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jeudi 29 août 2019

Un jour de repos

J’ai mal au crâne. Un genre de coton autour des yeux. Probablement une petite insolation. Allongé dans mon lit, j’erre sur les réseaux sociaux. Nous sommes samedi, il est 22h, mon astreinte a démarré depuis 3 heures, à la fermeture de la clinique. Jusque là, tout va bien. A peine deux appels, gérés sans difficulté au téléphone. Aujourd’hui, je ne travaillais pas. Pas vraiment. J’étais d’astreinte la nuit précédente, comme les trois d’avant et les douze prochaines (les vacances des autres, c’est atroce). Hier, il y a bien eu cet appel lunaire vers 23h, d’un homme qui avait trouvé un chat « avec de drôles de convulsions, et qui hurle bizarrement, au milieu de la rue, mais ce n’est pas le mien, non, je ne peux pas vous l’amener il a l’air agressif, vous pourriez venir ? Nous sommes dans la rue qui monte ? »
Je m’étais donc lancé dans cette improbable expédition, armé d’une boîte à chats, d’une serviette éponge et d’une paire de gants en cuir. J’avais descendu à pied la rue qui monte, il y avait 4 ou 5 personnes qui riaient et discutaient fort dans la lumière des phares. Leur voiture barrait le bas de la rue. Un peu plus haut, dans le caniveau, il y avait le chat. Manifestement accidenté, du sang autour de lui, conscient, très algique, très stressé, peu agressif mais dangereux par peur, je lui avais posé la cage devant le nez, il s’était jeté dedans, couvert de merde et de sang, en me crachant dessus. Pour attraper un chat terrorisé, incapable de s’enfuir, l’astuce, c’est de lui offrir un refuge. J’avais fait forte impression sur ces voisins qui m’avaient appelé, en tout cas. Ils avaient bien une idée du propriétaire, mais il n’était pas là. On verrait le lendemain.
J’avais pris congé rapidement, j’étais rentré à la clinique, j’avais ouvert la boîte à chat dans une de nos cages. Le chat était tellement stressé que je pouvais le manipuler. Pas anesthésiable, mais de toute façon, il n’était pas temps de pousser le diagnostic. D’abord, gérer la douleur. J’avais réussi à placer toutes mes injections, il était tellement mort de trouille qu’il ne pensait pas à mes aiguilles lorsque je lui cachais la tête sous la serviette. J’avais tout noté sur une feuille scotchée à l’écran de l’ordinateur de l’accueil (fiche informatique 2019, modèle minuit). On verrait le lendemain.
Aujourd’hui, quoi.
Aujourd’hui, je ne travaillais pas. Enfin, juste en seconde ligne. Ma collègue gérait la clinique, en tout cas la canine, j’interviendrais seulement en cas d’urgence ou de visite sur des bovins ou équins. En cette saison, peu de risque. Certes, il y avait la chasse, mais j’espérais que la chaleur prévue la ferait cesser rapidement.
A 9h30, je restais seul à la maison avec mes enfants. A 9h45, je leur suggérais de s’habiller, au cas où on m’appellerait : il faudrait partir vite. A 10h, le téléphone sonnait : 5 chiens de chasse, et le planning standard déjà saturé. C’était pour moi !
J’arrivai en même temps que les chiens de chasse à la clinique. J’y abandonnai mes filles à leur sort, laissant un message à ma moitié pour qu’elle sache où les retrouver. Les adultes seraient trop occupés pour regarder : je ne savais quelles aventures elles sauraient inventer.
Le premier chien de chasse avait une plaie à la tête qui saignait beaucoup, et comme il s’était joyeusement ébroué en montant sur la table, il nous avait constellé de taches rouges, tout comme le sol, les murs et les meubles. Je n’ai pas vérifié le plafond. Il s’était ensuite débattu en entendant le bruit de la tondeuse, en rajoutant donc une couche, j’avais fini par abandonner et poser le cathéter au milieu des poils. Il fallu l’anesthésier pour que cesse la constellation hémorragique. Ma blouse et mon visage étaient couverts de taches de sang. Le chasseur aussi. Plusieurs fois au cours de la première heure de suture, j’ai vu mes princesses passer la tête par l’une des portes de la salle de chirurgie. Je les ai invitées à rester pour regarder si elles le souhaitaient, elles sont reparties sans mot dire. Il y a quelques années, l’aînée assistait à ces séances de couture, de pneumothorax, de ventres ouverts et de membres démontés dans les bras des chasseurs. Elle avait six mois. Aujourd’hui, elle ne reste pas. Mais je sais que tout à l’heure, elle me demandera : « est-ce que tu les as sauvés, ceux-là ? ».
Aujourd’hui, oui, je les ai sauvés. J’achevai le dernier point à midi, une bricole sous anesthésie locale. Les autres chiens s’étaient bien réveillés, tout le monde pouvait rentrer. Du spectaculaire, mais rien de grave. Par contre, mon assistante m’avait ajouté deux visites : deux vaches à voir chez une éleveuse, et un chien en fin de vie, pour une euthanasie à domicile. Pour 14h. Je lui demandai de les appeler, je préférai y aller maintenant. Comme ça, je serais tranquille pour gérer les prochaines urgences cet après-midi. Ou rester paisiblement chez moi.
A 12h15, je garais ma voiture chez Mme Estours, l’éleveuse. 32°C sur le thermomètre de la voiture, les chiens de chasses étaient forcément tous rentrés, je n’en aurai pas d’autre à réparer.
Je commençai par voir une vache qui se remettait mal d’une mammite. Transit en berne, rumination presque au point mort, rumen impacté. Une pompe à bras, un long tuyau, et j’envoyai 20 litres de flotte additionnée de sels et de 2 litres d’huile de paraffine dans sa panse, histoire de déboucher la plomberie. Tant qu’à y être, elle me montra une autre vache, une boiterie récente, elle espérait un panaris ou une autre bricole. Je pensai plutôt à une lésion haute. Un bras dans son rectum, je lui demandai de la faire marcher. Les craquements ressentis à l’intérieur de son bassin me confirmèrent mon hypothèse : fracture du pelvis. Du repos, un sol stable, pas d’autres vaches, et elle s’en remettrait sans doute assez bien. Juste assez pour être dans les dernières à partir, car au fil de la visite, l’éleveuse me confirma ce qu’elle annonçait depuis longtemps : sa cessation d’activité prochaine. Ses fils ne reprendraient pas de bétail. Une ferme de moins. Une de plus. Cela fait des années qu’à chaque visite, elle m’explique la dernière crasse administrative inventée. Les conditionnalités des primes, les documents, les délais, les petites lignes. Le prix du lait. « A 67 ans, vous croyez vraiment que je suis capable de les gérer, leurs entourloupes ? S’ils veulent nous faire crever, qu’ils nous le disent au lieu de faire semblant ! »
Mes nuits vont continuer à s’apaiser, mais me restera-t-il encore longtemps des vêlages à raconter ?
A 13h15, j’étais assis à une table de jardin sous un saule pleureur. Je caressais une vieille saucisse qui ne savait pas trop si elle devait m’aboyer dessus, m’ignorer, vivre, mourir ou aller manger. La vieillerie incarnée, avec un cancer inopérable. Ce matin, elle avait fait une longue et épuisante crise de toux, ils s’étaient décidé : c’était terminé. Son indignation en constatant que j’osais débarquer chez elle au lieu de rester enfermé dans la clinique où ses maîtres s’obstinaient à l’amener régulièrement les avaient fait douter.
J’avais écouté l’avis de chacun : les grands-parents, les enfants, les petits enfants. J’avais questionné, assis en rond sous le saule, au bord du canal du moulin, à une table de jardin autant de guingois que la vieille bicoque et leur chien. Nous avions conféré. La conclusion, finalement, serait que la mort pouvait bien attendre, ce que la vieille chienne avait confirmé en allant vider sa gamelle d’une démarche incertaine.
A 14h00, j’étais chez moi, j’avais mangé. On ne me rappelait pas. J’allais donc pouvoir me consacrer à massacrer des ronciers à la débroussailleuse pour excaver les clôtures qui se dissimulaient, je le savais, quelque part en dessous. Pour faire tomber les ronces qui partaient à l’assaut des noyers, accompagnées de lianes indéterminées. A 17h00, trempé de sueur, j’achevais le dernier roncier. Ma femme me tendit le téléphone et 1/2 litre d’eau : « un vêlage chez M. Garbet. »
Un vêlage chez M. Garbet, ce serait probablement une césarienne. L’ambiance serait différente de chez Mme Estours à midi. Ici : 200 vaches, autant de vêlages, de grands bâtiments, et des gens très déterminés. Je me garais devant l’une des trois stabulations, la plus petite, celle des « tantes », les vaches laitières utilisées pour faire téter les veaux de lait. Entre les barrières, une montbéliarde. Autour des barrières, le patriarche, sa belle-fille, sa petite-fille.
Je su que j’allais suer. J’enfilai ma combinaison en plastique, mes gants. Une exploration vaginale : une torsion utérine, col fermé, irréductible. Césarienne inévitable. Tous soupirèrent, puis le ballet commença : deux seaux, de la paille propre, la cordelette pour attacher la queue de la vache à son jarret, histoire d’éviter qu’elle colle son toupillon plein de merde dans la plaie chirurgicale, la corde entre les jarrets, pour limiter les coups de pied. J’injectai des tocolytiques pour faciliter la manipulation de l’utérus : première mauvaise surprise, la vache me bondit dans les bras. Une pince mouchette plus tard, je lui rasai le flanc, puis le désinfectai. Lorsque mon aiguille toucha sa peau pour l’anesthésie locale, elle rua à nouveau dans les brancards. Il allait falloir la sédater. Pour elle, et pour nous.
La césarienne à proprement parlé se déroula sans réelle difficulté. Anesthésier le cuir et le muscle, inciser, écouter mon téléphone sonner, repousser les intestins à leur place, réduire la torsion utérine, repousser les intestins à leur place, inciser l’utérus, écouter mon téléphone sonner, repousser les intestins à leur place, extraire le veau, le réanimer, sortir l’utérus du ventre, écouter mon téléphone sonner, recoudre l’utérus, le remettre à sa place, suturer le premier plan musculaire, écouter mon téléphone sonner, regarder la vache tomber au sol, l’insulter, écouter mon téléphone sonner, détacher les cordes, se dire qu’évidemment, il fallait que comme les tartines, elle tombe côté confiture (mais heureusement le plan musculaire profond était suturé…), puis l’aider à se relever, écouter mon téléphone sonner, nettoyer et désinfecter la plaie pleine de fumier, faire la deuxième suture musculaire, puis la cutanée, écouter mon téléphone sonner, injecter antibiotiques et anti-inflammatoires, vérifier le veau un peu sonné et puis, prendre congé. Après avoir enlever mon t-shirt totalement détrempé, façon sortie de machine à laver sans essorage.
Ah : et écouter les 5 messages sur mon répondeur. Passant de « AAAAAAH c’est affreux » à « AAAAAH mais pourquoi vous ne répondez pas ?» puis à « Bon ben je pars ailleurs ». Rappeler ceux dont je ne savais pas s’ils avaient trouvé un confrère ou une consœur, et puis, une fois avoir tout géré, rentrer à la maison.
Il était alors 19h et quelques, l’heure de terminer cette journée de repos et de débuter l’astreinte. Après avoir lancé une machine à laver.

