Mémé
samedi 19 mars 2011, 23:22 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Les gouttes sont des piliers, les traits d'un mausolée glacé. Une averse drue, une pluie gelée, qui cache un ciel d'hiver sombre et sans espoir.
Je suis seul, je suis tout seul. Est-ce qu'il fallait que je sois seul ?
Je suis debout dans le pré, les points serrés. J'ai appelé, je l'ai cherchée. J'ai couru, glissé, j'avais déjà accepté. Elle était retombée. Je pleure et je crie, j'appelle avec rage, j'ouvre le coffre, saisit le flacon, saisit la seringue, je l'ai vue, elle est couchée, entravée, piégée dans les sangles de sa couverture que je viens de détacher. J'ai pris, je m'en suis voulu, le temps de mettre mes bottes. Puis je me suis agenouillé. Son gros souffle de vieille chose pourrait faire de petits nuages s'ils n'étaient aussi assassinés par la pluie glacée. Détrempée, elle gît.
Combien de fois, nous l'avons relevée ? Combien de fois, nous savions que nous ne pourrions recommencer ? Combien de fois, nous savions que nous mentions ? Nous savions le bonheur de nous mentir. De nous faire peur, pour nous préparer. Cette fois, j'ai pleuré. Crié étouffé. Je suis allé vers la voiture, vers le flacon, je me suis retourné. J'y suis retourné. J'ai voulu hésiter. Je savais que cette fois, je ne pourrais pas espérer. Froide certitude. J'étais trempé.
Furieux. Amoureux.
Alors j'y suis retourné, je me suis agenouillé. J'ai pris son adorable grosse tête émaciée de saloperie de vieille morue de jument étique, cette tête qui toujours oscillait autour d'un cou trop maigre, de jambes torturées. J'étais sale, trempé, emboué dans l'argile glacée, et j'ai posé sa foutue grosse tête sur mes genoux, je l'ai caressée, câlinée, appelée. Elle a fermé ses gros yeux de vieille chose, a accepté mes caresses qu'elle dédaignait avec son snobisme de vieille peau, elle tremblait. Elle avait lutté, elle s'était débattue, et je venais seulement de la trouver. En passant la voir, juste avant de partir au boulot.
Je crois que je n'ai jamais cessé de parler. J'ai rempli la seringue, sa tête sur mes genoux, furieux, désespéré, débordant d'amour, de haine. Je l'ai accompagnée, je l'ai bordée, je l'ai cajolée. Elle a fermé les yeux, soupiré, elle m'a accepté. J'ai gardé sa tête osseuse sur mes jambes, je me suis penché, ma main gauche a fait la compression, la droite l'injection.
Ça va aller, mémé, ça va aller.
Ça va forcément aller.
Elle a frémi, elle a tremblé, puis elle est morte sur mes genoux, ma vieille morue de jument, ma tatie danielle, mon emmerdeuse préférée. Elle est morte sur mes genoux, et je l'ai tuée.
Je ne l'ai jamais regretté.
Et je suis tellement heureux de savoir encore la regretter, même si longtemps après.
Commentaires
.... vous avez réussi à me faire pleurer à 4h30 du mat, avant d'aller bosser.
Ce billet me fait penser au commentaire que je vous ai laissé il y a dix jours....
Les animaux ne sont "que" des animaux, mais il n'empe^che qu'ils sont importants pour nous, ils sont une présence, une chaleur, une personnalité à nos côtés... Finalement, ils font partie de la famille, au même titre qu'un grand-parent ou une tante, un oncle...
On ne les oublie jamais, finalement, et ils continuent de nous manquer...
Le dernier malheur : les trouver dans un état irrémédiable.
Le dernier bonheur : abréger une souffrance inutile.
C'est le dernier bonheur qui doit compter et dont on doit garder le souvenir.
A mon humble avis.
Un bel hommage. Ton texte le plus fort à mon sentiment.... voilà que moi aussi je chiale! Je partage ta peine....
Un texte magnifique comme toujours, tellement poignant, tellement vrai et cet acte qu'il est toujours dur de choisir mais qu'il ne faut jamais regretter...
Merci pour ces mots magnifiques sur ce choix tellement difficile.
