vendredi 12 mars 2021

Mais alors, quel animal préférez-vous soigner ?

Elle avait posé son cocker sur la table et son beau manteau sur le dossier d’une de mes chaises en plastique. Tandis que je me concentrais sur la jeune chienne, qui hésitait entre bondir et se laisser amadouer, elle regardait le poster défraîchi au mur, le matériel bien rangé sur la paillasse et ma blouse bien propre. Je caressais Azul sans lui prêter attention, transformant l’air de rien mes caresses en palpations investigatrices. J’entendais, dans ce silence des débuts de consultation, la grosse voix de M. Baup à travers la porte de la salle de consultation, venu demander des conseils pour une de ses génisses.

Dans sa cote verte, il me regardait préparer ma tenue de combat. Pantalon en plastique façon ciré, bottes, gants de fouille, dispositifs intra-utérins, pistolet, gel lubrifiant. Je m’apprêtais à passer derrière les vaches laitières pour le suivi mensuel de repro, et le racleur à lisier était en panne. L’éleveur avait bien tenté de pailler par-dessus, mais peine perdue. La première vache qui prendrait peur pédalerait sur le béton pour s’éloigner de nous… et nous crépirait. Les suivantes aussi d’ailleurs. Il faudrait fermer la bouche pour ne pas en avaler.

Il était entré à la traîne, car Bulle s’était déjà jeté sur moi, pattes en avant, langue en vrac, bien décidé à me rouler la pelle du siècle. Je l’avais attiré dans la salle de consultation en m’accroupissant et en tapant dans mes mains d’un air encourageant, il avait saisi l’appel au jeu d’un bond. Seul mon masque m’avait protégé de l’affection torride de ce pitbull. A moitié désolé, à moitié mort de rire, son maître l’avait ramené à lui en tirant sur sa laisse.

Le silence était sans doute trop pesant. Nous étions assis chacun d’un côté de la table de consultation, lui sur un tabouret, moi sur le fauteuil que j’avais fait rouler jusque là. Sanah gisait sur le flanc, la respiration très calme, désormais incapable de marcher seule. Ses yeux blanchis guettaient nos mains, nos caresses, ses oreilles frémissaient à nos mots, surtout à ceux de son maître. A cette voix qui les liait depuis plus de quinze ans déjà. M. Lisos essayait de ne pas pleurer, mais je voyais les taches sur son masque. Il se demandait visiblement s’il pouvait l’enlever pour se moucher, alors, sans un mot, je lui tendis une feuille de papier essuie-tout. Il se détourna vers la fenêtre tandis que ma main restait sur Sanah, que mes doigts jouaient dans sa fourrure. Médusé, il regarda passer un vieux monsieur avec une agnelle dans les bras. Il sourit.

M. Garbet avait été l’un des piliers du canton, peut-être du département. Il y a quelques années, il m’avait raconté la création des premières coopératives, les syndicats, les tracteurs soviétiques, les réunions à Paris. Moi, je ne l’avais connu que dans sa vieille étable, avec sa fourche et sa brouette. Un voisin m’avait glissé que son frère était mort d’avoir trop travaillé à sa place, « pendant qu’il faisait le communiste ». Un de ses veaux agonisait au milieu du couloir, pris de sortes de convulsions. Pour meubler, alors que nous attendions que passe la perfusion que je venais de poser, pour une fois, ce fut lui qui me posa des questions.

Elle ne devait pas avoir plus de 14 ans. Son père était resté dans la salle d’attente, la poussant gentiment dans le dos. Extrêmement timide, elle avait posé sa boîte à chaussure sur la table et ôté le couvercle percé de quelques trous grossiers. Elle n’avait pas prononcé un mot, à peine peut-être un « bonjour » étranglé que je lui avais rendu avec un sourire des yeux. J’avais pris son lapin sur mes genoux en me calant dans mon fauteuil, rassurant Oberyn avec juste ce qu’il fallait de douceur et de fermeté. Au fil de mes questions sur l’alimentation et le mode de vie de son premier animal, elle s’était détendue. Je ne me suis jamais trouvé très impressionnant, mais il y a tout un decorum, et même un rituel, dans une clinique vétérinaire.

Appuyés sur la barrière, nous regardions les deux porcs qui se levaient et venaient nous voir. Le groin inquisiteurs, ils exploraient mes mains et mon pantalon, et calculaient sans doute la probabilité d’avoir à manger, ou, à défaut, des gratouilles derrière les oreilles. Je n’ai jamais été très à l’aise avec les cochons, c’est une espèce que je connais mal, je lis avec difficulté leurs réactions, mais ceux-là m’inspiraient confiance. Deux beaux bébés de 120kg dans un petit parc parfaitement propre et paillé, mais avec d’invraisemblables pustules sur l’intégralité du corps. Qu’est-ce que c’était encore que ce machin ?

J’étais resté assis sur mon fauteuil, derrière le petit bureau de ma salle de consultation, et l’avait invitée à ouvrir la caisse de transport de son chat, tandis que je remplissais sa fiche. Le jeune animal sortit tout d’abord timidement, puis se décida à partir en exploration. Il commença par renifler avec circonspection les pieds de la table, puis avisa mes genoux. Un instant plus tard, il se frottait à moi en posant ses pattes sur mon clavier, tout en ronronnant comme un vieux moteur. Encore un dont je ne risquais pas d’entendre le cœur.

Il m’attendait, fier comme Artaban. Je ne pus m’empêcher de lui faire la réflexion, puisque c’était le nom de son étalon. Il était beau comme une photo de ces anciens comices, tenant le gigantesque comtois par la couette, cette espèce de dreadlock formée dans la crinière et utilisée pour conduire les chevaux sans leur mettre le licou, juste en posant la main sur leur encolure. Le gigantesque animal me toisait paisiblement, les arses bombées, l’encolure à peine encapuchonnée, les naseaux frémissants, tandis que son petit propriétaire semblait porté par la splendeur de son cheval. Derrière eux, tranchant entre le vert du pâturage et le bleu du ciel, il y avait les Pyrénées et leurs dernières neiges, quand elles hésitent encore entre le vert des première feuilles, le noir des roches et le blanc des glaces. Et moi qui n’avais à la main qu’un flacon de vaccin au lieu d’un appareil photo !

Il parlait à sa génisse tout en l’arrimant fermement, mais avec douceur, à la barre de métal délimitant l’auge. Je n’avais qu’une seule injection à lui faire mais la jeune bête n’était pas habituée à ce genre de traitement. Je ne pipais mot, me concentrant pour faire l’injection vite, mais aussi le plus doucement possible. Introduire l’aiguille très lentement, pour ne pas qu’elle surréagisse, bien maintenir le contact avec son cou. Il lui parlait pour l’apaiser et ses mots auraient pu n’avoir aucun sens, mais il commentait ma façon de travailler, appréciant ma douceur avec sa bête. « Tu vois, il aime les vaches, lui. »

Le mail était arrivé via l’adresse du blog. Il sentait les questions recommandées aux lycéens par leurs professeurs. « Posez des questions à un professionnel du métier que vous envisagez de faire, voici une liste de propositions. » Je soupirais franchement. Cela prendrait des heures de répondre correctement à tout cela, et il y avait déjà plein d’éléments sur le blog. Alors je proposais : « si vous ne deviez garder qu’une question, laquelle serait-ce ? »

Mais alors, quel animal préférez-vous soigner ?

Pourquoi êtes-vous vétérinaire « mixte » ?

Je crois n’avoir jamais donné la réponse attendue. Chacun me voit travailler avec son animal, et dans l’immense majorité des cas, parce que je suis calme et que j’aime ce contact avec mes patients, apprécie ma façon d’interagir. Et se dit que vraiment, j’aime les chiens/chats/chevaux/lapins/vaches/moutons/ratons-laveurs… Chacun en déduit que c’est son animal que je préfère soigner. Et à chaque fois, ma réponse surprend.

Si j’avais préféré les chats, ou les chiens, je serais dans une ville, sans doute de taille moyenne. Je n’assurerais sans doute plus mes urgences, profitant plus sereinement de ma vie personnelle le soir et les week-ends. Je ferais sans doute plus de médecine complexe, quoi que je sois déjà pas mal servi, et aucune vache ne me crépirait de lisier, aucun cheval n’essaierait de m’écraser contre un mur, et je n’aurais pas à me poser des questions compliquées mêlant santé, bien-être animal, revenu de l’éleveur et santé publique.

Si j’avais préféré les chevaux, j’aurais poursuivi mon projet initial lorsque j’étais entré à l’école vétérinaire, et... je me demande bien où je serais aujourd’hui. J’imagine que j’aurais pu être vétérinaire dans une grosse structure, spécialisé dans les boiteries des chevaux de sport. Allez savoir.

Si mon intuition initiale s’était confirmée, je serais resté dans la région d’élevage où l’on m’a formé à l’obstétrique et à la médecine bovine. J’aurais été, je crois, très impliqué dans des organismes techniques et sanitaires. Passionné par les interactions complexes qui font la réussite – ou l’échec – d’un élevage, amoureux, en quelque sorte, de ces gens qui consacrent leur vie à ce paradoxe : élever des bêtes qu’ils apprécient, en sachant très bien leur destination finale. Et nourrir les gens.

Mais aucun de ces projets ne m’a suffi, et les années l’ont confirmé : ce que j’aime, c’est l’infinie variété des situations professionnelles que je rencontre. Même la gestion de ma « petite » clinique. Passer du cochon d’Inde au taureau, du cheval en colique à la broncho-pneumonie d’un chien, d’une virose féline à la préparation d’un audit d’élevage laitier.

Ce que j’aime, c’est l’humain à travers l’animal, cette rencontre qui montre le meilleur, et le pire.

Ce que j’aime, c’est l’animal qui révèle l’humanité.

jeudi 10 septembre 2020

Ce dont j'avais besoin

C’était la dernière chose dont j’avais besoin. Au volant de mon monospace, je regarde les platanes sans les voir, je file le long des routes, je file… la journée a été éprouvante. Une charge de travail normale, jusqu’à ce que mon associé se retrouve coincé avec des chiens de chasse à suturer et, moi, avec toutes nos consultations à gérer tout seul. La matinée avait été du même tonneau, cette fois c’était moi qui avait géré une urgence qui avait tout décalé. Une ASV en vacances, donc plus de travail, là aussi.
Et à 18h45, d’un air désolé, mon assistante avait passé la tête par la porte alors que je finissais une insémination artificielle : « Sylvain, il y a un vêlage au GAEC Cazeaux, une torsion, d’après l’ancien. »
A l’intérieur, je m’étais effondré. J’avais réussi à tenir jusque là en imaginant la quille à 19h00, le retour à la maison, le calme, pas d’astreinte, le repos le lendemain. J’avais souri, sans doute un peu crispé, je m’étais excusé auprès de la propriétaire de la chienne, qui n’avait plus besoin de moi, et j’étais parti, après un coup d’œil mécanique sur ma boîte de vêlage.
J’appréhendais d’autant plus ce vêlage que la nuit précédente, j’avais réussi à me faire une contracture d’enfer dans le dos et le cou. L’ibuprofène m’aidait à tenir, mais : réduire une torsion sur une de ces blondes de 600 à 700kg ? Sans finir de me fracasser le dos ?
Je file le long des routes, et, enfin, je monte le petit chemin qui permet d’accéder à la stabulation. C’est une grande exploitation, le GAEC Cazeaux. Familiale. Alors que j’arrive au carrefour entre les bâtiments, je vois l’ancien, avec sa casquette et son éternel bleu de travail, pointer du doigt la vieille étable et la petite stabulation qui y est adossée, à ma droite. J’évite le border débile qui essaie de manger mes pneus (et parfois mes mollets), et je gare ma voiture le long des barrières.
M. Cazeaux l’ancien s’approche derrière moi alors que je chausse mes bottes en surveillant le border d’un air mauvais. En enfilant ma chasuble de vêlage, je me déshabille, dans le même temps, de tout ce qui occupait mon esprit à la clinique. Le trajet et ses platanes, sans doute, m’y ont aidé. Je suis ici, et maintenant, devant la vieille stabulation, et il y a cette blonde, coincée entre deux barrières, qui me regarde paisiblement. Au sol, je vois les morceaux de scotch orange qui maintenaient le capteur de vêlage attaché à la queue de la vache. Sans doute l’invention qui a sauvé le plus de veaux ces trente dernières années, cette petite machine envoie une alerte à l’éleveur lorsque la mise-bas est imminente.
Je pose ma boîte de vêlage et le flacon de gel dans la paille, passe mes gants, les enduits de fluide visqueux. C’est un grand gabarit, cette blonde. Une vache à son deuxième vêlage, comme me l’apprend M. Cazeaux à qui je pose la question. J’avais craint une génisse, et donc une quasi-certitude de césarienne dans cet élevage. A tout prendre, si cette journée doit se finir sur de l’obstétrique, j’aime autant que ce soit sur un corps à corps plutôt que sur une chirurgie.
Il est 19h00 et le soleil descend doucement. J’admire le vallon, le ciel encore bleu, je profite de la température, idéale, et du parfum de la vache et de la paille. Des chatons jouent dans le matériel agricole désaffecté empilé sous une remise. La vulve de la vache ne me semble pas très dilatée, bien que les ligaments soient idéalement relâchés. Elle est parfaitement propre. Elle n’a fait aucun effort d’expulsion depuis que je suis arrivé. La main bien à plat, j’écarte les lèvres vulvaires et explore le vagin. Très sec. Elle n’a même pas expulsé un peu de liquide. Je laisse ma main suivre la courbure du vagin en enfonçant mon bras, et mon pouce suit la torsion. Anti-horaire, comme d’habitude. Un peu désemparé, je ne sens pas le col du tout.
« C’est bien une torsion. Un demi-tour je suppose. Je ne trouve pas le col, précisé-je.
- Une torsion, je m’en doutais, de toute façon, cette vache, elle aurait du le vêler toute seule. »
En attrapant d’un geste machinal la visière de sa casquette, l’ancien a choisi ses mots, il est prudent : comme toujours. Mais je sais très bien que s’il a dit que c’était une torsion, c’est que ce serait une torsion.
De façon plus vigoureuse, je palpe le cul-de-sac vaginal. Où se cache ce foutu col ? Il n’est sans doute presque pas ouvert, et je commence à craindre à nouveau la césarienne. Si je ne peux pas passer le col, je ne pourrai pas réduire la torsion. Et puis, à force de fouiller – dans l’indifférence la plus totale de la vache qui ne me gratifie même pas d’un effort de poussée – je finis par passer. Ma main gantée s’égare dans le bouchon muqueux puis le gel amniotique. Je ressors mon bras droit, contemple les glaires vaguement hémorragique, puis explore avec ma main gauche. Pas mieux. J’y retourne avec la droite. Au bout du chemin, je vois la voiture de Séverine Cazeaux qui se gare. Cazeaux la jeune, en short et en t-shirt, avec ses bottes courtes et les jambes maculées de bouse : elle n’a pas 25 ans et elle fait déjà l’essentiel du boulot dans cette exploitation. Aujourd’hui, c’est elle, l’éleveuse. Son père préfère les tracteurs.
Le border débile la suit comme son ombre.
J’ai repassé le col et j’explore, je m’enfonce, l’angle de ma mâchoire se colle contre l’anus de la vache tandis que son vagin engloutit mon épaule. Pourvu qu’il ne lui prenne pas l’envie de pousser et de remplir mon col de merde.
« Alors ? s’enquiert-elle ?
- C’est une torsion, lui répond son grand-père.
- Tu l’avais dit !
- Je n’y comprenais rien quand je mettais la main !
- Quand vous n’y comprenez rien, c’est que c’est une torsion, vous le savez très bien, souris-je.
- C’est vrai, me répond l’ancien avec un sourire en coin. C’est vrai. Et je n’ai pas votre longueur de bras ! »
Oui, je suis grand, et c’est ce qui va sauver le corps à corps que j’espère. Le veau est extrêmement profond, il est complètement à l’envers, sa tête posée en bas du ventre, au niveau du pis. Si j’étais un peu plus petit, je ne pourrais que me résigner à la césarienne, dans cette configuration. Et malgré ma taille, je vais avoir besoin qu’elle m’aide : le veau est trop loin. Alors je ressors mon bras de la vache, et je place mes deux avant-bras dans son vagin. Puis j’écarte. La réaction est immédiate : elle pousse, projetant un flot de bouse. J’inspire un grand coup : je suis à ma place, ici, dans le calme de cette stabulation, avec le grand-père et la petite-fille. Les deux bottes calées dans la paille, les bras dans ce vagin, avec ces chatons qui jouent et les autres vaches qui regardent, curieuses ou inquiètes, en cette parfaite soirée de fin d’été.
Plusieurs fois, je répète le mouvement. A chaque fois, elle pousse, elle expulse même un peu de liquide. Alors je retourne dans ses profondeurs, et, satisfait, pose enfin la main sur l’oreille et le cou du veau. Cette fois, je vais avoir de quoi pousser. Je tente une première fois : mon effort est vain. Je change de bras. Peut-être que j’aurai plus de force avec le gauche, en me servant de mon dos ? Je dois pousser dans le sens horaire, un demi-tour, pour réduire la torsion. Le veau doit peser une cinquantaine de kg, il doit y avoir autant de liquide là-dedans. Je recommence avec le bras droit. Mon poignet ne tiendra pas la force que j’applique, je sens la douleur venir. Alors je ferme le poing et je m’enfonce encore un peu plus. M’appuie sur l’angle de sa mâchoire. Change de bras à nouveau. La vache se dandine inconfortablement. Le veau n’a pas encore bougé mais je sens que je tiens le bon bout. Je remets mon bras droit, cette fois je sens comment forcer. J’entame une longue, très longue poussée, poing serré, pour remonter la tête du veau à sa place. Tout en puissance et en lenteur, ça va venir, je veux que ça vienne, je ne veux pas opérer. Alors je pousse et j’oublie l’ancien et la jeune, les chatons et la vache, je force, elle force aussi, maintenant, et ça peut m’aider, et se tortille et se dandine, le mouvement commence, cette lente bascule : l’utérus tourne. La chaussette vrillée se détord et la tête du veau est désormais au zénith.
Je recommence à bavarder avec les Cazeaux, la suite n’est plus qu’une question de patience. Même si la vulve est peu dilatée et le col, pas du tout, je sais qu’elle va très vite se préparer si je l’aide. Tout en douceur, je déroule les membres antérieurs du veau dans le vagin, et je stimule les poussées de la vache en écartant les avant-bras. Séverine Cazeaux s’étonne du temps que prend le vêlage. Il ne s’est pourtant pas passé 15 minutes. Son grand-père rigole.
« Tout va pourtant très vite, dis-je. Ce n’est pas une course de vitesse, un vêlage. Il a bien le temps de sortir, celui-là. Je pourrais même m’en aller, en fait : elle n’a plus besoin de moi.
- Ah non, hein, vous ne partez pas ! Boudu, si mon père était là, il serait fou de vous voir comme ça, à ne rien faire derrière elle, à attendre !
- C’est ce qui est le plus difficile, en médecine, de ne rien faire. »
Je souris mais je suis très sérieux. Elle a raison. Son père trépignerait, il aurait peur que le veau meurt, il veut de l’action, même s’il déteste le sang et les chirurgies. Rien de pire, pour lui, que d’être spectateur.
Il arrive, d’ailleurs, son père, je vois sa voiture sur la route, loin, là-bas entre les platanes, au fond du vallon.
Moi, je masse le col, je maintiens les antérieurs dans le passage, j’essaie de garder la tête dans l’axe. Quand sa mère pousse, elle ne peut passer le col, pas encore assez dilaté, et part sur le côté. Alors, je retourne la chercher. Mes épaules sont couvertes de bouse, mais je ne crois pas en avoir dans le cou ou sous la chasuble.
Petit à petit, le col s’efface. Le veau est gros, mais il passera sans difficulté le bassin de sa mère. La jeune rigole : « mon père arrive, je vais mettre le palan en place, sinon il ne va pas comprendre.
- OK, je vais prendre un air affairé ! »
Il arrive et il voit que nous sourions. Devine-t-il que nous sommes en train de le chambrer ?
« Aaah, M. Balteau, alors, ce veau ?
- Il arrive, il arrive ! »
Je ris.
Je ris et j’amène les onglons à l’orée de la vulve. De la nature, comme disent certains. Je vérifie : la tête a passé le col, mais il serait ambitieux de tirer tout de suite. Laissons-la se dilater encore un peu. Juste cinq minutes. Quelle heure peut-il être ? J’ai perdu le compte.
Elle me passe les cordes de vêlage, je les place soigneusement sur les pattes du veau. Ma prise est meilleure, je tire un peu.
J’annonce : « Si vous ne voulez pas avoir mis ce palan pour rien, il va falloir se dépêcher de tirer ou je le sors tout seul avec sa mère ! »
Alors elle attache les cordes au crochet, et tire sur le palan. Le veau vient, doucement, je n’entends aucun bruit de déchirure dans le vagin, il avance, avec une lente fluidité, et je le réceptionne pour amortir sa chute. Immédiatement, il secoue la tête et la relève.
Dans dix minutes, il sera debout.
Il est 19h45.
Ça va drôlement vite, un vêlage.
Et c’était exactement ce dont j’avais besoin pour finir cette journée, mais... je ne le savais pas.

