Le siège
samedi 23 mars 2013, 20:48 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
- Il y a un vêlage, chez Fernandez. Une première, elle pousse depuis 9h.
Il est 11h15. J'achève une consultation, je croyais pouvoir écrire quelques compte-rendus. Ce sera pour ce soir. Mon confrère est sur une chirurgie de chien à sanglier, quelque part entre deux muscles de la cuisse. Je n'ai pas bien vu, j'ai juste aperçu les traces de sang laissées par le chien traîné sur notre carrelage. Décoration vite effacée par la serpillière de notre ASV.
Dans sa cage au milieu du couloir, au croisement des salles de consultation et de chirurgie, la césarienne se remet doucement.
Je viens d'enchaîner 7 consultations. Otite, kératite pigmentaire, abcès dentaire, syndrome brachycéphale, vaccin, coryza, revaccin. Plus les conseils aux clients, éleveurs ou "simples" propriétaires de chien à l'accueil. J'ai appelé un confrère pour un chien vu en urgence cette nuit, habituellement suivi chez lui. J'ai eu les infos que je souhaitais auprès du fabricant d'un médicament peu utilisé. J'ai appelé un propriétaire anxieux pour lui annoncer les excellents résultats de l'anapath' de sa chienne. Avant midi, j'avais prévu deux visites à domicile, l'une pour un chien qui tousse - il attendra - l'autre pour une glycémie. A domicile, parce qu'à la clinique, ce couillon de chat se fait des hyperglycémies de stress qui rendent caduque tout espoir de courbe de glycémie.
Depuis 9h ? Elle peut attendre un peu, alors. Le chat diabétique est sur le chemin, j'y passe en vitesse en demandant à mon ASV de l'appeler, histoire de ne pas être retardé. En démarrant, je vois une femme descendre de sa voiture avec un berger allemand boiteux. Elle n'avait pas pris rendez-vous, elle. Elle attendra. Ou elle reviendra plus tard.
8 km de petites routes, pour achever l'escalade d'une colline sur un chemin de terre cahoteux. Il y a trois ans, le passage était impraticable, il fallait faire tout le tour de la colline. L'éleveur a tout ré-empierré, je passe désormais sans difficulté.
Les prunus sont en fleurs, les forsythias aussi. Barres de flocons jaunes sur piquets bruns. Je me gare avant le terrain défoncé qui mène à la vieille étable. Il y a un putain de magnifique soleil, et ce contraste entre le vert de l'herbe nouvelle et le bleu profond du ciel, sur fond de Pyrénées enneigées... L'éleveur me salue de loin, il a l'air de galérer en essayant d'attraper sa vache. Je prends ma trousse de vêlage, saisis mes gants de fouille, une chasuble, une bouteille de gel lubrifiant. Il me rejoint à cet instant.
- Je vous prends un truc ?
- Si on a besoin de plus, c'est que c'est une césarienne.
- Déconnez pas hein ?
Une première. Une jolie blonde de 500 kg, bien charpentée, à l’œil, trois ans, ou trois ans et demi. Pas trop de ventre, pas perturbée. Elle tourne dans l'enclos aménagé dans l'étable, nous amuse 5 minutes avant de se faire prendre à la corde et attacher à une poutre. Bien bas, si elle tombe. Pendant ce temps, un con de veau de deux jours escalade une mangeoire.
J'enfile mon costume de super-véto, la chasuble-sac-poubelle-vert, les gants de fouille orange. L'éleveur se tient à côté de la vache, maintenant la queue. La vulve n'est pas très dilatée. J'écarte les lèvres, m'enfonce doucement. La chaleur, tout doucement. Je passe le col, grand ouvert. Déjà, ce n'est pas une torsion. Ma main a cette position semi-relâchée qui l'amène à suivre les plis lorsque la matrice tourne sur elle-même. Là, elle reste bien droite, et je plonge, jusqu'à l'épaule. Je passe une bride, très tendue. Torsion post-cervicale ? Non, j’atteins le cul du veau. Un siège. De toute façon, vus les commémoratifs, c'était l'une ou l'autre.
La vache n'a pas encore fait de vrai effort de poussée. Le veau est vraiment loin. Il n'est pas très gros. Il est juste... normal. Juste comme il faut pour ne pas m'inquiéter. J'ai de la place pour travailler, tout cet espace entre le bassin du veau et celui de la vache, nécessaire et suffisant pour déployer les membres arrières du bébé. Je balaie doucement, essaie de comprendre la place de chaque chose. Les pieds, très loin. Les jarrets à portée. Ce con de veau est dans la corne gauche, mais il a un pied dans la droite. Bizarre. Pas grave. Je cherche le cordon ombilical, je ne le trouve pas.