Veau montbéliard

mardi 8 mai 2012

Dimanche

Aujourd'hui, c'est dimanche. Je suis d'astreinte : de garde, avec mon téléphone portable même aux toilettes, mais chez moi. Je suis d'astreinte en continu depuis deux jours, mon après-midi de repos précédente, c'était jeudi. La prochaine, mardi. Les journées ont été chargées. Les nuits, moins.

Il est 7h30, je suis dans mon lit, et mon téléphone sonne. Volume à fond, branle-bas de combat. Une voix de femme. Jeune.

- Service de garde.. bonjour ?
- Docteur c'est affreux mon cochon d'Inde a une tique, j'ai peur !
- Zgrmfl mais c'est pas grave, il suffit de l'enlever...
- Mais comment ??? Et puis, il y a les enfants !
- Pfff attendez je vais prendre votre téléphone, je vous rappellerai quand je serai à la clinique...

Suit une séance titubante pour trouver un stylo et un papier, noter le numéro.

- Merci docteur !

7h30. Là, c'est sûr, je suis réveillé maintenant. J'aurais pu l'envoyer chier. Même pas le réflexe. On ne me réveille jamais en semaine pour des conneries pareilles. C'est uniquement les dimanches et jours fériés.
Et moi j'envoie pas chier. Et tout à l'heure, quand je serai à la clinique pour gérer mes hospitalisés, je vais l'appeler pour enlever la tique de son cobaye. Lui montrer comment on fait, lui vendre un crochet à tiques, et même pas lui faire payer le tarif de garde. Mais quel con.

Foutre les chiens dehors, petit dej', twitter, café. Je vais partir assez tôt à la clinique, j'ai des trucs très lourds dans mon chenil, pas que ce soit urgent mais là, tout seul chez moi, je stresse et tourne en rond. Je bouquine un chapitre de mon Ettinger, n'en retiens rien, prends mes clefs et ferme la porte. Je vais aller voter en vitesse, pas sûr que j'aurais le temps plus tard. Au bureau de vote, il y a quelques vieux du village et une assiette de crêpes. Je serre quelques mains en vitesse, engloutis une crêpe tendue par madame le maire, et file en montrant mon téléphone comme une excuse.

"Les urgences, tout ça."

Il est 9h lorsque j'ouvre la porte de la clinique. Le chien qui devrait être mort depuis trois jours va bien. Très bien. Le téléphone sonne, un chien qui refuse de manger, pas joyeux, pas en forme. Alerte piro. Ce n'est peut-être pas ça, mais on ne va pas prendre de risques. En attendant qu'il arrive, j'appelle la propriétaire du cobaye, et administre ses traitement à mon hospitalisé lourd. Le chat opéré hier soir va très bien, pas d'inquiétude, il ronronne peinard dans sa cage avec ses morphiniques, sa litière, sa gamelle et son coussin. N'a pas touché à sa perf', comme souvent les chats. Je lui fous la paix. Il est apaisant.

Le propriétaire du jeune chien pas en forme arrive vite, pas le temps de promener le chien hospitalisé. On verra après. Un jeune lab', qui remue à peine la queue alors que d'habitude, rien ne le démonte. Son maître a eu raison de me l'amener. Il n'a pas de fièvre, l'examen clinique est normal, le frottis piro négatif, il n'est même pas franchement malade, mais il y a un truc.

Il a mal, forcément. Le ventre est souple mais il me regarde d'un air accusateur lorsque je le palpe.

"Il a tendance à manger des conneries, ce loulou ?
- Heu, non, ça lui a passé depuis quelques mois déjà."

J'enfile un gant, que je fais claquer comme dans les séries. Un doigt dans le rectum, des fragments durs, des gouttes de sang. Qu'est-ce qu'il a mangé ce con de chien ?

Des morceaux de bois.

Antalgiques, antibiotiques en couverture, paraffine, on revoit demain si ça ne va pas mieux : m'étonnerait qu'il faille lui ouvrir le ventre, à celui-là.

Pendant la consultation, la dame au cobaye est arrivé. J'ai enlevé la tique avec le petit crochet qui va bien, je lui ai montré comment faire. Quatre euros cinquante, le prix du réveil le dimanche, le prix pour être rassurée même si ce n'était rien du tout. Je trouve ça très con, et je ne vois pas comment faire autrement, là. Je renvoie la dame chez elle avec son cochon d'Inde. Il n'y a pas à dire, je sauve des vies. Je me dis que je comprends les généralistes qui n'assurent plus leurs gardes, vu que de toute façon les vraies urgences filent aux urgences, et qu'il ne reste que ce genre de conneries.

Il est 11h00, et le voisin arrive avec son chien. C'était prévu depuis hier. Ce papy setter s'est descendu une bassine de gras l'avant-veille, et ça a du mal à passer. Je préfère jeter un œil, même si les choses semblaient se dérouler normalement, hier. Il nous a déjà fait une hépatite, une pancréatite, une prostatite, une uvéite, manquerait plus qu'il nous refasse un joyeux mélange de tout ça sur son indigestion carabinée. Pas de selles depuis la veille, mais plus de vomissements non plus. Je fais une radio, histoire de vérifier l'absence d'image d’iléus. RAS en dehors de son arthrose et des plombs qu'il a pris il y a des années. Je remets des antalgiques, on verra demain.