P'tite blonde

jeudi 29 août 2019

Un jour de repos

J’ai mal au crâne. Un genre de coton autour des yeux. Probablement une petite insolation. Allongé dans mon lit, j’erre sur les réseaux sociaux. Nous sommes samedi, il est 22h, mon astreinte a démarré depuis 3 heures, à la fermeture de la clinique. Jusque là, tout va bien. A peine deux appels, gérés sans difficulté au téléphone. Aujourd’hui, je ne travaillais pas. Pas vraiment. J’étais d’astreinte la nuit précédente, comme les trois d’avant et les douze prochaines (les vacances des autres, c’est atroce). Hier, il y a bien eu cet appel lunaire vers 23h, d’un homme qui avait trouvé un chat « avec de drôles de convulsions, et qui hurle bizarrement, au milieu de la rue, mais ce n’est pas le mien, non, je ne peux pas vous l’amener il a l’air agressif, vous pourriez venir ? Nous sommes dans la rue qui monte ? »
Je m’étais donc lancé dans cette improbable expédition, armé d’une boîte à chats, d’une serviette éponge et d’une paire de gants en cuir. J’avais descendu à pied la rue qui monte, il y avait 4 ou 5 personnes qui riaient et discutaient fort dans la lumière des phares. Leur voiture barrait le bas de la rue. Un peu plus haut, dans le caniveau, il y avait le chat. Manifestement accidenté, du sang autour de lui, conscient, très algique, très stressé, peu agressif mais dangereux par peur, je lui avais posé la cage devant le nez, il s’était jeté dedans, couvert de merde et de sang, en me crachant dessus. Pour attraper un chat terrorisé, incapable de s’enfuir, l’astuce, c’est de lui offrir un refuge. J’avais fait forte impression sur ces voisins qui m’avaient appelé, en tout cas. Ils avaient bien une idée du propriétaire, mais il n’était pas là. On verrait le lendemain.
J’avais pris congé rapidement, j’étais rentré à la clinique, j’avais ouvert la boîte à chat dans une de nos cages. Le chat était tellement stressé que je pouvais le manipuler. Pas anesthésiable, mais de toute façon, il n’était pas temps de pousser le diagnostic. D’abord, gérer la douleur. J’avais réussi à placer toutes mes injections, il était tellement mort de trouille qu’il ne pensait pas à mes aiguilles lorsque je lui cachais la tête sous la serviette. J’avais tout noté sur une feuille scotchée à l’écran de l’ordinateur de l’accueil (fiche informatique 2019, modèle minuit). On verrait le lendemain.
Aujourd’hui, quoi.
Aujourd’hui, je ne travaillais pas. Enfin, juste en seconde ligne. Ma collègue gérait la clinique, en tout cas la canine, j’interviendrais seulement en cas d’urgence ou de visite sur des bovins ou équins. En cette saison, peu de risque. Certes, il y avait la chasse, mais j’espérais que la chaleur prévue la ferait cesser rapidement.
A 9h30, je restais seul à la maison avec mes enfants. A 9h45, je leur suggérais de s’habiller, au cas où on m’appellerait : il faudrait partir vite. A 10h, le téléphone sonnait : 5 chiens de chasse, et le planning standard déjà saturé. C’était pour moi !
J’arrivai en même temps que les chiens de chasse à la clinique. J’y abandonnai mes filles à leur sort, laissant un message à ma moitié pour qu’elle sache où les retrouver. Les adultes seraient trop occupés pour regarder : je ne savais quelles aventures elles sauraient inventer.
Le premier chien de chasse avait une plaie à la tête qui saignait beaucoup, et comme il s’était joyeusement ébroué en montant sur la table, il nous avait constellé de taches rouges, tout comme le sol, les murs et les meubles. Je n’ai pas vérifié le plafond. Il s’était ensuite débattu en entendant le bruit de la tondeuse, en rajoutant donc une couche, j’avais fini par abandonner et poser le cathéter au milieu des poils. Il fallu l’anesthésier pour que cesse la constellation hémorragique. Ma blouse et mon visage étaient couverts de taches de sang. Le chasseur aussi. Plusieurs fois au cours de la première heure de suture, j’ai vu mes princesses passer la tête par l’une des portes de la salle de chirurgie. Je les ai invitées à rester pour regarder si elles le souhaitaient, elles sont reparties sans mot dire. Il y a quelques années, l’aînée assistait à ces séances de couture, de pneumothorax, de ventres ouverts et de membres démontés dans les bras des chasseurs. Elle avait six mois. Aujourd’hui, elle ne reste pas. Mais je sais que tout à l’heure, elle me demandera : « est-ce que tu les as sauvés, ceux-là ? ».
Aujourd’hui, oui, je les ai sauvés. J’achevai le dernier point à midi, une bricole sous anesthésie locale. Les autres chiens s’étaient bien réveillés, tout le monde pouvait rentrer. Du spectaculaire, mais rien de grave. Par contre, mon assistante m’avait ajouté deux visites : deux vaches à voir chez une éleveuse, et un chien en fin de vie, pour une euthanasie à domicile. Pour 14h. Je lui demandai de les appeler, je préférai y aller maintenant. Comme ça, je serais tranquille pour gérer les prochaines urgences cet après-midi. Ou rester paisiblement chez moi.
A 12h15, je garais ma voiture chez Mme Estours, l’éleveuse. 32°C sur le thermomètre de la voiture, les chiens de chasses étaient forcément tous rentrés, je n’en aurai pas d’autre à réparer.
Je commençai par voir une vache qui se remettait mal d’une mammite. Transit en berne, rumination presque au point mort, rumen impacté. Une pompe à bras, un long tuyau, et j’envoyai 20 litres de flotte additionnée de sels et de 2 litres d’huile de paraffine dans sa panse, histoire de déboucher la plomberie. Tant qu’à y être, elle me montra une autre vache, une boiterie récente, elle espérait un panaris ou une autre bricole. Je pensai plutôt à une lésion haute. Un bras dans son rectum, je lui demandai de la faire marcher. Les craquements ressentis à l’intérieur de son bassin me confirmèrent mon hypothèse : fracture du pelvis. Du repos, un sol stable, pas d’autres vaches, et elle s’en remettrait sans doute assez bien. Juste assez pour être dans les dernières à partir, car au fil de la visite, l’éleveuse me confirma ce qu’elle annonçait depuis longtemps : sa cessation d’activité prochaine. Ses fils ne reprendraient pas de bétail. Une ferme de moins. Une de plus. Cela fait des années qu’à chaque visite, elle m’explique la dernière crasse administrative inventée. Les conditionnalités des primes, les documents, les délais, les petites lignes. Le prix du lait. « A 67 ans, vous croyez vraiment que je suis capable de les gérer, leurs entourloupes ? S’ils veulent nous faire crever, qu’ils nous le disent au lieu de faire semblant ! »
Mes nuits vont continuer à s’apaiser, mais me restera-t-il encore longtemps des vêlages à raconter ?
A 13h15, j’étais assis à une table de jardin sous un saule pleureur. Je caressais une vieille saucisse qui ne savait pas trop si elle devait m’aboyer dessus, m’ignorer, vivre, mourir ou aller manger. La vieillerie incarnée, avec un cancer inopérable. Ce matin, elle avait fait une longue et épuisante crise de toux, ils s’étaient décidé : c’était terminé. Son indignation en constatant que j’osais débarquer chez elle au lieu de rester enfermé dans la clinique où ses maîtres s’obstinaient à l’amener régulièrement les avaient fait douter.
J’avais écouté l’avis de chacun : les grands-parents, les enfants, les petits enfants. J’avais questionné, assis en rond sous le saule, au bord du canal du moulin, à une table de jardin autant de guingois que la vieille bicoque et leur chien. Nous avions conféré. La conclusion, finalement, serait que la mort pouvait bien attendre, ce que la vieille chienne avait confirmé en allant vider sa gamelle d’une démarche incertaine.
A 14h00, j’étais chez moi, j’avais mangé. On ne me rappelait pas. J’allais donc pouvoir me consacrer à massacrer des ronciers à la débroussailleuse pour excaver les clôtures qui se dissimulaient, je le savais, quelque part en dessous. Pour faire tomber les ronces qui partaient à l’assaut des noyers, accompagnées de lianes indéterminées. A 17h00, trempé de sueur, j’achevais le dernier roncier. Ma femme me tendit le téléphone et 1/2 litre d’eau : « un vêlage chez M. Garbet. »
Un vêlage chez M. Garbet, ce serait probablement une césarienne. L’ambiance serait différente de chez Mme Estours à midi. Ici : 200 vaches, autant de vêlages, de grands bâtiments, et des gens très déterminés. Je me garais devant l’une des trois stabulations, la plus petite, celle des « tantes », les vaches laitières utilisées pour faire téter les veaux de lait. Entre les barrières, une montbéliarde. Autour des barrières, le patriarche, sa belle-fille, sa petite-fille.
Je su que j’allais suer. J’enfilai ma combinaison en plastique, mes gants. Une exploration vaginale : une torsion utérine, col fermé, irréductible. Césarienne inévitable. Tous soupirèrent, puis le ballet commença : deux seaux, de la paille propre, la cordelette pour attacher la queue de la vache à son jarret, histoire d’éviter qu’elle colle son toupillon plein de merde dans la plaie chirurgicale, la corde entre les jarrets, pour limiter les coups de pied. J’injectai des tocolytiques pour faciliter la manipulation de l’utérus : première mauvaise surprise, la vache me bondit dans les bras. Une pince mouchette plus tard, je lui rasai le flanc, puis le désinfectai. Lorsque mon aiguille toucha sa peau pour l’anesthésie locale, elle rua à nouveau dans les brancards. Il allait falloir la sédater. Pour elle, et pour nous.
La césarienne à proprement parlé se déroula sans réelle difficulté. Anesthésier le cuir et le muscle, inciser, écouter mon téléphone sonner, repousser les intestins à leur place, réduire la torsion utérine, repousser les intestins à leur place, inciser l’utérus, écouter mon téléphone sonner, repousser les intestins à leur place, extraire le veau, le réanimer, sortir l’utérus du ventre, écouter mon téléphone sonner, recoudre l’utérus, le remettre à sa place, suturer le premier plan musculaire, écouter mon téléphone sonner, regarder la vache tomber au sol, l’insulter, écouter mon téléphone sonner, détacher les cordes, se dire qu’évidemment, il fallait que comme les tartines, elle tombe côté confiture (mais heureusement le plan musculaire profond était suturé…), puis l’aider à se relever, écouter mon téléphone sonner, nettoyer et désinfecter la plaie pleine de fumier, faire la deuxième suture musculaire, puis la cutanée, écouter mon téléphone sonner, injecter antibiotiques et anti-inflammatoires, vérifier le veau un peu sonné et puis, prendre congé. Après avoir enlever mon t-shirt totalement détrempé, façon sortie de machine à laver sans essorage.
Ah : et écouter les 5 messages sur mon répondeur. Passant de « AAAAAAH c’est affreux » à « AAAAAH mais pourquoi vous ne répondez pas ?» puis à « Bon ben je pars ailleurs ». Rappeler ceux dont je ne savais pas s’ils avaient trouvé un confrère ou une consœur, et puis, une fois avoir tout géré, rentrer à la maison.
Il était alors 19h et quelques, l’heure de terminer cette journée de repos et de débuter l’astreinte. Après avoir lancé une machine à laver.

Veau montbéliard

dimanche 30 juillet 2017

Spumeuse

C'est le deuxième appel de la matinée. Je suis déjà en train de perfuser un veau au milieu des champs, en priant pour qu'il ne gueule pas vu que le troupeau entier nous entoure et que nous ne sommes protégés que par de minces fils de fer. Je décroche mon téléphone en posant mon genou sur l'encolure du veau pour le maintenir au sol tandis que l'éleveur, debout, tient la poche de perfusion en surveillant les vaches. Je discute un peu avec l'éleveur qui m'appelle. Il va falloir que j'y aille. Une fois que j'en aurais fini ici.

Une demi-heure plus tard, je gare ma voiture à l'ombre de l'avancée de toit du hangar, devant la rangée de cornadis. Mon chien, que je trimbale avec moi aujourd'hui, appréciera de ne ps rester au soleil... Les vaches sont dans les champs, sauf une. M. Louge, l''éleveur n'est nulle part, mais je n'ai pas besoin de lui pour identifier ma patiente. La blonde me regarde, immobile, tétanisée, son ventre enflé donne l'impression d'être prêt à exploser. Sa respiration est hachée, mais pas catastrophique. Elle oxygène bien. Je m'approche doucement de ses 500kg, et donne une tape appréciatrice sur la panse qui distend démesurément ce qui devrait être le creux de son flanc, à gauche. M. Louge arrive, flanqué de ses deux corniauds. Rouge de sueur.

- Je finissais de réparer les clôtures, désolé ! Ces abruties ont tout cassé et sont allées dans la luzerne, hier. Je les ai surveillées, elles vont toutes bien, sauf elle. Elle météorise ?

Elle météorise, oui. La panse est un réservoir gastrique d'une bonne centaine de litres, un mélange de ce que la vache avale - de l'herbe et beaucoup de salive - et du produit de sa rumination : ce qu'elle se renvoie dans la bouche pour le mâcher et le remâcher. Du liquide, des fibres, et des milliards de bactéries et de protozoaires, qui tournent en permanence dans cette énorme lessiveuse. Mais la machine est bloquée : parce qu'elle a abusé d'un aliment, la chimie de la panse s'est détraquée. D'abord, de la fermentation. Et à cause de la luzerne, très probablement, une mousse très dense. La luzerne contient des molécules qui favorisent l'apparition de cette mousse qui remplit tout et bouche le système en le distendant.

J'écoute le cœur. Impeccable. Température : normale. Je passe un long tuyau par sa bouche, direction la panse. Deux mètres de tuyau qui filent et s'enroulent là dedans, mais rien ne sort. Un argument de plus pour la mousse. Je saisis une grande aiguille, que je plante dans son flanc distendu en évitant son coup de pied vengeur. Le gaz s'échappe sous pression. Météorisation gazeuse, météorisation spumeuse... la première est de meilleur pronostic que la seconde, et là j'ai du gaz. Mais toutes les raisons du monde de penser qu'il y a de la mousse... De toute façon, il y a souvent les deux. Il faut relâcher la pression, rien n'ira bien, sinon. Je décide d'anesthésier un peu le flanc bombé. Un coup de scalpel, puis j'enfonce un trocart. Un genre de grosse vis creuse, qui va aller dans la panse et grâce à son énorme pas de vis, plaquer la paroi de la panse contre le péritoine, la membrane interne de la cavité abdominale, afin que les fluides souillés ne coulent pas (trop) dans le ventre. La manœuvre fonctionne, mais je suis déçu. Peu de gaz. Et toujours pas de mousse.

Je m'assieds sur le béton, contre le cornadis, pour observer un peu. La stabulation vide, avec le vieux fumier, très sec, qui attend d'être curé. Les deux corniauds, mélanges indéfinissables de chiens de chasse et de berger, qui halètent dans un coin, à l'ombre. Les mouches, par centaines. L'odeur un peu piquante du fumier sec et du bétail. M. Louge et son marcel, qui râle sur la météo, son tracteur, et les emmerdes qu'il a avec ses vaches. Je ne l'écoute pas vraiment, je me demande...

- Il y a une décision à prendre, là. Le tuyau et le trocart sont décevants. Ils ne suffisent pas. On vide du gaz, oui, mais pas assez. Sa panse ne peut pas se remettre à fonctionner avec une pression interne pareille. Elle risque de continuer à gonfler, puis de mourir. Assez vite. Bien sûr, je pourrais balancer tout un tas de produits dans le rumen avec le tuyau et une pompe. De quoi aider un peu la panse et calmer la formation d'acides. Mais... la mousse que j'imagine là-dedans, il est presque impossible de la détruire. Alors le reste ne servira pas à grand chose. On pourrait... Ouvrir. J'ouvre le ventre, comme pour une césarienne, je suture la panse au cuir, je l'incise sur dix centimètres et la saleté là-dedans s'évacue dehors sans se vider dans le ventre.

Il ouvre de grands yeux.

- Vous suturez avant, c'est pour que la merde ne coule pas dedans, c'est ça ?
- C'est ça. Enfin c'est la théorie.
- Et après ?
- Après on laisse ouvert.

Il me regarde, incrédule.

- Ça se referme comment ?
- Tout seul, en plusieurs semaines, voire mois. La dernière que j'ai faite a mis trois mois à se refermer. Mais elle va bien.
- Mais comment elle fonctionne, la panse, si ça reste ouvert ?
- Elle déborde. Mais pas tant que ça. Le contenu est semi-pâteux, et j'ouvre sur le haut. Ça marche. Et sur le court terme, surtout, ça évacue la pression et ça l'empêche de remonter. Je ne garantis pas qu'elle s'en sorte, il y a un risque non négligeable de péritonite. Mais si c'est bien comme je pense, là-dedans, c'est la seule chose à faire.
- Si vous en êtes sûr...

Sa voix traîne, et non, je n'en suis pas sûr. Mais c'est la seule chose logique à faire, en l'état. Donc... on va y aller.

Alors je vais chercher ma boîte à césarienne, j'injecte un antibiotique, puis j'anesthésie le cuir et les muscles. Je désinfecte et je rase le poil du flanc, là où j'avais planté mon trocart. Je désinfecte à nouveau, et j'incise. La peau s'ouvre, puis ce sont les muscles qui s'écartent comme par magie devant ma lame. Tout au fond, la fine membrane du péritoine, et derrière, la panse qui bouge au gré de ses infructueuses contractions. J'incise le péritoine, puis je saisis la panse avec une très grosse pince, pour me faire un repère. Elle a beau ne pas fonctionner correctement, elle oscille de bien 8 cm vers l'avant de ma plaie. Ça ne va pas être pratique. Je pose un premier fil qui prend la panse, le péritoine et le cuir, et je noue. J'attends. Elle repart vers l'avant lors de la contraction suivante, déchirant la paroi de la panse là où j'avais passé mon fil.

M. Louge me pose des questions, hésitant. Je lui explique comment les choses fonctionnent, là-dedans. Un peu amer, et circonspect, il m'explique ne pas avoir fait l'école. Moi j'ai fait l'école, mais je n'ai compris que quand j'ai vu.