Fourrure :
Non, là, le choix n'était pas difficile.
Ach Fourrure,
Journée de spleen...
Non monsieur, votre génisse couchée dans le van, j'pourrai pas faire un certificat vétérinaire d'informations, elle ira pas à l'abattoir...mais je peux l'euthanasier....et face à moi, j'ai un gentil monsieur qui veut sauver les meubles, et une genisse avec des grands yeux apeurés.
Et puis ton texte...
Et puis mon pauvre vieux poney aussi, que je surveille d'un oeil craintif...
Et toute cette tristesse de devoir faire mourir...et quand on fait pas mourir, c'est pour mieux faire partir à l'abattoir...
J't dis, journée de spleen.
Touchant et poignant. C'est toujours un moment intense et horrible devant la souffrance et l'approche de la fin. Vous ne l'avez pas tué, aimé et aidé certes.
Bon dimanche
Quand nous sommes allés chercher, en famille, le chien de mes 10 ans, Maman m'a dit : "quand tu seras vétérinaire et qu'il sera très vieux et malade, tu le piqueras". Et c'est ce que j'ai fait.
Vous m'avez rappelé ce moment-là.
Autre sujet : Fourrure, vous écrivez de mieux en mieux. C'est bête de "dire" ça, mais tant pis : il y a un je-ne-sais-quoi qui s'affine et s'étoffe.
Très joli texte, très émouvant. Je suis heureuse également que vous regrettiez votre jument. Elle existe encore un peu ainsi.
Et je rejoins Zygielle, vous écrivez de mieux en mieux.
Très poignant, un peu trop même : je n'ai pas pu lire jusqu'au bout, ça m'a rappelé ma chatte euthanasiée le 15 janvier dernier.
Très dur de vivre le printemps sans elle. Essayez de faire un texte "pouet pouet tsoin tsoin" la prochaine fois pour le moral des troupes ;)
Fourrure :
C'est promis !
Oufffff
Dur de bon matin, très beau texte, mes pensées vont vers vous et feu votre jument.
J'admire votre courage.
Les chevaux ont cette particularité de vivre assez vieux pour être témoin de toute une vie, la notre.
juste merci
Vous mettez ici les mots sur toutes les peines muettes et pour cela, merci. Je ne saurai écrire aussi bien, mais j'ai lu, j'ai bu vos mots et j'ai pleuré... Ma douleur fait écho à la votre... Cela passe-t-il, un jour ?
Je pleure
Ce n'est pas malin !
vous m'avez aussi fait pleurer, car j'imagine déjà mon état a moi quand ce moment viendra pour mon chien de 15 ans...
Émouvant, mais si beau récit !
Merci d'avoir écrit ce texte pour notre mémé qui avait su en si peu de temps toucher aussi profondément notre cœur. Elle me manque aussi très souvent.
Merci aussi de m'avoir préservée, même si elle ne t'avait pas trop donné le choix, morue jusqu'au bout!
Et le plus important à mes yeux, merci pour elle.
Admirative, bouche bée...c'est vrai vous écrivez de mieux en mieux...avec toute la rage et les tripes d'un homme sincère et vivant.
Merci pour tous ces moments que vous nous faites partager,
Marie
Je rejoins la cohorte des pleureurs. C'est beau, c'est triste.
Fourrure, je vous aime , au travers de ce billet, comme souvent , et encore plus
arf... il y a des choses à ne pas lire quand on est enceinte et qu'on a un vieux chien en fin de vie, en soins palliatifs et pour qui chaque jour est un sursis avant que la douleur ne devienne plus forte que les antalgiques...
Ce texte en fait partie... tellement il fait résonner la vie et la mort en quelques lignes...
Merci Doc Fourrure, pour votre humanité et votre sincérité.
Bon ben, la première photo, ça détendra : http://acidcow.com/fun/18417-acid-p...
Sinon, excellent texte que celui-ci, triste sans pathos, merci.
@ serge, je ne sais pas si vous le savez, mais cette photo est placardée dans le métro avec écrit, en gros, "réfléchissez avant de choisir votre métier"...
Un très beau texte, vous avez une façon d'écrire,vous dégagez une telle émotion dans votre récit que l'on vit cette douleur avec vous.
