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jeudi 6 avril 2017

Trois minutes

Lucie est penchée, concentrée, sourcils froncés, elle cherche l’angle pour son aiguille, elle cherche vite, elle cherche bien, ou en tout cas, elle cherche le bon compromis entre les deux. Les mains sur le ballon de la machine d’anesthésie gazeuse, je commence à plaisanter, à encadrer M. Lhers, le propriétaire de Ténor. Non, il ne rentrera pas à la maison ce soir. Oui, ça va bien se passer. Non, nous n’avons vraiment pas terminé. Oui, c’est quand même bien la merde, mais c’est un pneumothorax comme un autre. M. Lhers est chasseur, de sangliers. Jeune, et inquiet. Il y a sa femme avec lui, et sa fille. Ténor, c’est aussi le chien du canapé. Alors je lui explique.
Non, ce n’était vraiment pas « juste un petit trou » et oui, vous avez bien fait de nous l’amener pour contrôler. Enfin ça, vous l’aviez deviné quand vous avez vu le sang couler lorsque le chien s’est assis sur la table, quand il a soupiré. De toute façon, avec les sangliers, c’est toujours la même histoire : les grandes plaies sont superficielles, les petites perforations sont profondes et parfois vicieuses. Et quand elle se situent au niveau du thorax… et bien on arrive quand même à être surpris de voir un trou de 7 cm de long entre deux côtes avec un point d’entrée grand comme une pièce d’un euro, mais disons qu’on s’y attend. J’explique en souriant.

Quand tout a commencé à merder, j’ai récapitulé : Ténor s’était assis, et avait poussé ce profond soupir. Il saignait, ma consœur Lucie avait fait la compression. J’avais posé le cathéter, Hélène, notre ASV, m’avait tendu la tubulure déjà purgée. Chlorure de Sodium. 0,9 %. Perfusion branchée, nous n’avions pas réfléchi. Débit moyen plus. Pré-médication très légère, juste de quoi sédater et potentialiser ce qui allait venir ensuite, avec un truc qu’on pourrait antagoniser. Un α-2. Dépresseur cardio-respiratoire, un peu, mais nous avions besoin de tranquillité. Nous n’avions pas encore pris la mesure des dégâts, nous n’en étions qu’au petit trou au niveau du bas du thorax après un coup pris à la chasse. Ténor tentait vaguement de se relever, conciliant l’envie de s’asseoir, la fatigue, la douleur et l’irrépressible compulsion de nous faire la fête. Remuer la queue, remuer la queue, envoyer un grand coup de langue, agiter ses moustaches de griffon croisé bleu croisé portes et fenêtres. J’avais envoyé l’agent d’induction, alfaxolone, pour le faire tomber. Vite, juste assez loin pour pouvoir l’intuber. Pas assez ?
- Vous allez lui mettre la sonde dans la trachée ? m’avait-il demandé d’un ton discrètement contrarié.
- On va faire comme si c’était un pneumothorax. Et si c’était juste un p’tit trou, et ben il sera réveillé dans dix minutes.
J’avais tenté une première fois. Pas moyen d’étirer sa langue, il ne dormait pas assez. J’avais injecté un peu plus. Encore un peu. Juste assez. Il avait toussé un petit coup, un réflexe, Hélène avait étendu sa tête sur son cou, j’étais passé. J’avais gonflé le ballonnet, vérifié l’étanchéité tandis qu’elle branchait le circuit semi-ouvert, avec l’oxygène – 2 L/min – et le sevoflurane – 5 % pour commencer, rapidement abaissé à 3. Un peu de morphine, par voie sous-cutanée. Lucie avait déjà tondu, et nettoyé. Elle coupait avec ses ciseaux pour explorer le trajet de la défense, aller jusqu’au bout de la blessure. L’ouverture cutanée faisait désormais 20 bons centimètres. Elle découvrait la coupure de 7 centimètres entre les deux côtes. Dès que la peau s’était ouverte sur la blessure, l’air s’était engouffré entre les poumons et les côtes, dans cette cavité virtuelle, entre les plèvres, et les poumons s’étaient effondrés. Collapsus. Ténor s’était mis à respirer plus vite, plus fort, et sans plus aucune efficacité. C’est le vide qui « colle » les poumons aux côtes. Nous venions de le rompre. Alors j’avais commencé à ballonner. Mon univers : un ballon, une valve, un débitmètre, des muqueuses – rosées ? - un stéthoscope, juste à portée. Hélène tendait à Lucie des compresses, des fils – pas mon problème. Mais elle allait galérer pour recoudre, car la dent avait tranché les muscles au ras de la côte, sans rien lui laisser pour suturer. Il allait falloir qu’elle aille chercher les tissus par-dessus pour les ramener sur la plaie.
Et jusque là, tout s’était très bien passé.

Elle avait suturé jusqu’à presque terminer son surjet triplement arrêté. Il ne restait plus qu’une petite ouverture dans la paroi thoracique. Ténor dormait parfaitement. Juste le bon moment pour bloquer la valve et gonfler le ballon. J’allais mettre la pression pour gonfler les poumons, Hélène allait appuyer sur le thorax pour chasser l’air, tandis que Lucie allait serrer son nœud et rétablir l’étanchéité. Et puis j’avais réalisé : il n’essayait plus de respirer ? Et puis j’avais regardé les muqueuses. Grises. Bleues. Violacées. J’avais arrêté de discuter, j’avais tout stoppé. J’avais écarté ma consœur et sauté sur le stéthoscope. Depuis combien de temps ? Depuis combien de temps n’avais-je pas vérifié ? Pas de battement. Il était arrêté. Dix secondes. Pas de battement. Pas un putain de battement.