En tout cas, je ne vais encore pas pouvoir faire comme dans les cours. Le rumen est beaucoup trop tendu, c'est comme d'essayer d'attraper la paroi d'un ballon de baudruche surgonflé. Il faut le dégonfler pour y arriver.
Je perce la panse, y enfonce ma pince pour la saisir très largement. Le gaz et la mousse - il y avait bien de la mousse, je le savais - bloblopent un peu et souillent ma plaie, mais l'incision est trop petite pour que ce soit dangereux. Cette fois,je traverse tout en faisant une boucle à l'intérieur de la panse, et je fixe au muscle, qui suivra mieux le mouvement que le cuir. Ça tient. Un point de plus, juste au dessus. Un autre. Tout le côté gauche de ma plaie est fixé. Et maintenant... j'incise la panse, pour vider le gaz, lâcher la pression, ce qui me permettra de mieux prendre la paroi de la panse du côté droit. Il y a du jus de rumen qui coule dans les muscles, je rince, je désinfecte, même si ça ne sert à rien. Je peux passer un doigt dans la panse, j'en profite pour guider une aiguille et plaquer la panse contre le péritoine sur le bas de mon ouverture, pour éviter les souillures maintenant que la pression ne plaque plus tout partout. J'ouvre plus grand. Dix centimètres. La voilà, la mousse ! Elle jaillit de la panse sous pression, elle proufe et elle blote, elle jaillit au fil des contractions, se déverse au sol où elle s'accumule en une montagne verdâtre à l'odeur indéfinissable, douceâtre, ni agréable ni désagréable. Une mousse qui serait parfaite pour le bain, si ce n'était l'odeur. Je plonge la main dans la cavité, j'en retire de longs brins d'herbe et de foin, permettant à nouveau à la mousse de s'évacuer. Au sol, maintenant, il y a un amas qui remplirait une brouette. M. Louge, qui me parlait de sa copine qui venait de le larguer, de son tracteur cassé - 10 000 € de réparations - de sa vache morte en début de semaine et de ses deux avortements de la semaine dernière, ne dit plus rien.
Moi, je me demande comment il fait pour tenir quand la poisse s'acharne comme ça.

Maintenant que la pression va me permettre de travailler, je reprends mes bords de plaie. Suturer la panse au cuir, de tous les côtés, pour laisser une belle ouverture qui ne permettra pas aux jus souillés de pourrir l'abdomen. C'est long, et fastidieux. Ce n'est toujours pas comme c'est censé être, ça ne l'est jamais. En chirurgie, surtout bovine, rien ne se passe comme dans les bouquins, de toute façon.

Et c'est très bien comme ça.

La vache, elle, s'est remise à ruminer.

vendredi 3 mars 2017

Vitesse

Il y a… sa voix au téléphone. Il stresse, toujours. Il veut toujours bien faire, il ne sait pas trop comment. Il n'a pas grandi dans une ferme, il n'a pas les bases, il n'a pas les routines, les bonnes et les mauvaises. Il n'est pas tout jeune, il a appris le métier sur le tard, après avoir exercé plusieurs boulots de bureau, bien loin des bouses et et des champs. Il est très scolaire. Il bouscule nos habitudes en ne pensant pas comme les fils et filles d'éleveurs.
Mais ce soir, la voix de M. Maudan n'est pas aussi posée que d'habitude. Et surtout, derrière lui, j'entends ce beuglement. Court, intense, un appel, une détresse : caractéristique. Le cri du nouveau-né qui panique et qui souffre.
« Attachez la vache, j'arrive »
J'ai à peine décollé de mon canapé que je suis déjà au volant de ma voiture, bottes au pieds. Le veau meurt, mais il n'est pas loin et je peux peut-être arriver à temps. Ma femme me dira plus tard qu'elle ne m'a jamais vu partir si vite sur une urgence.
Parce que bon, les urgences : soit elles sont si urgentes qu'il est déjà trop tard, soit elles peuvent attendre. Un peu. C'est peut-être une exception.
Alors je fonce. Je maltraite la boîte de vitesse, je fais ronfler le vieux diesel. A 23h, il n'y a personne sur les routes. Tant mieux. Je dévore les cinq kilomètres et plante ma voiture dans le chemin défoncé qui conduit à la petite stabulation d'appoint où il enferme les génisses pour leur premier vêlage. Je laisse tomber les gants ou la chasuble, je ne saisis que ma lampe frontale – il n'y a pas l'électricité, ici – un flacon de lubrifiant, des cordes pour attraper les pattes du veau, et mon palan. La nuit est très claire, et silencieuse. C'est une fin d'hiver très douce, mais il n'y a pas encore le bruissement des insectes, nous sommes loin de la route. Le clocher-mur de l'église qui surplombe le village et le vallon est la seule lumière dans ces prés isolés et ces chemins désertés. Personne, ou presque, n'habite ici. Et à cette heure-ci, les volets sont fermés, les gens dorment. Sauf les éleveurs qui veillent leurs vaches, et les vétos qui courent partout.
Là-bas, dans le pré, sous le petit toit, je vois la lampe de l'éleveur qui bouge. Surtout, j'entends le veau qui gueule. Toujours le même appel d'incompréhension, de souffrance, de panique. La mort qui vient. Je saute la barrière avec ma trousse de réa et mes cordes, bouscule en passant une limousine que je n'avais même pas remarquée. Les moufles de mon palan tapent l'un contre l'autre, le bruit métallique lui fait peur. J'espère qu'elle ne va pas m'emmerder. Dans le vallon, j'écoute le reste du troupeau qui beugle son mécontentement en entendant les appels du veau. Les vaches peuvent être très susceptibles, dans ces conditions.
La mère est couchée. Lui est coincé, le bassin qui ne passe pas. Il s'agite pour se dégager, elle ne pousse plus. Il sursaute comme un pantin, le thorax et une bonne partie de l'abdomen largement dégagés. Il suffit juste de le tirer, j'installe mes cordes, j'indique à M. Maudan de placer une autre corde autour d'un pilier de l'abri. Nous tirons le veau, j'essaie d'imprimer une rotation. Pas moyen. Nous déroulons le palan, en fixant une extrémité à la corde du poteau, l'autre aux cordelettes aux pattes du veau. Il suffit d'une traction pour le libérer. Il s'étrangle, je lui saute dessus. Accroupi contre lui, au cul de sa mère, je vérifie ses voies respiratoires, son nombril. Tout m'a l'air parf…
« L'utérus ! »
Je fais un demi-tour sur moi-même, plante mes genoux dans le sol, et plaque mes mains, mes bras et mon torse. L'utérus a suivi le bassin du veau, il est en train de sortir. Une grosse boule d'une cinquantaine de centimètres de diamètre que j'essaie de maintenir, d'empêcher de s'éverser. Je n'ai aucune chance. Il va lui suffire de deux efforts de poussée, et elle mettra tout dehors. Je ne pourrais pas retenir ça. Mais j'appuie. Je maintiens en offrant la surface la plus large possible, pourrissant mon jean et mon pull de sang et de lochies. Je me colle à la vache, poussant avec mes avant-bras et mon torse, calant le reste avec mon bassin et mes cuisses. Je ne peux pas planter mes mains là-dedans : avec une telle force, je perforerais la matrice avec mes doigts. Je résiste à ses poussées. Une première, longue et puissante. Je suis en apnée. Elle relâche, je repousse et échoue, elle se contracte à nouveau, mais je tiens bon, je glisse dans la boue hémorragique, mes pieds et mes genoux mal calés dans le sol. Le veau respire bien. Pas moi. Je maintiens encore. Elle est épuisée, je compte là-dessus. M. Maudan me demande s'il peut m'aider.
Non.
Elle pousse à nouveau, mais j'ai gagné un peu de terrain. Il y a moins d'utérus dehors. Elle abandonne, je m'engouffre, plaque les cotylédons dans le vagin, et enfonce mes deux bras, points fermés, avec la matrice, dans le vagin. Elle pousse à nouveau, mais je suis enfoncé jusqu'aux coudes, j'ai bien planté mes pieds, je bloque et je résiste. Elle relâche, cette fois je me couche et déroule avec mon bras entier son utérus à l'intérieur de son ventre. Je suis allongé par terre, le bras droit enfoncé jusqu'à l'épaule dans son vagin et son utérus, et j'ai gagné. Je ressors vite, pour qu'elle n'ait plus envie de pousser. C'est terminé.
Pour être tranquille, je fais une épidurale, anesthésiant ses sensations au niveau du bassin et du vagin. Il ne me reste plus, par acquis de conscience, qu'à fermer la vulve avec un laçage appuyé sur des épingles.
La mère va bien, et le veau aussi. Je suis couvert de sang des pieds à la tête. M. Maudan me sourit de toutes ses dents. J'éclate de rire.
C'est jubilatoire, et libérateur. J'aime ce vallon, cette vitesse et cette victoire.

vendredi 24 juin 2016

Jour trois. Motif : échange intracommunautaire de bovins

Jour trois
Motif : échange intracommunautaire de bovins

Je m'évade à grande vitesse de la clinique, faisant comme si je n'avais pas vu M. Barguelonne entrant en regardant partout où se cache le vétérinaire.

C'est l'heure des tampons. Je file en vitesse sur la départementale, me gare à l'arrache devant la stabulation. C'est le bordel, il y a encore des veaux dans le parc de tri. Je prends mon carnet, je fais le tour, ils sont tous debout, ils respirent normalement, les boucles sont en place. Je relève des numéros, au pif. Joli lot de blondes. Les employés de ce centre d'allotement me saluent en hurlant : c'est leur seule chance d'être entendu dans le vacarme des veaux qui meuglent et des barrières d'acier qui claquent. Je lève la main en retour, sans m'attarder, je dois être revenu dans quarante minutes à la clinique pour la suite des rendez-vous.

Mon ordinateur sur l'épaule, ma mallette à la main, je rentre dans le bureau et m'assieds à mon poste en saluant les deux forçats de l'export. Le patron n'est pas dans les environs. Deux lots aujourd'hui, et quatre certificats. Depuis le début de l'année, je suis VOP. Vétérinaire Officiel Privé. J'ai un beau tampon avec une Marianne, et tout un tas de textes réglementaires européens sous la main.

Premier lots, des mâles, vaccinés contre la Fièvre Catarrhale Ovine, sérotype 8, depuis plus de 60 jours. Je vérifie tampons et signatures. Ils sont là depuis moins de six jours, ils ont des attestations de désinsectisation, les vaccins sont en ordre. Je me connecte au Trade Control And Expert System. TRACES. Le mot de passe, la recherche du certificat pré-rempli. Contrôle des adresses, du lot, du transporteur, des attestations. Vérification du temps de trajet. Du plan de route. Tout est comme d'habitude : au carré. Je clique sur la partie qui m'est réservé, la certification. Clic-clic-clic-clic-clic-clic-2004-315-2003-467-ce-2004-315-2003-467-ce-2004-315-2006-467-clic-les animaux ont été contrôlés le-clic-valable 10 jours-clic-BT-2-animaux-clic-8(1)(b)-clic-BT-3-désinsectisation le-clic-BTA-5-Vacciné sérotype-8-clic-clic… Soumettre décision. Espagnol. Enregistrer sous, impression en deux exemplaires, tampons, tampons, tampons, signature, signature.

Lot suivant, des mâles blonds non vaccinés, mais désinsectisés et dépistés par PCR contre le sérotype 8, j'écris à la main, « animales son sometidos, con resultado négativo, a un test PCR contra el serotipo 8 de la FCO », je vérifie toutes les cartes, tous les résultats des PCR, cette fois-ci tout est bon, pas d'erreur, je retourne sur TRACES-clic-clic-clic, encore deux lots, il manque une adresse, coup de fil en Espagne, discussion rapide, nouveau client, l'exportateur lie l'organisation destinataire au certificat TRACES, je me connecte, j'uploade les myriades d'attestations et certificats, je reclique partout-2004-315-clic-clic-clic, je signe, je tamponne, nouveau lot, cette fois des femelles vaccinées depuis plus de 60 jours, tout est en règle, je retourne à l'écran de recherche des certificats, et je recommence, les clic, les 2004-315, les dates, les tampons, les signatures, puis les femelles avec désinsectisation et test PCR, je contrôle tout, je reclique, 2003-467-ce, soumettre, imprimer, signer, tamponner.

J'en profite pour valider le registre, faire les sauvegardes.

45 minutes. On a été bons. Ils ont super bien assuré la préparation documentaire, je salue tout le monde et repars aussi vite que je suis venu. Nous facturons ça à l'heure : tout le monde a intérêt à ce que ça dépote, et ça dépote. Quand rien ne cafouille. Car s'il faut expliquer au boss que non, ce veau ne part pas…

J'arrive à la clinique, madame Arrats vient de s’asseoir en salle d'attente pour Zéphyr, pour une diarrhée qui dure depuis trois jours. Je me lave les mains, j'enfile ma blouse blanche. Je
change
de
temps.

J'ouvre la porte de la salle de consultation.

- Bonjour madame, entrez je vous prie. Vous allez bien ?

mercredi 25 novembre 2015

Prophylaxie

Trente. Je pose le trentième tube dans la boîte en carton déformée par l'humidité, au bout de la rangée. Plus qu'une rangée et la boîte sera complète, plus que trois rangées et un tube de plus, et ce supplice sera terminé. J'essaye de mettre le moins de bouse possible dans la boîte, alors j'essuie le tube, et ma main, contre ma blouse. Il faut que je réinscrive le numéro de la vache, l'encre du stylo a bavé.
Pendant ce temps, les quatre blondes précédentes ont jailli du couloir et couru vers le pré, tandis que M. Arize et son fils poussaient les suivantes vers le piège. Le père, pantalon de toile bleue, veste indéfinissable, casquette. Râblé, et silencieux, sauf pour râler.
J'ai remis des tubes dans ma poche droite, des aiguilles dans la gauche, cherché mon porte-tube. Les deux pistolets à tuberculiner sont encore chargés. L'aiguille du second est un peu tordue. Le rasoir fera encore quelques vaches. Le cutimètre est couvert de sang.
J'ai froid. Il fait presque doux, aujourd'hui. Neuf degrés. Hier, à la même heure, nous étions plutôt dans les moins un. Mais il faisait beau. Aujourd'hui, il pleut, il bruine, il crachine, les nappes de brouillards se sont enfin levées, mais elles ont été remplacées par des rafales de vents qui aident la pluie à nous transpercer.
Je piétine, pour me réchauffer. A mes côtés, Mme Arize cache l'inventaire des bovins dans un grand calendrier du Crédit Agricole presque neuf. 2014. Au moins, ses feuilles sont propres.

Ça y est. Les quatre vaches sont dans le couloir. La porte est refermée. Je visse l'aiguille sur le porte-tube du vacutainer, pré-insère le tube sous vide, saisis la queue avec ma main gauche, glisse la droite en dessous. Je plante, enfonce le tube. Le sang vient, vite. Je retire l'ensemble, ôte le tube, essuie le sang et la merde avec ma blouse, écris le numéro. 0740. La trente-et-unième. Les vaches se sont mal alignées dans le couloir de tubes de métal, je fais le tour, ce sera plus pratique par l'autre côté. J'ai les yeux presque fermés pour les protéger des rafales de bruine. Je retire l'aiguille du porte-tube, la recapuchonne, visse la nouvelle, pré-insère le tube sous vide, saisis la queue avec ma main gauche, glisse la droite en dessous. Je plante, elle sursaute. Raté. J'ai aspiré du vide. Je l'insulte mollement, change le tube, et recommence. Cette fois, j'anticipe sa fuite, le tube se remplit très vite d'un chaud liquide écarlate. Je retire l'ensemble, ôte le tube, essuie le sang et la merde avec ma blouse, écris le numéro. 4587. La trente-deuxième. Les vaches ont bougé, je refais le tour du couloir.
Pendant ce temps, le fils de M et Mme Arize, brun, silencieux, et même : taciturne, a pris le rasoir et commencé à raser les vaches. Quelques centimètres carrés sur le tiers supérieur et sur le tiers inférieur de l'encolure. Je ne lui ai rien montré, il a regardé. Je lui explique comment changer la lame, les quelques astuces pour ne pas les couper. Je le remercie, il n'y a rien à ajouter.
Je finis les prises de sang sur les deux dernières vaches. Trente-quatre.
Je pose mon porte-tube, je prends les pistolets à tuberculiner. Le A, dans la main gauche, pour l'aviaire. Le B, pour la bovine, dans ma main droite. Le A pour le tiers supérieur, le B pour le tiers inférieur. Je vise le bas de la zone rasée, en évitant de faire l'intra-dermo sur une coupure, s'il y en a une. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois. Je pose mes pistolets, et prends le cutimètre. Mme Arize ouvre son grand calendrier.

« Je commence par la dernière. 105, 90. 110, 85. 120, 100. Merde arrêt de bouger, cocotte ! Bordeeeel, ça ne fait pas mal ! 110, non, 100. Et 80. »

Toujours dans le même ordre, toujours, je mesure le pli de peau sur la zone rasée, sur mon point de piqûre. Dans trois jours, nous referons passer les 71 vaches dans le couloir, et je re-mesurerai les plis de peau. Pourvu qu'ils ne s'épaississent pas, pourvu que les plis de la tuberculine bovine ne soient jamais supérieurs aux plis de l'aviaire. Si ça grossit beaucoup, c'est peut-être parce qu'il y a de la tuberculose. Si ça ne grossit que sur le A, c'est sans doute de l'aviaire, on s'en fout. Si ça ne grossit que sur le B, c'est la merde.

La grosse merde.

« C'est bon pour moi ! »

Une prise de sang par vache, pour rechercher la brucellose et l'IBR. Une intra-dermo comparative pour chaque, pour la tuberculose. Le grand cirque annuel de la prophylaxie.

Le fils Arize ouvre le couloir tandis que son père calme les vaches trop serrées dans le parc en amont du couloir de contention. Il gueule, elles la ferment. Les quatre vaches s'échappent, il referme le couloir, j'ouvre la porte d'entrée, les vaches s'engouffrent, vite, pour une fois. Je claque la porte derrière la quatrième.

Je visse l'aiguille sur le porte-tube, pré-insère le tube, je saisis la queue avec ma main gauche, glisse la droite en dessous. Je plante, enfonce le tube. Elle tressaille mais je suis. Le sang ne vient pas, je bouge un peu, tourne l'ensemble, ça vient, ça vient vite. Je retire mes mains, ôte le tube, essuie le sang et la merde avec ma blouse, écris le numéro. 3338. La trente-cinquième. M. Arize en profite pour reposer une boucle d'identification.

Il pleut, et j'en ai marre. Le lot est fini et après ces quatre là, il faudra bouger le couloir. Il faudra l'apporter un peu plus loin, devant la vieille étable, pour y faire dix-sept vaches. Cinq passages, en gardant une ou deux vaches dedans à l'avant-dernier, pour que la dernière soit calée, et pas seul sur la longueur du couloir. Et puis il faudra re-bouger tout ça pour aller à deux kilomètres de là, pour le solde, les… combien ? Trente-huit ici, vingt-sept là-haut, donc seize vaches. Quatre couloirs. Une rangée pleine dans la boîte, et six de plus.