J'invite l'éleveur à mettre le palan en place. Il n'y aura plus besoin d'y penser, après, si l'on a besoin de lui. Je lui indique également de préparer une corde pour suspendre le veau. Le risque qu'il boive la tasse, vue sa position, est vraiment important.
Je balaie doucement l'intérieur de l'utérus. Avec un bras, puis avec l'autre. J'abandonne les gants, je veux sentir chaque détail de texture. La fermeté de l'utérus, la suavité des membranes amniotiques déchirées, la tension, la dureté du cordon. J'ai assez de place pour faire une bonne réduction de siège, et la vache pousse peu. C'est rare, d'aussi bonnes conditions. Il ne reste qu'un seul véritable écueil, le risque de prendre le cordon dans un postérieur lorsque je le déploie. Imaginez : c'est comme si le veau était debout dans le ventre de sa mère. Il présente sa queue, et uniquement elle, au col utérin et au vagin. Son cordon est sous lui, bien entendu, mais où se fixe-t-il ? Vers l'avant, comme souvent, auquel cas il n'y aura aucun risque ? Ou vers l'arrière, comme parfois, auquel cas il pourrait se retrouver derrière un des membres postérieurs du veau, au moment où je les ramènerai vers le vagin ? La tension et la compression sur le cordon, lors de l'extraction, signeraient alors la mort du bébé... J'examine attentivement chacun des lambeaux qui flottent dans l'utérus. Il y a un bout de placenta déchiré qui m'inquiète quelques secondes, mais pas de poul : ce n'est pas le cordon. je cherche un jarret. Le gauche d'abord, le plus facile d'accès. Je le remonte doucement.
Il y a un silence parfait dans l'étable. Je ne parle pas, l'éleveur ne dit rien non plus. les vaches sont muettes. Seul ce couillon de veau de deux jours, celui de la vache d'à côté, s'appliquer à foutre le bordel en se prenant les pieds dans le palan. Mais même lui nous épargne d'éventuels appels paniqués.
Je change de bras, plusieurs fois. Je travaille doucement, j'accompagne les poussées maternelles, abandonnant ma manipulation pour mieux la reprendre lorsque l'utérus, qui se relâche, laisse replonger le bébé. Par petites tractions, j'amène le jarret au plafond, le sabot au plancher. C'est maintenant qu'apparait le risque de déchirer l'utérus de la mère, si la pointe du jarret ou la pointe du sabot se plante dans la muqueuse lors d'une contraction. J'accélère, coiffant le sabot, faisant glisser le jarret, jouant sur les bras de levier. Il me faut deux essais. J'amène la première paire d'onglons au vagin. Je n'ai pas emprisonné le cordon.
Je souffle un peu. Pas d'épreuve de force, cette fois-ci. Juste de la technique, de l'expérience. Le plaisir de voir la facilité acquise avec les années, maintenant que je n'ai plus à tâtonner, à réfléchir à chaque mouvement imprimé, pour essayer d'anticiper sur la suite des opérations. Je replonge. A chaque contraction, la vache expulse ses eaux qui ruissellent sur ma chasuble. Encore, toujours, ce délicieux parfum douceâtre, celui du sang et de l'amnios. La respiration de la mère est saccadée, entrecoupée de plaintes discrètes, à chaque fois qu'elle tente une poussée. Je plonge, je saisis le jarret, commence à le remonter, le bascule afin d'amener sa pointe vers l'extérieur, le pied vers l'intérieur, elle va pousser, je relâche, je recule, je replonge, je reprends, je remonte, je bascule, elle repousse, je relâche, je maintiens, elle repousse, elle relâche, je reprends, je coiffe l'onglon, le fait glisser sur le plancher utérin, je relâche, protège le plafond de la pointe du jarret, car elle repousse, puis relâche, cette fois, c'est la bonne, je reprends, je recoiffe le pied, je bascule, je ramène. Deux paires d'onglons entre les lèvres vulvaires.
Je saisis le vagin, malaxe et soupèse. Pas de bride hyménale, pas énormément de place, mais cette excellente consistance de pâte à pain, ferme et élastique, épaisse, solide, qui inspire confiance. Ça passera, sans épisio. Le col est encore perceptible, mais le veau n'est pas gros. Je fixe les cordes aux pieds du veau, prépare ma lame - on ne sait jamais, s'il faut couper.
Tension.
L'éleveur tire sur la palan, juste assez pour maintenir une force sans équivoque sur les cordes, mais pas assez pour faire avancer. La vache pousse, et se laisse glisser. L'éleveur relâche, je fais glisser les membranes, rétracte la vulve dilatée, ça va passer ! Tirez ! Les cuisses, la queue, le bassin, et puis, d'un coup, la délivrance, une corde glisse mais peu importe, le veau chute sur le fumier, je vide le cordon d'un geste rapide, le con de veau de deux jours trébuche sur ma boîte de vêlage et envoie tout valdinguer, le nouveau-né respire, nous le suspendons. Une traction, deux tractions.