- ARRÊT !

Je serais le capitaine de réa.

- Hélène, tu bouges ! Lucie, coupe le gaz, fais sauter la valve, monte l’oxygène !

Nous serions l’équipe.

J’avais commencé à masser. Masser : sur cette table trop haute : donner des coups de poing, vite, très vite sur le thorax. Très fort, sur le cœur. Marteler. Déjà, envisager de faire pêter les sutures pour masser le cœur, directement. Essayer de me rappeler les TP de réa.

Mais d’abord, frapper. A m’épuiser. Et diriger : « Antisedan, 0,15, IV, perf à fond ! »

- Sylvain, Dopram ?
- Envoie, envoie, ou plutôt non, remplace-moi ! Je fatigue déjà. J’envoie !

Une minute, déjà ?

- Arrêtez !

J’écoute. Toujours rien.

- Tape !

J’envoie l’analeptique cardio-respiratoire, je réfléchis, est-ce qu’il faudrait de l’adré, est-ce qu’il faudrait… quoi ? De toute façon, masser. Lucie tape bien, très bien. Dents serrée, colère rentrée. Je prends l’extrémité de la sonde trachéale à pleine bouche, j’insuffle, il n’y a pas de vide pleural là-dedans, est-ce que le massage suffit à apporter assez d’oxygène ? Je souffle, je souffle, respire !

- Sylvain, je fatigue.

Je prends sa place, et je tape, je tape, je tape, je vois du coin de l’œil le propriétaire de Ténor qui se tient à la porte du bloc, qui revient de sa pause clope, celle qu’il a prise juste après mes explications, quand tout se passait au mieux, mais qu’on allait le garder.

Je tape, putain de chien. On arrête. J’écoute. Toujours rien. Deux minutes ? Les muqueuses restent sales, un gris foireux de bleu.

Rien.

- On tape !

Je tape, Lucie souffle, je souffle, Lucie tape. Je tape et je serre les dents, je hurle en dedans parce que je ne peux pas hurler en dehors, il ne peut pas, je ne veux pas, il ne peut pas, je ne veux pas. Je tape, je déroule toute la violence que je ne peux pas laisser exploser.

Trois minutes ? J’écoute.

J’écoute. Il y a le chien sur la table, il y a moi penché sur lui, il y a Lucie et Hélène et M. Lhers et sa femme et sa fille dans ses bras.

J’écoute. Il bat. Il bat bien, et régulier, je n’y crois pas.

- Il bat. Il bat ! IL BAT !

J’en chialerais. J’en chiale, d’ailleurs, j’ai laissé tomber mon stéthoscope par terre et j’ai regardé ses muqueuses, roses, son inspiration, profonde, puis sa respiration, rapide, et inefficace.

- Il bat, putain, il bat ! Rebranche le gaz, 2 %. On reprend, Hélène, tu ballonnes, je monitores, Lucie, tu sutures, putain, c’est super, bordel, on assure ! On l’a ramené. Quoi, trois minutes ? Trois minutes ?

Il y a des confettis et des feux d’artifices dans nos voix, il y a la fébrilité et la fierté et la concentration aussi, je bloque la valve, Hélène appuie sur le thorax, je bloque le ballon, nous chassons l’air de la cavité pleurale et Lucie finit son dernier nœud, nous venons de refaire l’étanchéité et Ténor respire bien, l’ASV prend le ballon, je saisis la boîte de drainage thoracique. J’insère mon drain dans la plaie, 15 cm de plastique qui filent dans le thorax, entre les côtes et les poumons, je branche le robinet à trois voie et la seringue de 60 mL, j’aspire l’air résiduel, je rétablis le vide pleural tandis que Lucie tourne autour de mes mains et de mon drain pour achever ses sutures. Toutes les minutes, je contrôle le vide. Il se maintient.

Il se maintient.

Ténor n’a pas fait de nouvel arrêt, il est rentré chez lui le lendemain. Et il va bien.

dimanche 3 avril 2011

La chèvre vivante

A chaque fois, je crois que l'on me prend pour un dingue. Mais à voir les sourires sur les visages, on doit se dire que c'est un genre de folie assez gentil. En tout cas là, je suis derrière le comptoir, les ASV qui s'étaient planquées ressurgissent rassurées, un client me regarde d'un air incrédule, une autre reste assise sur sa chaise en se demandant sans doute où elle est tombée. Moi, j'interprète un remix d'une chorégraphie disco-égyptienne de Thriller, en me dandinant avec la grâce touchante d'un caneton à peine éclos.

C'est que, hé ! Elle est vivante !

Des moments de joie gamine comme ça, on n'en a pas si souvent. Après un vêlage, oui, d'accord, mais c'est plus sage, car plus... habituel. Lorsque je sauve une vie, toujours, mais c'est souvent plus confidentiel, parce que j'ai trouvé, mais il n'y a pas cet instant de grâce.

Là, hé ! Elle bêle ! Enfin elle chevrote ! Mais bruyamment !