Je me tourne, instinctivement, dos au vent. Comme les chevaux, dans le pré à quelques mètres, qui nous regardent d'un œil morne lorsque la pluie et le vent nous donnent un répit, et se tournent lorsque reviennent les rafales. Quatre comtoise, aux culs d'armoires normandes.
Il fait gris, tout est gris, même l'herbe rase dans les champs et les chênes et les châtaigners et les autres arbres que je ne sais pas reconnaître, qui s'entêtent à garder leurs feuilles dont les ors proverbiaux se sont depuis longtemps accordés à la bouse qui macule mes bottes, ma blouse, mon visage et mes mains. J'ai froid.
La cloche de la salers qui mène le troupeau sonne dans le pré. Elle avait eu bien du mal à passer dans le couloir avec ses antennes en forme de lyre. Meuglements, coups de gueule, le métal du couloir qui frotte sur le béton de la cour, la cloche, le vent.
Nous travaillons, méthodiques, silencieux, maussades, unis dans notre détestation de ce travail mais résignés à être efficaces pour y passer le moins de temps possible.

J'ai reposé mon cutimètre, Mme Arize a replié son calendrier. J'observe le fils Arize qui manœuvre en virtuose le couloir attelé avec une chaîne à la fourche du tracteur. La machine promène l'immense structure de tubes d'acier comme s'il s'agissait d'un panier en osier.
Je range mon bordel, je suis le tracteur, je suis le couloir, je suis M et Mme Arize en les aidant à refermer le pré du premier lot de vaches. Le fils, d'un seul mouvement de son tracteur, a posé le couloir là où il devait être. Il le soulève, son père libère l'essieu du couloir qui bascule et se pose au sol. Ils n'échangent pas un mot, pas un geste. Le fils bascule sa fourche, le père détache la chaîne, le fils recule et gare le tracteur, son père est déjà en train de fixer les barrières qui feront un entonnoir canalisant les vaches de l'étable vers le couloir.
Nous sommes contre le bâtiment. Il pleut, un crachin si dense qu'on dirait du brouillard. La cloche de la salers, le meuglement des vaches, en bas. Le cliquetis de la chaîne de la première vache libérée par M. Arize, dans l'étable.

Je visse l'aiguille sur le porte-tube, pré-insère le tube, je vais saisir la queue avec ma main gauche…

J'ai faim.

J'ai froid.

mardi 16 septembre 2014

Emphysème

Il est 10h. J'étais en train de vacciner des chevaux, mais la clinique m'appelle et m'envoie en urgence chez un éleveur juste à côté. Un vêlage qui déconne. Pas le choix : j'explique la situation aux propriétaires des équidés, ces derniers n'étant manifestement pas fâchés du changement de programme. D'autant qu'il fallait inspecter les bouches et les dents de tout le monde, et que, curieusement, ils n'aiment en général pas ça.

Il ne me faut que cinq minutes pour être sur place. En fait, ce n'était pas forcément si pressé que ça : rien qu'à l'odeur, le travail dure depuis au moins deux jours. Alors une demi-heure de plus, hein...

La vache est allongée sur une vieille banquette en béton, un peu trop courte pour elle, comme souvent : conçus il y a 30 ou 50 ans pour des vaches bien moins grandes que les modèles actuels, les bâtiments sont souvent trop petits... L'éleveur a noyé la rigole de l'extracteur à fumier avec de la paille bien sèche. Nous sommes sous des tôles. Le thermomètre sur le mur, à l'ombre du bâtiment, indique 40°C. Et il n'est que 10h.

Ça pourrait sentir la paille fraîche, ou l'odeur forte, tenace mais pas si désagréable des vaches, mais ça pue la mort. Respiration buccale réflexe, et, pendant trois heures, rien ne passera par mon nez. Des mouches bourdonnent tout autour de nous. Un veau fait le con dans le fond du bâtiment, puis brame un coup en se coinçant entre deux barrières.

"On vient de la ramener du pré, vu que ça passait manifestement pas. J'ai fouillé, mais j'ai rien compris, il y a des pattes partout."

Nous faisons lever la vache, doucement, sans difficulté. J'enfile ma chasuble en plastique, le sac poubelle en plastique vert qui va me servir de sac de cuisson vapeur pour les trois prochaines heures. Une paire de gants de fouille. J'en utiliserai quatre paires en trois quart d'heure. Je finirai par les abandonner devant leur manifeste inutilité.

La vache salue mon arrivée par un coup de pied. Pépette, on va pas pouvoir la jouer comme ça : mise en place d'une corde, attachée bas pour qu'elle puisse tomber sans problème, et d'une mouchette, tenue par le fils de l'éleveur qui aimerait bien être loin, très loin de ce chantier.

J'explore. Le passage est très étroit, le col très mal dilaté. Il y a trois pieds en même temps. Je palpe les articulations, arrache quelques lambeaux de placenta pourri. Je sue déjà. Je repousse le postérieur, ou plutôt : j'essaie. Pas moyen, il a l'air coincé. Où est sa foutue tête ? Sur la droite, en bas, à l'envers. J'accroche le menton du bout des doigts. C'est loin...

La vache pousse fort, mais rien ne bouge. Tout est calé, bien coincé. Sec au possible. Je sors mes bras de là, jette mes gants et part chercher une sonde en silicone, un entonnoir et un bidon d'huile de paraffine liquide. Je vais remplir cet utérus d'huile minérale, c'est le seul truc qui lubrifiera assez longtemps pour le boulot qui m'attend : les lubrifiants à base d'eau, c'est bien, ça épargne les préservatifs, mais si ça doit durer des heures, rien ne remplace les lubrifiants minéraux.

C'est reparti, et je sue à grosses gouttes, je transpire, mon T-Shirt est certainement déjà trempé. Mes gants ont déjà pris le jus, il y a du liquide purulent et de l'huile de paraffine qui me coulent le long des avant-bras. Ne surtout, surtout pas lever les bras.

Je ne vois plus le temps passer. Je crève de chaud. Ramener le veau dans le bon axe. Je ne vais pas pouvoir le découper, parce qu'il n'y a pas la place : il n'est pas si gros, mais il est gonflé d'emphysème. Son cuir est décollé des muscles par les gaz de putréfaction, je finis par prendre un scalpel en prévenant : quand les gaz vont s'échapper par le trou que je vais faire, ça va puer comme jamais. Je suis sûr qu'ils pensaient que ça ne pouvait pas être pire, quand je les ai prévenus. Ils m'ont cru. Après. Le truc quand on fait ça, c'est de ne pas blesser le vagin ou l'utérus. Là, ce foutu col oedématié ne m'aide vraiment pas. Je saisis la lame du scalpel entre mon pouce et mon index, laissant à peine dépasser sa pointe, je lubrifie tout ça et enfonce mon bras. Butée sur le cuir du veau. Du bout du doigt, je vérifie la texture. Je perce.

J'ai fini par réussir à décaler le veau. La tête est toujours mal placée, la vache tombe souvent, se relève, retombe. Un côté, puis l'autre. Elle sait vêler, elle sait faire jouer son bassin, mais là, ça ne m'aide pas du tout. Je noue une corde à chacun des deux antérieurs. Ma première prise est mal assurée, la corde glisse et emporte un onglon. Refixer, resserrer, assurer. La sueur dégouline sur mon visage, de grosses gouttes, lourdes et lentes, qui glissent sur mon front et s'échoue dans mes épais sourcils. Ça gratte, ça gratte horriblement mais je ne peux pas passer mes mains pleines de pourriture sur mon visage. Et ces saloperies de gouttes finissent par déborder mes sourcils pour couler dans mes yeux, ça pique et c'est insupportable, je ne craquerai pas, je ne foutrais pas dans mes yeux le placenta pourri qui me coule sur les doigts.

Les deux antérieurs sont dans l'axe, le postérieur qui venait en même temps est à peu près repoussé. Il faut que je choppe la tête, et le col est toujours trop serré. Pas moyen de travailler à deux bras. Je glisse ma main droite sous son menton, j'essaie de l'accrocher en pince entre l'intérieur et l'extérieur de la bouche. Je commence à le ramener, mais ma main est écrasée par le col et je me coupe les doigts sur ses incisives. Je commence à avoir mal au bras. J'essaie avec la main gauche, à plat sous la tête, échoue, cherche une prise, les orbites. Pas mieux. Je repousse un peu le sternum, échange mes bras, l'un après l'autre, le remonter, j'ai mal, j'ai putain de mal aux tendons de l'avant-bras, je ne peux plus serrer.

J'abandonne et prend une corde. Noyée d'huile de paraffine, je la glisse derrière sa tête. Je passe une oreille, puis l'autre. La boucle sous son cou, en maintenant bien tout en place pour qu'elle ne glisse pas avant le serrage. J'ai si mal au bras que je suis incapable d'aider l'éleveur. C'est lui qui pilote les cordes. Et en plus j'ai merdé, j'ai pris une des cordes des membres dans ma boucle de tête... il faut recommencer.

Je n'en peux plus. Ça fait combien de temps que ça dure. Une heure, deux heures ?

Je m'arrête cinq minutes, appuyé contre une barrière. Je fais des étirements de mon avant bras, c'est atrocement douloureux, j'ai des putains d'étincelles devant les yeux, et ma sueur me pique...

J'y retourne. Remonter la tête, encore, déplier l'encolure, coincer le front du veau contre le col utérin, faire tirer l'éleveur, allonger ce cou. C'est bon. Il tire les pattes, tout est étiré. Mais jamais, jamais ça ne va passer ! Le veau est gros, mais surtout, le col et le vagin sont si enflammés, si oedématiés, que le passage est ridicule !

Alors on va tirer, mais doucement. La vache tombe, se couche sur un côté, sur l'autre. Nous suivons ses mouvements, déplaçons les points de fixation du palan. Il ne faut pas la déchirer... Respecter l'axe, ne pas perdre ce que nous allons gagner, imprimer des secousses, des torsions. Nous progressons par millimètres, déplaçons la mère plus que son veau lorsque nous tirons. Alors il faut arrêter, la bouger, reprendre. Je finirais par la coucher sur le côté puis lever son postérieur avec une corde, ouvrir le bassin et la forcer à respecter l'axe de traction.

L'extraction aura duré plus de quarante minutes. Mais nous l'avons sorti. Gonflé, pourri, mal foutu, mais en un seul morceau. la mère n''est pas déchirée. Il ne reste plus qu'à lui laver l'utérus. Alors je me recouche, reprends le tuyau, le ramène au fond de la matrice et branche un entonnoir. C'est le fils de l'éleveur qui s'y colle. 20L de solution désinfectante caustique, un rinçage.

J'en ai ras-le-cul. Antibiotiques. C'est l'éleveur qui remplit la seringue, mon bras droit est inutilisable. Tétanisé. Anti-inflammatoires.

Nous avons réussi, et il est content. Parce que je n'ai pas lâché le morceau. Moi je suis content, parce que la vache est vivante, et que j'ai réussi à me faire vraiment mal. Du coup, j'ai un peu l'impression d'être un héros.

Et heureusement, dans ma voiture, depuis quelques années, il y a un T-Shirt et un pantalon de secours.

samedi 23 mars 2013

Le siège

- Il y a un vêlage, chez Fernandez. Une première, elle pousse depuis 9h.

Il est 11h15. J'achève une consultation, je croyais pouvoir écrire quelques compte-rendus. Ce sera pour ce soir. Mon confrère est sur une chirurgie de chien à sanglier, quelque part entre deux muscles de la cuisse. Je n'ai pas bien vu, j'ai juste aperçu les traces de sang laissées par le chien traîné sur notre carrelage. Décoration vite effacée par la serpillière de notre ASV.

Dans sa cage au milieu du couloir, au croisement des salles de consultation et de chirurgie, la césarienne se remet doucement.

Je viens d'enchaîner 7 consultations. Otite, kératite pigmentaire, abcès dentaire, syndrome brachycéphale, vaccin, coryza, revaccin. Plus les conseils aux clients, éleveurs ou "simples" propriétaires de chien à l'accueil. J'ai appelé un confrère pour un chien vu en urgence cette nuit, habituellement suivi chez lui. J'ai eu les infos que je souhaitais auprès du fabricant d'un médicament peu utilisé. J'ai appelé un propriétaire anxieux pour lui annoncer les excellents résultats de l'anapath' de sa chienne. Avant midi, j'avais prévu deux visites à domicile, l'une pour un chien qui tousse - il attendra - l'autre pour une glycémie. A domicile, parce qu'à la clinique, ce couillon de chat se fait des hyperglycémies de stress qui rendent caduque tout espoir de courbe de glycémie.

Depuis 9h ? Elle peut attendre un peu, alors. Le chat diabétique est sur le chemin, j'y passe en vitesse en demandant à mon ASV de l'appeler, histoire de ne pas être retardé. En démarrant, je vois une femme descendre de sa voiture avec un berger allemand boiteux. Elle n'avait pas pris rendez-vous, elle. Elle attendra. Ou elle reviendra plus tard.

8 km de petites routes, pour achever l'escalade d'une colline sur un chemin de terre cahoteux. Il y a trois ans, le passage était impraticable, il fallait faire tout le tour de la colline. L'éleveur a tout ré-empierré, je passe désormais sans difficulté.

Les prunus sont en fleurs, les forsythias aussi. Barres de flocons jaunes sur piquets bruns. Je me gare avant le terrain défoncé qui mène à la vieille étable. Il y a un putain de magnifique soleil, et ce contraste entre le vert de l'herbe nouvelle et le bleu profond du ciel, sur fond de Pyrénées enneigées... L'éleveur me salue de loin, il a l'air de galérer en essayant d'attraper sa vache. Je prends ma trousse de vêlage, saisis mes gants de fouille, une chasuble, une bouteille de gel lubrifiant. Il me rejoint à cet instant.

- Je vous prends un truc ?
- Si on a besoin de plus, c'est que c'est une césarienne.
- Déconnez pas hein ?

Une première. Une jolie blonde de 500 kg, bien charpentée, à l’œil, trois ans, ou trois ans et demi. Pas trop de ventre, pas perturbée. Elle tourne dans l'enclos aménagé dans l'étable, nous amuse 5 minutes avant de se faire prendre à la corde et attacher à une poutre. Bien bas, si elle tombe. Pendant ce temps, un con de veau de deux jours escalade une mangeoire.

J'enfile mon costume de super-véto, la chasuble-sac-poubelle-vert, les gants de fouille orange. L'éleveur se tient à côté de la vache, maintenant la queue. La vulve n'est pas très dilatée. J'écarte les lèvres, m'enfonce doucement. La chaleur, tout doucement. Je passe le col, grand ouvert. Déjà, ce n'est pas une torsion. Ma main a cette position semi-relâchée qui l'amène à suivre les plis lorsque la matrice tourne sur elle-même. Là, elle reste bien droite, et je plonge, jusqu'à l'épaule. Je passe une bride, très tendue. Torsion post-cervicale ? Non, j’atteins le cul du veau. Un siège. De toute façon, vus les commémoratifs, c'était l'une ou l'autre.

La vache n'a pas encore fait de vrai effort de poussée. Le veau est vraiment loin. Il n'est pas très gros. Il est juste... normal. Juste comme il faut pour ne pas m'inquiéter. J'ai de la place pour travailler, tout cet espace entre le bassin du veau et celui de la vache, nécessaire et suffisant pour déployer les membres arrières du bébé. Je balaie doucement, essaie de comprendre la place de chaque chose. Les pieds, très loin. Les jarrets à portée. Ce con de veau est dans la corne gauche, mais il a un pied dans la droite. Bizarre. Pas grave. Je cherche le cordon ombilical, je ne le trouve pas.

J'invite l'éleveur à mettre le palan en place. Il n'y aura plus besoin d'y penser, après, si l'on a besoin de lui. Je lui indique également de préparer une corde pour suspendre le veau. Le risque qu'il boive la tasse, vue sa position, est vraiment important.

Je balaie doucement l'intérieur de l'utérus. Avec un bras, puis avec l'autre. J'abandonne les gants, je veux sentir chaque détail de texture. La fermeté de l'utérus, la suavité des membranes amniotiques déchirées, la tension, la dureté du cordon. J'ai assez de place pour faire une bonne réduction de siège, et la vache pousse peu. C'est rare, d'aussi bonnes conditions. Il ne reste qu'un seul véritable écueil, le risque de prendre le cordon dans un postérieur lorsque je le déploie. Imaginez : c'est comme si le veau était debout dans le ventre de sa mère. Il présente sa queue, et uniquement elle, au col utérin et au vagin. Son cordon est sous lui, bien entendu, mais où se fixe-t-il ? Vers l'avant, comme souvent, auquel cas il n'y aura aucun risque ? Ou vers l'arrière, comme parfois, auquel cas il pourrait se retrouver derrière un des membres postérieurs du veau, au moment où je les ramènerai vers le vagin ? La tension et la compression sur le cordon, lors de l'extraction, signeraient alors la mort du bébé... J'examine attentivement chacun des lambeaux qui flottent dans l'utérus. Il y a un bout de placenta déchiré qui m'inquiète quelques secondes, mais pas de poul : ce n'est pas le cordon. je cherche un jarret. Le gauche d'abord, le plus facile d'accès. Je le remonte doucement.

Il y a un silence parfait dans l'étable. Je ne parle pas, l'éleveur ne dit rien non plus. les vaches sont muettes. Seul ce couillon de veau de deux jours, celui de la vache d'à côté, s'appliquer à foutre le bordel en se prenant les pieds dans le palan. Mais même lui nous épargne d'éventuels appels paniqués.

Je change de bras, plusieurs fois. Je travaille doucement, j'accompagne les poussées maternelles, abandonnant ma manipulation pour mieux la reprendre lorsque l'utérus, qui se relâche, laisse replonger le bébé. Par petites tractions, j'amène le jarret au plafond, le sabot au plancher. C'est maintenant qu'apparait le risque de déchirer l'utérus de la mère, si la pointe du jarret ou la pointe du sabot se plante dans la muqueuse lors d'une contraction. J'accélère, coiffant le sabot, faisant glisser le jarret, jouant sur les bras de levier. Il me faut deux essais. J'amène la première paire d'onglons au vagin. Je n'ai pas emprisonné le cordon.

Je souffle un peu. Pas d'épreuve de force, cette fois-ci. Juste de la technique, de l'expérience. Le plaisir de voir la facilité acquise avec les années, maintenant que je n'ai plus à tâtonner, à réfléchir à chaque mouvement imprimé, pour essayer d'anticiper sur la suite des opérations. Je replonge. A chaque contraction, la vache expulse ses eaux qui ruissellent sur ma chasuble. Encore, toujours, ce délicieux parfum douceâtre, celui du sang et de l'amnios. La respiration de la mère est saccadée, entrecoupée de plaintes discrètes, à chaque fois qu'elle tente une poussée. Je plonge, je saisis le jarret, commence à le remonter, le bascule afin d'amener sa pointe vers l'extérieur, le pied vers l'intérieur, elle va pousser, je relâche, je recule, je replonge, je reprends, je remonte, je bascule, elle repousse, je relâche, je maintiens, elle repousse, elle relâche, je reprends, je coiffe l'onglon, le fait glisser sur le plancher utérin, je relâche, protège le plafond de la pointe du jarret, car elle repousse, puis relâche, cette fois, c'est la bonne, je reprends, je recoiffe le pied, je bascule, je ramène. Deux paires d'onglons entre les lèvres vulvaires.

Je saisis le vagin, malaxe et soupèse. Pas de bride hyménale, pas énormément de place, mais cette excellente consistance de pâte à pain, ferme et élastique, épaisse, solide, qui inspire confiance. Ça passera, sans épisio. Le col est encore perceptible, mais le veau n'est pas gros. Je fixe les cordes aux pieds du veau, prépare ma lame - on ne sait jamais, s'il faut couper.

Tension.

L'éleveur tire sur la palan, juste assez pour maintenir une force sans équivoque sur les cordes, mais pas assez pour faire avancer. La vache pousse, et se laisse glisser. L'éleveur relâche, je fais glisser les membranes, rétracte la vulve dilatée, ça va passer ! Tirez ! Les cuisses, la queue, le bassin, et puis, d'un coup, la délivrance, une corde glisse mais peu importe, le veau chute sur le fumier, je vide le cordon d'un geste rapide, le con de veau de deux jours trébuche sur ma boîte de vêlage et envoie tout valdinguer, le nouveau-né respire, nous le suspendons. Une traction, deux tractions.