Je promène le chien hospitalisé, renseigne un quidam qui a trouvé un chien, pucé heureusement, renvoyé dans ses pénates immédiatement. Ça aussi c'est du service public : je ne facture jamais rien pour ce genre de trucs, sauf si je garde le chien le temps que le maître puisse le récupérer...

Enfin, il est midi et j'ai fini mes urgences. Je vérifie mes perf', fais le tour de la clinique, ferme la porte.

Devant la mairie, les gens sont attroupés au soleil. Il y a la queue entre la boulangerie, le tabac et la mairie. Mais ici, ils n'ont pas de crêpes.

Deux heures moins dix, j'ai eu le temps de manger, cette fois. Le téléphone sonne à nouveau.

Un vêlage. A l'autre bout de la clientèle. Je choppe une chupa au passage, en guise de dessert. Pastèque, ma préférée.

Vingt minutes de route, je fais un détour par la clinique pour attraper l'embryotome, au cas où.

Le téléphone sonne, sur la route. Un chien qui s'est arraché une griffe. Il a mal, forcément, mais ce n'est pas grave. Je donne quelques conseils à la dame, qui voudrait quand même me le montrer. Je lui explique que je pars sur une grosse urgence, que j'en ai peut-être pour une heure ou deux. Je la rappellerai.

La petite étable est ouverte aux quatre vents. Il fait un froid glacial malgré le soleil, mais ma chasuble de vêlage coupe bien le vent. Le gars n'est pas trop habitué à me voir dans ce rôle. Avec ses 15 salers, on ne fait jamais d'obstétrique chez lui. Il a eu un bon réflexe : repérer la bête "malade", la remonter à "l'étable", repousser le veau déjà à moitié engagé. J'enfile mes gants, plonge mes bras dans la chaleur de la matrice. La jeune vache n'apprécie pas, mais ne dit rien. Le veau est là, présentation antérieur. D'après l'éleveur, il avait une patte pliée. Une bricole, mais bon, quand on n'a pas l'habitude... Le souci, c'est cette sensation de vide, d'air dans l'utérus. Normalement, l'utérus, même atone à cause de l'épuisement, ça colle fort au veau, il n'y a pas des masses de place. Là, j'ai l'impression de balader mes mains dans une cathédrale de muqueuses. Et de sentir trop bien le rein gauche, la panse, là en bas. Percée. J'enlève mes gants pour en voir le cœur net, sentir les détails : une vraie catastrophe. Elle est déchirée, depuis le vagin jusqu'à, sans doute, la moitié de l'utérus, avec, évidemment, le col en vrac au milieu. Coup de bol, les artères n'ont pas pris, et le veau est encore en vie. Je glisse mes doigts sur les limites de la déchirure, sens passer un ovaire.

Et après tout, pourquoi pas ?

Je fais une tronche d'enterrement, l'éleveur et sa femme ont changé de visage en voyant le mien.

"Bon, votre veau a tenté de sortir par césarienne, mais tout seul. Il a bien réussi l'ouverture de matrice, même si ça fait plutôt incision de débutant, mais pour le péritoine, les muscles et le cuir, il a merdé. Je vais finir le travail : ouvrir là (je monter le flanc), on sort le veau par le trou qu'il a fait, et je referme tout le bordel. C'est un foutu chantier, il y en a pour deux heures sinon plus, ça peut rater, elle peut mourir de choc (elle fait déjà bien la gueule), ou faire une péritonite dans les jours qui suivent. Le veau, ça devrait aller. Il me faudrait deux seaux d'eau, froide ça ira."

Ils hésitent. A la fois choqués - ils n'ont jamais vu un truc comme ça - et rassurés par mes tentatives humoristiques. Je sais ce que j'ai à faire, je suis sûr de moi, et ils le sentent. Ils me font confiance. Il y a une sensation de puissance étrange dans ces instants. Ce genre de chirurgie, tous les vétos ruraux s'y sont essayés. Avec, je suppose, des succès variés. Ça ne s'apprend pas à l'école, ça ne s'apprend pas tout court. C'est le bordel, on ne sait pas ce que l'on va trouver en ouvrant, on a notre petite boîte de chir' et nos mains, on est tout seul. C'est exaltant. Surtout quand on l'a déjà fait et que l'on sait que ça peut marcher. La première fois que cela m'est arrivé, j'ai du "inventer" cette chirurgie. Depuis, j'ai un peu peaufiné. Ce matin, j'ai enlevé une tique du cou d'un cobaye. Là, la vie d'un veau et d'une vache dépendent de ce que je vais faire. Non que seule ma compétence compte : même en travaillant bien, elle peut y rester. Mais si je ne fais rien, elle mourra.

Le temps que je savonne la bestiole, anesthésie le flanc, ligote les postérieurs et pose une mouchette (dans le désordre), madame est revenue avec des seaux. Je dispose ma boîte de chir', sors mes fils, ma lame. Je me désinfecte les mains, les bras. Explique au monsieur comment tirer le veau, quand je le lui présenterai. Il est nerveux, se roule une cigarette, qu'il rallumera 100 fois pendant la chirurgie, vu le vent.

J'incise, esquive un coup de pied pas trop vaillant et de toute façon bridé par mon huit aux jarrets. Ça a le cuir épais, une salers. je crois que c'est la première fois que j'en ouvre une. Dessous, deux fines couches musculaires, puis la cavité péritonéale. Je repousse la panse vers l'avant, glisse mes bras derrière. L'ouverture est là. Depuis le milieu de la corne gauche jusqu'au vagin. Plutôt rectiligne. Le veau n'est pas trop mal placé pour une extraction. Je sors ses pieds, les tends à l'éleveur, qui place les lacs et, avec mon aide, extrait facilement le bestiau. Le veau est secoué, a du mal à respirer. Un coup d'analeptiques, et ça repart. Je le surveille trois minutes avant de retourner me laver puis désinfecter les mains. C'est maintenant que les choses sérieuses commencent.

Nous sommes sur une petite route de campagne, et l'étable est ouverte du côté de la route. Il y a un passage monstre, avec les élections. Les gens s'arrêtent comme ils s'arrêtaient à la sortie de la mairie, discutent. Il y a des voisins, des vieux, des jeunes, une petite fille de six ans qui voudrait savoir si ça fait mal, et pourquoi le veau tremble comme ça. Elle aussi, elle a froid. Une dame sort une couverture du coffre de sa voiture pour abriter le veau, et enfile son blouson à la petite.

Je suis dans ma chasuble vert poubelle, les bras jusqu’aux coudes dans l'abdomen de la vache. Suture intégralement à l'aveugle, pas moyen d'extraire la matrice, même partiellement. J'appelle ça la suture au doigt : je me pique régulièrement pour bloquer la pointe de l'aiguille. Je serre mon surjet sur mes phalanges, me scie les articulations. Alors que j'écris ce billet, je compte douze coupures et piqures sur mes doigts. Les seules douloureuses sont celles de la deux-trois phalangienne de chaque index. Là où le fil passe quand je serre. Le premier surjet est le plus hasardeux. Le ligament large et les débris de placenta me gênent. La coupure est mal foutue. Con de veau. Il me faut pas loin de trois quart d'heure pour finir ce premier surjet. Pas parfaitement étanche, mais pas loin. Le second, enfouissant, me prendra une petite demi-heure. Du plaisir de faire un surjet en ne prenant que la séreuse et la musculeuse, sans traverser la muqueuse, lorsqu'on ne voit rien et qu'on a les deux bras dans la vache...

Une vieille dame me regarde travailler, souriante. Elle avait des vaches, avant, je ne les ai jamais connues. Ils ne parlent pas politique, aucun. Ils discutent, de la petite du voisin, des brebis, de la pluie, du beau temps, d'un baptême, de l'herbe qui pousse et du veau qui est gros, mais pas tant que ça. Ils parlent de tout, ils parlent de leur essentiel. Ils évoquent le véto qui était là avant moi, et qui est mort. Les Pyrénées sont splendides sous le soleil.

Je me sens utile, même si, finalement, ils ne s'intéressent pas tant que ça à moi.

J'ai fini mes surjets. Un monsieur, le père de l'éleveur, je crois, veut savoir quelle longueur de fil a été nécessaire : 2m50. Il n'en revient pas. Quelqu'un que je n'ai vu ni arriver, ni partir, vient de revenir avec une bouteille de colostrum empruntée au voisin laitier. Sortie du congel' et réchauffée au bain-marie.