Cédric n'est pas vraiment un ami, disons, une connaissance sympathique. Il a bossé dans le coin, en service de remplacement. Puis il en a eu marre, et maintenant, il travaille à 80 bornes de là dans une ferme qui accueille des handicapés. Le genre de boutique avec trois chèvres, cinq brebis, deux chevaux, une vache, des poules, des canards et compagnie.

De temps en temps, il me passe un coup de fil pour un conseil, et puis je vais le voir une fois par an, pour la prophylaxie, parce que là où il est, il n'y a plus de vétos ruraux. Cette fois, il m'a appelé pour une mise-bas sur une chèvre. La cocotte n'a jamais mis bas, elle se prépare depuis hier soir, et c'est sa louloute, sa charlotte, son petit sucre, il l'a élevée au biberon, elle le suit partout comme un petit chien, il a évidemment très peur. Il a parcouru tous les forums sur le net, tout le monde lui a écrit que les chèvres se débrouillaient toujours toutes seules, qu'elles n'avaient pas besoin de nous. Surtout les alpines chamoisées. Moi, au téléphone, je lui ai dit d'attendre un peu, qu'il n'y avait pas le feu si elle continuait à brouter l'air de rien, mais que, demain matin, il faudrait quand même que ça ait bougé.

Évidemment, le lendemain matin, il m'a rappelé : "Elle n'a toujours pas mis bas, Fourrure, des fois elle pousse mais pas trop, elle n'est pas bien, elle n'est pas comme d'habitude." Après une nuit entière, il faut se rendre à l'évidence : ça déconne. Le souci, c'est que je suis à 80km, et débordé. Pas moyen que je passe à la ferme. Alors je lui file le nom de plusieurs vétos que je connais et qui, à une époque, ont fait de la rurale. Je lui dis de me rappeler si ça ne donne rien.

Et trois quart d'heures plus tard, le téléphone sonne à nouveau : "Fourrure, il n'y en a aucun qui veut venir, il y en a deux qui veulent bien si je l'amène, mais ils sont à trente minutes, alors si c'est pour la déplacer et rouler, j'arrive, tu m'attends hein ?" Il arrivera vers midi.

Bon.

Pendant ce temps, je boucle les consultations. Et finalement, c'est sa copine qui se pointe avec une vieille 309 toute pourrie. La chèvre descend l'air de rien de la bagnole, la suit pas à pas, provoque la stupéfaction des chiens et des clients dans la salle d'attente et tente de nous piquer le bouquet de fleurs sur le bureau quand nous avons les yeux tournés. Le spectacle n'est vraiment pas banal. Je veux dire : des chèvres, il en vient parfois à la clinique, mais surtout des naines, et généralement complètement paumées. Celle-là se comporte comme si elle était chez elle, un peu comme ces chats qui squattent chez vous en considérant que tout leur est du...

La bestiole n'est pas assez dilatée. Une torsion de matrice sans doute ? En tout cas ma main est trop grosse, et c'est ma consœur qui s'y colle, elle qui n'a aucune expérience en rurale, et qui n'a pas l'air d'apprécier les hurlements déchirants de la parturiente lorsqu'elle lui enfonce son bras dans le vagin. Je ne sais pas si mes remarques l'ont rassurées, dans le style : "tu sais, si elle se relève comme si de rien n'était et se remet à bouffer dès que tu arrêtes de la manipuler, c'est qu'elle en rajoute une sacrée couche, hein ? Beaucoup de comédie, ne t'inquiète pas."

Au final, j'ai enfin la place d'aller voir. Enfin, de glisser mes doigts. le chevreau est très gros, il arrive n'importe comment. J'explique à la copine de Cédric que je vais tenter de le remettre dans l'axe et d'éviter une césarienne, car vue l'émotivité de ces bestioles, je crains fortement cette chirurgie. Nous gardons donc la Louloute pour une petite heure de manœuvres obstétricales infructueuses en guise de repas de midi. Je vous rassure : en nous relayant, nous avons quand même réussi à nous sustenter un peu.

A 14h00, je reprends les consultations, et laisse la Louloute tranquille, en indiquant à ma consœur d'essayer encore un peu si elle veut, des fois que ça la dilate plus, mais sans grand espoir. Le chevreau est vraiment foutrement coincé dans une position à la con, trop loin pour être découpé, bref, ça sent le bistouri.

A 14h50, je passe dans la salle de consultation où ma consœur gît, frustrée, épuisée et inquiète, au milieu d'une flaque de sang, de pisse, d'amnios et de gel lubrifiant, tandis que la biquette renifle la poubelle. Il va falloir que j'opère, sinon elle va craquer. La consœur.

Quelques dizaines de minutes plus tard, la biquette est anesthésiée, ligotée, tondue, désinfectée. La salle de consultation ressemble à un champ de bataille. Un incision cutanée, puis musculaire, les eaux péritonéales provoquées par l'inflammation se déversent par cascades dans la bassine et les serpillières disposées pour l'occasion sur le carrelage. Je saisis délicatement l'utérus, l'incise, extrais le chevreau, mort depuis la veille au moins. La chèvre respire paisiblement. Maintenant commence la phase la plus longue de la chirurgie. Une, puis deux sutures utérines, une suture musculaire, une seconde, et un dernier surjet à point passé pour sa fine peau de biquette. Dans les dernières minutes, mon travail s'accélère. Je n'aime pas sa respiration, je n'aime pas la couleur de ses muqueuses. j'injecte un anti-anesthésique avant de nouer mon point final, mais ma fréquence cardiaque s'accélère autant que la sienne se casse la gueule. Elle va me claquer dans les doigts !