Il respire. Calmement. Les glaires s'échappent. Un seau d'eau glacée. Il secoue la tête.

La mère est paisible. Ou plutôt, juste épuisée. Mais pas déchirée. Le vagin est parfait, le col, intact. Elle ne va pas tarder à se relever. Nous allons juste l'accompagner. Redescendre son nouveau-né.

Notre boulot est achevé.

mercredi 27 février 2013

Le scandale alimentaire blablabla

On ne parle plus que de ça. Les lasagnes au bœuf à la viande de cheval, et puis les raviolis. On en oublie les résidus de phénylbutazone trouvés dans de la viande de cheval en provenance du Royaume-Uni (mais, soyons honnête, qui aurait pu venir de chez nous...), les résidus de produits antibiotiques, d'hormones, de phytosanitaires, les faux œufs bio, les OGM détectés là où ils ne devraient pas être, en traces certes infime, mais néanmoins...

Je vous invite à lire ce très intéressant article de Fabrice Nicolino. Complet, nuancé, il soulève des questions pertinentes, bref, j'aime beaucoup. Mais je n'aime pas son titre, et j'ai envie d'y aller, moi aussi, de mon commentaire.

En quel honneur ? Je suis vétérinaire. Je prescris donc des médicaments à des animaux, et notamment à des animaux qui entreront dans l'alimentation humaine. Des bovins, pour la viande ou pour le lait, des ovins, des porcins, des volailles. "L'incroyable pharmacopée" évoquée par M. Nicolino comprend des antibiotiques (nombre d'entre eux sont également utilisés en médecine humaine), des anti-inflammatoires, des hormones (pas les stéroïdes ou œstrogènes d’antan qui servaient à faire prendre du muscle aux crevures, mais des analogues d'hormones liées à la reproduction, FSH, LH, GnRH, et destinées à mieux contrôler la reproduction). Une pharmacopée pas franchement incroyable, et pour tout dire assez simple, utilisée pour soigner les animaux essentiellement, et bien secondairement, comme je l'évoquais à l'instant, à améliorer par exemple le contrôle de la reproduction.

Des résidus présents à doses infimes dans l'alimentation

M. Nicolino cite deux études indiquant avoir trouvé nombre de ces molécules dans du lait de vache, de brebis et de femme (les hormones citées dans l'étude ne sont pas utilisées en élevage en France, elles ne sont même plus disponibles), ou dans des petits pots pour bébé. Il précise bien que les doses relevées sont infimes - c'est important, je vais y revenir - mais que des chercheurs soupçonnent une toxicité liée à la synergie entre plusieurs molécules qui pourraient être consommées en même temps ou successivement. L'idée est inquiétante, et pertinente. Elle est vraiment loin d'être nouvelle, mais elle est très difficile à explorer (l'auteur le souligne à juste titre).

Entre une molécule A et une molécule B, il peut y avoir toxicité additive (A toxicité 20% et B toxicité 30% donne A+B toxicité 50%), antagoniste (A 20% + B 30% = A+B 5%), mais aussi potentialisée (A non toxique donc 0% + B 20% = A+B 50%), voire synergique (A 5% + B 10% = A+B 100%). Les vrais toxicologues me pardonneront, je l'espère, mes raccourcis.

Quelle est l'origine de ces résidus ?

La prescription et l'utilisation des médicaments sont soumises à des règles très strictes. Si je prescris un antibiotique à une vache, mettons, une association de benzylpénicilline et de dihydrostreptomycine pour sa péritonite, je dois indiquer sur l'ordonnance, et reporter sur un registre d'élevage, ce que l'on nomme des temps d'attente (TA). Dans cette exemple, 30 jours pour la viande, 6 traites (soit trois jours) pour le lait. cela signifie que l'éleveur n'a pas le droit de faire abattre, ou de livrer le lait de ce bovin dans les 30/3 jours qui suivent la dernière administration de ce médicament (le lait est donc éliminé, et non mis dans le tank).

Ces temps d'attente sont déterminés par des études reposant sur la notion de Limite Maximale de Résidu (LMR), elle même liée à la Dose sans Effet Toxique Observable (DSETO, NOAEL en anglais) évoquée dans l'article de M. Nicolino. Je vais essayer de ne pas être imbitable : on a obtenu une DSETO sur des souris. On sait que les souris ne sont pas des hommes, ce n'est pas un scoop, et on est prudent. On détermine donc une Dose Journalière Admissible pour l'homme (DJA) en divisant la DSETO par 100 ou 1000, ou plus, selon la solidité des données. En croisant ces DJA avec les consommations moyennes d'aliments d'un humains, on détermine une LMR, toujours avec des marges de sécurité. Des LMR, on détermine les temps d'attente, en faisant des analyses sur des groupes d'animaux traités avec le médicament étudié (on injecte, on abat à J1,2,3 etc, on mesure). Voilà pour le principe.

Soit dit en passant, ces études coûtent une fortune, et c'est normal. C'est pour cela que les médicaments coûtent cher, et qu'un certain nombre d'espèces n'ont plus de médicaments disponibles. Impossible de rentabiliser des médicaments pour les caprins ou les lapins, par exemple. Nous n'avons donc plus légalement la possibilité de soigner un certain nombre de maladies, parfois basiques, par manque de données. Je le déplore, mais je n'ai pas de solution.

C'est pas bientôt fini ces informations techniques ?

Ouais, ok, j'arrête avec les infos prise de tête. Ou presque. Là où je suis assez réservé sur l'article de M. Nicolino, c'est quand il évoque la surprise que constitue la découverte de ces molécules, de ces résidus, dans l'alimentation humaine. Le potentiel scandale.

Avec les techniques actuelles de dosage (chromatographie en phase liquide ou gazeuse, spectrométrie etc), si on cherche, on trouve.

Quoi que vous cherchiez, vous le trouverez. A des doses infimes dans l'immense majorité des cas, mais vous trouverez. On peut s'inquiéter des effets potentialisés ou synergique de toutes ces molécules qui en elles-mêmes, seules, à ces doses, ne sont absolument pas toxiques, mais je pense que l'on n'a pas le droit d'être surpris par leur présence.

M. Nicolino évoque par exemple la présence de phénylbutazone, un anti-inflammatoire utilisés chez les chevaux de sport et de loisir mais depuis longtemps interdit chez les animaux destinés à la consommation humain (je n'ai pas la date exacte, je ne l'ai jamais connue en service dans ces indications), et retirée depuis 2011 de la pharmacopée humaine en France. On en a trouvé dans des carcasses de chevaux importées du Royaume-Uni (les anglais ne mangent pas de chevaux mais ils les abattent et exportent la viande).

Oublions un peu la mesquinerie anti-anglaise, car cela aurait pu arriver en France. Je prescris régulièrement de la phénylbutazone pour des chevaux de sport et de loisir. Sous forme injectable, ou en sachets de poudre à faire avaler. Pas cher, très efficace, pas trop de risques pour le cheval, voire pas du tout ou presque sur des traitements courts. C'est un médicament intéressant. Lorsque je prescris cette molécule, je dois le noter sur le carnet du cheval, ce qui implique qu'il sera exclus de l'abattage. Définitivement. Honnêtement, je ne le fais que rarement. Parce que je n'ai pas le carnet sous la main, parce que je n'y pense pas. Je soigne le cheval fourbu du poney-club du village avec, et non, j'oublie qu'un jour il partira peut-être à l'abattoir. Ce n'est pas bien. Je ne suis pas non plus derrière le dos du propriétaire du cheval qui utilise des sachets de phénylbutazone lorsque qu'il estime que son cheval en a besoin. C'est pas bien. Dans l'immense majorité des cas, cela n'a pas d'importance, l'article le souligne en indiquant que les contrôles n'en détectent jamais : les résidus ne sont pas éternels, il faudrait que le cheval parte à l'abattoir peu après un traitement pour que cela soit un souci, ce qui est peu vraisemblable pour un cheval de sport ou de loisir. Mais ça arrivera, je n'en doute pas. Est-ce que la dose sera toxique pour le consommateur ? Peu probable, la phénylbutazone a une toxicité dose-dépendante, il en faut beaucoup pour être malade, et je rappelle qu'elle était encore utilisée comme médicament en 2011 chez l'homme.

J'ai évoqué tout à l'heure les temps d'attente pour les molécules autorisées chez les animaux destinés à la consommation humaine. Est-ce qu'ils sont toujours respectés ? Est-ce qu'il n'y a jamais d'erreur ?

Je ne crois pas.

Est-ce que c'est grave ?

Pour autant que l'on sache, non.

Est-ce qu'il faut pour autant dire que cela n'a pas d'importance, est-ce qu'il faut détourner le regard ? Non plus.

Le contrôle de l'alimentation dans le monde occidental est incroyable. Incroyable. Traçabilité, enregistrement, on demande aux éleveurs, aux vétérinaires, aux abattoirs, aux distributeurs, d'incroyables efforts pour contrôler les risques de résidus (et ça engendre une inimaginable paperasse). Tout n'est pas parfait. Il y a des erreurs. Il y a aussi des tricheurs, comme partout. Bien sûr : il y a de l'argent à se faire.

Mais il faut bien distinguer les résidus à doses interdites (supérieures aux LMR), qui résultent de ces manquements, et les résidus à doses infimes évoqués dans les articles cités plus haut, très inférieures aux LMR, et qui sont "normaux".

Vous n'avez sans doute pas envie de manger des aliments contenant ces résidus, même à doses infimes. C'est normal. Même si vous fumez, même si vous roulez en voiture, même si vous brûlez de l'encens chez vous, utilisez des désodorisants dans vos toilettes, même si vous fréquentez par essence un monde qui pollue par tous les moyens imaginables.

Vous vous dites que, quand même, vous voudriez bien être sûr de mangez des aliments sains. Mais, sincèrement, vous pensez vraiment qu'une alimentation si peu onéreuse peut être parfaite ? Je ne dis pas que vous avez forcément le choix : on achète des aliments pas chers parce qu'on le veut, parce qu'on n'a pas le choix, ou parce qu'on ne se pose pas la question. Je ne critique pas. Mais soyons réalistes : il faut nourrir des milliards d'humains, nous avons besoin de l'industrie agro-alimentaire pour cela. Et si nous industrialisons, nous créons des problèmes que nous allons devoir résoudre avec des produits qui laissent des résidus potentiellement toxiques (au-delà des autres problématiques liées à l'agro-alimentaire). Bien sûr, nous déplorons tous cet état de fait, mais, franchement, est-ce que nous faisons quelque chose pour que cela change ?

Ceci étant, je ne viens pas vous dire qu'il faut pour autant chanter les louages de cette industrie, dire que tout va bien et que l'on peut lui faire confiance sans se poser de questions. Bien sûr que non. Il faut des contrôles, il faut des procédures. Il faut du réalisme. Il y aura des scandales, des coups de pied dans la fourmilière. Tant mieux.

Je crois fermement que l'alimentation n'a jamais été aussi saine qu'aujourd'hui. Je suis sans cesse surpris de constater le faible nombre de problèmes alimentaires (toxi-infections alimentaires par exemple) du genre steaks hachés contaminés par des bactéries ou camemberts à Listeria, quand on voit les volumes de viandes, de produits laitiers, d’œufs, et de légumes consommés. Je trouve extraordinaire qu'il n'y ait pas plus d'emmerdes, sérieusement. Je trouve ça aussi magique qu'un truc en métal qui vole ou une boîte en plastique qui me permet de discuter avec des amis à des kilomètres de distance, et de surfer sur le web.

Évidemment, on peut manger bio. Ce n'est pas une solution parfaite : tout ce qui est bio n'est pas bio, et même ce qui est bio n'est pas franchement sans résidu. Et puis, c'est cher.

On peut acheter de la viande à un éleveur, des légumes à une AMAP locale. C'est une excellente idée. Ça peut être cher aussi. Est-ce que ça implique moins de résidus ? Boaaahhhh. Franchement, non. Et quand je vois les œufs que m'offre ma voisine, couverts de fientes et de plumes, certes excellents gustativement, mais, sanitairement, franchement ? Avec ses poules qui piétinent et mangent la merde de ses chiens et chats, avec les pigeons qui volent partout, it's the ciiiiircle of liiiiife... Bref. J'adore, mais d'un point de vue sécurité sanitaire, ça ne vaut pas les œufs de poule en batterie.

Ce qui ne va pas m'empêcher de continuer à échanger ces œufs de la voisine contre de menus services.

Je n'ai pas peur de ma nourriture.

Je ne peux pas contrôler grand chose, j'en ai conscience, et j'ai une vie à vivre.

mardi 8 mai 2012

Dimanche

Aujourd'hui, c'est dimanche. Je suis d'astreinte : de garde, avec mon téléphone portable même aux toilettes, mais chez moi. Je suis d'astreinte en continu depuis deux jours, mon après-midi de repos précédente, c'était jeudi. La prochaine, mardi. Les journées ont été chargées. Les nuits, moins.

Il est 7h30, je suis dans mon lit, et mon téléphone sonne. Volume à fond, branle-bas de combat. Une voix de femme. Jeune.

- Service de garde.. bonjour ?
- Docteur c'est affreux mon cochon d'Inde a une tique, j'ai peur !
- Zgrmfl mais c'est pas grave, il suffit de l'enlever...
- Mais comment ??? Et puis, il y a les enfants !
- Pfff attendez je vais prendre votre téléphone, je vous rappellerai quand je serai à la clinique...

Suit une séance titubante pour trouver un stylo et un papier, noter le numéro.

- Merci docteur !

7h30. Là, c'est sûr, je suis réveillé maintenant. J'aurais pu l'envoyer chier. Même pas le réflexe. On ne me réveille jamais en semaine pour des conneries pareilles. C'est uniquement les dimanches et jours fériés.
Et moi j'envoie pas chier. Et tout à l'heure, quand je serai à la clinique pour gérer mes hospitalisés, je vais l'appeler pour enlever la tique de son cobaye. Lui montrer comment on fait, lui vendre un crochet à tiques, et même pas lui faire payer le tarif de garde. Mais quel con.

Foutre les chiens dehors, petit dej', twitter, café. Je vais partir assez tôt à la clinique, j'ai des trucs très lourds dans mon chenil, pas que ce soit urgent mais là, tout seul chez moi, je stresse et tourne en rond. Je bouquine un chapitre de mon Ettinger, n'en retiens rien, prends mes clefs et ferme la porte. Je vais aller voter en vitesse, pas sûr que j'aurais le temps plus tard. Au bureau de vote, il y a quelques vieux du village et une assiette de crêpes. Je serre quelques mains en vitesse, engloutis une crêpe tendue par madame le maire, et file en montrant mon téléphone comme une excuse.

"Les urgences, tout ça."

Il est 9h lorsque j'ouvre la porte de la clinique. Le chien qui devrait être mort depuis trois jours va bien. Très bien. Le téléphone sonne, un chien qui refuse de manger, pas joyeux, pas en forme. Alerte piro. Ce n'est peut-être pas ça, mais on ne va pas prendre de risques. En attendant qu'il arrive, j'appelle la propriétaire du cobaye, et administre ses traitement à mon hospitalisé lourd. Le chat opéré hier soir va très bien, pas d'inquiétude, il ronronne peinard dans sa cage avec ses morphiniques, sa litière, sa gamelle et son coussin. N'a pas touché à sa perf', comme souvent les chats. Je lui fous la paix. Il est apaisant.

Le propriétaire du jeune chien pas en forme arrive vite, pas le temps de promener le chien hospitalisé. On verra après. Un jeune lab', qui remue à peine la queue alors que d'habitude, rien ne le démonte. Son maître a eu raison de me l'amener. Il n'a pas de fièvre, l'examen clinique est normal, le frottis piro négatif, il n'est même pas franchement malade, mais il y a un truc.

Il a mal, forcément. Le ventre est souple mais il me regarde d'un air accusateur lorsque je le palpe.

"Il a tendance à manger des conneries, ce loulou ?
- Heu, non, ça lui a passé depuis quelques mois déjà."

J'enfile un gant, que je fais claquer comme dans les séries. Un doigt dans le rectum, des fragments durs, des gouttes de sang. Qu'est-ce qu'il a mangé ce con de chien ?

Des morceaux de bois.

Antalgiques, antibiotiques en couverture, paraffine, on revoit demain si ça ne va pas mieux : m'étonnerait qu'il faille lui ouvrir le ventre, à celui-là.

Pendant la consultation, la dame au cobaye est arrivé. J'ai enlevé la tique avec le petit crochet qui va bien, je lui ai montré comment faire. Quatre euros cinquante, le prix du réveil le dimanche, le prix pour être rassurée même si ce n'était rien du tout. Je trouve ça très con, et je ne vois pas comment faire autrement, là. Je renvoie la dame chez elle avec son cochon d'Inde. Il n'y a pas à dire, je sauve des vies. Je me dis que je comprends les généralistes qui n'assurent plus leurs gardes, vu que de toute façon les vraies urgences filent aux urgences, et qu'il ne reste que ce genre de conneries.

Il est 11h00, et le voisin arrive avec son chien. C'était prévu depuis hier. Ce papy setter s'est descendu une bassine de gras l'avant-veille, et ça a du mal à passer. Je préfère jeter un œil, même si les choses semblaient se dérouler normalement, hier. Il nous a déjà fait une hépatite, une pancréatite, une prostatite, une uvéite, manquerait plus qu'il nous refasse un joyeux mélange de tout ça sur son indigestion carabinée. Pas de selles depuis la veille, mais plus de vomissements non plus. Je fais une radio, histoire de vérifier l'absence d'image d’iléus. RAS en dehors de son arthrose et des plombs qu'il a pris il y a des années. Je remets des antalgiques, on verra demain.

Je promène le chien hospitalisé, renseigne un quidam qui a trouvé un chien, pucé heureusement, renvoyé dans ses pénates immédiatement. Ça aussi c'est du service public : je ne facture jamais rien pour ce genre de trucs, sauf si je garde le chien le temps que le maître puisse le récupérer...

Enfin, il est midi et j'ai fini mes urgences. Je vérifie mes perf', fais le tour de la clinique, ferme la porte.

Devant la mairie, les gens sont attroupés au soleil. Il y a la queue entre la boulangerie, le tabac et la mairie. Mais ici, ils n'ont pas de crêpes.

Deux heures moins dix, j'ai eu le temps de manger, cette fois. Le téléphone sonne à nouveau.

Un vêlage. A l'autre bout de la clientèle. Je choppe une chupa au passage, en guise de dessert. Pastèque, ma préférée.

Vingt minutes de route, je fais un détour par la clinique pour attraper l'embryotome, au cas où.

Le téléphone sonne, sur la route. Un chien qui s'est arraché une griffe. Il a mal, forcément, mais ce n'est pas grave. Je donne quelques conseils à la dame, qui voudrait quand même me le montrer. Je lui explique que je pars sur une grosse urgence, que j'en ai peut-être pour une heure ou deux. Je la rappellerai.