Il respire. Calmement. Les glaires s'échappent. Un seau d'eau glacée. Il secoue la tête.
La mère est paisible. Ou plutôt, juste épuisée. Mais pas déchirée. Le vagin est parfait, le col, intact. Elle ne va pas tarder à se relever. Nous allons juste l'accompagner. Redescendre son nouveau-né.
Notre boulot est achevé.
Commentaires
Je n'ai rien compris à la manœuvre, persuadée que tu tentais de le retourner. Au final, il s'agissait "juste" d'abaisser les pattes arrières ? Les veaux c'est pas comme les bébés, ils peuvent pas naître en siège décomplété alors ? ou c'est parce qu'on peut pas les tirer par la queue ?
Le constat est évident, je n'y connais rien en vêlage...
Fourrure :
Par abaisser, tu veux dire relever ? Hum...
J'espérais être à peu près clair, c'est raté. Non, on ne sortira pas un veau le cul le premier : il faut absolument que ce soit les pattes en premier. D'où la manœuvre ici, à bout de bras au fond de la vache (vraiment à bout de bras, puisque j'ai la tête contre le cul de la vache, du cou).
C'est juste de la mécanique. Très dure à expliquer, mais évidente quand on a le bordel dans les mains (enfin, si on n'est pas trop mauvais en mécanique et en visualisation dans l'espace).
Ouah! quel suspens!
moi j'ai trouvé qu'on suit bien la manœuvre.
J'ai beaucoup aimé ce texte, qui mêlait technique et, pour moi ,émotion. Je ne sais pas si c'est la fatigue mais voir quelqu'un utiliser les termes "mère" et "bébé" pour des animaux, alors même qu'on voit tous les jours des gens s'en foutre, m'a touché, merci.
Eh beh, chuis bien contente d'être sage-femme, moi!
Merci pour ce billet!
on s'y croirait!
Ni sage-femme, nullipare, totale incompétente en agriculture, j'ai lu ce billet comme on regarde une grande production hollywoodienne ou plutôt comme on suit une "installation" artistique. Toutes ces textures, ces connivences et ces ambiances, c'était fantastique!
A propos d'ambiances, et parce que je suis une mémère à chat, je retiens que le stress peut fausser les mesures de glycémie chez ces grands émotifs.
Moi aussi je dis encore Merci Docteur !
Merci pour ce joli billet!
Pour M'âme 10lunes:
Vêlage position antérieure (classique, disons!)
Si tout va bien, on voit arriver à la sortie deux bouts de pattes (je veux dire, les sabots, hein!) et 15-20cm plus loin, un joli museau bien rose (ou noir des fois...) Si on va y voir avec la main avant que ça sorte, attention les dents: ça coupe!
puis, la vache pousse et schlafff! elle vous balance un petit plongeur... des fois, y'a l'utérus qui se retourne comme une chaussette juste après la sortie des pattes postérieures du veau, mais, ça, c'est une autre histoire à la Fourrure... (J'en ai des goûteuses dans le genre...)
Si c'est un peu gros (mais pas trop) ou bien pas assez dilaté, on met une corde à chacune des pattes avant, une qui passe derrière les oreilles (du veau, bien sûr) et on tire! Schlafff aussi!
Et pis y a la "présentation postérieure"
Premier cas, classique et donc pas dystocique à mon avis, le veau est dans l'autre sens, c'est à dire, sa tête tournée vers l'avant de la vache, donc au fond de l'utérus, et il sort 20 à 30 cm de pattes arrière à la vulve, la plante des sabots dirigée vers le haut cette fois, (j'ai pas dit, mais dans le premier cas, elle était dirigée vers le bas, bien sûr)
Si on y "met la main", on rencontre, dans l'ordre, les jarrets, les cuisses, et au loin, la queue avec le trou d'balle juste en dessous...
Rigolez pas, ça a son importance puisqu'en y introduisant un doigt délicat, on apprécie si le veau est vivant ou pas... Ca n'est pas sale!!!
Bon, si madame LaLune visualise, on va compliquer un peu:
Dans le cas qui fait l'objet du billet, on est en position dite "postérieure", mais au lieu d'avoir les deux pattes en extension vers l'arrière, ce petit coquin se les est rabattues bien à plat sous le ventre, les sabots à toucher le sternum...
Vous visualisez, là??...
Du coup, rien ne sort, et si on y met la main, on trouve: la queue, le troudballe qui va dessous, et la pointe des fesses de chaque côté! Ca fait un beau bouchon bien rond qui ferme complètement la partie antérieure du bassin de la vache!