Je fais vider un flacon de pénicilline dans l'abdomen de la vache. Plus par habitude que par réel souci d'efficacité, mais ça "parle". Ça aurait aussi bien marché en intra-musculaire. Premier surjet musculaire, second surjet musculaire. Cette fois, ça va très vite. Je suture le cuir, un joli montage à points passés. en esquivant les savates - la peau est toujours mal anesthésiée en fin de chirurgie...

J'ai terminé.

Reste à faire le ménage, m'enlever le sang de tout partout. L'eau des seaux n'est pas froide, elle est chaude. J'en pleurerais de plaisir, moi qui ne suis pourtant pas frileux.

Dans ma voiture, le téléphone chante les messages sur le répondeur.

Les gens sont partis. Mais le veau a toujours sa couverture.

J'explique un peu le post-op' à l'éleveur et à son épouse. Rien de bien compliqué. Ils sont dramatiquement confiants.

C'est une belle journée, même en plein vent.

Sur mon répondeur, un message, un chat blessé. Je pense à la dame avec son chien a la griffe arrachée, quand un chasseur m'appelle : il vient de faire ouvrir un chien au parc... Je donne rendez-vous aux deux en même temps. Le premier arrivé passera le premier sur la table de chir', le second sera hospitalisé. Je rappelle pour le chien avec sa griffe, m'excuse et explique à sa propriétaire que j'ai d'autres animaux à prendre en charge en priorité. Elle l'admet très bien, me demande quelques conseils. Elle ira le lendemain chez son vétérinaire habituel (qui ne fait pas ses gardes...).

A la clinique, je patiente un peu, range quelques papiers, regarde de loin ma 2035. Je me connecte sur Twitter. #radiolondres, et le gazouillis habituel. C'est le printemps.

Le chasseur arrive le premier. Un bon gros chien de chasse qui en a vu d'autres, une belle ouverture à la cuisse. Un petit trou sur l'abdomen. Largement de quoi justifier une anesthésie générale. J'ai le temps de poser mon cathéter et brancher ma perf' quand le chat arrive. Un gros matou manifestement plus qu'à moitié sauvage, avec une vilaine blessure au cou, probablement un vieil abcès percé. Bien dégueulasse. Je discute trois minutes, propose de le castrer en profitant de l'anesthésie. La dame est d'accord - ça lui apprendra à se battre, comme elle dit - j'hospitalise, elle le reprendra le lendemain.

Il est 17h passées et j'ai deux chirurgies qui m'attendent.

J'endors rapidement le gros chien. La plaie à la cuisse ne nécessite presque pas de suture musculaire, mais un drain ne fera pas de mal. Le trou abdo, finalement, ce n'est rien. Une demi-heure de boulot, et je laisse le chien se réveiller en expliquant les traitements et consignes pour la suite.

Il est 18h lorsque je tente d'endormir le chat. Je réussis mon injection, mais en bon gros matou costaud et à moitié sauvage, il essaye de me bouffer, m'échappe et ravage ma salle de préparation, avant de se réfugier sous une armoire. Nous avons laissé exprès l'espace nécessaire à un chat pour se planquer là, pour ce genre de cas. Je tue le temps de l'induction en faisant les soins à mon gros chien hospitalisé, qui continue de défier les pronostics, et en babillant sur twitter.

Pose de cat', perf. Le téléphone sonne à nouveau. Un veau, très mal. J'indique à l'éleveur que je passerai après avoir fini ma chirurgie. Le parage de l'abcès me prends une grosse vingtaine de minutes, la castration cinq de plus. Je remets le chat en cage, vérifie que tout va bien, et je repars.

Le veau est à dix minutes de route de là. Il est 19h20 lorsque je l'examine. Douleur majeure, à en claquer. Une vilaine diarrhée hémorragique, une bonne fièvre. Coli, salmo ou coccidies ? Je pense pour les dernières, mais les fragments de fibrine et de nécrose dans la diarrhée me font douter. Le veau est mal, en tout cas. Dans le doute, je traite pour les bactéries comme pour les protozoaires, prends un échantillon, et surtout, je soulage la douleur. A 19h45, je suis de retour à la clinique, je mets la diarrhée à décanter pour une coproscopie. J'ai le résultat à 20h00. Normal. Coccidiose massive. Jamais vu autant de ces saloperies par champ (zone éclaircie, là, pas moyen de prendre la photo avant d'avoir dilué, ça ne rendait pas, mais l'idée était un peu la même que pour ces coccidies de lapin).

Eimeria bovis

Je ne rappelle pas l'éleveur, de toute façon il viendra demain pour la suite du traitement, si le veau a survécu, ce qui est loin d'être gagné.

Moi, je promène le chien hospitalisé. Un gros cœur de malamut. Nous avons un nouveau président de la république, twitter gazouille tant que je n'arrive plus à suivre, et mon chat opéré de la veille est toujours là, et pète le feu. Celui à qui je viens de parer l'abcès et couper les roubignolles se réveille gentiment.

Je laisse un message aux propriétaires du malamut, et la salle de préparation à la femme de ménage. Dans un état lamentable, j'en suis désolé pour elle, mais je n'en peux plus.

Je referme la porte. Klaxons de joie dans le lointain.

Il est 20h40 quand j'arrive chez moi. Je vais me coucher tôt. Une grosse journée m'attend demain.

dimanche 12 février 2012

Césarienne, glacée

-8°C
Je fais des échauffements en conduisant. Les personnes qui me croisent doivent me prendre pour un fou avec ce haka sur fond musical de comédies de Broadway, France Musique et panne de mon lecteur CD obligent... Mais rien que ces échauffements me font mal à l'épaule, j'ai peur pour le vêlage à venir.
L'éleveur qui m'a appelé est du genre bourrin. S'il a tiré, il a tiré fort. Si ce n'est pas un siège ou une torsion de matrice, ce sera une césarienne.

Le chemin qui descend à sa stabulation est encore gelé. Je suis les travées, m'arrête devant un box de vêlage. Il a posé des tôles sur les barrières, pour couper le vent délirant qui me transit dès le pied posé hors de la voiture. Une petite blonde. Pas de palan en vue. Il n'a pas tiré. Un bout de placenta pend à la vulve de la vache. Probabilité de veau mort élevée... L'éleveur me confirme mes hypothèses : présentation normale, mais il n'a pas essayé de tirer, le vagin et le col ne sont pas dilatés, le veau est énorme.

J'ôte ma polaire, gardant ma veste sans manche sous la chasuble de vêlage. Le vent est abominable. J'espère que ses tôles remplissent leur office : je ne tiendrais pas 15 minutes dans un froid pareil.

Premier contact avec la génisse : il n'y a pas de place, je peux à peine mettre mes deux bras dans son vagin, la filière pelvienne est ridicule, triangulaire, la symphyse pubienne encore très saillante. Elle a pourtant plus de trois ans. Les antérieurs sont avancés, mais la tête n'est pas engagée. Elle est gonflée, la langue pend. Pourtant, le veau a une discrète réaction lorsque je pince un antérieur. L'éleveur n'a rien vu, je ne dis rien. Je préfère qu'il le croie mort. De toute façon, on va à la césarienne...

Je sors ma boîte de chirurgie, aligne mes flacons en raccourcissant au maximum les aller et retour entre ma voiture en plein vent, et l'abri somme toute très efficace des tôles. Je m'apprête à injecter un tocolytique, pour préparer l'utérus à la chirurgie... mais le flacon est gelé. Enfin gélifié. Ça ne m'était jamais arrivé... je balance tout dans le seau d'eau chaude, apportée avec un jerrican : antibiotique, anesthésique local (lui n'a pas l'air de souffrir du froid), anti-inflammatoire (lui non plus). La bétadine savon est presque solide.

La vache est dégueulasse. Le vent a rabattu la neige dans la stabu, du coup les litières sont humides et les vaches pleines de merde. L'éleveur et son fils estiment que le froid leur ajoute 3h supplémentaires par jour de boulot de dégivrage. Je n'ose imaginer le bordel pour les laitiers, avec les salles de traite à moitié en panne.

J'arrose son flanc d'eau tiède, savonne, rase. Je laisse des gants à l'éleveur, qui devra m'aider à protéger la matrice du poil souillé sur la cuisse, juste à côté. Pas stérile, mais tant pis.

Au moins, la vache est super cool, et n'envisage pas de m'envoyer un pied dans le foie.