Les ASV sont reparties à l'accueil, et lorsque je passe en courant avec une chèvre de 60kg dans les bras, celle qui passe à côté de moi en demandant des nouvelles, le sourire au lèvre, s'éclipse en vitesse lorsque, stressé à bloc et à la limite de me casser la gueule, je la bouscule en lâchant un "elle est en train de péter, pousse toi je vais au chenil, elle meurt "

Je n'ai vraiment plus ni l'envie ni le temps d'être poli. J'ai cette voix rapide et agressive, avec ces mots chuchotés, qui signale l'explosion prochaine, je sais qu'elles savent, et elles se poussent.

La biquette est posée dans la cage, à moitié couchée, sa tête est retombée sur le côté. Elle est grise, elle ne respire plus, et mon cathéter a glissé, bordel de merde. J'en pose un nouveau en vrac, pile dans la veine. J'injecte un analeptique, lui maintiens la tête haute pour éviter le reflux ruminal, et tente un massage cardiaque.

"ELLE EST MORTE BORDEL DE MERDE !"

Je n'ai pas vraiment crié, mais je sais que tout le monde a entendu dans la clinique, des ASV aux autres vétérinaires en passant par les clients dans la salle d'attente qui se faisaient conter l'histoire de la césarienne de chèvre.

Elle ne respire plus, son cœur s'arrête sous mon stétho, en fibrillation, et non, je n'ai pas de défibrillateur, et j'écoute le cœur : le néant. Je réinjecte une dose d'analeptiques, je tente un bouche-à-naseaux, lui gonfle les poumons - pas le temps de l'intuber - avant de reprendre le massage cardiaque.

Dix secondes.

Dix très longue secondes.

Elle relève la tête.

ELLE RELÈVE LA TÊTE !

Cette fois, je n'ai pas crié, je savoure mon triomphe, stabilise tout ça, réinjecte un coup d'antalgiques, ralentit la perf' qui coulait à fond après un bolus hypertonique.

Dans la clinique, il y a un silence de mort. Tout le monde aime bien Cédric, la biquette était adorable, ma consœur vient de passer des heures à vaincre ses réticences pour le travail "à la rurale" afin de sortir ce chevreau, tout le monde a suivi la césarienne qui se déroulait sans souci, et ils m'ont entendu.

Alors moi je sors du chenil, j'ai laissé la biquette finir de reprendre ses esprits, et je passe façon disco dans le couloir vers le bureau, là, il faut que je triomphe, parce que j'exulte ! Je les regarde tous, et puis j'attends un peu. Ils me regardent comme si j'étais complètement barré.

"Elle est morte, mais elle est vivante !"

Du fond de la clinique jaillit un bêlement puissant et plaintif, du genre "j'ai mal au cul, j'ai mal au bide bande de salauds !" puis un fracas métallique... j'ai laissé la porte de la cage de la morte ouverte, et elle tente de se barrer en courant, en dérapant sur la carrelage trempé, son pied de perf' basculant en emportant tous les tuyaux sur son passage.

J'adore les résurrections.

mardi 25 mars 2008

Improvisation

Deux chirurgies, des consultations et des visites en rurale jusqu'à midi : il y a de quoi occuper trois vétérinaires, on ne va pas s'ennuyer... Evidemment, il y aura des urgences au milieu, sinon les choses risqueraient d'être trop bien organisées, mais... on a l'habitude. Olivier part en visite, Juliette commence les consultations. Francesca, notre ASV (auxiliaire spécialisée vétérinaire), est noyée sous les coups de téléphone et les gens qui viennent chercher des médicaments, des renseignements ou un rendez-vous à l'accueil. Moi, je nettoie ma boîte à césarienne de vaches en attendant les chiens pour les chirurgies. Francesca me prévient : M. Candelle aura un peu de retard, il n'amènera son chien pour la castration que vers 9h30. Pas grave, il y a l'autre chirurgie... sauf que l'animal n'est pas là non plus. Il n'est que 9h10, ce n'est pas trop grave.

A 9h30, ma boîte à césarienne reluit, mais aucun des deux chiens n'est là. Le téléphone ne cesse de sonner, mais ce sont plutôt des consultations pour l'après-midi. Je souris : je ne travaille que ce matin ! J'ai prévu d'aller voir des amis, j'essaierai de partir tôt.

A 10h00, toujours pas de chien... Francesca essaie de joindre les propriétaires des animaux : M. Candelle a un empêchement, et l'autre ne répond pas. Il semblerait que j'ai ma matinée pour lire la pile de revue de formation continue qui m'attend, le site internet d'éthologie canine et féline qui vient d'ouvrir, en plus je dois téléphoner à l'école vétérinaire pour une vache et rappeler un labo pour une série d'analyses. Impeccable !

J'ai à peine raccroché le combiné que Francesca passe la tête par la porte du bureau. Le deuxième chien, je suppose... Perdu : "Docteur, c'est le GAEC des trois grenades. Il y a une vache qui maigrit depuis dix jours, et qui a vêlé il y a quinze jours."
Evidemment... Le GAEC des trois grenades, c'est un gros élevage laitier, situé à une bonne vingtaine de kilomètres. Vue la description, ça sent le déplacement de caillette jusqu'ici. Je soupire. Je n'aurais pas fini à midi, même si je pars de suite.