La petite étable est ouverte aux quatre vents. Il fait un froid glacial malgré le soleil, mais ma chasuble de vêlage coupe bien le vent. Le gars n'est pas trop habitué à me voir dans ce rôle. Avec ses 15 salers, on ne fait jamais d'obstétrique chez lui. Il a eu un bon réflexe : repérer la bête "malade", la remonter à "l'étable", repousser le veau déjà à moitié engagé. J'enfile mes gants, plonge mes bras dans la chaleur de la matrice. La jeune vache n'apprécie pas, mais ne dit rien. Le veau est là, présentation antérieur. D'après l'éleveur, il avait une patte pliée. Une bricole, mais bon, quand on n'a pas l'habitude... Le souci, c'est cette sensation de vide, d'air dans l'utérus. Normalement, l'utérus, même atone à cause de l'épuisement, ça colle fort au veau, il n'y a pas des masses de place. Là, j'ai l'impression de balader mes mains dans une cathédrale de muqueuses. Et de sentir trop bien le rein gauche, la panse, là en bas. Percée. J'enlève mes gants pour en voir le cœur net, sentir les détails : une vraie catastrophe. Elle est déchirée, depuis le vagin jusqu'à, sans doute, la moitié de l'utérus, avec, évidemment, le col en vrac au milieu. Coup de bol, les artères n'ont pas pris, et le veau est encore en vie. Je glisse mes doigts sur les limites de la déchirure, sens passer un ovaire.

Et après tout, pourquoi pas ?

Je fais une tronche d'enterrement, l'éleveur et sa femme ont changé de visage en voyant le mien.

"Bon, votre veau a tenté de sortir par césarienne, mais tout seul. Il a bien réussi l'ouverture de matrice, même si ça fait plutôt incision de débutant, mais pour le péritoine, les muscles et le cuir, il a merdé. Je vais finir le travail : ouvrir là (je monter le flanc), on sort le veau par le trou qu'il a fait, et je referme tout le bordel. C'est un foutu chantier, il y en a pour deux heures sinon plus, ça peut rater, elle peut mourir de choc (elle fait déjà bien la gueule), ou faire une péritonite dans les jours qui suivent. Le veau, ça devrait aller. Il me faudrait deux seaux d'eau, froide ça ira."

Ils hésitent. A la fois choqués - ils n'ont jamais vu un truc comme ça - et rassurés par mes tentatives humoristiques. Je sais ce que j'ai à faire, je suis sûr de moi, et ils le sentent. Ils me font confiance. Il y a une sensation de puissance étrange dans ces instants. Ce genre de chirurgie, tous les vétos ruraux s'y sont essayés. Avec, je suppose, des succès variés. Ça ne s'apprend pas à l'école, ça ne s'apprend pas tout court. C'est le bordel, on ne sait pas ce que l'on va trouver en ouvrant, on a notre petite boîte de chir' et nos mains, on est tout seul. C'est exaltant. Surtout quand on l'a déjà fait et que l'on sait que ça peut marcher. La première fois que cela m'est arrivé, j'ai du "inventer" cette chirurgie. Depuis, j'ai un peu peaufiné. Ce matin, j'ai enlevé une tique du cou d'un cobaye. Là, la vie d'un veau et d'une vache dépendent de ce que je vais faire. Non que seule ma compétence compte : même en travaillant bien, elle peut y rester. Mais si je ne fais rien, elle mourra.

Le temps que je savonne la bestiole, anesthésie le flanc, ligote les postérieurs et pose une mouchette (dans le désordre), madame est revenue avec des seaux. Je dispose ma boîte de chir', sors mes fils, ma lame. Je me désinfecte les mains, les bras. Explique au monsieur comment tirer le veau, quand je le lui présenterai. Il est nerveux, se roule une cigarette, qu'il rallumera 100 fois pendant la chirurgie, vu le vent.

J'incise, esquive un coup de pied pas trop vaillant et de toute façon bridé par mon huit aux jarrets. Ça a le cuir épais, une salers. je crois que c'est la première fois que j'en ouvre une. Dessous, deux fines couches musculaires, puis la cavité péritonéale. Je repousse la panse vers l'avant, glisse mes bras derrière. L'ouverture est là. Depuis le milieu de la corne gauche jusqu'au vagin. Plutôt rectiligne. Le veau n'est pas trop mal placé pour une extraction. Je sors ses pieds, les tends à l'éleveur, qui place les lacs et, avec mon aide, extrait facilement le bestiau. Le veau est secoué, a du mal à respirer. Un coup d'analeptiques, et ça repart. Je le surveille trois minutes avant de retourner me laver puis désinfecter les mains. C'est maintenant que les choses sérieuses commencent.

Nous sommes sur une petite route de campagne, et l'étable est ouverte du côté de la route. Il y a un passage monstre, avec les élections. Les gens s'arrêtent comme ils s'arrêtaient à la sortie de la mairie, discutent. Il y a des voisins, des vieux, des jeunes, une petite fille de six ans qui voudrait savoir si ça fait mal, et pourquoi le veau tremble comme ça. Elle aussi, elle a froid. Une dame sort une couverture du coffre de sa voiture pour abriter le veau, et enfile son blouson à la petite.

Je suis dans ma chasuble vert poubelle, les bras jusqu’aux coudes dans l'abdomen de la vache. Suture intégralement à l'aveugle, pas moyen d'extraire la matrice, même partiellement. J'appelle ça la suture au doigt : je me pique régulièrement pour bloquer la pointe de l'aiguille. Je serre mon surjet sur mes phalanges, me scie les articulations. Alors que j'écris ce billet, je compte douze coupures et piqures sur mes doigts. Les seules douloureuses sont celles de la deux-trois phalangienne de chaque index. Là où le fil passe quand je serre. Le premier surjet est le plus hasardeux. Le ligament large et les débris de placenta me gênent. La coupure est mal foutue. Con de veau. Il me faut pas loin de trois quart d'heure pour finir ce premier surjet. Pas parfaitement étanche, mais pas loin. Le second, enfouissant, me prendra une petite demi-heure. Du plaisir de faire un surjet en ne prenant que la séreuse et la musculeuse, sans traverser la muqueuse, lorsqu'on ne voit rien et qu'on a les deux bras dans la vache...

Une vieille dame me regarde travailler, souriante. Elle avait des vaches, avant, je ne les ai jamais connues. Ils ne parlent pas politique, aucun. Ils discutent, de la petite du voisin, des brebis, de la pluie, du beau temps, d'un baptême, de l'herbe qui pousse et du veau qui est gros, mais pas tant que ça. Ils parlent de tout, ils parlent de leur essentiel. Ils évoquent le véto qui était là avant moi, et qui est mort. Les Pyrénées sont splendides sous le soleil.

Je me sens utile, même si, finalement, ils ne s'intéressent pas tant que ça à moi.

J'ai fini mes surjets. Un monsieur, le père de l'éleveur, je crois, veut savoir quelle longueur de fil a été nécessaire : 2m50. Il n'en revient pas. Quelqu'un que je n'ai vu ni arriver, ni partir, vient de revenir avec une bouteille de colostrum empruntée au voisin laitier. Sortie du congel' et réchauffée au bain-marie.

Je fais vider un flacon de pénicilline dans l'abdomen de la vache. Plus par habitude que par réel souci d'efficacité, mais ça "parle". Ça aurait aussi bien marché en intra-musculaire. Premier surjet musculaire, second surjet musculaire. Cette fois, ça va très vite. Je suture le cuir, un joli montage à points passés. en esquivant les savates - la peau est toujours mal anesthésiée en fin de chirurgie...

J'ai terminé.

Reste à faire le ménage, m'enlever le sang de tout partout. L'eau des seaux n'est pas froide, elle est chaude. J'en pleurerais de plaisir, moi qui ne suis pourtant pas frileux.

Dans ma voiture, le téléphone chante les messages sur le répondeur.

Les gens sont partis. Mais le veau a toujours sa couverture.

J'explique un peu le post-op' à l'éleveur et à son épouse. Rien de bien compliqué. Ils sont dramatiquement confiants.

C'est une belle journée, même en plein vent.

Sur mon répondeur, un message, un chat blessé. Je pense à la dame avec son chien a la griffe arrachée, quand un chasseur m'appelle : il vient de faire ouvrir un chien au parc... Je donne rendez-vous aux deux en même temps. Le premier arrivé passera le premier sur la table de chir', le second sera hospitalisé. Je rappelle pour le chien avec sa griffe, m'excuse et explique à sa propriétaire que j'ai d'autres animaux à prendre en charge en priorité. Elle l'admet très bien, me demande quelques conseils. Elle ira le lendemain chez son vétérinaire habituel (qui ne fait pas ses gardes...).

A la clinique, je patiente un peu, range quelques papiers, regarde de loin ma 2035. Je me connecte sur Twitter. #radiolondres, et le gazouillis habituel. C'est le printemps.

Le chasseur arrive le premier. Un bon gros chien de chasse qui en a vu d'autres, une belle ouverture à la cuisse. Un petit trou sur l'abdomen. Largement de quoi justifier une anesthésie générale. J'ai le temps de poser mon cathéter et brancher ma perf' quand le chat arrive. Un gros matou manifestement plus qu'à moitié sauvage, avec une vilaine blessure au cou, probablement un vieil abcès percé. Bien dégueulasse. Je discute trois minutes, propose de le castrer en profitant de l'anesthésie. La dame est d'accord - ça lui apprendra à se battre, comme elle dit - j'hospitalise, elle le reprendra le lendemain.

Il est 17h passées et j'ai deux chirurgies qui m'attendent.

J'endors rapidement le gros chien. La plaie à la cuisse ne nécessite presque pas de suture musculaire, mais un drain ne fera pas de mal. Le trou abdo, finalement, ce n'est rien. Une demi-heure de boulot, et je laisse le chien se réveiller en expliquant les traitements et consignes pour la suite.

Il est 18h lorsque je tente d'endormir le chat. Je réussis mon injection, mais en bon gros matou costaud et à moitié sauvage, il essaye de me bouffer, m'échappe et ravage ma salle de préparation, avant de se réfugier sous une armoire. Nous avons laissé exprès l'espace nécessaire à un chat pour se planquer là, pour ce genre de cas. Je tue le temps de l'induction en faisant les soins à mon gros chien hospitalisé, qui continue de défier les pronostics, et en babillant sur twitter.

Pose de cat', perf. Le téléphone sonne à nouveau. Un veau, très mal. J'indique à l'éleveur que je passerai après avoir fini ma chirurgie. Le parage de l'abcès me prends une grosse vingtaine de minutes, la castration cinq de plus. Je remets le chat en cage, vérifie que tout va bien, et je repars.

Le veau est à dix minutes de route de là. Il est 19h20 lorsque je l'examine. Douleur majeure, à en claquer. Une vilaine diarrhée hémorragique, une bonne fièvre. Coli, salmo ou coccidies ? Je pense pour les dernières, mais les fragments de fibrine et de nécrose dans la diarrhée me font douter. Le veau est mal, en tout cas. Dans le doute, je traite pour les bactéries comme pour les protozoaires, prends un échantillon, et surtout, je soulage la douleur. A 19h45, je suis de retour à la clinique, je mets la diarrhée à décanter pour une coproscopie. J'ai le résultat à 20h00. Normal. Coccidiose massive. Jamais vu autant de ces saloperies par champ (zone éclaircie, là, pas moyen de prendre la photo avant d'avoir dilué, ça ne rendait pas, mais l'idée était un peu la même que pour ces coccidies de lapin).

Eimeria bovis

Je ne rappelle pas l'éleveur, de toute façon il viendra demain pour la suite du traitement, si le veau a survécu, ce qui est loin d'être gagné.

Moi, je promène le chien hospitalisé. Un gros cœur de malamut. Nous avons un nouveau président de la république, twitter gazouille tant que je n'arrive plus à suivre, et mon chat opéré de la veille est toujours là, et pète le feu. Celui à qui je viens de parer l'abcès et couper les roubignolles se réveille gentiment.

Je laisse un message aux propriétaires du malamut, et la salle de préparation à la femme de ménage. Dans un état lamentable, j'en suis désolé pour elle, mais je n'en peux plus.

Je referme la porte. Klaxons de joie dans le lointain.

Il est 20h40 quand j'arrive chez moi. Je vais me coucher tôt. Une grosse journée m'attend demain.

dimanche 15 avril 2012

Retirer ses bottes

Il est 6h30, un dimanche matin. C'est une vieille ferme à flanc de montagne, avec une étable à l'ancienne, quatre vaches plus toutes jeunes, un petit troupeau de moutons et un couple d'éleveurs retraités.

C'est une étable propre, qui sent bon la vache, la paille, le foin. Avec des poules sur la crèche et un border collie sur une boule de foin. Un tracteur plus âgé que moi. Un Massey. Rouge.

C'est une maison avec, en façade, une porte d'entrée qui ne sert que le dimanche, et encore : on passe dans l'étable, il y a deux marches, sous l'escalier qui monte à la réserve de foin au-dessus, et ces deux marches permettent d'entrer directement dans la cuisine.

Il est 6h30 et le vieux bonhomme, un genre de Clint Eastwood, grand, mince, avec son béret et ses bretelles, m'a appelé parce que sa vache tourne et retourne, se dilate mais ne fait rien.

- Vous vous levez tôt ! lui ai-je dit au téléphone.
- Mais non, j'y ai passé la nuit !
- Outch, mais vous vous couchez tard ! Enfin j'arrive !

Il ne m'avait pas appelé plus tôt parce que bon, c'était la nuit, mais à force d'attendre, hein, il allait finir par risquer de mourir, le veau.

La vache est une grande blonde. Elle est immense. Placide. Un flegme de break Volvo. Avec un coffre à faire passer n'importe quel veau.

J'enfile ma chasuble, mes gants, je fuis la pluie et me réfugie dans l'étable. Il ferme la porte, celle du bas, pas celle du haut, et nous mettons la bête dans l'axe. Premier bras. la poche des eaux n'est pas percée, je sens un antérieur. Jolie bestiole. Je farfouille un peu, trouve le second, puis la tête. En bas. Et surtout, une jolie torsion, à 180°. L'utérus et le vagin tournent sur leur axe, un demi-tour, et la vache a beau pousser, le veau ne peut pas passer, car les tissus ne peuvent assez se dilater. Le veau est bien vivant, mais, comme d'habitude, je ne dis rien, d'autant que l'on ne me demande rien.

Derrière moi, j'ai entendu la porte de la cuisine s'ouvrir. Madame a refermé derrière elle, elle attend sur la première marche. Elle a son tablier, sa robe qui lui va si bien mais que personne d'autre ne pourrait porter, ce genre de robe et de tablier qui sont comme des uniformes, naturels, évidents. On pourrait se moquer du monsieur, avec son béret et ses bretelles, avec sa chemise à carreaux. On pourrait se moquer de madame, avec ses petites lunettes à cordon et sa robe imprimée. Je crois que j'enverrais sans hésiter le moufle métallique de mon palan dans la figure du premier qui se rirait. Je me sens tellement bien, ici, dans cette petite étable, les bras dans le vagin d'une blonde, un peu de paille dans les cheveux, au chaud, avec ces deux vieux, alors que dehors, il pleut.

Il faut tourner dans le sens des aiguilles d'une montre. Positionner le bras droit est plus facile, mais je manque de force, et ça me casse le poignet. Je ne me suis pas échauffé. Bras gauche, tournant presque le dos à la vache, avec une grande torsion de l'épaule et du dos : oui, mais le poignet souffre encore. Cela dit, dans cette position, je suis plus fort. Bras gauche, retour au droit, par à-coups, tranquillement. Le veau est toujours dans sa poche, et je sais que j'y arriverai. J'alterne, je pousse, je tourne, je bouge. A peine 5 minutes, petit à petit, je trouve le bon rythme, la bonne impulsion, discontinue cette fois-ci. Mon poignet gauche me fait mal. Ça tire sur mes côtes, à droite, dans le dos.

Le veau est revenu dans l'axe, je respire un peu.

On a le temps.

Tout est en place. Monsieur installe le palan, madame va chercher une casserole d'eau. En inox. Pas en cuivre. Ma boîte de réa est là, avec le bazar à césarienne, qui ne servira pas. J'ai mes cordes de vêlage. La vache se remet à farfouiller dans son foin.

Je pourrais m'arrêter là et rentrer chez moi : elle n'a plus besoin de moi. Mais d'une, l'éleveur ne comprendrait pas. De deux, je me boufferais les ongles sans savoir si j'avais raison. De trois, j'ai envie de sortir ce veau.

Alors je replonge mes deux bras jusqu'aux épaules. Chaud, glissant, confortable, avec ce doux et écœurant parfum d'amnios. Je me sens bien. A ma place, à 7h00 un dimanche matin. Dehors, le soleil se lève derrière la pluie. Le border remue sur sa botte de foin.

Un membre, deux membres. Je les saisis fermement, les amène à moi, la maman pousse, sans plus. Tout est en ordre pour la sortie. Le veau est gros, mais il y a la place. La poche des eaux est maintenant percée, elles ruissellent sur la chasuble, coulent sur mes bottes, noient la paille qui emplit le fossé d'évacuation. Tout va bien.

Seconde poche, les glaires, épaisses, filantes, de ce blanc indéfinissable, qui coulent la vie.

J'amène les pieds vers moi, la tête suit gentiment, le front du bébé bloque sur le bassin. Ça va passer, il faudra tirer un peu.

Madame m'apporte les cordes, mes bonnes grosses vieilles cordes de vêlage, passées 100 fois à la machine et à la javel. Je les place autour des canons du veau, bien au-dessus des boulets, et je me suspends, le corps presque à l'horizontal, basculant mon poids vers la gauche, puis vers la droite, les pieds calés dans la rigole. Le veau a tant de force qu'il parvient à me remonter en rétractant son antérieur gauche. Mon poids contre le sien, mes appuis contre les siens. Mais moi je ne suis pas enduit de glaires de vêlage, ou pas trop, et j'en ai eu d'autres avant lui.

La vache est assez dilatée, largement. L'éleveur a pris son temps avant de m'appeler, il n'y a aucun risque d'épisiotomie.

Tout va bien.

Nous accrochons le palan. La vache se couche, pile comme il faut. Monsieur tire, madame fait basculer les cordes, j'accompagne la sortie du "petit". Tout en force, en puissance, une douce violence. Confiance absolue.

Le, ou plutôt la pitchoune finit de sortir, toute étonnée. Couchée sur l'allée centrale, elle respire, un peu sonnée. Sa mère commence déjà à l'appeler, mais reste couchée. Un peu d'eau derrière les oreilles, une grande inspiration, une respiration très bruyante, beaucoup de glaires. Par prudence, on va la pendre. Elle est restée longtemps à l'envers, là dedans. Je noue une corde autour de ses jarrets, monsieur envoie madame chercher une chaise pour pouvoir passer la corde par-dessus une poutre de l'étable. J'enlève, à la main, quelques glaires de la bouche de la vêle.

Elle pose la chaise.

Il prend le temps de retirer ses bottes, et monte sur le siège. Chasse quelques araignées, passe la corde. Je soulève le beau bébé... 50 kg ? Il assure sa prise, fait un tour avec sa corde. Le nez du veau se vide de ses glaires, elle respire bien, nous la redescendons. J'accompagne sa chute sur un matelas de paille, l'éleveur en disperse un peu sur son dos avec sa fourche, pour qu'elle ne prenne pas froid.

Nous relevons la mère, et je réenfile des gants, pour contrôler que rien n'est déchiré.

Tout va bien.

- Vous voulez prendre un café ?
- Ah oui alors, mais d'abord, je vais prendre quelques photos. C'est heuuu... c'est ma sœur qui adore les photos de bébé, c'est bête hein ?
- Oh si j'avais su je n'aurais pas mis de la paille, hein !

Il sourit.

Je mitraille.

On peut avoir 75 ans et apprécier cet instant.

Et ensuite, oui, ensuite, on va aller prendre un café. Mais avant de monter les deux marches vers la cuisine, avant de franchir le seuil, surtout, surtout, je n'oublierai pas de retirer mes bottes. Même si, je le sais, il protestera que ce n'est pas la peine.