Je finis de laver, rince un maximum. Tout est prêt. Je leur ai demandé de tout préparer pour faire de la réa de veau, "au cas où par un miracle il serait vivant".

"Ouais enfin il est mort, doc, c'est une césarienne "pour rien"."

Incision, large vue la taille du bestiau. Évidemment, le veau est dans la corne utérine opposée... Facile à saisir, cependant. J'incise l'utérus, à l'aveugle comme d'habitude. Je vais vite, et pourtant, je suis bien, là, avec le bras dans la vache, à l'abri du vent, emmitouflé de polaire et de plastique. Dans ma poche, le téléphone sonne. Une autre urgence ?

Les cordes sont fixées au veau. La vache fait mine de se laisser tomber, mais l'éleveur a le réflexe de lui décocher un coup de botte dans le nez, elle se reprend. Pas sympa, mais nécessaire : elle doit rester debout au moins jusqu'à l'extraction du veau. Chacun une patte, ils tirent. J'ai prévu assez large pour que le veau "n'accroche pas" en sortant. Trop large, même, de la couture pour rien, tant pis. Je soutiens les épaules et la tête du bébé, accompagne sa chute au sol. Il a une tronche de bouledogue et une langue énorme, avec l’œdème provoqué par son attente dans l'entrée de la filière pelvienne, mais il respire. Vite, nous le suspendons à la fourche télescopique du tracteur, et l'élevons rapidement. Nuage de poussière de paille, que le vent rabat sur la vache. Je me retourne pour regarder ce qui tombe sur la plaie, juste à temps pour voir la vache se laisser choir, courir jusqu'à elle, lui prendre le nez et lui plier l'encolure afin de l'empêcher de basculer du mauvais côté. Les dégâts sont limités, mais pour l'asepsie, on repassera... Je laisse ma place à l'éleveur, le veau se débat, il respire bien. Je lui injecte un simple diurétique, un coup de corticos, histoire d'aider à la diminution de l’œdème. Peut-être pour rien, mais peu importe. Nous le couchons a l'abri d'un muret, dans la paille, au soleil. Il vivra, mais il faudra le sonder, il ne pourra pas téter pendant au moins 48h...

La vache est couchée n'importe comment, plutôt sur le sternum. L'utérus est resté à l'intérieur, mais des bouts de placenta traînent dans la paille. Pas grave, je coupe, j'enlève, puis extraie l'utérus. Sacrée foutue ouverture que j'ai faite ! L'éleveur a enfilé ses gants, je lui indique comment me soutenir la matrice pour faciliter la couture. Ce n'est pas du tout stérile, mais c'est à peu près propre. Au fur et à mesure, j'enlève de minuscules brins de paille déposés sur ou dans l'utérus par le levage du veau... Très vite, nous ajustons nos positions. L'éleveur s'agenouille, le dos vaincu par la position basse et le froid. Je fais de même. La suture se passe bien. Il anticipe et aide de mieux en mieux en orientant les lèvres de la plaie... jusqu'à ce que la vache tente de se relever.

A nous deux, nous protégeons l'utérus, et appelons le fils de l'éleveur, parti dégeler une arrivée d'eau. Minute d'attente crispée, puis nous aidons la vache à se remettre dans une positions plus appropriée. Elle n'est pas capable de tenir debout, de toute façon. Je termine mes sutures utérines, réintègre la matrice recousue, en tenant de sortir un max de saletés, sans en rajouter.
L'éleveur s'est relevé, il observe le veau. Son fils est retourné à sa tâche. Je prépare mes fils.

Lorsque je me retourne, je reste interdis. Une vache du box d'à côté est en train de lécher la plaie de sa copine en passant sa tête entre les barreau, elle a carrément la langue dans le ventre de ma blonde ! Nous avons beau la chasser, elle revient à la charge, attirée par l'odeur de liquide amniotique. Il faudra que le fils de l'éleveur reste contre la barrière, de l'autre côté, pour empêcher qu'elle recommence. Lui ne sera pas à l'abri du vent.

J'ai terminé mes sutures musculo-cutanées, en redésinfectant chaque couche musculaire. Anti-inflammatoires, antibiotiques, et pas juste pour la forme, cette fois.

Je n'avais jamais expérimenté la césarienne avec flacons gelés. J'avais rarement fait un boulot aussi dégueulasse du point de vue de l'asepsie. Jamais une autre vache n'était venue pourrir mon travail... Heureusement que les bovins possèdent une hallucinante résistance à la péritonite.

PS : Mes respects à tous ces vétérinaires ruraux qui bossent en zones régulièrement gelées, ainsi qu'aux éleveurs qui, tous les jours, dégivrent, réparent, bricolent pour contourner les difficultés plus ou moins inédites causées par le froid.

dimanche 29 mai 2011

Vocabulaire médical

Une petite étable, un papy, une mamie, leur fille, et leur petite fille. Elle doit avoir 6 ans, curieuse et confiante.

Moi, j'attaque une césarienne. Le genre de chirurgie qui n'a lieu, ici, qu'une fois tous les dix ans. Une vache qu'ils viennent d'acheter, une génisse pseudo-parthenaise qui, vue la taille des canons du veau, doit avoir été croisée avec un charolais.

Je n'ai même pas essayé de tirer, j'ai tranquillement préparé ma chirurgie. Pas d'urgence, maxi-bébé est bien au chaud. Je n'aurais que le vieil homme pour m'aider à tirer, mais bon, pas de raison que cela soit un gros souci. Il benne du fumier et des boules de foin toute la journée, il a beau être vieux, il est sûrement plus costaud que moi.

La génisse est un peu froussarde, mais sans plus. Quelques cordes, une anesthésie locale, et on n'en parle plus. Je rase le flanc de la bête - une seule coupure.

Tout est prêt.

Un grand coup vertical, et le cuir, puis les muscles s'écartent pour laisser passer ma lame. Une artériole décide de me repeindre de rouge, l'étable est silence. Lorsque je perce la dernière membrane, le péritoine, l'air s'engouffre dans l'abdomen avec un bruit de chasse d'eau.

- Maman, elle a mal ?
- Non, tu vois, elle ne bouge même pas, elle ne pleure pas.

J'explore le ventre, trouve mes repères. Le veau est énorme, il me rappelle mes premières années de césariennes dans le charolais. Incision utérine, je saisis les onglons postérieurs et fais basculer la matrice, rapprochant mon ouverture utérine de mon incision abdominale. Les deux onglons, rouges de sang, pointent désormais dehors. Le papy fixe les cordes, et commence à tirer. Je l'aide et soulevant les jarrets, mais le cul ne passe pas. L'effort est délirant. Je saute sur mon bistouri, agrandit l'ouverture abdominale. Toujours pas. Un nouveau coup de lame, et cette fois, ça doit passer. Je vois les tendons sur le cou de l'éleveur, je tire de toute mes forces, je sue, j'ai presque envie de craquer et de tout lâcher tellement l'effort est violent, et putain de bordel, ce foutu veau ne sort pas, il reste là comme un con, le cordon tendu, à moitié sorti, la tête dans le liquide amniotique, et il va y passer si on ne se dépêche pas de le sortir, il va se noyer s'il inspire, il va inspirer, c'est obligé, le cordon est comprimé, ses côtes sont encore dedans, le papy ne peut pas en faire plus PUTAIN DE BORDEL DE MERDE DE BITE A CHIER DE MERDE DE PUTE DE VEAU !

Il est sorti.

Je crois que j'ai hurlé.

Je me suis déchiré les biceps.

Il est vivant, il respire, je tombe assis et expulse une grande bouffée d'air. Le seau plein de chlorhexidine est là, devant moi, et j'y plonge la tête, avant de descendre un demi litre d'eau.

Des bouts d'utérus et de placenta pendent du flanc de la vache.

Tout va bien.

- Maman ?
- Oui ma chérie ?
- Il a dit quoi le vétérinaire ?
- Des mots médicaux. Qui ne s'utilisent que pendant les césariennes.

dimanche 3 avril 2011

La chèvre vivante

A chaque fois, je crois que l'on me prend pour un dingue. Mais à voir les sourires sur les visages, on doit se dire que c'est un genre de folie assez gentil. En tout cas là, je suis derrière le comptoir, les ASV qui s'étaient planquées ressurgissent rassurées, un client me regarde d'un air incrédule, une autre reste assise sur sa chaise en se demandant sans doute où elle est tombée. Moi, j'interprète un remix d'une chorégraphie disco-égyptienne de Thriller, en me dandinant avec la grâce touchante d'un caneton à peine éclos.

