jeudi 23 juin 2016

Jour deux. Motif : vaccination

Jour deux

Motif : vaccination

Un berger allemand. Il n'y en a plus tant que ça, des bergers allemands. A l'époque de Mabrouk (que je n'ai pas connue, enfin en tout cas pas en tant que véto), c'était un des chiens n°1 en France. Et puis, bon, ils faisaient peur, finalement, quand ils n'étaient pas sur une planche à voile à la télé. Le « chien-loup ». Et la reproduction massive aidant – c'est toujours la même histoire quand une race a le malheur d'être à la mode – on a vu se développer et exploser les problèmes de hanches malformées, ce qui n'a pas aidé à la bonne image de la marqu… heu de la race.
Aujourd'hui, de toute façon, ce sont plutôt des petites races qui sont à la mode. Avec des poils ras. Plus facile à gérer, à entretenir à l'intérieur. Comme les chats, dont le nombre et la proportion augmentent considérablement. Les races à la mode, aujourd'hui, ce sont les Jack Russel terriers (quoique, ça commence à passer) et les bouledogues français.

Bref. Mon berger allemand vient pour une consultation vaccinale. Un examen annuel de santé. Comme vous voulez. Une consultation dont le but est de faire un bilan de santé (ça c'est mon objectif prioritaire) et de faire une injection de vaccins (ça c'est en général l'objectif prioritaire du maître), de préférence le plus vite possible (ça c'est en général l'objectif prioritaire du chien, qui ne s'accorde pas très bien avec le mien).

C'est une drôle de consultation, la consultation vaccinale :
- elle n'est pas obligatoire (sauf pour la rage si on doit voyager à l'étranger), mais souvent vécue comme telle. Ou en tout cas comme une contrainte.
- elle est très intéressante, mais rarement appréhendée à sa juste valeur, que ce soit par le maître ou même par le vétérinaire, parfois (sans parler du chien).

C'est la première fois que je vois Mabrouk. La première fois que je vois son maître, aussi. Hasards du planning, puisque nous le vaccinons depuis sept ans déjà. Il est toujours tombé sur mes confrères. Mabrouk a très, très envie d'être ailleurs. Il halète, il bave, il neurovégétative. Je baisse la table d'examen, je vois son maître serrer la mâchoire. En imaginant l'effort à faire pour mettre les 35kg du berger sur le plateau ? Je le vois se pencher, et arrête son geste. Ce type a le dos ruiné. Je m'assieds sur la table, à 30 cm du sol, fait asseoir monsieur Hutin sur une chaise, et place Mabrouk entre nous. Le chien planque sa grosse tête entre les cuisses de son maître. Je vais commencer par les fesses, alors. Palpation des cuisses, exploration des nœuds lymphatiques, palpation abdominale, sa rate est grosse, mais normale. Je lui caresse le dos, je parle, de tout, de rien. Je sens une tension, j'y reviendrai. Je prends mon stéthoscope, il a un cœur parfait. Rien à la respiration. J'apprends que Mabrouk a une peur panique des orages, étendue aux coups de vent et aux explosions – tout a commencé avec un feu d'artifice, un quatorze juillet. Qu'il se promène partout en liberté dans le micro-village où ils habitent, mais qu'il sort de moins en moins et reste de plus en plus collé à son maître. Un « hyper-attachement raisonnable » qui leur convient très bien, à tous les deux. Je lui palpe les testicules, à peu près symétriques, et de consistance normale. Je pousse l'outrage jusqu'au thermomètre. 38,4. Mabrouk bave.

L'air de rien, en le poussant et le caressant, je le fais tourner sur lui-même. Je crois que Mabrouk n'a rien vu venir. Il planque sa tête entre mes cuisses comme il le faisait avec son maître. Je palpe, je caresse. Nœuds lymphatiques, inspection des dents – parfaites ! -, des oreilles, des conjonctives. Je sors l'ophtalmoscope, le cristallin est limpide mais la rétine est un peu floue. Un début de myopie ? L'otoscope, rien à signaler. Je laisse Mabrouk se retourner vers son maître, et reviens à son dos. M Hutin a continué à me parler de Mabrouk. Je « mmmhh-mmmhhh » et j'acquiesce. Je reprends ma palpation des muscles du dos. Ça coince clairement à la palpation de la jonction thoraco-lombaire. J'attire l'attention de M. Hutin sur la réaction de Mabrouk, le spasme algique. Ce chien a vraiment mal au dos.

