour être découpé, bref, ça sent le bistouri.
A 14h50, je passe dans la salle de consultation où ma consœur gît, frustrée, épuisée et inquiète, au milieu d'une flaque de sang, de pisse, d'amnios et de gel lubrifiant, tandis que la biquette renifle la poubelle. Il va falloir que j'opère, sinon elle va craquer. La consœur.
Quelques dizaines de minutes plus tard, la biquette est anesthésiée, ligotée, tondue, désinfectée. La salle de consultation ressemble à un champ de bataille. Un incision cutanée, puis musculaire, les eaux péritonéales provoquées par l'inflammation se déversent par cascades dans la bassine et les serpillières disposées pour l'occasion sur le carrelage. Je saisis délicatement l'utérus, l'incise, extrais le chevreau, mort depuis la veille au moins. La chèvre respire paisiblement. Maintenant commence la phase la plus longue de la chirurgie. Une, puis deux sutures utérines, une suture musculaire, une seconde, et un dernier surjet à point passé pour sa fine peau de biquette. Dans les dernières minutes, mon travail s'accélère. Je n'aime pas sa respiration, je n'aime pas la couleur de ses muqueuses. j'injecte un anti-anesthésique avant de nouer mon point final, mais ma fréquence cardiaque s'accélère autant que la sienne se casse la gueule. Elle va me claquer dans les doigts !
Les ASV sont reparties à l'accueil, et lorsque je passe en courant avec une chèvre de 60kg dans les bras, celle qui passe à côté de moi en demandant des nouvelles, le sourire au lèvre, s'éclipse en vitesse lorsque, stressé à bloc et à la limite de me casser la gueule, je la bouscule en lâchant un "elle est en train de péter, pousse toi je vais au chenil, elle meurt "
Je n'ai vraiment plus ni l'envie ni le temps d'être poli. J'ai cette voix rapide et agressive, avec ces mots chuchotés, qui signale l'explosion prochaine, je sais qu'elles savent, et elles se poussent.
La biquette est posée dans la cage, à moitié couchée, sa tête est retombée sur le côté. Elle est grise, elle ne respire plus, et mon cathéter a glissé, bordel de merde. J'en pose un nouveau en vrac, pile dans la veine. J'injecte un analeptique, lui maintiens la tête haute pour éviter le reflux ruminal, et tente un massage cardiaque.
"ELLE EST MORTE BORDEL DE MERDE !"
Je n'ai pas vraiment crié, mais je sais que tout le monde a entendu dans la clinique, des ASV aux autres vétérinaires en passant par les clients dans la salle d'attente qui se faisaient conter l'histoire de la césarienne de chèvre.
Elle ne respire plus, son cœur s'arrête sous mon stétho, en fibrillation, et non, je n'ai pas de défibrillateur, et j'écoute le cœur : le néant. Je réinjecte une dose d'analeptiques, je tente un bouche-à-naseaux, lui gonfle les poumons - pas le temps de l'intuber - avant de reprendre le massage cardiaque.
Dix secondes.
Dix très longue secondes.
Elle relève la tête.
ELLE RELÈVE LA TÊTE !
Cette fois, je n'ai pas crié, je savoure mon triomphe, stabilise tout ça, réinjecte un coup d'antalgiques, ralentit la perf' qui coulait à fond après un bolus hypertonique.
Dans la clinique, il y a un silence de mort. Tout le monde aime bien Cédric, la biquette était adorable, ma consœur vient de passer des heures à vaincre ses réticences pour le travail "à la rurale" afin de sortir ce chevreau, tout le monde a suivi la césarienne qui se déroulait sans souci, et ils m'ont entendu.
Alors moi je sors du chenil, j'ai laissé la biquette finir de reprendre ses esprits, et je passe façon disco dans le couloir vers le bureau, là, il faut que je triomphe, parce que j'exulte ! Je les regarde tous, et puis j'attends un peu. Ils me regardent comme si j'étais complètement barré.
"Elle est morte, mais elle est vivante !"
Du fond de la clinique jaillit un bêlement puissant et plaintif, du genre "j'ai mal au cul, j'ai mal au bide bande de salauds !" puis un fracas métallique... j'ai laissé la porte de la cage de la morte ouverte, et elle tente de se barrer en courant, en dérapant sur la carrelage trempé, son pied de perf' basculant en emportant tous les tuyaux sur son passage.
J'adore les résurrections.
Commentaires
Je n'ai pas besoin d'aller au cinéma. Ni d'acheter des livres. Je n'ai qu'à vous lire. Bravo !
Merci pour ce grand moment !
Quand j'étais petite, je voulais être véto. Aujourd'hui, je bosse avec des ados... L'essentiel, c'est d'aimer son métier !