C'est que, hé ! Elle est vivante !

Des moments de joie gamine comme ça, on n'en a pas si souvent. Après un vêlage, oui, d'accord, mais c'est plus sage, car plus... habituel. Lorsque je sauve une vie, toujours, mais c'est souvent plus confidentiel, parce que j'ai trouvé, mais il n'y a pas cet instant de grâce.

Là, hé ! Elle bêle ! Enfin elle chevrote ! Mais bruyamment !

Cédric n'est pas vraiment un ami, disons, une connaissance sympathique. Il a bossé dans le coin, en service de remplacement. Puis il en a eu marre, et maintenant, il travaille à 80 bornes de là dans une ferme qui accueille des handicapés. Le genre de boutique avec trois chèvres, cinq brebis, deux chevaux, une vache, des poules, des canards et compagnie.

De temps en temps, il me passe un coup de fil pour un conseil, et puis je vais le voir une fois par an, pour la prophylaxie, parce que là où il est, il n'y a plus de vétos ruraux. Cette fois, il m'a appelé pour une mise-bas sur une chèvre. La cocotte n'a jamais mis bas, elle se prépare depuis hier soir, et c'est sa louloute, sa charlotte, son petit sucre, il l'a élevée au biberon, elle le suit partout comme un petit chien, il a évidemment très peur. Il a parcouru tous les forums sur le net, tout le monde lui a écrit que les chèvres se débrouillaient toujours toutes seules, qu'elles n'avaient pas besoin de nous. Surtout les alpines chamoisées. Moi, au téléphone, je lui ai dit d'attendre un peu, qu'il n'y avait pas le feu si elle continuait à brouter l'air de rien, mais que, demain matin, il faudrait quand même que ça ait bougé.

Évidemment, le lendemain matin, il m'a rappelé : "Elle n'a toujours pas mis bas, Fourrure, des fois elle pousse mais pas trop, elle n'est pas bien, elle n'est pas comme d'habitude." Après une nuit entière, il faut se rendre à l'évidence : ça déconne. Le souci, c'est que je suis à 80km, et débordé. Pas moyen que je passe à la ferme. Alors je lui file le nom de plusieurs vétos que je connais et qui, à une époque, ont fait de la rurale. Je lui dis de me rappeler si ça ne donne rien.

Et trois quart d'heures plus tard, le téléphone sonne à nouveau : "Fourrure, il n'y en a aucun qui veut venir, il y en a deux qui veulent bien si je l'amène, mais ils sont à trente minutes, alors si c'est pour la déplacer et rouler, j'arrive, tu m'attends hein ?" Il arrivera vers midi.

Bon.

Pendant ce temps, je boucle les consultations. Et finalement, c'est sa copine qui se pointe avec une vieille 309 toute pourrie. La chèvre descend l'air de rien de la bagnole, la suit pas à pas, provoque la stupéfaction des chiens et des clients dans la salle d'attente et tente de nous piquer le bouquet de fleurs sur le bureau quand nous avons les yeux tournés. Le spectacle n'est vraiment pas banal. Je veux dire : des chèvres, il en vient parfois à la clinique, mais surtout des naines, et généralement complètement paumées. Celle-là se comporte comme si elle était chez elle, un peu comme ces chats qui squattent chez vous en considérant que tout leur est du...

La bestiole n'est pas assez dilatée. Une torsion de matrice sans doute ? En tout cas ma main est trop grosse, et c'est ma consœur qui s'y colle, elle qui n'a aucune expérience en rurale, et qui n'a pas l'air d'apprécier les hurlements déchirants de la parturiente lorsqu'elle lui enfonce son bras dans le vagin. Je ne sais pas si mes remarques l'ont rassurées, dans le style : "tu sais, si elle se relève comme si de rien n'était et se remet à bouffer dès que tu arrêtes de la manipuler, c'est qu'elle en rajoute une sacrée couche, hein ? Beaucoup de comédie, ne t'inquiète pas."

Au final, j'ai enfin la place d'aller voir. Enfin, de glisser mes doigts. le chevreau est très gros, il arrive n'importe comment. J'explique à la copine de Cédric que je vais tenter de le remettre dans l'axe et d'éviter une césarienne, car vue l'émotivité de ces bestioles, je crains fortement cette chirurgie. Nous gardons donc la Louloute pour une petite heure de manœuvres obstétricales infructueuses en guise de repas de midi. Je vous rassure : en nous relayant, nous avons quand même réussi à nous sustenter un peu.

A 14h00, je reprends les consultations, et laisse la Louloute tranquille, en indiquant à ma consœur d'essayer encore un peu si elle veut, des fois que ça la dilate plus, mais sans grand espoir. Le chevreau est vraiment foutrement coincé dans une position à la con, trop loin pour être découpé, bref, ça sent le bistouri.

A 14h50, je passe dans la salle de consultation où ma consœur gît, frustrée, épuisée et inquiète, au milieu d'une flaque de sang, de pisse, d'amnios et de gel lubrifiant, tandis que la biquette renifle la poubelle. Il va falloir que j'opère, sinon elle va craquer. La consœur.

Quelques dizaines de minutes plus tard, la biquette est anesthésiée, ligotée, tondue, désinfectée. La salle de consultation ressemble à un champ de bataille. Un incision cutanée, puis musculaire, les eaux péritonéales provoquées par l'inflammation se déversent par cascades dans la bassine et les serpillières disposées pour l'occasion sur le carrelage. Je saisis délicatement l'utérus, l'incise, extrais le chevreau, mort depuis la veille au moins. La chèvre respire paisiblement. Maintenant commence la phase la plus longue de la chirurgie. Une, puis deux sutures utérines, une suture musculaire, une seconde, et un dernier surjet à point passé pour sa fine peau de biquette. Dans les dernières minutes, mon travail s'accélère. Je n'aime pas sa respiration, je n'aime pas la couleur de ses muqueuses. j'injecte un anti-anesthésique avant de nouer mon point final, mais ma fréquence cardiaque s'accélère autant que la sienne se casse la gueule. Elle va me claquer dans les doigts !

Les ASV sont reparties à l'accueil, et lorsque je passe en courant avec une chèvre de 60kg dans les bras, celle qui passe à côté de moi en demandant des nouvelles, le sourire au lèvre, s'éclipse en vitesse lorsque, stressé à bloc et à la limite de me casser la gueule, je la bouscule en lâchant un "elle est en train de péter, pousse toi je vais au chenil, elle meurt "

Je n'ai vraiment plus ni l'envie ni le temps d'être poli. J'ai cette voix rapide et agressive, avec ces mots chuchotés, qui signale l'explosion prochaine, je sais qu'elles savent, et elles se poussent.

La biquette est posée dans la cage, à moitié couchée, sa tête est retombée sur le côté. Elle est grise, elle ne respire plus, et mon cathéter a glissé, bordel de merde. J'en pose un nouveau en vrac, pile dans la veine. J'injecte un analeptique, lui maintiens la tête haute pour éviter le reflux ruminal, et tente un massage cardiaque.

"ELLE EST MORTE BORDEL DE MERDE !"

Je n'ai pas vraiment crié, mais je sais que tout le monde a entendu dans la clinique, des ASV aux autres vétérinaires en passant par les clients dans la salle d'attente qui se faisaient conter l'histoire de la césarienne de chèvre.

Elle ne respire plus, son cœur s'arrête sous mon stétho, en fibrillation, et non, je n'ai pas de défibrillateur, et j'écoute le cœur : le néant. Je réinjecte une dose d'analeptiques, je tente un bouche-à-naseaux, lui gonfle les poumons - pas le temps de l'intuber - avant de reprendre le massage cardiaque.

Dix secondes.

Dix très longue secondes.

Elle relève la tête.

ELLE RELÈVE LA TÊTE !

Cette fois, je n'ai pas crié, je savoure mon triomphe, stabilise tout ça, réinjecte un coup d'antalgiques, ralentit la perf' qui coulait à fond après un bolus hypertonique.

Dans la clinique, il y a un silence de mort. Tout le monde aime bien Cédric, la biquette était adorable, ma consœur vient de passer des heures à vaincre ses réticences pour le travail "à la rurale" afin de sortir ce chevreau, tout le monde a suivi la césarienne qui se déroulait sans souci, et ils m'ont entendu.

