Je suis vétérinaire

Il y a de cela quelques semaines, une lectrice m'interrogeait par mail afin de savoir - je résume - si le métier de vétérinaire "était aussi éprouvant que cela". J'ai entamé une réponse brève à ses questions précises, puis j'ai abandonné mon message, en proposant un billet ultérieur.

Alors faisons simple : être vétérinaire, c'est éprouvant, c'est difficile, c'est compliqué.

D'ailleurs, pourquoi être vétérinaire ?

J'ai un doctorat et un BAC +6. J'ai survécu à une prépa. Comme beaucoup de mes confrère, je travaille entre 50 et 80 heures par semaine, sans compter les heures d'astreinte ou de garde. Un associé a la responsabilité de sa société, de ses salariés, et de sa famille. Je ne parle même pas de celle de ses patients et de ses clients, sans même évoquer son rôle en santé publique quand il exerce en rurale...

Et avec tout ça, mon "salaire" est d'environ 1900€ par mois.

Dans cette situation, soyons objectif, il est idiot d'être vétérinaire.

D'autant qu'il faut se coltiner à la fois :

  • La gestion d'une société

Plusieurs associés, des salariés, des personnalités différentes, la comptabilité, les assurances, les impayés, les stocks et les commandes, les investissements au long terme, les crédits qui vont avec... 5-10 heures de travail par semaine, et un relationnel qui ne se comptabilise pas. Il faut aussi que je sache me faire payer. Manager, comptable, DRH, patron, je suis vétérinaire.

  • La gestion des clients

Chacun a ses attentes, ses besoins, ses incohérences et sa personnalité. Je dois les écouter m'expliquer pourquoi ils viennent, puis comprendre pourquoi ils sont là. Ils ont leurs préjugés et leurs espoirs. Leur animal est un bébé mal géré. Ou bien il vient pour mourir. Ils peuvent être intelligents, débiles, sensibles, compréhensifs, complètement largués voire totalement cons. Ils peuvent être aisés, voire riches, ou pauvres, ils peuvent être bons ou mauvais payeurs, ils me font vivre : je suis vétérinaire.

  • La gestion des patients

Il y a les vaccins-qui-prennent-dix-minutes-sauf-s'il-y-a-autre-chose-comme-une-fois-sur-deux, les cas de médecine lourds, qui prendront des heures, les animaux hospitalisés qu'il ne faut jamais oublier, les urgences, les éleveurs qui attendent avec un troupeau dans le couloir pour les vaccins, les animaux des gens sans rendez-vous mais qui sont quand même malades. Il y a les animaux qui doivent être manipulés avec douceur (tous ?), ceux qui sont dangereux, ceux qui ont des dents, ceux qui pèsent 100 grammes et ceux qui font plutôt une tonne, il faut les connaître, prévoir leurs réactions... ça coule de source, je suis vétérinaire.

  • L'exercice lui-même

Il y a ma responsabilité que j'engage à chaque signature, à chaque diagnostic, à chaque choix. Ces choix sont souvent assez faciles, parfois très difficiles, et je dois parfois être rapide : on n'hésite pas quand un animal va mourir lors d'une urgence. Et puis il y a tous ces rendez-vous qui attendent dans la salle d'attente. Il y a les euthanasies. Je dois être médecin, dermatologue, radiologue, chirurgien, anesthésiste, ophtalmo. Heureusement, j'ai des confrères plus spécialisés à qui je peux envoyer les cas qui dépassent mes compétences, mais... encore faut-il savoir quand s'arrêter. Et puis il y a ceux qui choisissent de ne pas y aller, et que je dois bien gérer... J'ai le droit à l'erreur, mais pas trop. Je suis vétérinaire.

  • La paperasse façon "c'est pour la santé publique"

Et sa redoutable sœur jumelle "c'est pour la comptabilité".

