Retirer ses bottes
dimanche 15 avril 2012, 09:03 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Il est 6h30, un dimanche matin. C'est une vieille ferme à flanc de montagne, avec une étable à l'ancienne, quatre vaches plus toutes jeunes, un petit troupeau de moutons et un couple d'éleveurs retraités.
C'est une étable propre, qui sent bon la vache, la paille, le foin. Avec des poules sur la crèche et un border collie sur une boule de foin. Un tracteur plus âgé que moi. Un Massey. Rouge.
C'est une maison avec, en façade, une porte d'entrée qui ne sert que le dimanche, et encore : on passe dans l'étable, il y a deux marches, sous l'escalier qui monte à la réserve de foin au-dessus, et ces deux marches permettent d'entrer directement dans la cuisine.
Il est 6h30 et le vieux bonhomme, un genre de Clint Eastwood, grand, mince, avec son béret et ses bretelles, m'a appelé parce que sa vache tourne et retourne, se dilate mais ne fait rien.
- Vous vous levez tôt ! lui ai-je dit au téléphone.
- Mais non, j'y ai passé la nuit !
- Outch, mais vous vous couchez tard ! Enfin j'arrive !
Il ne m'avait pas appelé plus tôt parce que bon, c'était la nuit, mais à force d'attendre, hein, il allait finir par risquer de mourir, le veau.
La vache est une grande blonde. Elle est immense. Placide. Un flegme de break Volvo. Avec un coffre à faire passer n'importe quel veau.
J'enfile ma chasuble, mes gants, je fuis la pluie et me réfugie dans l'étable. Il ferme la porte, celle du bas, pas celle du haut, et nous mettons la bête dans l'axe. Premier bras. la poche des eaux n'est pas percée, je sens un antérieur. Jolie bestiole. Je farfouille un peu, trouve le second, puis la tête. En bas. Et surtout, une jolie torsion, à 180°. L'utérus et le vagin tournent sur leur axe, un demi-tour, et la vache a beau pousser, le veau ne peut pas passer, car les tissus ne peuvent assez se dilater. Le veau est bien vivant, mais, comme d'habitude, je ne dis rien, d'autant que l'on ne me demande rien.
Derrière moi, j'ai entendu la porte de la cuisine s'ouvrir. Madame a refermé derrière elle, elle attend sur la première marche. Elle a son tablier, sa robe qui lui va si bien mais que personne d'autre ne pourrait porter, ce genre de robe et de tablier qui sont comme des uniformes, naturels, évidents. On pourrait se moquer du monsieur, avec son béret et ses bretelles, avec sa chemise à carreaux. On pourrait se moquer de madame, avec ses petites lunettes à cordon et sa robe imprimée. Je crois que j'enverrais sans hésiter le moufle métallique de mon palan dans la figure du premier qui se rirait. Je me sens tellement bien, ici, dans cette petite étable, les bras dans le vagin d'une blonde, un peu de paille dans les cheveux, au chaud, avec ces deux vieux, alors que dehors, il pleut.
Il faut tourner dans le sens des aiguilles d'une montre. Positionner le bras droit est plus facile, mais je manque de force, et ça me casse le poignet. Je ne me suis pas échauffé. Bras gauche, tournant presque le dos à la vache, avec une grande torsion de l'épaule et du dos : oui, mais le poignet souffre encore. Cela dit, dans cette position, je suis plus fort. Bras gauche, retour au droit, par à-coups, tranquillement. Le veau est toujours dans sa poche, et je sais que j'y arriverai. J'alterne, je pousse, je tourne, je bouge. A peine 5 minutes, petit à petit, je trouve le bon rythme, la bonne impulsion, discontinue cette fois-ci. Mon poignet gauche me fait mal. Ça tire sur mes côtes, à droite, dans le dos.
Le veau est revenu dans l'axe, je respire un peu.
On a le temps.
Tout est en place. Monsieur installe le palan, madame va chercher une casserole d'eau. En inox. Pas en cuivre. Ma boîte de réa est là, avec le bazar à césarienne, qui ne servira pas. J'ai mes cordes de vêlage. La vache se remet à farfouiller dans son foin.
Je pourrais m'arrêter là et rentrer chez moi : elle n'a plus besoin de moi. Mais d'une, l'éleveur ne comprendrait pas. De deux, je me boufferais les ongles sans savoir si j'avais raison. De trois, j'ai envie de sortir ce veau.