Cinq minutes plus tard, je suis dans ma voiture. J'ai ma boîte de chirurgie (elle reluit, même), du monopropylène glycol, tout le matériel, si tout va bien je pourrais peut-être revenir à l'heure ? Et puis ce ne sera peut-être pas une caillette, j'éviterais peut-être la chirurgie. On peut rêver.

Vingt minutes de route, sous un soleil radieux : la neige fait briller les Pyrénées, les prunus et autres cerisiers sont en fleur, l'herbe est très verte, le paysage est vraiment magnifique. C'est lors de ces moments de répit que j'apprécie le plus ma région. L'exploitation des trois grenades se trouve sur une crête, plein sud : la vue est absolument splendide.

Dans le boxe de droite, une vache solitaire. Elle a le dos voussé, les oreilles tombantes, elle est maigre, elle respire vite. J'ai trouvé ma malade. L'éleveur n'est pas encore là, mais il a du m'entendre. J'enfile mes bottes et ma blouse cachou, j'attrape un gant de fouille, un stéthoscope et un thermomètre. Je suis à peu près persuadé, vue l'allure de la vache, que mon intuition était la bonne. Je l'observe une ou deux minutes, sans bouger. Elle est prostrée dans un angle de son enclos, tête basse. Elle ne rumine pas, sa respiration est superficielle, sa panse ne se gonfle pas, cet animal souffre. Juste derrière moi, les jeunes génisses, rassurées par mon immobilité, tendent le cou pour essayer de me renifler, voire d'attraper ma blouse avec la langue. Lorsque je fais un pas vers ma "patiente", toutes bondissent en arrière en se cognant la tête à leur petit cornadis. Curieuses, mais pas courageuses !

Je commence à rabattre la vache vers les barrières où je pourrais la coincer pour l'examiner. J'aperçois, du coin de l'oeil, l'ombre de l'éleveur dans la travée centrale. Une poignée de main, pas de commentaire, il m'aide à l'attraper. Température : normale, presque basse. Auscultation cardiaque : rapide. Auscultation ruminale : calme plat. Je cherche le ping. Je le trouve immédiatement. J'enfile mon gant, puis enfonce mon bras dans le rectum de la vache. Je n'arrive pas à toucher la caillette, mais ça ne m'étonne pas outre mesure, on ne la sent pas à tous les coups.
"Caillette."
Je lâche le diagnostic dans un soupir. Je ne suis pas très motivé, encore prisonnier de mon espoir de tranquillité envolé. Je revois l'ordinateur et la pile de revues.
"Je m'en doutais", commente l'éleveur.

Bon, il n'y a pas à tortiller, il faut opérer, et autant le faire de suite. Je commence à préparer le matériel, et indique à l'éleveur comment assurer la contention de la vache. J'en profite pour reprendre mes explications sur cette pathologie, qu'il ne rencontre pas souvent. En plus, la dernière fois, c'était son ouvrier qui m'avait aidé, lui n'était pas là.

Les vaches ont quatre poches stomacales. Trois pré-estomac, et un véritable estomac.
Le premier pré-estomac, le réseau (ou reticulum), est assez petit, il sert de chambre d'entrée et d'expulsion. Il a un grand intérêt d'un point de vue médical, mais nous en parlerons un autre jour.
Le deuxième pré-estomac, la panse (ou rumen), est un immense tambour de machine à laver, plein de bactéries et autres protozoaires chargés de digérer les fibres végétales. Cet estomac malaxe ce bouillon de culture régulièrement (5-6 contractions par minute en temps normal), qui sera régulièrement renvoyé dans la bouche pour être mâché et remâché, en bref, ruminé : la vache assure un broyage mécanique et une imprégnation de salive pour faciliter le travail de ses hôtes. Les bactéries et protozoaires digèrent les molécules végétales, et notamment la cellulose, qui ne sont pas digestibles par les mammifères (seuls ces micro-organismes en sont capables), et la vache va les digérer, eux, et le produit de leur métabolisme. Les autres fibres, plus grossières, assureront simplement le transit. Ces dernières, accompagnées de contenu ruminal suffisamment digéré (des micro-organismes, donc), sont envoyées dans l'estomac suivant. D'un point de vue médical, la panse est le siège de nombreuses pathologies et représente un très bon indicateur de l'état général de l'animal. Une vache vraiment malade ne rumine pas...
Le troisième pré-estomac, le feuillet (ou omasum), a un rôle de triage et de pressage du bol digestif. Médicalement parlant, le feuillet n'a aucun intérêt, il n'existe qu'une seule pathologie le concernant, et on ne la diagnostique jamais.
La quatrième poche, le véritable estomac, s'appelle la caillette (ou abomasum). Elle joue un rôle essentiel chez le veau, car c'est là que le lait, mélangé aux acides gastriques, "caille", et où commence la digestion (semblable à la nôtre, pour le coup). En vieillissant, le veau devient un ruminant et la caillette perd son rôle central. Les pathologies de la caillette sont assez complexes chez les vaches adultes.

