Prophylaxie
mercredi 25 novembre 2015, 21:20 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Trente. Je pose le trentième tube dans la boîte en carton déformée par l'humidité, au bout de la rangée. Plus qu'une rangée et la boîte sera complète, plus que trois rangées et un tube de plus, et ce supplice sera terminé.
J'essaye de mettre le moins de bouse possible dans la boîte, alors j'essuie le tube, et ma main, contre ma blouse. Il faut que je réinscrive le numéro de la vache, l'encre du stylo a bavé.
Pendant ce temps, les quatre blondes précédentes ont jailli du couloir et couru vers le pré, tandis que M. Arize et son fils poussaient les suivantes vers le piège. Le père, pantalon de toile bleue, veste indéfinissable, casquette. Râblé, et silencieux, sauf pour râler.
J'ai remis des tubes dans ma poche droite, des aiguilles dans la gauche, cherché mon porte-tube. Les deux pistolets à tuberculiner sont encore chargés. L'aiguille du second est un peu tordue. Le rasoir fera encore quelques vaches. Le cutimètre est couvert de sang.
J'ai froid. Il fait presque doux, aujourd'hui. Neuf degrés. Hier, à la même heure, nous étions plutôt dans les moins un. Mais il faisait beau. Aujourd'hui, il pleut, il bruine, il crachine, les nappes de brouillards se sont enfin levées, mais elles ont été remplacées par des rafales de vents qui aident la pluie à nous transpercer.
Je piétine, pour me réchauffer. A mes côtés, Mme Arize cache l'inventaire des bovins dans un grand calendrier du Crédit Agricole presque neuf. 2014. Au moins, ses feuilles sont propres.
Ça y est. Les quatre vaches sont dans le couloir. La porte est refermée. Je visse l'aiguille sur le porte-tube du vacutainer, pré-insère le tube sous vide, saisis la queue avec ma main gauche, glisse la droite en dessous. Je plante, enfonce le tube. Le sang vient, vite. Je retire l'ensemble, ôte le tube, essuie le sang et la merde avec ma blouse, écris le numéro. 0740. La trente-et-unième. Les vaches se sont mal alignées dans le couloir de tubes de métal, je fais le tour, ce sera plus pratique par l'autre côté. J'ai les yeux presque fermés pour les protéger des rafales de bruine. Je retire l'aiguille du porte-tube, la recapuchonne, visse la nouvelle, pré-insère le tube sous vide, saisis la queue avec ma main gauche, glisse la droite en dessous. Je plante, elle sursaute. Raté. J'ai aspiré du vide. Je l'insulte mollement, change le tube, et recommence. Cette fois, j'anticipe sa fuite, le tube se remplit très vite d'un chaud liquide écarlate. Je retire l'ensemble, ôte le tube, essuie le sang et la merde avec ma blouse, écris le numéro. 4587. La trente-deuxième. Les vaches ont bougé, je refais le tour du couloir.
Pendant ce temps, le fils de M et Mme Arize, brun, silencieux, et même : taciturne, a pris le rasoir et commencé à raser les vaches. Quelques centimètres carrés sur le tiers supérieur et sur le tiers inférieur de l'encolure. Je ne lui ai rien montré, il a regardé. Je lui explique comment changer la lame, les quelques astuces pour ne pas les couper. Je le remercie, il n'y a rien à ajouter.
Je finis les prises de sang sur les deux dernières vaches. Trente-quatre.
Je pose mon porte-tube, je prends les pistolets à tuberculiner. Le A, dans la main gauche, pour l'aviaire. Le B, pour la bovine, dans ma main droite. Le A pour le tiers supérieur, le B pour le tiers inférieur. Je vise le bas de la zone rasée, en évitant de faire l'intra-dermo sur une coupure, s'il y en a une. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois. Je pose mes pistolets, et prends le cutimètre. Mme Arize ouvre son grand calendrier.
« Je commence par la dernière. 105, 90. 110, 85. 120, 100. Merde arrêt de bouger, cocotte ! Bordeeeel, ça ne fait pas mal ! 110, non, 100. Et 80. »
Toujours dans le même ordre, toujours, je mesure le pli de peau sur la zone rasée, sur mon point de piqûre. Dans trois jours, nous referons passer les 71 vaches dans le couloir, et je re-mesurerai les plis de peau. Pourvu qu'ils ne s'épaississent pas, pourvu que les plis de la tuberculine bovine ne soient jamais supérieurs aux plis de l'aviaire. Si ça grossit beaucoup, c'est peut-être parce qu'il y a de la tuberculose. Si ça ne grossit que sur le A, c'est sans doute de l'aviaire, on s'en fout. Si ça ne grossit que sur le B, c'est la merde.