Chaque ordonnance pour un bovin, c'est une assurance contre la présence de résidus dans les produits livrés au consommateur. Chaque ordonnance pour un chien ou un chat, c'est une prescription claire dans le respect des règles déontologiques et médicales.
Chaque prise de sang de ruminant, c'est une étiquette, un code-barre et un papier d'accompagnement pour le laboratoire, plus un résultat d'analyse qui reviendra.
Chaque vaccination, c'est un carnet, un passeport, une carte rose, dans le respect des lois et règlements (et ils changent tout le temps !). Depuis le début de la crise FCO, j'ai reçu 183 mails de ma DDSV, sans parler de ceux de l'AFSSA et du SNGTV. Pour les vaccins des bovins, il y a aussi les documents pour l'ONIEP, la DDSV et le GDS. Pour les chiens, les chats et les chevaux, ne pas oublier d'envoyer les cartes de rappel pour les vaccins.
Il y a les textes de loi.
Maintenant, chaque cession de chien ou de chat, c'est un certificat vétérinaire. En plus des cartes de tatouage ou de puce. Et il y a les évaluations comportementales.
Il y a les signalements d'équidés et l'exceptionnelle capacité des Haras Nationaux à m'emmerder.
Il y a les documents pour la formation continue, les notices des nouveaux médicaments et autres bulletins de l'AFSSA, les revues professionnelles et les lettres d'amour de l'Ordre.
Évidemment, il y a tous les bordereaux de commande et de livraison, ceux de notre centrale et ceux des labos indépendants. Les remises de chèques, d'espèces, les feuilles de paie et les pages du grand livre, les contrats, les offres commerciales du siècle et les fax de vendeurs de détecteurs de radars.
Il y a tous les clients qui ne comprennent rien aux demandes de leurs assureurs, aux courriers des Haras Nationaux ou à ceux de la Société Centrale Canine, à ceux des Groupements de Défense Sanitaire ou à ceux de l'équarrissage ou de l'abattoir.
Qui est là pour expliquer tout ça, pour remplir, signer, tamponner, faxer, lire et encore écrire ?
Moi, je suis vétérinaire.

Mais alors, pourquoi vétérinaire ?

Parce que je l'avais décidé quand j'étais petit. Tout petit. Et je suis très têtu.

Et si c'était à refaire ?

Je ne sais pas...

Soyons clairs : j'adore mon métier. Mais c'est un boulot de dingue. Exténuant. Par les horaires, la masse de travail, l'implication émotionnelle, les responsabilités.
Dangereux pour ma vie de famille.
Mal payé, en ce qui me concerne. J'ai des confrères qui vivent bien mieux que moi. Certains s'en sortent plus mal.
En l'état actuel des choses, je ne peux pas travailler moins. Embaucher un salarié ? Et avec quoi le payer ?
J'espère une éclaircie dans l'année qui vient. On verra bien.

Je vous rassure : tous mes confrères ne travaillent pas autant, ou avec un tel poids sur les épaules. Il y a tant de situations différentes.

Mais pourquoi est-ce que j'adore mon métier ?

Parce que je dois prendre des décisions, tout le temps. Gérer une équipe, des patients, des clients, une société, des urgences, des conneries, tout.
Mon métier m'a appris à travailler en équipe, à diriger, à déléguer.
Il m'a appris à échouer. Auparavant, je n'avais presque jamais échoué.
Il me donne l'impression d'être utile : je conseille, j'offre du bien-être, je soigne, je sauve.
Il me valorise : je sais que je suis sécurisant, que les gens m'apprécient. J'ai une blouse blanche et un stéthoscope, ou un bistouri, je peux commenter les épisodes de Dr House et je fais naître des veaux.
Il me donne des responsabilités. Mes avis, mes actions engagent la vie d'animaux et, à mon modeste niveau, la santé publique.

C'est un métier qui touche à la vie et à la mort. J'écoute un cœur s'arrêter de battre comme je réanime un nouveau-né anoxique. Je suis là quand un petit vieux voit sa vie s'écrouler, ou qu'un enfant découvre la splendeur d'une naissance. Ou la dureté d'une disparition.

C'est un métier profondément humain. Pour être vétérinaire, c'est bien d'aimer les animaux, mais il faut croire en l'être humain.

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