La principale est le déplacement de caillette à gauche : il faut imaginer que tous ces estomacs sont suspendus à la colonne vertébrale dans deux sacs nommés omentums (comme, pour les cochons, la crépine des charcuteries maisons, mais en beaucoup plus costaud). Pour le reste... tous ces estomacs ont des positions spatiales précises, mais mobiles, avec tous les organes abdominaux intercalés autour. C'est pour ainsi dire indescriptible et les schémas n'aident pas beaucoup (demandez aux étudiants vétérinaires). Heureusement, l'informatique est un outil miraculeux, et, en voyant ce qui suit, un vieux véto m'a un jour dit que les jeunes n'avaient plus aucun mérite : l'université de Montréal a modélisé un déplacement de caillette à gauche.
En gros, l'énorme truc rose, c'est la panse, et ce qui passe en dessous et se met à gonfler, la caillette. Celle-ci, une fois dilatée, produit un petit bruit caractéristique des poches de gaz sous pression lorsque l'on donne une pichenette sur le cuir en regard, avec le stéthoscope posé sur la vache. Ping' ping' ping' fait la caillette. Un bruit métallique assez amusant, sauf qu'il signifie en général que l'on doit opérer. Il y a bien d'autres causes de ping', mais elles sont plutôt rares.

Bref. La vache est maintenant attachée, l'éleveur a appelé son ouvrier, je rase une petite partie du flanc droit de la vache, puis je commence l'anesthésie locale.
Evidemment, ça ne plaît pas du tout à la bestiole qui essaye de placer son sabot postérieur droit dans mon estomac.
Heureusement, elle est attachée... Trois minutes plus tard, elle ne sent plus rien, et j'incise le cuir et les muscles sur une quinzaine de centimètres. Il faut bien réaliser que l'on opère debout, et que l'on n'endort pas la vache (pour des raisons pratiques, mais je vous rassure, l'anesthésie locale n'est pas là juste pour faire joli). Je vais donc réaliser une omentopexie par voie latérale droite. La classe, non ?

La vache est ouverte, elle ne gigote plus. J'enfonce mon bras gauche jusqu'à l'épaule dans son abdomen, je fais le tour de sa panse par l'arrière en passant sous le rein droit, et là, je touche la caillette, qui s'est dilatée comme sur la vidéo.

Ou pas.

Curieux. Il y a bien une grande poche de gaz mais elle a l'air cachée derrière le grand omentum (le sac qui suspend la panse). Je change de bras, je me dis que j'ai du mal suivre le trajet pour aller là-bas (imaginez l'angoisse la première fois que l'on fait ça et que l'on sent juste des poches et des membranes lisses partout).

Rien.

Je recommence. Toujours pas de caillette. Je me dis qu'elle doit être moins dilatée que d'habitude. Ca tombe bien, la vache n'est pas très grande, et moi j'ai des longs bras, je repousse un peu la panse pour enfoncer mon bras le long de sa paroi abdominale gauche, vers le point où la caillette passe sous la panse. Je tombe sur le foie.

Caramba !

Une magnifique erreur de diagnostic, docteur.

La classe, non ?

Je laisse tomber la caillette à gauche, et je pars la chercher à droite. Je suppose que c'est le gaz de la panse qui m'a fait ce ping' trompeur... Gagné, la caillette est bien à sa place, mais elle a un contenu très bizarre, très dur, presque du mastic. Ma main heurte un truc dur. Grmbl... Imaginez que je suis appuyé contre la vache, et que l'un de mes bras est entièrement à l'intérieur. Mon ouverture laisse juste la place pour le passer, je travaille à l'aveugle. L'éleveur me demande si je n'aurais pas une caméra comme à l'hôpital. Je lui propose de me sponsoriser, mais il n'a pas l'air motivé.
Je m'entends très bien avec cet éleveur, nous avons l'un pour l'autre une confiance réciproque. Je ne lui cache pas du tout que je me suis planté, mais qu'il y a quand même quelque chose d'anormal. Lui, ça ne le perturbe pas, il a manifestement ouvert un paquet de carambars récemment, et me livre le fruit de ses lectures. J'ai les pieds dans la paille, la vache est résignée à se faire tripoter les boyaux, les génisses tendent le cou à travers la barrière pour atteindre la petite table de camping sur laquelle sont posés mes instruments de chirurgie, et les Pyrénées sont toujours magnifiques. Mais la vache n'a pas lu les bouquins de pathologie digestive bovine, et me fait n'importe quoi.

Son feuillet est énorme. Deux ou trois fois le volume d'un ballon de rugby, plein d'un mastic extrêmement dur. Je reprends plusieurs fois le fil de mes explorations. L'abouchement de la panse sur le feuillet, mastiqué aussi. Le feuillet, énorme. La caillette, avec des "boules" de ce mastic, grosses comme des pamplemousses. J'essaye de fragmenter cette masse dure : peine perdue, c'est bien trop collant.

Cette bestiole me fait une surcharge de feuillet. Dans mes souvenirs, c'est une affection plutôt théorique... et de mauvais pronostic. Tout est bouché, et bien bouché. Je vérifie dix fois que c'est bien ce que je pense. Mes tripotages digestifs ne servent à rien, je décide donc de refermer la vache. Je vérifie quand même l'absence de corps étranger dans les pré-estomacs, en palpant à travers la paroi (pour la panse, c'est illusoire, sauf si quelque chose se plante dedans, mais je vérifie quand même). Déjà une heure que je l'ai ouverte !