Je le libère, le regarde se coucher, puis se relever quand je me lève moi-même. La colonne comme un manche à balai. Oui, Mabrouk a du mal à monter dans la voiture, mais il court, il joue, il lui semble « normal ». Nous discutons arthrose – M. Hutin voit très bien de quoi je parle – et gestion de la douleur. Signes d'alerte. Facilité à sous-estimer la souffrance d'un animal.

Je vais chercher les vaccins, et laisse tomber l'arthrose. Le sujet est abordé, nous y reviendrons, un jour. J'explique les nouveaux protocoles de vaccination, le rythme triennal pour certaines valences, le rythme annuel pour d'autres. Les tenants et aboutissants de nos choix techniques. Je crois que nous n'expliquons pas assez ce que nous faisons à nos clients.

J'injecte, sans y penser. Mabrouk n'a rien senti, mais il bave toujours. Je tamponne le carnet. Serre la main de M. Hutin. C'était une chouette demi-heure.

mercredi 22 juin 2016

Jour un. Motif : problème pour respirer

Jour un
Motif : problème pour respirer

C'est un chien. Un chien pas tout jeune, le genre rata-border colley qui abonde dans ces campagnes. Une petite quinzaine de kilos, un caractère de chiotte, aussi teigneux et tenace qu'un fox terrier mal luné. Du style à bouffer la taupinière avec la taupe, si ça gratte sous l'herbe du jardin. Extra pour creuser des tranchées.
Du genre à bouffer un crapaud, tiens.
Il n'a pas « juste » un problème pour respirer. Il est à moitié dans le coaltar, il tient à peine assis, ses troisièmes paupières lui couvrent presque les yeux. Il s'affaisse. Je le soutiens pour qu'il ne tombe pas de la table. Les poils de son poitrail sont couverts de salive. Beaucoup de salive.

- Il a vomi, plusieurs fois ce matin, et depuis, il respire bizarrement, il est tout mou, on ne le reconnaît pas.

Il est en train de plonger, oui.
Il est en train de plonger et j'ai l'impression de revivre la mort d'un chien samedi dernier. Un putain de crapaud.

- Il a bavé beaucoup, longtemps ?
- Oui, mais c'est passé, après et pendant qu'il vomissait.

Je vérifie la gueule. Aucun signe d'inflammation. Vomissements, hypersalivation, troubles digestifs et neurologiques. J'écoute le cœur. Stable. Pas de fièvre. Je connais le chien, je connais ses maîtres, je sais ce qu'ils vont me répondre.

- Il y a des crapauds dans le jardin ? Il a pu sortir, manger un truc toxique ?
- Oui. Non.

Oui. Non. Je vais vérifier l'abdomen, au cas où, mais je n'y crois pas. C'est une de ces foutues intoxication au crapaud, cet ahuri en a forcément mâchonné un. De toute façon, ce sont toujours ces teignes qui attaquent tout ce qui passe dans le terrain, et les chiots qui veulent jouer, qui subissent ce genre d'intoxication. Toxicité digestive, nerveuse, cardiaque. Et la mort. Pas d'antidote, juste des palliatifs à certains symptômes. Ces bestioles ont sur le dessus du corps des vésicules - c'est à dire des poches - remplies de poison. Ils sont incapables de vous le balancer à la figure, de vous l'injecter, leur peau n'est pas toxique. Il faut crever ces vésicules pour que le poison soit répandu, le danger majeur étant pour les muqueuses. On peut toucher un crapaud, ou même l'embrasser, mais il ne faut pas le mâchouiller.

Alors je prends le chien dans les bras jusqu'à la baignoire, et je lui rince la gueule avec la douche. Rincer, rincer, rincer, c'est trop tard, mais rincer. Il boit en passant, et vomit aussitôt.

Je lui pose une perfusion, et j'explique. J'ai une quasi-certitude pour le diagnostic. Il n'y a pas vraiment de traitement. Le pronostic est très réservé : pour les chiens de moins de 10kg, aucune chance de s'en sortir. Pour ceux de plus de 20, presque aucun risque. Et pour ses 15kg ? Pour ses troubles digestifs et neuros sans atteinte cardiaque (pour le moment) ?

Pile ou face. Mon boulot va être d'essayer d'orienter le résultat.
Essayer de comprendre, dans l'après-midi, si ses brusques accélérations de rythme cardiaque sont dues à la douleur ou au poison, s'il est pertinent d'injecter plutôt du diltiazem ou de la morphine, si je dois me méfier et sortir l'atropinique ? Poser mon stéthoscope, compter. Le rassurer quand il hallucine. Le caresser. L'accompagner.

Et espérer.

Nuit une

Il est minuit. Je me suis extirpé de mon lit pour aller réécouter le cœur du rata-border colley.