La grosse merde.
« C'est bon pour moi ! »
Une prise de sang par vache, pour rechercher la brucellose et l'IBR. Une intra-dermo comparative pour chaque, pour la tuberculose. Le grand cirque annuel de la prophylaxie.
Le fils Arize ouvre le couloir tandis que son père calme les vaches trop serrées dans le parc en amont du couloir de contention. Il gueule, elles la ferment. Les quatre vaches s'échappent, il referme le couloir, j'ouvre la porte d'entrée, les vaches s'engouffrent, vite, pour une fois. Je claque la porte derrière la quatrième.
Je visse l'aiguille sur le porte-tube, pré-insère le tube, je saisis la queue avec ma main gauche, glisse la droite en dessous. Je plante, enfonce le tube. Elle tressaille mais je suis. Le sang ne vient pas, je bouge un peu, tourne l'ensemble, ça vient, ça vient vite. Je retire mes mains, ôte le tube, essuie le sang et la merde avec ma blouse, écris le numéro. 3338. La trente-cinquième. M. Arize en profite pour reposer une boucle d'identification.
Il pleut, et j'en ai marre. Le lot est fini et après ces quatre là, il faudra bouger le couloir. Il faudra l'apporter un peu plus loin, devant la vieille étable, pour y faire dix-sept vaches. Cinq passages, en gardant une ou deux vaches dedans à l'avant-dernier, pour que la dernière soit calée, et pas seul sur la longueur du couloir. Et puis il faudra re-bouger tout ça pour aller à deux kilomètres de là, pour le solde, les… combien ? Trente-huit ici, vingt-sept là-haut, donc seize vaches. Quatre couloirs. Une rangée pleine dans la boîte, et six de plus.
Je me tourne, instinctivement, dos au vent. Comme les chevaux, dans le pré à quelques mètres, qui nous regardent d'un œil morne lorsque la pluie et le vent nous donnent un répit, et se tournent lorsque reviennent les rafales. Quatre comtoise, aux culs d'armoires normandes.
Il fait gris, tout est gris, même l'herbe rase dans les champs et les chênes et les châtaigners et les autres arbres que je ne sais pas reconnaître, qui s'entêtent à garder leurs feuilles dont les ors proverbiaux se sont depuis longtemps accordés à la bouse qui macule mes bottes, ma blouse, mon visage et mes mains. J'ai froid.
La cloche de la salers qui mène le troupeau sonne dans le pré. Elle avait eu bien du mal à passer dans le couloir avec ses antennes en forme de lyre. Meuglements, coups de gueule, le métal du couloir qui frotte sur le béton de la cour, la cloche, le vent.
Nous travaillons, méthodiques, silencieux, maussades, unis dans notre détestation de ce travail mais résignés à être efficaces pour y passer le moins de temps possible.
J'ai reposé mon cutimètre, Mme Arize a replié son calendrier. J'observe le fils Arize qui manœuvre en virtuose le couloir attelé avec une chaîne à la fourche du tracteur. La machine promène l'immense structure de tubes d'acier comme s'il s'agissait d'un panier en osier.
Je range mon bordel, je suis le tracteur, je suis le couloir, je suis M et Mme Arize en les aidant à refermer le pré du premier lot de vaches. Le fils, d'un seul mouvement de son tracteur, a posé le couloir là où il devait être. Il le soulève, son père libère l'essieu du couloir qui bascule et se pose au sol. Ils n'échangent pas un mot, pas un geste. Le fils bascule sa fourche, le père détache la chaîne, le fils recule et gare le tracteur, son père est déjà en train de fixer les barrières qui feront un entonnoir canalisant les vaches de l'étable vers le couloir.
Nous sommes contre le bâtiment. Il pleut, un crachin si dense qu'on dirait du brouillard. La cloche de la salers, le meuglement des vaches, en bas. Le cliquetis de la chaîne de la première vache libérée par M. Arize, dans l'étable.
Je visse l'aiguille sur le porte-tube, pré-insère le tube, je vais saisir la queue avec ma main gauche…
J'ai faim.