Alors je replonge mes deux bras jusqu'aux épaules. Chaud, glissant, confortable, avec ce doux et écœurant parfum d'amnios. Je me sens bien. A ma place, à 7h00 un dimanche matin. Dehors, le soleil se lève derrière la pluie. Le border remue sur sa botte de foin.
Un membre, deux membres. Je les saisis fermement, les amène à moi, la maman pousse, sans plus. Tout est en ordre pour la sortie. Le veau est gros, mais il y a la place. La poche des eaux est maintenant percée, elles ruissellent sur la chasuble, coulent sur mes bottes, noient la paille qui emplit le fossé d'évacuation. Tout va bien.
Seconde poche, les glaires, épaisses, filantes, de ce blanc indéfinissable, qui coulent la vie.
J'amène les pieds vers moi, la tête suit gentiment, le front du bébé bloque sur le bassin. Ça va passer, il faudra tirer un peu.
Madame m'apporte les cordes, mes bonnes grosses vieilles cordes de vêlage, passées 100 fois à la machine et à la javel. Je les place autour des canons du veau, bien au-dessus des boulets, et je me suspends, le corps presque à l'horizontal, basculant mon poids vers la gauche, puis vers la droite, les pieds calés dans la rigole. Le veau a tant de force qu'il parvient à me remonter en rétractant son antérieur gauche. Mon poids contre le sien, mes appuis contre les siens. Mais moi je ne suis pas enduit de glaires de vêlage, ou pas trop, et j'en ai eu d'autres avant lui.
La vache est assez dilatée, largement. L'éleveur a pris son temps avant de m'appeler, il n'y a aucun risque d'épisiotomie.
Tout va bien.
Nous accrochons le palan. La vache se couche, pile comme il faut. Monsieur tire, madame fait basculer les cordes, j'accompagne la sortie du "petit". Tout en force, en puissance, une douce violence. Confiance absolue.
Le, ou plutôt la pitchoune finit de sortir, toute étonnée. Couchée sur l'allée centrale, elle respire, un peu sonnée. Sa mère commence déjà à l'appeler, mais reste couchée. Un peu d'eau derrière les oreilles, une grande inspiration, une respiration très bruyante, beaucoup de glaires. Par prudence, on va la pendre. Elle est restée longtemps à l'envers, là dedans. Je noue une corde autour de ses jarrets, monsieur envoie madame chercher une chaise pour pouvoir passer la corde par-dessus une poutre de l'étable. J'enlève, à la main, quelques glaires de la bouche de la vêle.
Elle pose la chaise.
Il prend le temps de retirer ses bottes, et monte sur le siège. Chasse quelques araignées, passe la corde. Je soulève le beau bébé... 50 kg ? Il assure sa prise, fait un tour avec sa corde. Le nez du veau se vide de ses glaires, elle respire bien, nous la redescendons. J'accompagne sa chute sur un matelas de paille, l'éleveur en disperse un peu sur son dos avec sa fourche, pour qu'elle ne prenne pas froid.
Nous relevons la mère, et je réenfile des gants, pour contrôler que rien n'est déchiré.
Tout va bien.
- Vous voulez prendre un café ?
- Ah oui alors, mais d'abord, je vais prendre quelques photos. C'est heuuu... c'est ma sœur qui adore les photos de bébé, c'est bête hein ?
- Oh si j'avais su je n'aurais pas mis de la paille, hein !
Il sourit.
Je mitraille.
On peut avoir 75 ans et apprécier cet instant.
Et ensuite, oui, ensuite, on va aller prendre un café. Mais avant de monter les deux marches vers la cuisine, avant de franchir le seuil, surtout, surtout, je n'oublierai pas de retirer mes bottes. Même si, je le sais, il protestera que ce n'est pas la peine.
J'ai laissé quelques photos de plus par ici.
Commentaires
Vêlage à l'aube le dimanche : les contraintes et les joies du vétérinaire en même temps. Merci pour ce joli billet qui sent bon la paille chaude !
A te lire,j'y étais presque, avec l'odeur du liquide, la paille, le béret et la robe imprimée. Plein de souvenirs qui remontent.
Merci pour ce joli matin de dimanche.
Merci pour cette aube magique.
Merci pour ce beau moment que vous nous faites partager.
(Tout juste hier, j'ai eu cinq naissances félines à la maison. Pas trop faciles, j'ai pensé à votre billet "Au secours, ma chienne met bas !" (ça vaut assez bien pour une chatte semble-t-il) et vous m'avez aidée sans le savoir. Pour cela aussi, je vous remercie.)
