Troc
mardi 1 juin 2010, 21:28 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Il est 21h30. J'ai pris la garde cette nuit, comme pour le reste du week-end, zonant entre le net et un bouquin d'anticipation peu folichon. Pour résumer : je m'ennuie sec, mais pas au point de souhaiter un appel. Qui ne va pourtant pas manquer. J'observe dix secondes le téléphone qui sonne et clignote, signalant un transfert d'appel.
- Service de garde, bonsoir.
- Je suis bien chez le véto ?
- Oui, que se passe-t-il ?
- C'est mon petit cochon, j'ai un petit cochon, il a une semaine et je l'ai depuis cinq jours, je viens de rentrer du travail et il est couché par terre et j'ai trouvé une cigarette explosée et il n'est pas bien je lui ai fait du bouche à bouche vous vous rendez compte j'ai fait du bouche à bouche à mon cochon et je lui ai massé le cœur alors il est reparti mais il ne va pas bien du tout qu'est-ce que je peux faire je lui ai fait un massage et il a une cigarette explosée près de lui et qu'est-ce que je peux faire vous pourriez le voir ?
- Heuuu
- Je lui donne du lait que j'ai pris à la coopérative du lait pour cochons et il a tété sa mère au début le gars m'a dit qu'il aurait l'immunité mais là je crois qu'il a mangé la cigarette et je l'ai relancé deux fois je viens de le mettre devant un petit radiateur soufflant pour le réchauffer il est glacé !
- Bon, s'il est si mal que ça il va falloir que je passe, de toute façon...
Je me sens un peu vasouilleux, et complètement éberlué. La conversation, en réalité, a duré bien plus longtemps que cela, mais je ne l'ai ponctuée que de "heuu" et de "très bien" ou de "ce n'est pas la cigarette".
J'ai du mal à faire le tri, mais je pense que le gars est sincèrement désemparé. Il n'a pas l'élocution d'un débile léger, mais à sa façon de parler de son cochon, je devine qu'il n'a pas l'habitude de ces bestioles. Le porcelet doit avoir un statut mi-familier mi-production. Soyons clairs : un porcelet d'une semaine, orphelin et destiné à la saucisse, s'il est aussi mal que ça, on ne tente rien : une visite de nuit doit représenter le prix de 5 de ces bestioles, et encore...
Mais si c'est un animal familier, le raisonnement n'est plus le même. Or j'ai du mal à cerner mon interlocuteur.
Dans le doute, je ne vais pas le vexer, il appelle au secours, j'y vais. Mais aura-t-il les moyens de payer la visite ?
- Mais ça va me coûter combien docteur ?
Nous y voilà. Je suis un peu gêné, mais il a abordé le sujet, tant mieux.
- Une cinquantaine d'euros... mais...
Un silence.
- Cinquante euros ? Mais je n'ai pas cinquante euros !
Sa voix ne dit pas : "bande de voleurs" ou "c'est trop cher".
Non. Elle dit : "je n'ai pas cinquante euros".
- Laissez, je viens, on s'arrangera. Je serai là dans dix minutes au plus.
Il n'habite pas très loin de chez moi. Comment aurais-je géré s'il avait été à quarante kilomètres ?
Le type habite une vieille ferme en cours de restauration. Il s'excuse du chantier tandis que je reste émerveillé par la qualité du boulot sur les pierres et les poutres. Il m'emmène au premier étage, dans une petite salle de bain où souffle un radiateur d'appoint. Sur une couverture, juste sous l'air chaud, il y a un porcelet rosé taché de noir. Du genre trop mignon. Dans l'escalier, le gars m'a expliqué qu'un ami le lui avait donné après que sa mère ait écrasé toute la portée.
Le porcelet est mourant. Il aspire l'air avec difficulté, son cœur bat bien trop lentement, et son hypothermie est telle qu'il ne déclenche pas le thermomètre. Sur sa peau, de discrète marbrures violacées apparaissent. Je ne sais pas ce qu'il a, je sais juste qu'il va mourir. Qu'il serait probablement déjà mort si le barbu accroupi à côté de moi n'avait pas tenté une réanimation désespérée. Je le lui dis. Il donne un coup de poing au sol et cherche une explication, que je serais bien en peine de lui donner.