Merci pour votre belle humanité.
et voilà les consults du matin vont commencer avec des yeux rouges de lapin pris dans les phares... que vont penser les clients?? Elle boit, elle a perdu son homme... Tant pis, merci pour ce texte magnifique.
Ma meilleure amie a perdu sa jument il y a un an...
une ratte s'est endormie dnas mon cou apres l'injection du veterinaire...
et tous mes animaux qui sont partis...
tres joli texte qui me donne la nostalgie des calins de mes poilus disparus...
C'est injuste... Vous avez un privilège que toute personne non véto n'a pas: pouvoir abréger soit même et correctement les souffrances d'un être (animal) qui nous est cher.
Je n'ai pour l'heure que deux animaux dont j'ai vu les derniers instants: une souris blanche et un rat qui ont eus d'affreux derniers instants.
J'appréhende les derniers instants des autres boules de fourrure de la maison.
Un magnifique hommage à votre jument, qui semble avoir été aussi chieuse dans sa vie que de ses derniers instants. Fidèle à elle même.
Je ne sais pas pourquoi je viens ici alors que j'ai fait euthanasié mon chien hier soir. Masochisme ? Non, je suis probablement à la recherche de quelques réponses, un peu larguée, aussi après 16 ans de vie commune. Et puis je tombe sur votre texte, bouleversant, et qui sonne tellement proche.
En tout cas, à force de venir vous lire, j'ai compris un peu mieux le quotidien du véto. Surtout hier, avec cette euthanasie qui a duré plus d'une heure. Impossibilité pour lui de trouver une veine : il a piqué mon chien une douzaine de fois, lui a injecté un "somnifère", puis un 2e, a repiqué une dizaine de fois, sans succès. Un essai dans la jugulaire, toujours sans succès. Ca s'est terminé par une injection intra-cardiaque, puis 2, puis 3 ... C'était sans fin, absurde. Lui, vraiment gêné, et moi qui disséquais tous ses gestes sans rien dire ... et mon Cake qui ronflait paisiblement. Je sais qu'il n'a pas souffert et c'est bien là l'essentiel.
Le véto a fini par lâcher un "ben, il est résistant. D'habitude, ça ne se passe pas comme ça." J'ai compris son malaise et j'aurais voulu lui répondre : "mon Cake était un dur à cuire effectivement. C'était sa dernière blague". Mais bon, fallait pas trop m'en demander. C'était une journée de crotte pour lui mais pour moi aussi.
Je suis désolée pour votre jument. Ca ne se passe jamais comme on l'imagine.
Vos textes sont vraiment forts. Continuez, merci.
Ca doit être très dur de devoir euthanasier soi même son propre animal, même si on sait que c'est ce qu'il faut faire !
Claque vespérale... l'espace d'un instant on y est, dans le froid, mouillés, à genoux près de vous, la boule dans la gorge. *soupir* Que d'amour et de courage... (vous publiez un livre ? c'est peut-être déjà fait ???)
Beau...rien que du beau...et si poignant...
Bonne année..
Je vous avez contacté, il y a deux ans au sujet du repreneur de notre ferme laissant ses animaux à l'abandon..En fait, nous avons fait intervenir la DSV qui s'est mise à "surveiller" le troupeau, et la Mairie aussi, là aussi, pas mal d'interventions..la fin d'exploitation est proche (tant mieux pour les "rescapées" qui partiront ailleurs).Forcément, il y a eu des moments très difficile à vivre pour mon mari qui s'est mis à dos pas mal de ses anciens "collègues" agriculteurs qui maintenant doivent se rendre à l'évidence que ce jeune JA n'a pas sa place en élevage..
C'est exactement ça...Combien de fois.....Nous savions le bonheur de nous mentir...Si je n'avais pas eu conscience de ce bonheur là, certainement égoiste, j'aurais décidé notre dissociation avant...Mais je n'y arrivais pas...Et il a souffert pour rien...
Votre texte est un hommage poignant, un témoignage d'amour étincelant. Tous vos écrits sont magnifiques, mais celui-ci, si pudique et si juste...est le plus fort et le plus beau.
Il n'y a plus l'homme, le véto...Mais elle et lui...Si liés...
Merci pour cette confidence.