Sauf qu'il n'y a plus rien à écouter.

J'en ai marre.

dimanche 25 octobre 2015

Panique hors-bord

Comme à mon habitude, je me suis à moitié assis sur la table, calant sans forcer le petit ratier entre ma hanche et ma main gauches. De la droite, je le caresse et le palpe, nœuds lymphatiques, trachée, ma main glisse et recherche les masses, les irrégularités, appuie doucement sur une paupière pour voir la muqueuse oculaire. Il se dérobe, je le rassure. Je lui parle, tout le temps, doucement, lancinant. Des mots qui ne veulent pas dire grand-chose. Des mots pour occuper l'espace, pour faire un pont, pour accompagner mes gestes. Tout va bien.
Il s'est tendu. En douceur, en lenteur, je garde le contact pour ne pas le laisser s'échapper, sans le coincer, sans le braquer.
Tout va bien.
Près de moi, son maître et sa maîtresse, un couple souriant de personnes âgées ne cessent de me parler alors qu'avec mon stéthoscope sur les oreilles, je n'entends plus que le cœur – un peu rapide, mais parfaitement régulier – et la respiration – normale – du vieux ratier.
Je pose mon stéthoscope. Le monsieur a fini de parler. Je ne sais pas vraiment ce qu'il racontait, je ne sais pas s'il a compris que je ne l'entendais pas, je ne voulais pas le rabrouer. J'ai fait comme si je n'avais pas vu qu'il me parlait. De toute façon, tête penchée, je regardais le chien. Nous faisons comme si de rien n'était. Je ne suis pas malpoli, et il n'est pas ridicule.
Tout va bien.
Le chien tousse. Enfin, pas là, maintenant, en consultation. Non, parfois, à la maison, il tousse. Je palpe sa trachée entre deux caresses peu appuyées. Pas de sensibilité particulière. Reste à voir ses dents et le fond de sa gorge. Je passe ma main droite sous sa gueule, et, avec deux doigts, j'écarte doucement les babines. Je suis assis, je suis presque derrière lui, il découvre ses crocs, je me méfie. Je ne le tiens toujours pas vraiment, mais j'appuie un peu plus le contact. Il menace. J'insiste un peu. Et puis j'esquive le coup de dents dirigé sur ma main droite, tout en le saisissant, cette fois, de la main gauche. J'écarte mon visage. Il se retourne sur ma main gauche, ma prise est mauvaise, je lâche. Il saute de la table, et se réceptionne avec la grâce d'un étudiant vétérinaire qui, en fin de soirée au cercle des élèves, vise son lit et s'endort en se vautrant sur sa table basse.
Tout va b…
Bon, c'est le bordel.
Il se secoue la tête, un peu assommé. Il a vraiment fait un son creux en cognant son crâne sur le carrelage, à la fin de sa culbute. J'évite les plaisanteries sur le vide de sa boîte crânienne, je souris, je le prends à partie.
- Et bien bonhomme ? On panique ? Je ne t'ai pas fait mal, pourtant ?
- Ben oui, Libellule, il ne t'a pas fait mal, le docteur ! reprend sa maîtresse.
- Nous supposons qu'il a été battu, avant, nous l'avons récupéré il y a un an à la SPA, vous savez. Un vieux chien dont personne ne voulait…

Bon.
Je ne sais toujours pas pourquoi il tousse. En tout cas, du coup, j'ai bien vu ses dents, et ce n'est pas à cause du tartre. Le fond de gueule, par contre, je ne sais pas, et je ne saurais pas. Ses propriétaires préfèrent les certitudes. Je propose d'exclure une pathologie pulmonaire en faisant une radio, même si, comme je le leur précise, je n'y crois pas.
Ils sont partants. Le chien, non, clairement.

- Vous allez devoir le museler, docteur !

Oui.
Libellule montre les dents à tout le monde, maintenant. Je ne pourrais pas le reprendre sur la table ou dans les bras, pas aujourd'hui, et ses maîtres ne pourront pas faire grand-chose non plus. Il n'est pas encore en panique, mais il y va tout droit. Pour l'instant, il menace, il gronde, comme un trouillard qui sait qu'il ne peut pas avoir le dessus. Alors va pour un nœud sur le nez. Un lien, plus facile à poser et plus sûr qu'une muselière.