Alors moi je sors du chenil, j'ai laissé la biquette finir de reprendre ses esprits, et je passe façon disco dans le couloir vers le bureau, là, il faut que je triomphe, parce que j'exulte ! Je les regarde tous, et puis j'attends un peu. Ils me regardent comme si j'étais complètement barré.

"Elle est morte, mais elle est vivante !"

Du fond de la clinique jaillit un bêlement puissant et plaintif, du genre "j'ai mal au cul, j'ai mal au bide bande de salauds !" puis un fracas métallique... j'ai laissé la porte de la cage de la morte ouverte, et elle tente de se barrer en courant, en dérapant sur la carrelage trempé, son pied de perf' basculant en emportant tous les tuyaux sur son passage.

J'adore les résurrections.

samedi 18 décembre 2010

Au fil de l'eau...

... au fil des mots...

Les journées et les nuits s'enchaînent avec une fluide et trompeuse facilité, mais elles me laissent une étrange sensation de temps enfui. Pour la première fois, des ébauches de billets s'accumulent sur dotclear. Pas la tête à écrire. Pas la tête à réfléchir, je me laisse juste porter, balloté de cas tout bête en cas de merde, de petites joies en belles réussites ou en échecs.
Un chat qui sert de corde à nœuds à deux chiens. Hémorragie thoracique, décès en deux jours.
Une chienne de chasse qui se fait juste disséquer un muscle intercostal par une défense de sanglier, sans pneumothorax. Petit chantier là où je craignais un gros boulot.
Une anémie hémolytique des familles, qui vient tester mon dernier protocole immunomodulateur.
Un stagiaire de troisième qui n'imaginait pas qu'il y aurait des choses aussi tristes que des agneaux morts-nés ou l'euthanasie d'une vieille jument. Qui ne pensait pas non plus qu'un "grand" pouvait s'arrêter sur la route pour ramasser une grive en état de choc. Des fois que ça compenserait ?
Il n'imaginait d'ailleurs pas non plus le nombre de papiers que je peux remplir en une semaine. Surtout une semaine avec deux après-midi à faire des visites sanitaires bovines, un genre de questionnaire assez con, surtout chez les éleveurs à deux-trois vaches (pour les "vrais", encore, ça peut ouvrir des pistes de discussion).
J'apprécie beaucoup les conversations avec lui. Il a quoi, 14-15 ans ? Il est un peu en retrait, mais attentif. Branché. Je dois faire bien attention à ne pas oublier son âge, à préparer et débriefer. On ne sort pas indemne d'une première rencontre avec la mort toute nue, d'avec la douleur des gens.
De la prophylaxie, tranquille pépère, cerveau débranché, éviter les coups de pieds - prise de sang, tuberculine, puis vaccin. Routine, routine, confortable routine.
Une césarienne, un p'tit veau dans sa stabu, une perfusion ou deux, un cheval boiteux.
De la compta.
Du givre, de la flotte. Ne jamais oublier mon bonnet.
Ne pas oublier non plus que c'est une mauvaise idée d'aller râper des dents de chevaux quand il fait -2°C. Les entailles sur les mains et l'eau glacée, dur dur.
Tiens, une belle tentative d'arnaque. Je lui offrirai un billet. Des fois que ça puisse servir, ou faire sourire.
Le flot des consultations ne s'interrompt pas, des clients râlent : "oui, mais c'est vous que je veux voir." Je ne peux pas être partout.
Une bête consultation vaccinale, je détecte une masse abdominale, à explorer. Inquiétant. Je parie un hémangiome, une tumeur de la rate. Prise à temps, ce n'est pas méchant, comme le dit la pub.
Piro, piro et piro. Pour changer.
Ah et sinon, monsieur, oui, contre la leptospirose, votre chien aurait pu être vacciné. Il s'en serait très probablement sorti.
Pas comme cette IRC. Fin de règne. Fin de vie.
Belle polyarthrite auto-immune, je suis tout fier, j'ai trouvé une cellule de Hargrave. Beau diagnostic, docteur. J'en parle à tout le monde à la clinique, je suis tout content, et en plus, le chien va super bien. Auto-congratulation.
Je suis tout aussi content d'avoir sorti un pseudo-pit' de sa catégorie. Hop, plus de muselière ! J't'en foutrais du chien méchant.
Touiller du caca d'un effectif de chiens, diarrhée mucoïde un peu étonnante. La coproscopie : un art, un sacerdoce.
Brasser de la pisse, de la merde et du vomi. Pas étonnant que ma femme me demande de virer toutes les saloperies non identifiables et bizarrement macérées qui s'accumulent sur la bonde de l'évier. J'ai l'habitude, je suis vétérinaire.
Belle radio d'un thorax de chat avec de très moches métastases de tumeurs mammaires. Elle n'en a sans doute plus pour très longtemps. Sa propriétaire va s'enfoncer un peu plus dans sa déprime. Les curieux en apprendront plus ici et , et la verront .
Un couple d'anglais m'amène un chat à castrer. Ils aiment la sonorité du mot "châtrer". Étonnante conversation.
Et puis il y a ces souvenirs qui n'arrivent pas à devenir des billets, douleurs à mûrir, à accoucher avant de publier.
L'oreiller, le réveil.
Heureusement, il y a la splendeur des collines givrées, des couchers et levers de soleil d'hiver, toutes les boules de poils et les sourires, des clients, des ASV, des simples passants.

mercredi 6 octobre 2010

Regard : agneau nouveau-né

Agneau nouveau-né

Eloigné du net pour quelques temps, je reste par contre envers et contre tout les mains dans le sang (à défaut de cambouis). Voici un agneau né par césarienne il y a quelques jours, chez un papy qui ne pensait pas que l'on puisse survivre à cette opération...

vendredi 4 juin 2010

Non, l'autre trou !

Mes lecteurs les plus fidèles le savent, j'aime les éleveurs. Les éleveurs de vaches ou de moutons, ceux qui vivent de leur boulot, ou en tout cas ceux qui s'attachent à bien le faire. la grande majorité. Et j'adore casser du préjugé (et j'aime les titres racoleurs, mais c'est une autre histoire).

Mais il y a des fois, vraiment... Je veux dire, le gars, il a la cinquantaine. Sa femme s'est barrée après avoir claqué son patrimoine, il a du vendre son exploitation laitière et a réussi à repartir avec un cheptel de limousines, des vaches allaitantes, donc. Il n'est pas franchement malin, mais pas idiot non plus. Très influençable en tout cas. Le dernier qui parle a raison.

Mais, à cinquante ans, des choses, on en a vu.

Là, c'était sa première césarienne.

Une limousine adorable, comme on aimerait en voir plus souvent. Juste un licol, et elle rumine tandis que je travaille. Ça change de celles qui essaient de me tuer. Le veau venait par le train arrière, il était énorme, ses pieds dépassaient de la vulve et il n'y avait pas moyen de le sortir par là. Il était mort, en plus.

A regrets, j'ai donc décidé de pratiquer une césarienne. Il a fallu que je lui explique trois fois que non, il l'avait bien vu, il ne passerait pas ! Une vêleuse bien utilisée, c'est une arme redoutable pour extraire du veau. Non, je ne le découperai pas non plus, parce que si je pourrais sortir le train arrière ainsi, je risquerais de ne pas arriver à choper la moitié avant du veau après. On aurait eu l'air malin, avec un film gore du genre : deux quartiers de veau mort dehors, un thorax et tout ce qui est devant dedans. Et des viscères partout. Non merci, d'autant que c'est un exercice souvent très fatigant pour les vaches, or celle-ci allait bien, pour l'instant ! Autant ne pas prendre de risque et assurer sa prochaine gestation.

Il était perdu, le gars. Alors je le lui ai expliqué, tranquillement, en préparant la vache.

- Vous voyez, je vais ouvrir ici, sur ça de long environ. Après, je mets les bras dans le ventre, j'ouvre la matrice et j'attrape les pattes avant du veau, puisque les pattes arrière sortent par la vulve de la vache. J'amènerai les pattes dehors, et vous les attraperez avec les cordes, mais sans toucher la plaie ou mes bras avec, pour que ça reste propre. Il faudra bien maintenir la tension, et puis j'amènerai la tête, et vous tirerez vers le haut et vers l'arrière, par là. Moi je vous aiderai, ce sera pas évident parce que c'est difficile de forcer dans cette direction, mais on y arrivera.
- Et vous êtes sûr, il est mort ?
- Sûr et certain, et s'il y a un miracle, on le sauvera. Mais ne comptez pas dessus.
- Et on ne peut pas le sortir par là ?
- Non, il est trop gros.
- Et la vache, elle pourra refaire des veaux ?
- Oui.