Veau nouveau-né

Veau nouveau-né

J'ai laissé quelques photos de plus par ici.

dimanche 12 février 2012

Césarienne, glacée

-8°C
Je fais des échauffements en conduisant. Les personnes qui me croisent doivent me prendre pour un fou avec ce haka sur fond musical de comédies de Broadway, France Musique et panne de mon lecteur CD obligent... Mais rien que ces échauffements me font mal à l'épaule, j'ai peur pour le vêlage à venir.
L'éleveur qui m'a appelé est du genre bourrin. S'il a tiré, il a tiré fort. Si ce n'est pas un siège ou une torsion de matrice, ce sera une césarienne.

Le chemin qui descend à sa stabulation est encore gelé. Je suis les travées, m'arrête devant un box de vêlage. Il a posé des tôles sur les barrières, pour couper le vent délirant qui me transit dès le pied posé hors de la voiture. Une petite blonde. Pas de palan en vue. Il n'a pas tiré. Un bout de placenta pend à la vulve de la vache. Probabilité de veau mort élevée... L'éleveur me confirme mes hypothèses : présentation normale, mais il n'a pas essayé de tirer, le vagin et le col ne sont pas dilatés, le veau est énorme.

J'ôte ma polaire, gardant ma veste sans manche sous la chasuble de vêlage. Le vent est abominable. J'espère que ses tôles remplissent leur office : je ne tiendrais pas 15 minutes dans un froid pareil.

Premier contact avec la génisse : il n'y a pas de place, je peux à peine mettre mes deux bras dans son vagin, la filière pelvienne est ridicule, triangulaire, la symphyse pubienne encore très saillante. Elle a pourtant plus de trois ans. Les antérieurs sont avancés, mais la tête n'est pas engagée. Elle est gonflée, la langue pend. Pourtant, le veau a une discrète réaction lorsque je pince un antérieur. L'éleveur n'a rien vu, je ne dis rien. Je préfère qu'il le croie mort. De toute façon, on va à la césarienne...

Je sors ma boîte de chirurgie, aligne mes flacons en raccourcissant au maximum les aller et retour entre ma voiture en plein vent, et l'abri somme toute très efficace des tôles. Je m'apprête à injecter un tocolytique, pour préparer l'utérus à la chirurgie... mais le flacon est gelé. Enfin gélifié. Ça ne m'était jamais arrivé... je balance tout dans le seau d'eau chaude, apportée avec un jerrican : antibiotique, anesthésique local (lui n'a pas l'air de souffrir du froid), anti-inflammatoire (lui non plus). La bétadine savon est presque solide.

La vache est dégueulasse. Le vent a rabattu la neige dans la stabu, du coup les litières sont humides et les vaches pleines de merde. L'éleveur et son fils estiment que le froid leur ajoute 3h supplémentaires par jour de boulot de dégivrage. Je n'ose imaginer le bordel pour les laitiers, avec les salles de traite à moitié en panne.

J'arrose son flanc d'eau tiède, savonne, rase. Je laisse des gants à l'éleveur, qui devra m'aider à protéger la matrice du poil souillé sur la cuisse, juste à côté. Pas stérile, mais tant pis.

Au moins, la vache est super cool, et n'envisage pas de m'envoyer un pied dans le foie.

Je finis de laver, rince un maximum. Tout est prêt. Je leur ai demandé de tout préparer pour faire de la réa de veau, "au cas où par un miracle il serait vivant".

"Ouais enfin il est mort, doc, c'est une césarienne "pour rien"."

Incision, large vue la taille du bestiau. Évidemment, le veau est dans la corne utérine opposée... Facile à saisir, cependant. J'incise l'utérus, à l'aveugle comme d'habitude. Je vais vite, et pourtant, je suis bien, là, avec le bras dans la vache, à l'abri du vent, emmitouflé de polaire et de plastique. Dans ma poche, le téléphone sonne. Une autre urgence ?

Les cordes sont fixées au veau. La vache fait mine de se laisser tomber, mais l'éleveur a le réflexe de lui décocher un coup de botte dans le nez, elle se reprend. Pas sympa, mais nécessaire : elle doit rester debout au moins jusqu'à l'extraction du veau. Chacun une patte, ils tirent. J'ai prévu assez large pour que le veau "n'accroche pas" en sortant. Trop large, même, de la couture pour rien, tant pis. Je soutiens les épaules et la tête du bébé, accompagne sa chute au sol. Il a une tronche de bouledogue et une langue énorme, avec l’œdème provoqué par son attente dans l'entrée de la filière pelvienne, mais il respire. Vite, nous le suspendons à la fourche télescopique du tracteur, et l'élevons rapidement. Nuage de poussière de paille, que le vent rabat sur la vache. Je me retourne pour regarder ce qui tombe sur la plaie, juste à temps pour voir la vache se laisser choir, courir jusqu'à elle, lui prendre le nez et lui plier l'encolure afin de l'empêcher de basculer du mauvais côté. Les dégâts sont limités, mais pour l'asepsie, on repassera... Je laisse ma place à l'éleveur, le veau se débat, il respire bien. Je lui injecte un simple diurétique, un coup de corticos, histoire d'aider à la diminution de l’œdème. Peut-être pour rien, mais peu importe. Nous le couchons a l'abri d'un muret, dans la paille, au soleil. Il vivra, mais il faudra le sonder, il ne pourra pas téter pendant au moins 48h...

La vache est couchée n'importe comment, plutôt sur le sternum. L'utérus est resté à l'intérieur, mais des bouts de placenta traînent dans la paille. Pas grave, je coupe, j'enlève, puis extraie l'utérus. Sacrée foutue ouverture que j'ai faite ! L'éleveur a enfilé ses gants, je lui indique comment me soutenir la matrice pour faciliter la couture. Ce n'est pas du tout stérile, mais c'est à peu près propre. Au fur et à mesure, j'enlève de minuscules brins de paille déposés sur ou dans l'utérus par le levage du veau... Très vite, nous ajustons nos positions. L'éleveur s'agenouille, le dos vaincu par la position basse et le froid. Je fais de même. La suture se passe bien. Il anticipe et aide de mieux en mieux en orientant les lèvres de la plaie... jusqu'à ce que la vache tente de se relever.

A nous deux, nous protégeons l'utérus, et appelons le fils de l'éleveur, parti dégeler une arrivée d'eau. Minute d'attente crispée, puis nous aidons la vache à se remettre dans une positions plus appropriée. Elle n'est pas capable de tenir debout, de toute façon. Je termine mes sutures utérines, réintègre la matrice recousue, en tenant de sortir un max de saletés, sans en rajouter.
L'éleveur s'est relevé, il observe le veau. Son fils est retourné à sa tâche. Je prépare mes fils.

Lorsque je me retourne, je reste interdis. Une vache du box d'à côté est en train de lécher la plaie de sa copine en passant sa tête entre les barreau, elle a carrément la langue dans le ventre de ma blonde ! Nous avons beau la chasser, elle revient à la charge, attirée par l'odeur de liquide amniotique. Il faudra que le fils de l'éleveur reste contre la barrière, de l'autre côté, pour empêcher qu'elle recommence. Lui ne sera pas à l'abri du vent.

J'ai terminé mes sutures musculo-cutanées, en redésinfectant chaque couche musculaire. Anti-inflammatoires, antibiotiques, et pas juste pour la forme, cette fois.

Je n'avais jamais expérimenté la césarienne avec flacons gelés. J'avais rarement fait un boulot aussi dégueulasse du point de vue de l'asepsie. Jamais une autre vache n'était venue pourrir mon travail... Heureusement que les bovins possèdent une hallucinante résistance à la péritonite.

PS : Mes respects à tous ces vétérinaires ruraux qui bossent en zones régulièrement gelées, ainsi qu'aux éleveurs qui, tous les jours, dégivrent, réparent, bricolent pour contourner les difficultés plus ou moins inédites causées par le froid.

lundi 16 janvier 2012

Sans éprouver, la moindre hésitation

Auto-piégé comme un débutant.

Un vendredi matin glacé, à 30 bornes de la clinique, sur une crête glaciale. Je dois aller retirer des dispositifs de synchronisation de chaleurs à trois vaches. Imaginez un genre de spirale en plastique, que l'on pose dans le vagin de la bête, qui diffuse des hormones. Avec quelques injections bien choisies, elles permettent de déclencher/synchroniser les cycles de vaches pour, par exemple, des insémination artificielles. Et pour ceux qui se posent la question, c'est de la progestérone, des prostaglandines et de la PMSG. Pas des anabolisants.

La plupart du temps, nous allons dans les troupeaux, examinons (ie : palpation transrectale de l'utérus et des ovaires, examen au spéculum du vagin et du col) des vaches, et posons ces dispositifs quand tout semble aller bien mais que "rien ne se passe".

Selon la "technicité" des éleveurs, nous leur laissons gérer la suite, ou nous venons les aider. Là, c'est le second cas de figure.

Il est donc 8h30, il ne gèle pas mais le vent est glacial, il a plu pendant des jours et les prés sont boueux et glissants. J'interviens sur un troupeau qui a été vu par un de mes confrères, chez un éleveur qui ne nous appelle presque jamais. Je découvre. Depuis l'église du village, j'ai suivi la terne Lada rouge de l'éleveur jusqu'à l'entrée d'un chemin, sur le bord d'une route. Malgré mon pull en polaire et mon épaisse blouse en coton, je sens le vent me pincer à travers mes vêtements.

Le bâtiment est juste là, derrière une haie d'arbre, à 20 mètres. J'enfile mes bottes, je prends mes doses de PMSG. J'ai juste à retirer ces spirales et à filer. Il y en a pour deux minutes.

Alors j'emboîte le pas à l'éleveur, profitant du paysage désolé, de l'ambiance uniformément grise et glaciale, le genre de chose impossible à saisir en photo. Et puis la randonnée se prolonge. Le bâtiment à 20 mètres, ce n'était pas le bon. Celui où m'attendent mes "patientes" se trouve 500 ou 600 mètres plus loin. Je marche entre les profondes ornières, choisissant mes touffes d'herbe, en me demandant si l'éleveur ose encore emprunter ce chemin avec son tracteur... Des ronces, un saule, des ormeaux et tout un tas de buissons dont je ne connais pas le nom. Pas un chant d'oiseau, quelques rapaces, et les Pyrénées enfin enneigées en toile de fond.

Elles sont dans un genre de couloir deux fois trop large. Trois blondes énormes, beaucoup trop grasses. Tu m'étonnes qu'elles ne soient pas cyclées. Pas attachées, mais placides. Elles se calent vite contre le fond du couloir, et je soulève la queue de la première, confiant.

Pas de ficelle. Le système de spirale a été raisonnablement bien pensé. Pour enlever ce bazar du fond du vagin de la vache, qui doit bien mesurer ses 30-50 cm de long, il y a une ficelle qui pend. En théorie.

"Il les a coupées ?
- Heu, oui."

Mon confrère a toujours peur que les spirales tombent. Ça arrive. Du coup, pour réduire le risque, il coupe ladite ficelle. "Mes" spirales ne tombent pas plus que les siennes, alors que je ne coupe pas les ficelles, mais bon, il a gardé ses habitudes. Sauf que là, je suis au cul des vaches, à 500m de ma bagnole, je suis vraiment pressé, d'autres visites m'attendent et lui est en congé, et il faut que je vérifie si ces vaches ont encore leurs spirales, et que je les leur retire.

Et comme un con, je n'ai pas pris de gant de fouille, et j'ai déjà de la bouse plein les mains après avoir soulevé la queue de la blonde. Hors de question d'aller mettre une main pleine de merde dans un vagin. Du coup, je demande s'il y a de l'eau. Il y en a. A 100m, direction opposée à la voiture. Une vieille baignoire, avec feuilles mortes et bois flotté, sous un barbelé. Le froid de l'eau est saisissant.

Et me voilà à nouveau, la main rougie par l'eau glacée, mais à peu près propre, à regarder la vulve de cette bestiole, à me dire que la spirale est au fond, que j'ai vraiment pas le temps de me cogner un aller-retour à la voiture pour prendre des gants, je devrais déjà être loin. Alors j'enfonce ma main, puis mon avant-bras, en essayant de ne pas marquer d'hésitation, je sais ce qui m'attend au fond. Au moins, c'est chaud. La spirale est là, avec un genre d'enduit de vaginite blanchâtre autour, visqueux, gluant, comme d'hab. Mais d'habitude j'ai la ficelle pour tirer, et je n'ai qu'à esquiver ce caseum quand je retire la spirale. Une vache, deux vaches, trois vaches. L'éleveur me regarde d'un air étonné. Je râle, pour la forme. Qu'est-ce que j'ai été con de ne pas prendre de gant à la voiture !

Trois injections plus tard, je suis de retour à la baignoire pour me laver les mains à l'eau glacée, sans savon, entre les ronces, les barbelés et de vieux piquets d'acacia penchés, au milieu d'un troupeau de vaches blasées au pied des Pyrénées.

Et, curieusement, je n'échangerai ma place pour aucune autre au monde.

lundi 7 mars 2011

Pétasse

Une stabulation à l'ancienne, bien au chaud alors que la pluie glacée bat les lourdes portes de chêne. Il y a une dizaine, peut-être une douzaine de vaches de chaque côté du couloir central. Nullement perturbées par mon intrusion, elles s'affairent avec le foin odorant que le vieux bonhomme à casquette leur a dispensé "afin de les occuper".

Avec ses bottes, son bleu, sa moustache et sa casquette, il fait la conversation tout seul, parle de la pluie, de la neige, de l'hiver qu'est parti trop tôt mais qui va r'venir en traqu'nard, des jeunes qu'on pu l'courage d'faire des veaux sous la mère mais ils ont bien raison c'est un boulot de con, du voisin qu'a des vaches qui sont tellement maig' que l'vent les fait vaciller, de trucs et de riens. Il meuble mon silence appliqué de véto méfiant, habitué aux réactions de peur des vaches qui n'ont pas l'habitude d'entendre des voix étrangères. Dans mes mains et dans mes poches, il y a l'arsenal du parfait piqueur : tubes sous vides, aiguilles, pistolet à tuberculiner, injecteur automatique pour la microdose. Un vrai soldat, prêt à traumatiser les phobiques des aiguilles.

J'apprécie le parfum de l'étable, sa propreté, son air à la fois immuable et désuet. Son charme ancien. Le papy a saisit une étrille, et entreprend la première des limousines. Qui lève la queue de plaisir sous les coups de brosses. Je n'ai qu'à tendre le bras pour planter mon aiguille, vite et en douceur, de ce mouvement décidé mais patient qui évite l'essentiel de la douleur.

Puis j'avise l'ardoise au dessus de la vache. Un papy brosseur, une étable comme avant, un foin odorant. Et même des ardoises. Presque trop beau pour être vrai. Mâchouillant le capuchon de mon aiguille, de ce mouvement qui me valut à l'époque de m'arracher l'émail d'une incisive, j'abandonne l'ancien et sa vache pour déambuler sur le couloir central. Celle que je viens de piquer s'appelle Soleil. Sa voisine : Tulipe. Puis viennent Pilule, Bastille ou Clémentine. Calice. Tendrette. La Rousse. Pétasse.

"Pétasse ?"

J'ai parlé à haute voix.

"Mais pourquoi Pétasse ?"

Je me suis retourné vers le papy, hilare.

Une douleur fulgurante. Je suis projeté entre deux vaches de l'autre côté du couloir, allongé au sol entre leurs postérieurs que je fuis dans une panique instinctive, cherchant le refuge du passage central pour m'y tordre de douleur.

Pétasse, oui.

J'ai compris pourquoi.

Lorsque je me suis relevé, quelques minutes plus tard, pour finir cette prophylaxie en claudiquant, , je me suis méfié comme de la peste de la dernière vache du bâtiment.

Celle qu'il avait baptisée "Salope".

Cette fois-ci, je ne me suis pas laissé surprendre.

dimanche 21 novembre 2010

Rentabilité de l'élevage bovin

Un petit tableau issu du billet et des chiffres bien réels du blogueur-éleveur Paysan Heureux.

Les explications de PH sur son blog sont très claires et très complètes. Je ne vais pas m'amuser à tout recopier, je vous invite plutôt à le lire, mais, des fois que vous ne fassiez pas l'effort, je tiens à ce que ses explications accompagnent ses chiffres - il serait tellement facile de leur faire dire n'importe quoi. D'une manière générale, je vous conseille sa lecture si vous voulez approcher la réalité de ce boulot de dingue, qui rendit autrefois ces travailleurs aisés, quand, aujourd'hui, on ne les considère plus (parfois) que comme des empoisonneurs mangeurs de primes.

Paysan Heureux - Compta analytique pour la production d'un kg de viande bovine

==> 0.80 € d'achats d'intrants, engrais ou aliments, sachant que je suis très très autonome !
==> 0.65 € d'accès à la terre: le fermage, incompressible !
==> 0.76 € pour tous les services: assurances, vétos, réparations entretien, compta ...
==> 0.62 € comme rémunération du travail avec les charges sociales . Ces dernières ne sont pas calculées sur les prélèvements mais représentent 43 à 44 % du revenu agricole ! Si je prélève 1200 € par mois pour la famille, cela fait une rémunération horaire de mon temps de travail d'environ 6 € de l'heure !
==> 0.60 € pour les amortissements du matériel et surtout des bâtiments ! J'ai des bâtiments anciens et j'achète des tracteurs d'occasion ! Si je devais tout reprendre pour cause de mises aux normes, ce montant serait majoré de 20 à 30 cts au minimum ! Le reste du matériel est globalement ancien et j'emploie du matériel en CUMA ! Là encore, les mise aux normes me posent problème ! Rien que le remplacement des vieux tracteurs par un de 5000 h majorera ce chiffre de 0.13 €. en 2010...
==> 0.20 € d'impôts, de taxes et d'intérêts d'emprunt sachant que là encore je suis au plancher !

Notez qu'il s'agit d'un éleveur dans la force de l'âge, dont les investissements lourds sont derrière lui, avec un beau troupeau de charolaises (des vaches à viande, donc) dans une région propice à l'élevage. Et qui par dessus le marché gère très bien son exploitation, tant d'un point de vue conduite de troupeau, culture que "comptable".

Disons le clairement : non seulement il gagne peu et travaille énormément, mais même dans sa situation "privilégiée", il a passé une année 2009 à perte.

Je vous laisse imaginer le sort des jeunes (donc endettés) éleveurs, a fortiori s'ils ont le malheur de s'être installé dans des régions où la sécheresse ou la pauvreté des sols, ainsi que les dénivellations, rendent la culture et donc l'alimentation des animaux plus difficile (comprendre : plus chère).

Ces chiffres, je les approche tous les jours avec mes clients dont je ne suis pas un comptable mais, parfois, un banquier (les impayés s'accumulent pour certains depuis deux à trois ans), et, en tout cas, un partenaire : je serais un véto riche si mes clients étaient riches. Nous avons fait le choix de ne jamais refuser un appel d'un éleveur, même lourdement endetté chez nous. Nous n'en avons envoyé aucun à l'huissier. Ils n'ont pas le choix, ne peuvent appeler que nous, et nous tenons à cette notion de "service public". Ce volet de "service" était jusqu'à il y a peu, indirectement rémunéré en partie par les prophylaxies, mais elles tendent à disparaître, victimes de leur succès, et ce n'est pas la gestion calamiteuse de la FCO qui peut compenser quoi que ce soit. Au contraire, cette dernière nous a plutôt poussé dans un complexe conflit avec nos clients, en partie relaté dans les billets de la catégorie "FCO" de ce blog. De toute façon, le travail sanitaire du vétérinaire n'est pas là pour financer le reste de son activité !

Mes conseils financiers, comptables et autres, m'indiquent que je ferai bien de cesser mon activité rurale pour améliorer la rentabilité de ma structure, ce qui revient à dire : laisser des éleveurs sans vétérinaire à moins de trente kilomètres (sachant que de toute façon, la plupart des structures vétérinaires de ma région sont grosso-modo dans la même situation).