J'appelle une assistante, et nous le surprenons. Nous voyant approcher, il a mordu dans le vide, nous lui avons cloué le bec. Quelques gestes rapides, le tenir fermement, sans le brutaliser, il se tortille, je le suspends par la peau du cou, à deux mains pour l'empêcher de se retourner, mon assistante finit le nœud, il se chie dessus, vide ses glandes anales, urine, j'en ai plein mes godasses, il y en a sur le lien qui étale la merde sur mes mains. Je lâche la peau du cou, le soulève simplement par le thorax, une main de chaque côté, je le cale et le pose sur la table de radio. Tout au long du trajet, il s'est déchaîné, tentant tout à la fois de fuir et de me mordre, étalant à grand coups de queue ses excréments sur son pelage, sur mes bras, ma blouse, la porte, le couloir…

Derrière moi, une assistante a sorti le chariot du ménage.

Je continue à lui parler, fermement, doucement, j'essaie de reprendre un contact que nous avons perdu, je sais que c'est en vain mais la litanie m'aide à canaliser ma colère devant sa stupidité, devant mon échec, devant cette panique qui l'a fait replonger loin dans son passé, et ça pue, je pue, il pue, toute la clinique pue la merde, et en plus sur la radio, il n'y a rien.

La dame, dans le couloir :
- Si vous pouviez lui couper les griffes ? Nous, on ne peut pas ! Parce qu'il est comme ça dès qu'on le contrarie. Il accepte de plus ne plus de choses, mais ça, non !

Alors nous coupons, ses griffes sont si longues qu'elles tordent ses doigts : ce n'est vraiment pas du luxe, non. Mais Libellule panique complètement, il bouge tant et tant qu'évidemment, il saigne un peu d'un doigt. Ce n'est rien, mais lorsque je le repose au sol en faisant glisser le nœud, il constelle de sang le carrelage blanc conchié par sa diarrhée…

- Bon, et bien ses poumons sont nickels à la radio comme à l'auscultation, son cœur est impeccable, il n'a pas de sensibilité à la trachée, pas de tartre, je suppose qu'il a plus ou moins le fond de gueule enflammé, ou qu'il fait quelques reflux gastriques, mais je ne pourrai pas le prouver… et puisqu'il ne tousse pas trop, et bien… nous n'allons rien faire.

Je suis tellement déçu par cette consultation que je m'attends à ce qu'ils soient déçus, eux aussi.

Mais non.

Au milieu de ma salle de consult', de la merde, du sang et de la pisse, tendis que deux assistantes passent éponge et serpillière, ils sourient.

- Ah, ben on est bien contents alors !

mercredi 14 octobre 2015

Chiens

Chiens
Un carlin et un braque de Weimar. Quelques dizaines d'années de sélection les séparent ?

samedi 12 septembre 2015

Second avis

Mme Lauze est venue pour un second avis.

Avec son bouledogue au bout de sa laisse, souriante, inquiète. Attentive. Je l'invite à entrer, me demandant comment me situer. Je suis, moi aussi, souriant, inquiet, et attentif. Vient-elle parce que l'autre est un con, parce qu'il lui a donné une mauvaise nouvelle, parce qu'il l'a prise pour une conne, parce qu'elle n'a rien compris ? Ou juste parce qu'elle ne lui fait pas confiance ? S'est-il trompé, serai-je d'accord avec lui, saurai-je avant de me prononcer, ce qu'il lui a expliqué ? Va-t-elle chercher à me piéger ? Ou veut-elle juste se rassurer ?

J'examine Marty - le bouledogue - en discutant. Je n'ai bien sûr jamais vu ce chien, ni cette dame, et l'exercice suppose que je ne les reverrai jamais. Alors, nous faisons connaissance, quelques banalités, et tout de suite, elle m'explique : le diagnostic, et la prise en charge proposée par le confrère, qui implique une chirurgie. La dernière anesthésie générale sur ce chien s'est plutôt mal passée. Elle espère donc qu'il a tort, qu'il y a moyen d'éviter le bloc. Elle parle vite, mais elle est précise. Il y a une vraie urgence dans son maintien, mais elle se détend. Est-ce parce que je viens de lui demander de m'expliquer précisément ce qu'elle attendait de moi sans commenter ou juger les motivations de cette seconde consultation ? Ou est-ce simplement parce que son chien est à l'aise sur la table de consultation, content d'être papouillé et ausculté ? Et puis d'ailleurs, est-ce que les clients se demandent ce que le vétérinaire va penser d'eux, lorsqu'ils viennent ainsi remettre en doute les compétences d'un confrère ?

La boufiole suspecte, sujet de la chirurgie proposée, ne prête pas vraiment à discussion. Oui, il faut l'enlever, même si Marty n'est vraiment plus très jeune, même s'il est un peu cardiaque, un peu insuffisant respiratoire, un peu mal foutu de partout, en fait, sous le poil ras de sa robe grise. On ne nait pas bouledogue sans devoir faire de lourdes concessions à la physiologie normale de l'espèce canine.