J'ai retrouvé dans ce billet les souvenirs de mes vacances dans le hameau où nous louions une maison. Là bas, les veaux naissaient aussi dans cette atmosphère familiale et ensuite nous allions manger de grandes tartines beurrées en buvant du café délayé dans le lait écrémée de la veille.
Bin d'accord je suis un garçon facile. Mais un dimanche matin, lire la vie de la sorte, ça m'emeut... Merci de nous faire partager l'amour de ton métier. J'aime beaucoup ta façon de raconter les histoires, à l'écrit comme à l'oral... Merci aussi pour ces photos, ça donne encore plus de magie à la scène...
Toutetrien / dolooms
Ça me rappelle des souvenirs d'enfance aussi ^^'
La ferme de mes cousins où nous allions souvent le Dimanche et quand il y avait un vêlage, les 3-4 gamins que nous étions s'installaient dans un coin de l'étable en tant que spectateur et prêts à courir partout pour aller chercher quelque chose ^^
Beau billet! merci
... un jour j'en verrai un, un jour!
Merci pour cette belle histoire, ça me fait chaud au coeur, la naissance, votre passion et l'ambiance rurale.
Je ne connais rien sur la vétérinaire rurale, mais sur votre site 'apprends pleine des choses.
Je le lis tous le jours et j'apprécie énormément.
C'est clair que votre vie, c'est la passion pour votre superbe travail!!!
tout ça à un gout de madeleine de Proust :) Très poétique en ce Dimanche
J'aime bien ce genre d'intervention ... des éleveurs qui ont fait 10 fois plus de vêlages que moi au cours de ma courte carrière, et qui pourtant ne se permettront jamais de remettre mon jugement en question même si la situation se complique. Ce sont aussi les derniers à s'excuser de nous déranger un dimanche et quand on arrive, il y a une table, les seaux d'eau chaude, les torchons ...
Difficile de refuser un café à Mme qui doit avoir 3 fois mon age et pourtant m'appelle toujours Dr voire M le Dr et jamais par mon prénom ! Et biensur, hors de question d'enlever les bottes, même si je le fais à chaque fois !
C'est très très beau toute cette ambiance... c'est pour tout ça que je voulais faire véto, avant, quand j'étais jeune ;-)
J'en suis toute émue... Quel beau moment!
Merci d'avoir partagé ça avec nous!
Rhooo menteur (^^)
Très beau comme toujours.
C'est un très beau moment! Et si bien rendu que je me trouvais un peu dans l'étable avec vous.Merci
Voilà une belle histoire qui fait qu'on se sent bien après. Toujours un plaisir de vous lire, c'est si bien raconté!
de belles bien photos de ce couple veau-vache ! merci pour ce récit.
ouhaou c'est magnifique !!
pour une fois que vous nous racontez un vêlage qui se passe bien et sans grande catastrophe ;) !!
un réel bonheur
Elle est trop mignonne !
Beau travail à tous les 4 (voire 5 mais il est rarement là lui =D)
Joli billet;
Joli bébé !
Merci pour ce texte illustré doc :)
Belle histoire ! Et des photos attendrissantes (mes premières, d'habitude, je vois des nouveaux nés à la maternité)
Comme d'habitude, je suis émue par ton billet. C'est vrai qu'on s'y croirait, au chaud dans l'étable, puis à la table des vieux avec le café.
J'me demande bien parfois comment la nature ferait sans l'homme ;-)
Très belle histoire ! Merci de nous avoir fait partager ce moment "vachement" sympa ;-)
Si un jour vous voulez changer de couleur de veaux, je serai très très heureux de vous offrir le café !
Fourrure :
Promis si je passe par chez vous je m'arrête.
Personne n'écrit aussi bien que vous sur les animaux, en tout cas sur la toile, c'est beau merci.
épatant ce billet. La Vie, quoi.
L'amour d'un métier, le respect de l'autre, animal et humain.
Jamais voulu être véto, m'en fous un peu des bestioles, en gros, même "mon" chien est un élément du paysage (pas bien !), mais votre blog est en passe de devenir une lecture obligatoire chez moi. Trop rare, les vrais humains, pour s'en passer.
Merci.