Comment passer des larmes aux rires en 30 secondes. Merci Fourrure
ah merci pour cette histoire, merci !
pleurs et rires, c'est bon
(signé une proprio de cheval qui a passé récemment une journée à faire faire des exam' au cheval de sa vie et qui aimerait tant que ses vétos fassent des miracles pour les pbs de boiteries... )
@Rubis : déferrer ? ça règle souvent bien des soucis, si on laisse le temps au pied de se refaire....
pas mal !!
dommage qu'il n'y ait pas de vidéo pour la chorégraphie !! ;p
Car ça doit valoir son pesant de cahouetes MDR
Ouf! Mais c'est digne d'un robin Cook tellement s'est intense et plein de suspense. Bravo Fourrure! Bravo à votre consœur! Sacré bête cette chèvre!
Bonne continuation et soirée
J'adore ! Parce que j'adore les chèvres. La mienne est morte à 12 ans en état de virginité avancée. Trop la trouille pour risquer ce que vous avez vécu.
> Solexine
le tendon est calcifié ;)
c'est irréversible...
Je suis TRES contente !
Fourrure :
Le choix du titre était pour vous.
Un récit régal !
Merci merci pour ce GRAND moment de la "double" vie d'une petite chèvre.
Mais les chèvres sont-elles comme les chats, ont-elles plusieurs vies disponibles? Pour éviter de "tenter le sort" une fois encore, est-ce que la chèvre a une chance de pouvoir être stérilisée?
Merci pour ce délicieux récit...
Ce qu'il y a de bien quand on raconte une histoire - particulièrement sur les chèvres ou les chevreaux-, c'est qu'on est libre de choisir la fin qui nous convient.
Merci pour celle-là Fourrure!
Pour avoir anesthésié pas mal de biquettes en chir expérimentale, un protocole qui va bien pour AG: IV Valium 10mg pour 15 à 20 KG puis Kéta 1000 0.25 ml/ 10 kg. Tu peux intuber pour Gazeuse et passer une sonde dans l'oesophage avec une basine déclive pour le jus de rumen. Dort bien et assez sûr. Le plus dur c'est d'intuber: il faut le faire au laryngoscope ou au feeling (tu pousses quand tu as un retour d'air dans la sonde)
Merci encore pour ces belles histoires!
juste, merci
Splendide!!!! Et palpitant! Merci!
waouh quel récit !
j'ai découvert les biquettes il y a quelques années. enfin, des grandes, des "comme la vôtre" je présume. j'avoue avoir été troublé par cet animal, leur regard , leur agilité, leurs cris. La puissance et l'odeur du bouc aussi.lol
Les anesthésies générales de caprins, chez moi, c'est Zoletil 100*, 1,5 ml pour 40kg. Mais les rares césariennes de chevres que j'ai faites (2 en 20 ans d'exercice rural), c'était par le flanc sous anesthésie locale, comme les vaches, parce que c'est vrai qu'une AG de chèvre c'est souvent folklorique.
bravo pour cette belle résurrection.
J'en ai 30 des comme ça et je me reconnais dans l'angoisse de votre ami. C'est que l'on y tient à nos biquettes.
Cher confrère, merci! En ce moment je n'ai pas beaucoup de raisons de moonwalker au beau milieu de la salle d'attente de la clinique, et ça me manque un peu - alors lire cette (trop courte) histoire m'a fait du bien...
Allez, dès demain je repars en quête de mon shoot de moment de grâce ;-)
Merci
A propos de "résurrection", il m'est arrivé un drôle de truc une fois, avec un moustique - ou un moucheron, ou... enfin une 'tite bestiole qui vole, mais une toute petite bestiole hein, v'voyez le genre.
C'était l'été, terrasse de resto... et un moucheron-moustique-mini-truc-qui-vole inerte flotte dans ma boisson sucrée.
Et là, je ne sais trop pourquoi - probablement parce que je m'emmerdais prodigieusement à ce moment là ^^' - je récupère la 'tite bestiole sur mon doigt, la "rince" en la plongeant dans un verre d'eau, puis la pose délicatement sur une serviette en papier.
(j'fais de ces trucs quand je m'emmerde en soirée, hein ^^')
Ensuite, j'ai chopé un cure-dent, et trèèès doucement j'ai exercé plusieurs pressions sur son abdomen. Et puis ses pattes, inertes comme la bestiole, ont commencé à bouger.
La "chance" a voulu que ni ses ailes ni ses fines pattes ne se soient abimées ou cassées.
Quelques minutes ont passé, le temps pour la bestiole de sécher, puis elle s'est envolée.
J'ignore si tout mon "bordel" (mon massage cardiaque-ou-plutôt-abdominal ^^) a réanimé cette bestiole, et probablement que ce n'est pas le cas.
Le hasard, la chance, ou une explication parfaitement (bio)logique peuvent probablement expliquer ce qui m'est arrivé (ou plutôt ce qui est arrivé à cette bestiole) ce soir là.
Mais j'aime à penser que j'ai ressuscité un moustique. Ou un moucheron. Enfin une mini-bestiole-qui-vole quoi :D