Madame Lauze interroge, s'inquiète et se rassure en constatant que mon avis et celui de mon confrère convergent. Marty, lui, corne, ronfle et s'étouffe joyeusement dans mes bras, où il vient d'aterrir en échouant dans sa tentative de suicide par chute fatale depuis une table de consultation.

Le bât blesse un peu lorsque que je lui précise que si je devais l'anesthésier, je préférerais qu'échographie d'abord son coeur, pour mieux comprendre le souffle entendu. Pour, à plus long terme, accompagner au mieux son vieillissement. A dire vrai, OK, je n'hésiterai pas trop à l'anesthésier sans cet examen. Mais puisqu'il serait très pertinent de le faire, autant le faire avant de l'endormir, non ?

Sauf que...
Sauf que, m'explique-t-elle, le rendez-vous chirurgical avec mon confrère du premier avis est déjà pris. Pour demain. Et que je ne sais pas faire une échocardiographie. Cet examen ne pourra pas être fait pour le lendemain. Elle ne veut pas annuler.
Et elle ne peut pas repousser, pas sans expliquer à son vétérinaire pourquoi, or elle ne veut pas lui annoncer qu'elle a demandé un second avis. Ne risquerait-il pas de penser qu'elle ne lui fait pas confiance ? Lui, qui, m'explique-t-elle maintenant, est, en plus, un ami ?

Elle se sent coincée. Alors, elle me demande : et si je l'opérais, sans rien dire ? Elle n'y croit pas, ça se voit, mais l'idée lui a traversé l'esprit. Je souris : hors de question. Et puis, de toute façon, il faudrait voir à ne pas le prendre pour un con : ça risque de se voir, que la masse cutanée n'est plus là.

Elle est entrée dans ma salle de consultation en s'inquiétant pour son chien, et pour l'anesthésie. Elle la quitte inquiète pour elle, et pour son ami. Et pour ça, aussi, elle me demande mon avis ?

J'en fais souvent, des « consultations de second avis ». Je suppose que'un certain nombre de mes propres clients vont chercher d'autres réponses, ou d'autres questions. Ca me convient : je ne suis pas susceptible, et je ne suis pas omniscient ou omnicompétent. Il est naturel de chercher à confirmer ou infirmer un diagnostic, un pronostic, ou une proposition de traitement. Même si, bien sûr, dans ces circonstances, je peux ressentir un pincement, un défi ou parfois, même, un petit sentiment de trahison. Personne n'aime être remis en question. Surtout quand on joue aux devinettes avec un diagnostic et que l'on sait bien que l'on pourrait avoir tort. Que le client pourrait avoir mal compris, et raconter n'importe quoi au confrère. Que le confrère pourrait être indélicat, ou pire, incompétent. Que…

Je lui souris, et je lui dis : moi, ça me vexerait, un peu, oui. Mais je comprendrais. Et puis, hé, j'avancerais. A vous de gérer.

vendredi 10 juillet 2015

Music

Je le vois quitter le comptoir de l'accueil de la clinique, alors que je sors de salle de consultation. Il a les yeux rouges, et me fuit tout en me disant bonjour, cachant ses larmes.

- Music ?
- Ça va pas fort, Fourrure, ça va pas fort. Tu peux passer le voir à la maison ?

Je... oui, je le laisse s'enfuir. Ce n'est pas le moment de discuter, et oui, bien sûr, oui, je passerai, après les consultations.
Même si je n'en ai aucune envie.

Il n'habite pas loin, à peine à quelques rues de là. M. Marty me présente son épouse, Sylvie, ses rosiers, son salon. Il n'a pas besoin de me présenter Music. Le vieux setter est l'un des piliers de la clinique, même s'il la déteste et se cache toujours au fond du C15 quand son patron vient chercher ses médicaments pour le cœur.

La première fois où je l'ai vu, il y a une bonne dizaine d'années, M. Marty était assis sur une chaise pliante au fond de la salle de radio, le visage dans ses mains. Ce jour là aussi, il pleurait. Music avait bondi au moment où son maître appuyait sur la détente. Une décharge de plombs, ce n'était pas trop grave, mais il y avait perdu un œil. C'était la première fois où nous avions posé un implant de silicone, lors de l'énucléation. Un tout petit peu trop grand, finalement. Mais Music avait continué sa vie de chien épanoui, son maître avait petit à petit digéré sa culpabilité (enfin, à peu près). Music qui continuait à l'accompagner à la chasse, de préférence sans fusil, Music qui était dans sa voiture, partout, tout le temps, Music qui dormait à côté de son lit.