Je suis d'accord avec @PasBêtes, vous avez encore écrit un magnifique article "qui sent bon la paille". Quel beau métier ! Hâte de lire votre prochain billet ;-)
Une très belle histoire, une fois de plus ! Merci (très émouvant)
Il est trop mimi ce veau! Et quand je pense qu'il finira surement dans nos assiettes...
En lisant cet article et en voyant ses photos je comprends pourquoi tant d'enfant veulent être vétérinaire!
Tout d'abord un énorme merci pour ce magnifique billet !!!
J'ai découvert ce blog tout à fait par hasard, et je suis conquise.
Je viens de vivre un beau moment grâce à vous...
C'est bien écrit, et avec juste la dose d'esprit qu'il faut, rien d'arrogant ou de pompant.
A la fin de ma lecture un seul mot m'est apparu : BEAUTÉ.
Je viendrais vous lire régulièrement et j'irais aussi, dans vos archives à la rencontre d'autres personnages tels que cette dame et son mari, et d'autres aventures...
Merci encore
PS : les photos du bébé de 50 kg sont tout aussi touchante que votre texte :)
merci, merci pour ce si joli billet,
je ferme les yeux et je sens l'odeur du foin, des vaches et de Biloue, le Border de mon grand-pere qui dormait elle aussi dans la creche avec les vaches, cela fait 25 ans de cela, et à vous lire, c'était hier......MERCI.
Merci Doc de partager ce beau moment avec nous.
Visiblement, comme beaucoup de vos lecteurs j'ai eu la chance de pouvoir assister et participer à un vêlage, alors forcément, ça rappel des souvenirs!
Ah et merci pour l'illustration de la bébé et sa maman ^^
La deuxième photo est vraiment très belle! Vous avez su saisir cet instant entre deux être qui se découvrent!
Magnifique.
J'ai senti les larmes monter en lisant ce texte superbe. Quel beau moment, la vie est un miracle. Je n'ai jamais assisté à un vêlage. Celui ci pourrait être dramatique mais on ressent une extreême sérénité, comme si la vache vous faisait entièrement confiance. C'est sportif, vétérinaire en campagne.
Magnifique ! j'ai eu les larmes aux yeux en lisant ce récit. C'est sportif, vétérinaire en campagne. On sent une grande sérénité alors que le vêlage n'a pas été facile.
Les photos sont splendides. La nature console de bien des choses.
Trés émouvante cette histoire. J’espére que ça ne vous dérange pas que je l’ai partagé sûr mon Facebook.
Que c'est meuuuuuhgnon ! :D
C'est trop mignon !!! ;) Merci pour toutes ces belles photos !!
Magnifiquement racontée ! J'aurais adoré être vétérinaire. Quel beau métier.
C'est tout simplement beau! Et oui on peut avoir 75 ans et apprécier ce genre de moments!
magnifique billet merci
Que c'est beau de vous lire! Cela me rappelle pas mal de souvenirs, les larmes me montaient aux yeux en parcourant votre texte, même si j'ai arrêté la rurale... En fait, c'est ce genre de moments là, avec cet air toujours étonné de sortir au grand air et tout naïf du veau nouveau-né, que je regrette le plus. Et c'est vrai qu'après un bon vêlage (ou une bonne césarienne c'est selon), les éleveurs ne manquent jamais d'offrir le café, qu'on accepte parce que c'est toujours un moment de partage simple et réconfortant, comme un instant où le temps est suspendu...! ce sont des moments "vrais".
Je passe de temps en temps ici (je reviendrai plus souvent ! :))
Mon grand père possédait une petite ferme comme ces gens, j assistais aux vélâges chaque fois que possible. Des souvenirs sont remontés. ... j ai choisi cette profession, mais je me suis tournée vers les 'petits animaux'
Merci pour les bons souvenirs. :-)
le miracle du net et des liens, et lire ce magnifique blog ! dans vos journées, peut-être trouverez-vous le temps d'aller regarder une émission de la tsr, passe-moi les jumelles, un magazine sur la suisse et son monde. dans une émission consacrée aux sorciers (sisisi!) un éleveur, un peu radiesthésiste sur les bords et sur ses vaches, et qui pratique un vélage. c'est vers 20', même si on le voit çà et là dans le reportage. juste pour vous donner une idée de nos éleveurs dans nos vallées reculées ! c'est ici : http://www.rts.ch/emissions/passe-m... merci encore pour votre regard, votre ton, vos réflexions, votre dévouement, et votre respect pour les bêtes et les hommes.