Il est midi, et je vais faire un aller-retour à la clinique pour aller chercher du matériel. En attendant, j'injecte antibiotiques, anti-inflammatoires et anti-spasmodiques digestifs à la vache.

Il est midi et quart lorsque j'arrive au cabinet, où Francesca semble toujours crouler sous les appels téléphoniques et les gens à l'accueil. Juliette consulte, et Olivier a interrompu ses visites pour aller sur un vêlage, m'informe-t-on. Je récupère ce que je suis venu chercher, et je file en vitesse, avant que l'on me coince.

A 12h40, je suis de nouveau face aux Pyrénées, dans l'exploitation des trois grenades. J'ai moins profité du paysage sur la route...

Je commence à sonder la vache : j'utilise un espèce de tuyau que j'enfonce jusque dans la panse de la bête, qui apprécie peu la manœuvre. Ensuite, je branche une pompe à bras sur la sonde pour envoyer une vingtaine de litres d'eau tiède additionnée d'ions et de stimulateurs de la motricité ruminale. Je rajoute 5 litres d'huile de paraffine fluide, et dix litres d'eau supplémentaires : si c'est bouché et qu'on ne peut pas ouvrir, il ne reste plus que la pression et la lubrification... on verra bien. Je suis assez pessimiste.

samedi 9 février 2008

Ethique, conscience et mal à l'être

Désorienté et assez mal à l'aise.

Ce sont les mots que je choisirais après avoir géré un "cas" qui semblait pourtant assez simple.

Prenons les faits : M. et Mme Hermann sont un couple de retraités d'environ 70 ans. J'imagine qu'il vivent ensemble depuis plus de 40 ans.
Depuis 19 ans, ils partagent leur existence avec Gitane, petite boule de poil inquiète de 5 kg, dont vous imaginez l'état de santé.

Un rendez-vous avec M. et Mme Hermann, c'est presque un rituel.
C'est d'abord, lorsque j'ouvre la porte de la salle de consultation, l'image de ce couple très accordé. Monsieur Hermann porte un pardessus noir, un fin pull bordeaux et une écharpe grise. Ses cheveux argentés, très épais, sont parfaitement coiffés. Il a un chapeau gris. Ses chaussures noires sont impeccables. Madame Hermann porte un manteau de fourrure et une toque discrète, un foulard en soie noué autour du cou, une broche florale dorée sur la poitrine. Une mise qui pourrait être vulgaire, mais ces vêtements sont portés avec naturel, sans ostentation.
Juste après l'image vient le parfum, celui de madame Hermann, un parfum très présent, assez lourd, une note de vanille presque oppressante. C'est curieusement ce parfum qui domine mes perceptions lors de mes rencontres avec M et Mme Hermann.
Pas la voix grave, calme et posée de monsieur, ni les notes plus inquiètes de celles de madame.
Pas la poignée de main ferme et souple, sans énergie excessive, de monsieur, ni la caresse de cette main légère, presque impalpable, de madame.
C'est ce parfum de vanille, qui imprègne également le pelage de Gitane, tremblante, déjà, dans les bras de sa maîtresse.

Evidemment, avec une telle description, vous imaginez sans doute un couple de riches retraités jouant parfaitement le rôle de convives dans un diner du Rotary Club. Des gens cultivés, ou croyant l'être, (trop) bien pensants, sans histoire, qui vont à l'Eglise et votent à droite. Ce n'est pourtant pas l'image que je voudrais donner d'eux. Car si je devais choisir un mot pour définir leur apparence, ce serait dignes.
J'apprécie ces clients polis, attachés à leur animal mais réalistes, qui comprennent les nuances d'un diagnostic ou d'un pronostic, et qui viennent briser ces clichés que nous rattachons tous, inconsciemment, à cette apparence.

M et Mme Hermann m'amènent donc, pour la troisième fois de l'année, leur chienne Gitane. Gitane a 19 ans. Comme tous les caniches de son âge, elle est cardiaque. Elle est presque aveugle (cataracte). Mais elle n'est pas devenue idiote, ses repères et ses réactions sont parfaitement cohérents.
Mme Hermann vous en parlerait mieux que moi, mais elle parle au passé "Comme elle était belle, docteur. Une vraie petite fée, avec ses boucles dorées, et tellement intelligente, tellement câline. Un ange !"
Aujourd'hui, Gitane est moins jolie, mais je dirais qu'elle est bien conservée pour son âge. Son poil est très fin, mais dense, et doux. Sa peau est impeccable. Elle est très bien toilettée. Ses articulations et ses postures sont normales (pas d'arthrose !). Bref, ce n'est pas un de ces vieux chiens visqueux qu'on ne caresse qu'avec dégoût, en souvenir d'une époque où ils étaient beaux et ne sentaient pas mauvais.

Il y a quatre mois, nous avons opéré Gitane pour lui retirer une tumeur mammaire. Malgré le risque anesthésique, tout s'est bien passé, et la chienne a très bien cicatrisé.