- Tu vois, Fourrure, surtout ces derniers temps, c'est mon chien bien plus que celui de Sylvie.
- Il ne me lâche plus d'une semelle, on croirait qu'il se rassure avec moi. Il n'y voit plus grand chose, le bonhomme.
- Les enfants sont loin, alors, maintenant, c'est lui, notre enfant. Regardez, il y a son portrait, là, sur le mur.

Sur la tapisserie à fleurs du salon, un tableau, Music, avec un faisan dans la gueule. Avec ses deux yeux.
Le setter est couché sur une couverture, près de la table basse. J'écarte un vase, m'assied près de lui, l'examine. Il s'intéresse aux odeurs de mon pantalon, mais, circonspect, n'ose remuer la queue. Apprécie mes caresses, mais avec prudence. Un peu déshydraté, mais sans plus. Je lui palpe l'abdomen, souple. L'auscultation n'est pas pire que d'habitude, pas d’œdème pulmonaire, malgré la chaleur, ce n'est pas le cœur. Je le lève, M. Marty m'explique qu'il n'y arrive plus, seul, que les choses se dégradent à ce niveau, depuis quelques semaines. Neurologiquement, tout va bien, mais il a mal au dos, très mal au dos.

Ça explique la faiblesse, mais pas la perte d'appétit. J'évoque l'insuffisance rénale, même si je n'y crois pas beaucoup. J'explique cette évolution naturelle et fatale, car c'est la seule hypothèse crédible, dans les choses courantes. J'explique aussi qu'une insuffisance rénale avancée, à cet âge, implique une euthanasie, vue la mocheté de l'agonie associée. Mais je pense que l'arthrose et la douleur sont des coupables bien plus probables. Alors, une injection d'antalgiques, et une prise de sang : je vais aller vérifier ça à la clinique. Music, du coup, s'est levé. Il a titubé un peu, puis est parti se planquer derrière le canapé.

En partant, je suis optimiste. Je leur serre la main, nous sourions, je lui dis que je le rappellerai dans quelques minutes, une fois l'analyse faite. Nous discuterons à ce moment là de la prise en charge de la douleur.

Ça ira.

Ou ça n'ira pas.

Je suis bloqué devant l'analyseur de biochimie. Je relance une urée, pour voir. Cohérente. Sa créatininémie est explosée. Ce ne sont pas mes antalgiques qui vont lui redonner envie de manger... Tout ce qu'il va faire, c'est se dégrader. S'étioler. Mort de merde après une agonie de merde.

Je rappelle.

- Oui allo ? Sa voix est enjouée. Bordel, je lui ai remonté le moral.
- M. Marty ? C'est Fourrure. Je... heu, les résultats sont très mauvais. Pas entre deux, pas limite, juste très mauvais. Je suis désolé... mais ça va mal, très mal se passer.

Un silence.

- Alors, c'est comme ça que ça se finit ?

Un autre silence.

- Vous pouvez venir le chercher ? Je ne veux pas y assister, je ne veux pas le regarder mourir, je ne veux pas le voir agoniser, alors, si c'est ça, alors, le plus tôt, ce sera le mieux.

Mme Marty est en larmes.
- Je suis bête de pleurer, hein, ce n'est qu'un chien !

M. Marty est assis, la tête dans ses mains. Il pleure et cache ses larmes, comme ce jour si lointain où il m'avait amené Music, blessé. Plus de dix ans, déjà, dix ans à le soigner, à plaisanter sur le prix de ses traitements, quand M. Marty venait les chercher, tous les 15 jours parce que bon, c'est pas sûr qu'il vivra bien plus, sur sa manière de se cacher au fond du C15 quand son maître passait devant la clinique, à s'inquiéter lors de ses syncopes, à se rassurer lorsqu'il repartait. Ses œdèmes pulmonaires, ses extra-systoles, son œil, sa surdité sélective, son bonheur de chasser, son envie de courir la gueuse, qui avait fini par passer, sa prostate, ses bobos, ses tout petits riens. C'est comme ça que ça se finit. J'emporte Music dans ma voiture, le pose au pied du siège passager à côté de moi. J'ai des poils blancs plein mon T-shirt, et Music se laisse porter. Quand je le pose sur ma table de consultation, seul dans la clinique désertée - ils sont tous partis manger - quand je le pose sur la table de consultation, il s'assied, et me regarde, de ce regard indescriptible de celui qui ne me voit plus mais qui sait où je me trouve. Alors je le caresse, en silence, je lui pose un cathéter, il frémit à peine. Il s'est assis, appuyé contre moi, il s'est assis, et tout doucement, tendrement, il s'est affaissé, il s'est endormi, et moi, moi aussi, tranquillement, j'ai pu pleurer.

jeudi 9 avril 2015

L'instant bleu

Juste une respiration dans un quotidien infernal où les drames et les morts se multiplient, pour un petit câlin impromptu entre deux rescapés qui en avaient bien besoin. Le chiot est rentré chez lui, et, du coup, le chaton l'a suivi - le type a craqué. On ne l'a pas du tout fait exprès.