Il ne semble avoir fait aucune erreur, mais le porcelet ne survivra pas. Je lui propose de le pousser vers la mort, en lui injectant une importante quantité d'anesthésique. Histoire de ne pas le laisser agoniser.
Il m'accompagne dans mon aller-retour à la voiture, nous discutons dans l'obscurité de la cour de sa ferme, éclairés par la loupiote du coffre de mon utilitaire, tandis que je remplis ma seringue. Je savais que j'étais venu pour ça...
Il interrompt mon geste tandis que je m'apprête à lui injecter l'anesthésique.
"Je veux le shooter moi-même. C'est mon porcelet."
Il y a de la fermeté, de la résolution et de la tristesse dans sa voix.
Je lui indique par des gestes très simples comment réaliser l'intra-musculaire.
Il n'hésite pas un instant.
Le petit porcelet roule des billes d'un vert émeraude sur son groin de dessin animé.
- Je vous dois combien, docteur ?
Rien mon pote. Je suis venu tuer ton porcelet parce que je suis devenu assez expérimenté - ou cynique - pour savoir qu'il n'y avait rien à tenter. Pour qu'il ne souffre pas, et pour ne pas laisser un homme tout seul avec un nouveau-né mourant.
Je ne le lui dis pas, non plus, mais j'esquive et lui dis de laisser tomber.
Bien entendu, il refuse. Alors on tape la discut' sous les étoiles, on parle de ses moutons qu'il vient de récupérer, des cochons qu'il aimerait avoir pour faire un élevage et de ce genre de choses. Et puis je suis reparti avec deux parts de gâteau (dégueux, désolé), et un vieux tabouret. Parce que je ne pouvais pas refuser.
Il tremblait.
Commentaires
-soupir-
c'est tellement triste...
C'est malin, j'ai le mascara qui coule sur le clavier...
.....
idem, même quand il y a un peu (bcp) de cynisme dans les propos, je pleure quand même comme une madeleine !!!
Dur
Vous avez pas une idée de ce qu'il aurait pu attraper ?
Mais une semaine c'est pas trop tôt pour le séparer de sa mère ??
Certes elle a écrasé la portée mais il devait bien y avoir assez de place pour lui seul non ??
Fourrure :
Non, aucune idée de ce qu'il avait. Septicémie, colibacillose, salmonellose, peu importe. Rien de tout cela n'était curable à ce stade : ce porcelet agonisait. Et oui, une semaine c'est trop tôt, mais le problème n'était pas la place : il s'agissait d'une truie en plein air, avec un grand parc arboré et un abri de tôle bien assez grand pour y coucher trois bestioles de sa taille. Et elle n'a pas écrasé tous les porcelets d'un coup : ils y sont passés les uns après les autres. Son éleveur a préféré limiter la casse et le donner. Je suppose que la truie va finir en saucisses.
Pauvre monsieur et pauvre porcelet. Je l'admire d'avoir eu la force de faire la piqure lui même, c'est très courageux. Et c'est super triste.
Fourrure, ... heureusement aussi qu'il y a (encore) des vétos comme toi.
'tin quelle chanceuse ta petite femme ...
Moi tout d'suite quand mon homme me dit qu'il a achevé les souffrance d'un assenceur j'ai du mal à trouver ça touchant ^^
Tu as un métier formidable, je ne te le dirais jamais assez, c'est beau mais c'est triste, c'est dur mais c'est la vie, c'est tout simplement animé de passion et tu peux bien te vanter mon ami, tu es parfait -ou presque ... /kiss
j'aurai tendance à oublier un truc : tant que je serai enceinte remplie d'hormones ingérables, ne pas venir lire les billets de fourrure...
... pauvre gars.
j'ai la larme à l'oeil...
2 parts de gateau( dégueu) et un tabouret..
Pourquoi un tabouret???
Fourrure :
Excellente question.
Je crois que la conversation a été un truc du genre :
- Je vais trouver un truc j'ai plein de trucs de vide-greniers.