Je nettoie les postérieurs du veau, puisque quand nous tirerons sur l'avant, ils re-rentreront et passeront à travers la plaie, et que là, de suite, ils sont pleins de merde. Quand une vache pousse, la bouse sort aussi, logique. Oui,c'est pas romantique, hein, mais c'est pourtant magnifique. Anesthésie locale, incision cutanée puis musculaire, mobilisation de l'utérus, incision utérine.

L'éleveur me regarde, éberlué. Il y a un peu de sang par-ci, par-là. La vache rumine peinard. C'en est presque vexant, ce manque d'attention !

Moi, je tire et je force, car le veau est très lourd, et dans une position à la con, mais j'arrive à ramener ses antérieurs, l'un après l'autre, aux bords de la plaie. On va pouvoir l'extraire. L'éleveur attend mon signal, les cordes à la main. Je sue à grosses gouttes sous ma chasuble en plastique.

- Allez, maintenant, vous mettez les cordes autour des pattes pour qu'on puisse le tirer, allez ! Et sans me toucher, ni toucher le trou !

...

MAIS NON !

BORDEL !

LES AUTRES PATTES !

L'AUTRE TROU !

mardi 30 septembre 2008

Des gosses

Il est à peine onze heures lorsque je ressors mon bras du vagin de la vache.

"Torsion utérine, 3/4 tour, irréductible. On ouvre !"

Dans les minutes qui suivent, déboulent papys, voisins et autres curieux venus assister au grand show : la césarienne. La scène est avantageuse : lumière claire, paille fraîche, petite brise. Quelques meuglements et pépiements en guise de musique, plus le parfum des bovins mêlés à l'odeur indéfinissable de l'herbe humide qui sèche au frais soleil de septembre...

Nettoyage, désinfection, incision, je demande au papy qui vient d'arriver de m'attraper la boîte métallique contenant mes instruments de chirurgie.

"Sans mettre les doigts dedans, s'il vous plaît."

Gagné, il a mis ses gros doigts dedans, mais sans rien toucher.

Boaf.

Grand, raide, la peau cuivrée par le soleil sous sa casquette, pantalon brun et chemise d'un bleu indéfinissable, il commence à chahuter avec l'éleveur qui s'appuie contre la génisse, juste à côté de moi.

Et lorsque je me retourne... Sourire en coin, yeux plissés, le papy de 85 ans est occupé à mimer un coup de bistouri dans le ventre de l'éleveur.

Mignon...

Un bruit métallique. Je me retourne brusquement, le papy tient mon scalpel dans sa main droite, et mime encore une fois le coup de bistouri.

J'explose.

"Mais bordel, ça va pas bien non ?"

Incrédule, voix fautive : "Mais je n'allais pas le faire !"

Je n'y crois pas. Il se justifie comme un gamin. Là, je gueule franchement.

"Mais rien à foutre que vous lui ouvriez le ventre !"

Je détache bien les syllabes.

"Mais..."

Un gosse...

"Mes instruments sont stériles, et vos mains sont dégueulasses ! Ca va pas bien non ? Putaaaaaiiiin ça va dans le ventre de la vache ça !"

Et blam, il repose très vite mon scalpel dans la boîte.

Génial.

N'empêche qu'après, j'ai eu l'assistant le plus zélé de ma carrière. Il n'a plus moufté, plus rien dit, il devançait chaque fois mes gestes lorsque je me retournais pour saisir une aiguille ou un clamp.

Des gosses !

vendredi 8 août 2008

Regard : Chaton nouveau-né

Chaton nouveau-né par césarienne

Environ une dizaine de minutes après sa sortie du ventre de sa mère (par des voies non conventionnelles), réanimé, frictionné, réchauffé, et en attente des tétines maternelles...

Quant à moi, j'ai enfin accès à internet chez moi, je vais donc pouvoir paisiblement reprendre l'écriture de ce blog !

dimanche 4 mai 2008

L'origine

Lorsque l'homme est entré avec sa chienne dans les bras, à moitié comateuse, nous l'avons immédiatement aiguillé vers la première salle de consultation.
Alors que la conversation s'engageait sur la nature du problème, la perfusion était déjà posée, et les premiers soins de réanimation, administrés.

"Docteur, c'est ma meilleure chienne, le flair le plus aiguisé de la région et un instinct sans pareil à la chasse..."
Sur la même veine, l'homme nous explique à quel point sa chienne est extraordinaire, et en plus gentille, docile, tout ça.

Malheureusement, elle a 10 ans. C'est vieux pour un chien de chasse. Pire encore, elle n'a jamais eue de portée. A chaque fois, les petits naissaient morts. Cette fois-ci, il a choisi le meilleur étalon, et fait la dernière tentative : 10 ans, pour mettre bas, c'est vraiment tard...

"Il faut sauver l'origine ! je sais qu'elle fait de l'urée, je sais qu'elle ne pourra plus chasser, mais ce sang ne peut pas s'éteindre comme ça !"

Bon.

D'après la date de saillie, la chienne est largement à terme. Vérification rapide à l'échographie : le chiot est en vie. La chienne, ce n'est pas évident. Les analyses confirment qu'elle développe une complication métabolique grave, et que la mise-bas doit être très rapide.
La césarienne est programmée pour l'après-midi, le temps de retaper la future mère.

A 11h30, la chienne est dans le coma, nous déclenchons la césarienne en urgence. Sans anesthésie : de toute façon, elle n'est plus là.
Réanimation, assistance respiratoire, le chiot naît vivant, il est énorme, il est seul, voilà pourquoi il ne sortait pas. Un mâle.
Nos efforts sont payants et la chirurgie peut se terminer normalement (sous anesthésie...) : même la mère est sauvée, du moins pour le moment.

L'homme pleure de joie.

La mère met presque 24h à se réveiller complètement, mais les complications métaboliques s'estompent et la lactation commence sans problème. Le chiot est vigoureux.

Deux jours plus tard, l'état de le chienne semble se dégrader. Malgré les antibiotiques, une métrite (infection de l'utérus) associée à une mammite (infection de la mamelle) se développe. Ce genre de complication infectieuse est grave, et méritera qu'on y revienne une autre fois. Changements d'antibiotiques, perfusion, alimentation de force, la chienne mettra, malgré tous nos efforts, deux jours à mourir.

Depuis le début du processus infectieux, de toute façon, elle n'a plus de lait. Nous nous relayons donc au biberon, 8-10 fois par jour, voire plus. L'ASV au comptoir, en répondant au téléphone, un véto en passant dans la salle d'hospitalisation, entre deux consultations, le tableau blanc se remplis de petites croix noires, pour autant de tétées. Mon confrère finit par emmener le chiot chez lui, ce sont ses enfants qui le nourrissent quand ils reviennent de l'école.

Il est arrivé à la maison en déclarant : "il faut sauver l'origine". Alors, devant la télé, pendant le goûter, le soir, la nuit, quand le petit dernier faisait un cauchemar : ils ont sauvé l'origine. Lui, sa femme, ses deux enfants les plus âgés.
Avec tous ces efforts, sa courbe de croissance est enfin devenue normale.

Le coup de téléphone est passé une semaine exactement après l'admission de la chienne : "monsieur, nous avons sauvé le chiot, il peut rentrer à la maison, mais il va demander beaucoup, beaucoup de soins".

Le visage de l'homme lorsque mon confrère lui a tendu le chiot valait tout l'or du monde. Surtout quand il lui a dit : "mes enfants lui ont donné un nom, à moins que ce soit moi, je ne sais pas trop."
Regard interrogateur du vieux monsieur.
"Il s'appelle l'Origine. Et nous l'avons sauvé."

Aujourd'hui, l'Origine est un magnifique chien de chasse.

Par contre, les qualités de sa mère et de son père ont du se perdre en route, mais ce n'est pas bien grave. Le vieux monsieur se dit que parfois, les qualité sautent une génération, et avec un étalon et tous les chiots qu'il va pouvoir engendrer, il y en aura bien un bon.

Une femelle, par exemple.