La chienne l'a adopté.

L'instant bleu
L'instant bleu

dimanche 22 mars 2015

Jambe en l'air

- Il ne se lève pas. Ce matin, quand j'ai servi la gamelle, il n'est pas sorti de la niche.

Je regarde le vieux, très vieux golden, dans le coffre du break de M. Hers. Le poil blanc a mangé le sable doré, la fonte de ses muscles masticateurs souligne cruellement ses arcades sourcilières. Darwin sent l'urine, Darwin sent le vieux chien. Je soulève ce poids plume sans encombre et l'emmène vers la clinique, ignorant les protestations de son maître qui craint que je me salisse.

Couché sur la table, sa maigreur est évidente. C'est la maigreur du vieux chien qui fond, qui sèche, qui s'étiole et s'en va. Il s'est plaint lorsque je l'ai déposé sur la table d'examen, ses postérieurs sont vraiment tombés n'importe comment. Je réarrange ses membres. Il remue la queue. Prudemment. Quête ma main, que je lui concède immédiatement. Il a mal, c'est évident.

- Depuis quelques semaines, il a terriblement maigri. Et c'était pire ces derniers jours, avec les chaleurs de la jeune ! Il était comme fou, je crois même qu'il lui a fait son affaire ! - A 15 ans, il aurait mieux fait de s'abstenir...

On voit souvent des chiens rendus complètement marteaux par le rut. Ils ne mangent plus, ne boivent plus, ils hurlent, ils trépignent et s'épuisent à répondre à un appel irrésistible. S'il a sailli, il a pu se faire mal au dos. Un faux mouvement, une hernie discale qui saute... Idiot, mais crédible.

Je force doucement Darwin à se coucher sur le côté. Il ne résiste pas. Il place bizarrement son postérieur droit. Raide et de travers. Je n'ose y croire, place mes doigts, à la recherche de l'aile de l'ilium, du grand trochanter et de la pointe de l'ischion. Alignés ! Non ? Je redresse le chien, compare avec l'autre côté. Aucun doute : le fémur est déplacé. Luxation, ou fracture du col ?

Je ne dis rien, j'annonce juste que je vais faire une radio.

Mais je sais déjà que tout cela sent bien plus mauvais que l'urine qui souille le poil terni de ses cuisses.

Alors je montre la radio à M. Hers. La tête du fémur gauche, bien ronde et bien en place dans son logement, et puis la tête du fémur droit, complètement luxée. Il m'écoute attentivement. Une hanche luxée, c'est grave, mais ça se réduit, ou, plus souvent, ça s'opère. Il y a plusieurs techniques, elles fonctionnent bien.

Quand le chien n'est pas pourri d'arthrose.

Quand le chien a encore des muscles pour supporter son poids.

Quand le chien est capable de supporter une anesthésie et une chirurgie lourde, et de s'en remettre.

Quand la douleur et la lourdeur de ces interventions peut se justifier par le confort que l'on va lui apporter.

Mais que puis-je apporter à Darwin ?

Ce con de chien s'est luxé la hanche en sautant une chienne.

- Il n'avait jamais sailli, avant !

Papy s'est démis la hanche en comptant fleurette à une jeunette. Le maître, le véto, l'assistante : nous avons tous envie de trouver ça mignon, de trouver ça romantique, de trouver ça héroïque. C'est grotesque, et c'est drôle. C'est horrible. Jamais Darwin ne pourra s'en remettre, et il a mal, il a très mal, il ne peut plus se lever, il ne pourra jamais plus se lever. C'est tellement absurde.

J'ai envie de rire, j'ai envie de pleurer.

Je pleure, je ris.

J'euthanasie.

lundi 11 août 2014

Le mode d'emploi

- Alors, M. Pique, qu'est-ce qu'il a bouffé cette fois-ci ?

M. Pique : un agriculteur à la retraite, avec moustache et béret.
Il : Ioda, un genre de berger allemand de 9 mois.
Cette fois-ci : la première fois, de la mort-aux-rats, la deuxième fois, de la mort-aux-rats, la troisième fois... de la mort-aux-rats. Mais pas la même à chaque fois.