Aujourd'hui, M et Mme Hermann amènent Gitane à cause d'une espèce de croûte sous l'œil droit, une plaque vaguement suintante qui couvre sa paupière inférieure et quelques centimètres carrés de peau en dessous, quelque chose qui lui fait manifestement assez mal et que Mme Hermann n'arrive plus à nettoyer. Comme elle, je pense d'abord à un écoulement lacrymal muqueux qui se serait accumulé, compliqué d'une infection cutanée.
Je prends de tout petits ciseaux, une minuscule lame de bistouri, et je commence à enlever cette plaque, millimètre par millimètre, en évitant les coups de dents d'une chienne qui, manifestement, éprouve une douleur intense à cet endroit.
Finalement, je découvre que cette croûte suintante n'est pas issue de l'œil, mais d'un petit trou dans la paroi nasale, une fistule infra-orbitaire, complication classique d'une infection sinusale, elle-même provoquée par un abcès dentaire. Evidemment, les dents de Gitane sont dans un état catastrophique, mais nous avons jusque là refusé de prendre un risque anesthésique pour un détartrage.

Là, cependant, nous n'avons pas le choix. J'expose mon avis à M et Mme Hermann :
Cette lésion ne guérira pas tant qu'il y aura une dent pourrie en dessous.
Des antibiotiques seuls ne pourront nettoyer une pareille infection.
Le traitement sera nécessairement chirurgical : extraction des dents gâtées et détartrage du reste, anti-inflammatoires et antibiotiques.
L'anesthésie sera sans doute assez longue, et la chirurgie douloureuse. Le risque anesthésique est très élevé.
Mais nous devons traiter la chienne : on ne peut pas infliger à Gitane de supporter une douleur pareille sans traitement. Ces abcès dentaires ne datent pas de hier, les médicaments n'ont pas pu les enrayer. Si Gitane est résistante à la douleur, il y a des limites à ce que l'on peut lui demander de supporter. Mme Hermann me le confirme : elle ne mange plus beaucoup, et se frotte souvent le museau par terre.
"Il faut donc prendre ce risque anesthésique si l'on veut permettre à Gitane de continuer à vivre décemment." Je choisis cette tournure de phrase car elle ouvre la porte aux propriétaires pour parler d'euthanasie. Gitane a 19 ans, elle souffre, la chirurgie sera douloureuse et beaucoup d'autres petites choses commencent à ne plus fonctionner. S'ils choisissent l'euthanasie, je ne refuserais pas. Je vois que M et Mme Hermann saisissent parfaitement mon sous-entendu.
"Mais, docteur, si jamais elle meurt pendant l'anesthésie, elle ne souffrira pas ?" La voix de M. Hermann est grave.
La mienne aussi, lorsque je lui confirme, d'un simple "non", la justesse de ce raisonnement.
Mme Hermann tourne son regard vers son mari, elle acquiesce. Elle me demande si je pense que l'opération la soulagerait vraiment, ce qui est le cas. Elle choisit donc la chirurgie, et repousse l'euthanasie. Je note un rendez-vous pour la semaine suivante, je mets la chienne sous antibiotiques et anti-inflammatoire après avoir réalisé un bilan sanguin qui se révèle excellent.

Ce soir là, je me sens mal à l'aise. Quelque chose me chiffonne.

Il me faut une semaine pour réaliser, lorsque j'hospitalise Gitane pour la chirurgie dentaire. M et Mme Hermann sont déjà partis lorsque je dépose la petite chienne dans sa cage. Le parfum de vanille m'oppresse. Je me demande... je me demande s'ils n'espèrent pas que Gitane meure pendant l'anesthésie. Consciemment, ou pas. Une fin qui leur permettrait de ne pas avoir à assumer le choix d'une euthanasie, qui leur donnerait l'impression d'avoir tout fait pour leur chienne, pour cette compagne qui a partagé 19 années de leur existence, pour cette petite boule de fourrure, "qui était si jolie. Un ange !"
C'est presque une certitude.

J'ai un peu mal au ventre. Et si je poussais l'anesthésie ? Juste un peu trop ?
Elle ne souffrirait pas.
Ils seraient délivrés, la conscience apaisée.

Je joue avec l'idée, quelques minutes. Ce parfum de vanille m'obsède.

Je n'en parle à personne.






Trois heures plus tard, Gitane se réveille très lentement de son anesthésie. Elle est sous morphine, complètement désorientée.
Dans une petite bassine, il y a dix dents pourries.
Tout s'est parfaitement bien passé. Mon confrère et ma consœur ont parfaitement bien gérés cette anesthésie et cette chirurgie. Pendant ce temps, comme d'habitude, je consultais : je suis plus médecin que chirurgien.

Ce parfum, toujours.
M et Mme Hermann rendent visite à Gitane dans l'après-midi.
Je leur serre la main lorsqu'ils repartent. Gitane rentrera demain, nous la gardons pour gérer la douleur.

J'ai entendu les mots mal assurés de ma consœur s'échapper du chenil quelques minutes auparavant : "mais elle est toujours jolie ! Bien sûr, là, elle bave, elle saigne, elle est assommée par la morphine, mais vous retrouverez votre petite Gitane dès demain !"
J'imagine madame Hermann murmurant : "elle était si jolie !"

Lorsque la porte se referme sur le couple, je tourne mes yeux vers ma consœur, au fond du couloir. Les poings sur les hanches, elle a l'air déstabilisée. Fragile. Très belle. "Ils avaient l'air... presque déçus, quand ils ont appris que tout s'était bien passé."

Je ferme les yeux. Juste un instant.