- Mais non mais bon c'est pas la p...
- Vous avez des plantes chez vous ?
- Euuh oui mais...
- Un joli tabouret en vieux bois j'l'ai trouvé il est sympa pour poser une plante tombante.
- Mais...
Et puis, il y a un moment où on arrête de refuser. Alors je suis reparti avec un (joli) vieux tabouret.
Heuu, une I.M.!?
Sinon le gars qui veut la réaliser lui-même me fait penser à un film ( "The meaning of life" des Monty Pythons)où le gars demande à l'équipe qui doit faire à une césarienne à sa femme s'il peut assister -refus- mais je suis fort résistant, je ne tomberai pas dans les pommes, c'est ma femme -non- bon, alors un accouchement normal, je peux y assister? -non- heu une amputation? je resterai tranquille -non- un abcès à débrider alors? s'il vous plaîîît...
^^
Fourrure :
Oui une IM : je ne voulais pas rater une intracardiaque dans sa salle de bain, et je me voyais mal faire une IV sur une bestiole de cette taille. Donc j'ai opté pour un anesthésique classique à des doses moins classiques, en IM.
Je suis heureuse qu'il existe "encore" des vétos tels que toi.
Merci.
(desole pour les accents, difficiles a mettre sur mon vieux ordi.americain)
On a tous envie d'avoir un veto comme Fourrure:humain et honnete!
Parlons un peu de certains autres.
Mon chat de 12 ans etait depuis 15 jours sous medicaments pour le coeur(suite a une attaque cerebrale qui l'a laisse en partie paralyse).Mon veto habituel m'avait prevenu que malheureusemnt pas grand chose a faire, et n'a meme ps juge bon de nous faire passer examens et radios.
Un samedi soir je trouve Baloo paralyse, agonisant, respirant avec peine.
Je me suis preparee, je pressens ce qu'il vaut mieux pour lui.
Samedi soir, on habite en Sardaigne, mon veto est injoignable, on fonce 60 km vers un veto de garde inconnu.Je rentre, controlant mes emotions,suggere une euthanasie.La veto est desamparee par l'etat de mon chat.Cherche a savoir ses antecedents.J'explique.
Elle: mais vous ne voulez pas qu'on tente de le sauver?
Moi: mais biensur!Il y a qqch a faire vu son etat?
Mon chat est completement paralyse, n'a presque plus de pression,de la salive baveuse melangee a du sang coule de sa bouche.Il est mis sous masque a oxygene.On est pres de lui.Il ne respire presque plus.
Pendant 2 heures la veto alterne radios et divers annalyses tout en ponctuant ses activites par-"Mamma mia, il ne passera pas la soiree...".Suggere un :"On peut le mettre en observation a l'hopital".
Malgre le stress qui paralyse mes pensees, je lui dis que si Baloo doit mourir je prefere que ce soit dans sa maison, son panier, pres de moi.
Non!-on prepare le chat pour l'hopital.
Merci a Baloo de nous avoir epargne ca.
En 1 min-plus de pression, plus de respiration.La veto a tout de meme juge bon d'enfoncer l'aiguille pour l'euthanasier.La piqure meme pas finie-Baloo n'etait plus la.
Facture: 300 euros(avec reduction pour les radios ratees!).
Et en plus, je suis restee contente genre:"elle a tout fait pour sauver mon chat!"
C'est plus tard et aussi en lisant ce billet, Fourrure, que me vient comme un doute et une petite colere.
Sinon-c'est passionnant de vous lire!
Il boca al lupo!
Je pleure, je ris....Vous avez vraiment du talent.
Il est courageux le monsieur dis donc, c'est raide quand l'affectif s'en mêle.
Vous avez un vrai talent d'écrivain...
et de véto
Pauvre petit porcelet à la vie trop courte alors qu'il était tombé chez quelqu'un de bien...
Mais je ne vois pas du tout son maître faire de l'élevage.
Ils ont de la chance, les gens de votre secteur, de vous avoir comme véto. Et nous, on a de la chance de vous lire. Continuez bien !