Finalement, notre objectif devient : se faire plaisir et rendre service sans plomber notre société, c'est à dire sans perdre d'argent sur la rurale. En le disant autrement : ce sont les chiens et les chats qui subventionnent les soins aux vaches et aux moutons dans ma clientèle.

Pour combien de temps ?

samedi 8 mai 2010

Hémorragie utérine

Quinze heures trente.

J'adore cette petite étable, nichée dans un col entre deux collines, juste en contrebas de la ferme. Huit blondes gargantuesques, deux belles génisses, et un joli veau déjà attaché près de sa mère. Un extracteur à fumier parfaitement vidé, de la paille fraîche, un parfum de foin et de vache. Un poil qui brille. Et une grosse flaque de sang derrière ma parturiente du jour. D'emblée, je doute de l'hémorragie utérine. Il est vrai que le veau est énorme, quoique la vache le soit aussi en proportion. Pas étonnant pour un "port" de 3 semaines. Ces bestioles gagnent 800g à 1kg par jour passé dans l'utérus au-delà du terme !

Les éleveurs, qui ont largement dépassé l'âge de la retraite, me regardent d'un air anxieux. On fait difficilement plus impressionnant, comme urgence, qu'une hémorragie utérine. Il m'a fallu huit minutes pour arriver dès leur coup de fil passé, et le vêlage n'a pas plus de vingt minutes. La vache ne souffle pas, ne tremble pas et se comporte normalement, aucun signe d'hypovolémie due à une hémorragie massive. Cette fois, cela va se passer sans gants. Il va me falloir détecter le point de fuite au milieu du chantier de fragments de placenta, d'amnios, de cordon, de cotylédons et de muqueuses plus ou moins enflammées et déchirées.

Exploration à gauche, exploration à droite : pas de déchirure vaginale. On peut donc, a priori, écarter la rupture d'artère utérine, ce monstrueux cordon du diamètre d'un doigt dont la déchirure peut entraîner une hémorragie tellement importante que la mort survient en quelques minutes. Je gagne encore quelques centimètres pour commencer à explorer le col, cette limite presque impalpable entre la granuleuse muqueuse utérine, ses cotylédons et son placenta, et la soyeuse muqueuse vaginale. Un tissu difficile à isoler, difficile à tenir entre les doigts lorsqu'il s'est effacé pour laisser passer le veau, lors d'une dilatation normale. Je ne sens rien, la muqueuse glisse et s'échappe sans solution de continuité. J'avance encore, mes doigts en crochet derrière le col, à la recherche de la source de l'hémorragie. Un cotylédon arraché, pourquoi pas, mais aurait-il pu justifier une telle flaque de sang ? Pas impossible. Je continue à chercher, pour trouver, juste derrière le col, au plafond à droite, une entaille dans la muqueuse et la musculeuse. La couche la plus externe de l'utérus, la séreuse, n'est pas entamée. La déchirure est de petite taille, elle n'est pas sur le col, pas de danger, d'autant que cela ne saigne presque plus.

C'est lorsque je retire mon bras du vagin de la blonde, sous le regard soulagé du couple de retraités, que mon téléphone sonne à nouveau. La clinique.

"C'est chez Pique. Une hémorragie utérine."

Genre... Je dois intervenir pour ce motif une fois par an à tout casser, et j'en aurais deux à moins de vingt minutes d'intervalle ? Et à vingt bornes d'ici, en plus !

Je me rince rapidement, rassure les éleveurs et file en refusant un café. Les pneus vont souffrir !

Ma première hémorragie utérine, je m'en rappelle comme si c'était hier. Comme du cours à l'école véto aussi. Il n'y avait pas grand chose à raconter sur le sujet, mais le prof avait développé la seule partie qui vaille : un savant calcul pifométrique sur le débit de l'artère, sur la pression sanguine et sur le volume sanguin d'un bovin. De quoi nous rappeler que même si la vache pisse littéralement le sang, on a quelques minutes pour intervenir. Les éleveurs le savent bien, de toute façon. Dans le cas d'hémorragie massive, mettre le bras dans le vagin, chercher la source du flot de sang et boucher le trou avec les doigts. Ensuite, appeler. Ne pas être seul. Pour ma première rupture d'artère utérine, justement, le gars était seul dans sa stabu. Il avait gueulé jusqu'à ce qu'un voisin, un parisien retraité dans sa résidence secondaire, l'entende et vienne voir ce qui se passait. C'est lui qui m'avait appelé, tout fier de pouvoir rendre service. L'éleveur avait attendu une heure, il avait du faire masser sa main pendant des dizaines de minutes pour récupérer de sa crampe. Sa femme, qui s'était chargée du massage, se moquait de lui sur le mode "des crampes de la main comme quand t'étais jeune !". Ils avaient une bonne cinquantaine, le parisien avait fait mine de n'avoir rien entendu en se concentrant sur mon travail, et moi j'avais éclaté de rire en jugulant l'hémorragie.

Je me suis garé devant la salle de traite, avisant le petit bonhomme derrière une grande Prim'Holstein, les bras couverts de sang, sa casquette sur le crâne, avec les bottes couvertes de caillots. Cette fois-ci, pas de doute, c'est une vraie.

"Hé Fourrure, ça saigne à gauche, mais j'ai le doigt dans le trou."

Moi, je ré-enfilais une chasuble de vêlage, toujours sans gants, attrapais ma pince à hémorragies utérines fixée à un aimant sur la carrosserie de ma voiture - toujours à portée de main - et disposais du fil, des aiguilles et quelques clamps. L'éleveur s'est retiré tandis que je pénétrais à mon tour, cherchant à tâtons la source de l'hémorragie. Grosse déchirure à gauche, des caillots de sang, un flux indéfini et assez léger, il faut que j'évacue ces premiers caillots pour relancer le saignement afin de mieux en cerner la source. Et là, ça ne rate pas : je gratte à peine avec les doigts et c'est mes bottes qui, cette fois, sont recouvertes de sang. La vache pousse un peu en sentant mes explorations vaginales, mais sans plus. Il me faut une dizaine d'essais pour caler ma pince d'une manière satisfaisante, stoppant net les flots d'hémoglobine. Avec ce genre de tâtonnements, la scène ressemble cette fois au tournage d'un film gore (à savoir, dans les films actuels, le sang ressemble vraiment à du sang - ce n'était pas le cas il n'y a encore pas si longtemps que ça, et ça reste ridicule dans pas mal de séries).

J'ai du sang plein les bras, évidemment, les petits caillots commencent à sécher sur les poils de mes avant bras mais je sens aussi les gouttelettes sur mon visage, dans mon cou, partout. Cette fois, il me faut recoudre. A l'aveugle, faire le tour de l'artère avec du fil, tout en traversant aussi les tissus vaginaux qui l'entourent pour que le nœud ne glisse pas, mais sans prendre trop de tissus annexes pour que ma ligature soit vraiment serrée. Car la pression est telle que le saignement risque de se poursuivre malgré mes nœuds. On m'a toujours dit de laisser la pince, mais j'aimerais, pour une fois, arriver à l'enlever à la fin de mes sutures.

Vingt minutes et un demi seau de sang plus tard, j'abandonne le projet de récupérer ma pince à la fin de l'intervention : malgré mes nœuds, ça se remet à saigner dès que je la desserre. Comme d'habitude, je la noue avec une ficelle à la queue de la vache, pour qu'elle ne tombe pas dans le fumier lorsqu'elle se détachera. Il ne me reste plus qu'à suturer la muqueuse vaginale, avec mes doigts crampés à force de manœuvrer dans un espace aussi étroit, me piquant et me coupant avec les aiguilles, serrant les nœuds sur les jointure des mes articulations, le tout en répondant par l'affirmative aux commentaires du style : "mais vous n'y voyez rien là-dedans Fourrure".

Mais je n'ai pas besoin d'y voir, je sens.

Deux jours plus tard, je reviendrai enlever ma pince, parce que j'en ai déjà perdu deux malgré mes précautions. Je ne m'étendrai pas sur ce jour là, où je pensais passer 5 minutes mais où je suis resté une bonne demi-heure car l'hémorragie a repris de plus belle lorsque je l'ai desserrée - cela ne m'était jamais arrivé, deux jours après. Cette fois, j'ai carrément suturé la pince au vagin, je reviendrai la chercher à l'occasion. J'ai mis un plus petit clamp, et j'ai écris, sur la boîte de césarienne qui est censée le contenir : "manque une pince, cf. Pique 3564".

lundi 30 novembre 2009

Première fois : Tétanie

Un magnifique soleil de juillet.

Une superbe cour de ferme, son herbe verte, sa petite étable et son muret en pierre sèches, ses quatre vaches attachées à la chaîne.

Un papy, avec pipe et béret.

Un veau, un gros broutard charolais, couché sur le flanc, un poil immaculé, des membres tétanisés.

Un jeune véto, à peine sorti de l'école, second rempla, qui tourne autour du bestiaux, ausculte, écoute, manipule.

Je n'en menais pas large. Je me disais justement que je développais l'art de tourner autour du pot, enfin du veau. Ma blouse cachou n'était pas trop propre, mes bottes déjà bien vieillies par les campagnes de pique, mais n'empêche, je ne pouvais pas l'ignorer : là, je ne faisais pas illusion. Et je n'avais aucune idée de ce qu'il foutait, ce veau. Le papy tirait sur sa bouffarde sans piper mot, sa femme observait de loin, par la fenêtre de sa cuisine. A contre-jour, je ne pouvais que la deviner. Le veau roulait des yeux affolés, panse gonflée sans plus, tremblant et soufflant comme un cheval affolé.

Dans ma tête, j'énumérais. Tétanos, méningite, ESB (et puis quoi encore ?), botulisme, tétanie d'herbage, fièvre vitulaire (et pourquoi pas la rage tant qu'on y est ?), nécrose du cortex cérébral, je voyais encore le prof sur son estrade, entamant son cours de petaucasquologie. Expliquant qu'il y avait bien toute série d'entités pathologiques neurologiques chez les bovins, mais que l'examen clinique étant ce qu'il était avec ces bestioles, en général, on tournait en rond autour des probabilités.

N'empêche.

Ça faisait bien une demi-heure que je tournais en rond, justement, en marmonnant pour me donner une contenance (échec avéré), posant et reposant mon stéthoscope ou enfilant mon gant de fouille, constatant et éliminant. Une tétanie d'herbage, forcément. Je n'en avais jamais vu, ça n'avait pas l'air de coller avec mes cours au niveau épidémiologique, mais le reste était encore moins probable. Alors ?

Alors je décidais finalement de passer un coup de fil à un confrère que j'avais remplacé quelques semaines plus tôt, qui me confirma sans hésitation mon diagnostic et orienta mon traitement.

Je décidais finalement de l'expliquer au papy dont le silence et la pipe me mettaient profondément mal à l'aise. Perfusions, injections, une tentative de "il sera debout dans quelques heures" qui se voulait assurée... Assuré du diagnostic, finalement, je l'étais, malgré toutes ces hésitations. Un peu moins sur l'évolution pratique de la chose, mais bon... je trouvais le silence était encore pire que le risque de dire des âneries.

Je finis par oublier le veau.

Quelques semaines plus tard, alors que je remplaçais à nouveau ce confrère, je vis arriver à la clinique un papy, sa pipe et son carnet de chèque. Le visage fermé, le sourcil sévère.

A nouveau, je n'en menais pas large. Je n'osais pas demander. Peut-être venait-il pour autre chose ? Le souci avec les remplacements de courte durée, c'est qu'on ne suit pas du tout les animaux soignés. Le vieux véto qui venait de repartir en vacances avait peut-être eu des nouvelles, mais il ne m'en avait pas parlé. Il faut dire qu'avec mon courage et mon intrépidité, j'avais soigneusement oublié le veau tétanisé. Déjà, il ne m'avait pas rappelé pour m'engueuler. C'était bon signe, non ?

"M'a coûté cher ce veau !
- Oh ben une visite, une perfusion et quelques médicaments..."

Cela ne me semblait pas si cher, sauf s'il était mort ?

"C'est qu'j'ai appelé un autre véto, vous voyez."

Horreur.

Décomposition livide.

Tétanie.

Les dix secondes de silence les plus longues de ma courte carrière.

Il fallait trouver quelque chose à dire.

Au pire, croasser : "ah ?"

"J'ai app'lé l'docteur Dubois, l'est pas un habitué d'chez moi mais l'est là d'puis longtemps.
- Ah ?
- Oui, ben z'aviez raison, alors j'mescuse, pour l'veau l'a dit pareil que vous, tétanie d'herbage, et l'a pas fait plus d'piqure, vu que c'était bon. Mais l'a fallu payer sa visite hein."

Alors la coco, c'est pas mon problème. Tu ne veux pas que je la paye, non plus ?

Du coup, retour de l'assurance et du sourire, un poil crispé quand même. Baisse de rythme cardiaque.

Essayer de ne pas sourire trop largement quand même, histoire de ne pas le vexer.

Et puis, finalement, l'était pas si chère que ça, cette visite...

samedi 7 novembre 2009

Les anneaux anti-tétée

Dans un commentaire, une lectrice m'interpellait sur une pratique, qui, manifestement, la choque. J'ai entrepris de lui répondre comme à mon habitude, mais la chose m'a suffisamment échauffé pour que je transforme le commentaire en billet.

La question :

que pensez vous des boucle antie tete que les paysans mete aux vache pourai ton intdire cela merci

ou si j'ai bien suivi :

Que pensez-vous des boucles anti-tétée que les paysans mettent aux vaches ? Pourrait-on interdire cela ? Merci.

Quand je lis ce genre de questions, je me demande bien pourquoi elle est posée.
Je suppose que l'on imagine qu'il s'agit d'une pratique barbare venue du fond des âges, douloureuse pour l'animal, comme toutes ces choses contraires à la juste prise en compte du bien-être animal.

Mais de quoi parlons nous ?

Anneau anti-tétéeLa photo fait frémir, n'est-ce pas ?
Les boucles anti-tétée sont des espèce d'anneaux que l'on passe dans le nez. Ils sont surmontés de petits picots peu affutés, en nombre variable et parfois fusionnés en une fine plaque. Ces picots de métal sont orientés vers l'extérieur, vers l'avant de la génisse, pas vers le nez ou la peau. Ils ne blessent donc pas l'animal qui les porte, et en plus, comme il s'agit de jeunes adolescentes, ce coquet piercing ne traverse pas la cloison nasale. Deux boucles d'oreille, c'est bien suffisant à leur âge.

A moi de poser une question, chère lectrice : vous êtes-vous demandée pourquoi les éleveurs s'amusent à acheter ces trucs pour les placer sur le nez de certaines de leurs génisses ?

Non ?

Vous en demandez pourtant l'interdiction. Pourquoi ? Parce qu'il y a des picots de métal dessus, que ce n'est pas beau et que ça doit d'une manière ou d'une autre servir à torturer les animaux ?

Passons au vif du sujet : ces coquetteries sont en général placés sur le mufle de génisses sevrées (elles ne tètent donc plus leur mère), animaux qui sont le plus souvent regroupés en lots homogènes. Certaines de ces génisses, dites "téteuses" (il doit y avoir d'autres noms, c'est celui que j'entends ici, avec "tétardes"), ont une tendance marquée à téter le pis de leurs jeunes amies. Copines qui ont, comme elles, quelques mois, et qui dissimulent entre leurs cuisses les délicates promesses des plantureuses mamelles à venir.

Non, les éleveurs n'interdisent pas ces jeux innocents parce qu'ils réprouvent la découverte trop précoce du corps de ces adolescentes à travers l'exploration de celui de leurs alter ego. Les paysans sont gens ouverts et pragmatiques, enclins à laisser faire la nature... tant qu'il n'y a pas de dégâts.

Or, des dégâts, il y en a : en tétant des pis encore secs et fragiles, ces coupables génisses les condamnent à de précoces inflammations et infections qui peuvent entraver le bon développement du pis, voire l'assécher irrémédiablement. Une vache étant élevée pour faire du lait ou des veaux (qui ont besoin de lait...), ces jeux les pousseront donc vers un précoce engraissement, puis l'abattoir.

La tétée n'étant pas douloureuse, les génisses se laissent faire. C'est pourquoi les éleveurs disposent ces anneaux sur le mufle des tétardes : pour le coup, ces baisers deviennent douloureux et peu de génisses apprécient les ébats sado-masochistes. Elles cessent donc de se laisser faire et, repoussant les avances, préservent leur poitrine entrecuisse en devenir.

Et voilà. Ces instruments de torture ne sont donc que de simples appareils qui ne blessent pas la coquette qui les porte, ni ses congénères qui évitent alors la tétée. Ils n'empêchent pas de boire, de manger ou d'exprimer un répertoire comportemental normal.

Je suis donc contre leur interdiction, ce qui répond, finalement, à votre question.

Pour terminer, je voudrais préciser que je n'ai pas par ce billet, chère lectrice, l'intention de vous blesser, de vous humilier ou de me moquer de vous. Vous ignoriez l'intérêt de ces anneaux, mais au lieu de demander à quoi ils servent, vous avez préféré demander leur interdiction, en pensant qu'ils étaient forcément mauvais. En cela, vous réagissez comme nombre de personnes à des choses que vous ne comprenez pas et que personne ne prend le temps de vous expliquer. Pensez simplement à demander ces explications. N'hésitez pas. Continuez à poser ces questions, à moi ou à d'autres, blogueurs ou pas. Paysan Heureux par exemple vous parlera bien mieux que moi de nombre d'aspects de ce métier d'éleveur au sujet duquel tant de croyances infondées circulent, intersection du choc entre une image que l'on voudrait chérir et idéaliser et des informations effrayantes.

Pardonnez moi aussi mon ironie, qui n'est pour moi qu'un moyen de canaliser la colère qu'a fait naître la formulation de votre question. C'est que j'aimerais bien être moins intimidant.

jeudi 15 octobre 2009

Le retour des largages de moustiques en tongs bleues

Morceaux choisis...

- Ouais, mais n'empêche, l'autre jour, il y avait de drôles de nuages de moustiques partout au-dessus des marronniers et dans le ciel, j't'avais jamais vu ça, moi à mon avis s'parce qu'il n'y a pas eu assez de cas alors ils ont largué des moustiques.
- Un coup d'pluie, un coup d'chaud et un vent pas habituel venu du sud, non ?

- Je comprends pas pourquoi on appelle ça la blou tong les brebis c'est la gueule qu'elles ont bleue.
- ...

- Tu vois bien qu'le vaccin il sert à rien il n'y a pas eu de cas sur nos bêtes s't'année, pourquoi on revaccinerait ?
- Parce que c'est le fait d'avoir vacciné l'an dernier qui les a protégées ?

- J'vois pas pourquoi on vaccine les bêtes qu'on exporte vu qu'elles restent pas chez nous ?
- Parce qu'ils ne veulent pas de notre virus là-bas ?

- Tu vois s't'année ils nous ont inventé la grippe du cochon parce qu'on n'a pas cru à la langue bleue l'an dernier

- La FCO il y a 26 sérotypes pourquoi c'est des numéros alors que la grippe y en a plus que 26 et c'est des lettres ?
- Question existentielle, il est vrai. Et puis il y a 24 sérotypes de FCO.

- Moi cette année je vaccine pas et elles sont pas malades, alors que l'an dernier j'ai vacciné et elles ont été malades, alors c'est le vaccin qui rend malade.
- Mon pote, tes brebis ont été malades avant qu'on les vaccine, tu as la mémoire courte.

Oui, c'est véridique. Le second plaisantait, cependant, mais un instant, j'ai eu un doute...

Pour ceux qui n'ont pas suivi, là, on parle de la fièvre catarrhale ovine, ou FCO, qui a ravagé l'élevage français ces dernières années.

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