J'ai froid.
Commentaires
Et ça doit se réitérer tous les combien, cette sinécure ?
Fourrure :
Les prises de sang, tous les ans. La tuberculination, ça dépend des régions et de leur statut vis à vis de la tuberculose. Là, c'était le pire du pire, dans le cadre d'une enquête sur un cas de tuberculose dans un élevage qui avait acheté des vaches à celui-ci.
C'était quoi le plus pénible, la tâche en elle-même ou la météo décourageante ? A vous lire on a du mal à décider... :-D
La combinaison. J'aime bien la prophylaxie, c'est un des rares boulots que j'ai à faire pour lequel je n'ai pas besoin de réfléchir.
Et qu'est-ce qui se passe pour le troupeau si c'est positif sur le test B ? Equarrissage pour tout le monde ?
Abattage de la bête positive et retestage de tout le reste.
Et (c'est pas bientôt fini ces questions ?) est-ce qu'un éleveur peut s'assurer contre ce risque de destruction du troupeau ? Et est-ce qu'ils le font ? (j'imagine que le coût, si l'assurance existe, ne doit pas être négligeable...)
Oh, non, parce que le risque est mineur.
Bon, j'arrête !
Ah, non, si une petite dernière pour la route : votre sandwich et votre café / thé bien chaud, vous les voulez tout de suite ou maintenant ? :-D
Heu ... quand je lis ça, je commence à comprendre les végétaliens. Ras le bol, toutes ces galères pour les animaux ("équarrissage pour tout le monde", ce n'est pas seulement une perte de fric) et pour les vétos !
Et puis, en fin de compte, je comprends mieux votre sérénité avec le toutou qui tapissait vos chaussures de sang et de merdre : c'était de la rigolade à côté des vaccinations-dépistages du troupeau de vaches sous la bruine.
Fourrure :
Ces galères nous ont débarrassé - ont débarrassé les animaux - de la brucellose, de la leucose, de la fièvre aphteuse, de la tuberculose... maladies qui décimaient notre cheptel et faisaient souffrir les animaux, sans parler économie. Un mal pour un bien.
Ca me rappelle mes séances de prophylo en Corrèze sous la neige et le vent glacial, dans un couloir en bois détrempé dont la moitié des planches se cassaient la figure, où il faut faire autant attention à bien viser la veine caudale que là où on met ses pieds !
Tu as vraiment le don de rendre des activités bénignes et chiantes au possible passionantes à lire.
Chapeau !
C'est bien ça. Et quand il fait des températures négatives, la douleur dans les doigts, car avec la merde et le sang, c'est impossible de porter des gants.
La prophylaxie avait beaucoup de sens dans le temps, mais au vu de la sensibilité et spécificité de la tuberculination, et au vu du statut sanitaire du cheptel français ce jour, il faudrait vraiment passer à autre chose. Envoyons quelques fonctionnaires en stage à la campagne!
Je compatis docteur ! Chaque année, la prophylaxie était un bazar sans nom, chez nous, jusqu'à ce que l'on fasse une nouvelle étable. Chaque année, une partie des vaches devait être traitée dans une vieille étable toute sombre où les bêtes tournaient en rond et devenaient à moitié dingues.
Il y a aussi les descentes d'alpage, avec deux cents vaches à prélever, qui est chaque année un grand moment de joie pour tout le monde. Et souvent il y a du crachin et un vent à décorner une salers. Je vous souhaite de refaire ce travail par une belle journée d'été, la prochaine fois.
J'ai l'impression de vivre (côté éleveur) tant c'est bien décrit !
@Cécile : si on rendait l'état sauvage aux animaux domestiques en ne mangeant plus de viande, la plupart des maladies décrites par Fourrure étant transmissibles à l'Homme, la gestion de leur sanitaire en cas d'épidémie serait cruciale et sans doute plus radicale de par la perte de contrôle des animaux !
Je ne souhaite à aucun paysan de revivre la fièvre aphteuse des bovins telle que mon père l'a connu dans les années 50.Maintenant, il n'aurait pu rebondir, c'est sûr et aurait dû changer de métier.
Mon frère,âgé de 4 ans , à l'époque a également eu cette maladie .
PH , tu as raisons sur toute la ligne .Bravo Fourrure pour cette description.
Ca me rappelle ma jeunesse.