Pétasse

Une stabulation à l'ancienne, bien au chaud alors que la pluie glacée bat les lourdes portes de chêne. Il y a une dizaine, peut-être une douzaine de vaches de chaque côté du couloir central. Nullement perturbées par mon intrusion, elles s'affairent avec le foin odorant que le vieux bonhomme à casquette leur a dispensé "afin de les occuper".

Avec ses bottes, son bleu, sa moustache et sa casquette, il fait la conversation tout seul, parle de la pluie, de la neige, de l'hiver qu'est parti trop tôt mais qui va r'venir en traqu'nard, des jeunes qu'on pu l'courage d'faire des veaux sous la mère mais ils ont bien raison c'est un boulot de con, du voisin qu'a des vaches qui sont tellement maig' que l'vent les fait vaciller, de trucs et de riens. Il meuble mon silence appliqué de véto méfiant, habitué aux réactions de peur des vaches qui n'ont pas l'habitude d'entendre des voix étrangères. Dans mes mains et dans mes poches, il y a l'arsenal du parfait piqueur : tubes sous vides, aiguilles, pistolet à tuberculiner, injecteur automatique pour la microdose. Un vrai soldat, prêt à traumatiser les phobiques des aiguilles.

J'apprécie le parfum de l'étable, sa propreté, son air à la fois immuable et désuet. Son charme ancien. Le papy a saisit une étrille, et entreprend la première des limousines. Qui lève la queue de plaisir sous les coups de brosses. Je n'ai qu'à tendre le bras pour planter mon aiguille, vite et en douceur, de ce mouvement décidé mais patient qui évite l'essentiel de la douleur.

Puis j'avise l'ardoise au dessus de la vache. Un papy brosseur, une étable comme avant, un foin odorant. Et même des ardoises. Presque trop beau pour être vrai. Mâchouillant le capuchon de mon aiguille, de ce mouvement qui me valut à l'époque de m'arracher l'émail d'une incisive, j'abandonne l'ancien et sa vache pour déambuler sur le couloir central. Celle que je viens de piquer s'appelle Soleil. Sa voisine : Tulipe. Puis viennent Pilule, Bastille ou Clémentine. Calice. Tendrette. La Rousse. Pétasse.

"Pétasse ?"

J'ai parlé à haute voix.

"Mais pourquoi Pétasse ?"

Je me suis retourné vers le papy, hilare.

Une douleur fulgurante. Je suis projeté entre deux vaches de l'autre côté du couloir, allongé au sol entre leurs postérieurs que je fuis dans une panique instinctive, cherchant le refuge du passage central pour m'y tordre de douleur.

Pétasse, oui.

J'ai compris pourquoi.

Lorsque je me suis relevé, quelques minutes plus tard, pour finir cette prophylaxie en claudiquant, , je me suis méfié comme de la peste de la dernière vache du bâtiment.

Celle qu'il avait baptisée "Salope".

Cette fois-ci, je ne me suis pas laissé surprendre.

Fil des commentaires de ce billet