Alors, faut déplier pour être ramené au cas numéro deux!
Tout l'art de l'obstétricien est dans cette pratique du dépliage qui nécessite:
Des muscles
Des bras les plus longs possible
Un minimum de coopération de la parturiente qui doit être
debout
calme
ne pas pousser comme une folle chaque fois qu'on y tripote les intérieurs!!!
Voilà le cas qu'on aime, classique, rapide, élégant...
Pis, des fois, y'a des variantes...
Veau basculé sur un côté qu'il faut redresser avant le dépliage..
Veau mort et mou (pas trop chiant en général)
Veau mort et raide!! Ca se corse...
Veau mort, raide et pourri!! Corsé et ça pue en plus..
Veau mort raide et utérus cartonné complètement resserré sur la bestiole...
Bref, on ne s'ennuie pas, surtout si l'éleveur a attendu les 2 ou 3 heures du matin avant de se demander pourquoi la vache elle tourne en rond dans sa case, sans rien qui sort...
Toujours autant prise dans la lecture de votre blog... Passionnant à lire ce billet...
(et au passage, si jamais un jour vous avez envie de revenir sur la kératite pigmentaire, je ne serais pas contre ^^ )
C'est pas pour dire mais quand c'est Rollin_Delay qui explique, ben je comprends tout ! Et donc chez les vaches, c'est siège complet ou rien. Leur bassin sont bien moins compliants que les nôtres finalement !
Magnifique billet!
J'avoue que moi aussi j'ai mis un peu de temps avant de comprendre qu'il s'agissait de basculer les pieds vers l'arrière, mais même si le langage technique est un peu compliqué, c'est tellement bien écrit et avec tellement de suspense que j'en retenais mon souffle!
Bravo pour le vêlage et pour cette note, vous lire est toujours un plaisir! :)
Moi j'ai tout vu, tout compris !
Merci, un vêlage comme ça qui va "tout seul" ou presque, ça fait plaisir :)
Merci !
Mes excuses à "veto du 03" dont j'ai effacé le commentaire en triant les spams.
Comment ai je pu manquer ce magnifique billet ? Je vais me rattraper...
Un vrai siège: le récit est très clair. Le plus gros problème pour l'éleveur n'est pas d'attendre 2 heures du matin pour déranger tout le monde ( y compris lui-même) mais de voir que la vache est "malade". Dans ce cas là, avec un gros veau et une vieille habituée à vêler seule, ce n'est pas évident !
Je suis enchantée de lire ce billet , je suis ignare concernant les animaux , les vaches , primipares , ont - elles peur de vêler ? Tout comme les femmes ?
Fourrure :
Elles ne se posent pas de question, et ne semblent en général pas particulièrement inquiètes, sauf, peut-être, les plus anxieuses quand ça démarre.
J'adore ! Merci, j'avais l'impression d'y être ! Suis actuellement ASV remplaçante et le même samedi j'ai assisté un véto sur une césarienne de chèvre. Ce métier est vraiment magnifique et vous avez les mots parfaits pour en parler !
(come back...)
j'ai adoré la façon de raconter cet accouchement, c'est effectivement comme cela que ça se passe la plupart du temps, on s'y croirait.
personnellement, je suis véto dans la zone charolaise depuis 25 ans et c'est l'intervention que je préfère;
c'est très gratifiant de démêler les pattes, d'extraire le veau (et bien souvent deux jumeaux dans ce type de situation),
de le réanimer in extremis parce que, généralement, il a attendu dans cette position depuis bien trop longtemps, il a "bu la tasse" et ça urge...
ça m'a rappelé une anecdote, il y a une quinzaine d'années : je passais dans une ferme contrôler la césarienne de la veille, comme à l'habitude;
les éleveurs n'étaient pas là; la grand-mère était toute seule, un peu paniquée, car elle venait de trouver une vache qui essayait de vêler sans succès :
elle était couchée, poussait fort, mais il n'y avait que la queue qui dépassait de la vulve...
visiblement le veau était donc en siège, mais heureusement le véto était arrivé !
serein, je retourne à la voiture, je passe la combinaison, les gants et les surbottes et je retourne voir la vache...
et là, je vois le petit veau qui sort sans mon aide, les fesses en premier, les quatre pattes repliées vers l'avant de la vache !
il était passé "en double" à ma grande surprise, je ne pensais même pas que c'était possible...
passées les quelques secondes de surprise, un peu "vexé" quand même, j'ai récupéré le nouveau-né, ôté les glaires qu'il avait dans le nez
et je n'ai eu plus qu'à le mettre sous le nez de sa mère pour qu'elle le lèche...
il faut quand même préciser qu'elle devait bien peser 900 kg et le bébé à peine 35.
bref, dans ce métier, on en apprend tous les jours et il faut savoir rester humble...