- Ah ben j'sais pas mais j'ai vu du bleu sur ses babines et sur son palais, alors il en a bouffé !
- Et vous avez quoi avec du bleu chez vous ?
- Chez moi rien, mais chez l'voisin du tue-limace, et puis bon, son truc c'est la mort-aux-rats, vous savez.

Tu parles que je sais, ouais. Et à chaque fois il en trouve une différente.

- Bon, ben protocole habituel.

Je pose le cathéter et décongèle l'apomorphine diluée. Le jour où nous n'en aurons plus sera un jour funeste pour les vomissements provoqués. Hop, une gougoutte dans la veine, et le chien vomit. Deux fois.
Avant, ça servait à faire dégueuler, et ça ne coûtait rien. Maintenant, ça sert à traiter les troubles de l'érection et le parkinson, et ça coûte un bras.

- Allez hop filez, vous m'appelez quand tout est sorti ?

Le tue-limace, je n'y crois pas trop. Il n'a pas le moindre signe nerveux, or ça agit super vite, et c'est vraiment violent. Tue-souris, peu crédible, pour les mêmes raisons. Reste, dans les trucs très courants, la mort-aux-rats. Dans le doute, on fera un temps de coagulation pour vérifier.

- Hey docteur, c'est bon, il a vomi !

Je rejoins M. Pique dans la pelouse, devant la clinique. Un beau vovo que je vais décortiquer sur la table de consultation.

Du bleu. Plein de bleu.
Des morceaux de bouchon en liège. De champagne, vue la capsule.
Un demi ballon de baudruche.
Un toxocara canis. Penser à vermifuger.
Un bout de sachet en plastique, sans doute celui du poison.
Des nouilles. Pas assez cuites.
Des croquettes, pas mâchées mais bien gonflées. Friskies ? Non, Fido.
Et un bout de papier, tout replié, humide et collé. Bleu, et visqueux :

COMPOSITION : 0,001 % de Brodifacoum.
Agent d’amertume : Benzoate de Dénatonium.

PROPRIETES :
– Appât frais prêt à l’emploi : une pâte onctueuse composée de farines et de graisses végétales, dont l’appétence est renforcée par l’ajout d’arômes naturels et de sucre. Le processus de fabrication assure une imprégnation totale et homogène de l’appât pour une assimilation immédiate de la matière active par les rongeurs.
– Puissant anticoagulant : le brodifacoum. Le rongeur meurt dans les 2 à 5 jours suivants l’absorption, la mort semble naturelle et n’éveille pas la méfiance du reste de la colonie, qui continue à consommer le produit.
– La présentation : en sachet toilé biodégradable microporeux, hydrofuge, évite la dispersion des appâts et simplifie l’application avec une plus grande sécurité.
– Non détecté par les rongeurs, un agent d’amertume intégré dans la composition de l’appât réduit les risques d’absorption accidentelle par l’homme.

RECOMMANDATIONS :
– Ne pas toucher les appâts avec les mains pour ne pas éveiller la méfiance des rongeurs.
– Ne pas conserver ou déposer ces appâts à portée des enfants et des animaux domestiques.
– Conserver uniquement dans l’emballage d’origine.
– En cas d’ingestion ou de malaise consulter immédiatement un médecin et lui montrer l’emballage ou l’étiquette.

ANTIDOTE : Vitamine K1 administrée sous contrôle médical.

Pratique.

mardi 29 avril 2014

Clémence

"Ils sont si courageux, les soldats."

Elle caresse ma joue, retire sa main, et me regarde, attendrie, fait un petit saut de joie puis tourne sur elle-même. Elle rit.

Je la regarde, abasourdi.

Accroupi à côté de son chien, je la regarde tourner, et sauter.

Une dame a un petit rire gêné. Un homme lui sourit.

Elle a les yeux qui pétillent.

"Pourquoi êtes-vous ici ?"

Dans l'herbe, dans le jardin, sous un prunier qui perd ses derniers pétales, accroupi à côté de son chien qui a tant de mal à se lever.

"Je soigne votre Follet, Clémence, je suis venu soigner Follet. Je suis le vétérinaire. Le vétérinaire. Vous savez ?"

Elle éclate d'un rire malicieux et élégant, ce rire d'enfant qu'elle avait déjà lorsque je soignais la horde de hamster de son mari. Les hamsters, elle trouvait que c'était une drôle de lubie pour un vieux monsieur. C'était un vieux monsieur un peu perdu, un peu fantasque. Elle avait pour lui ce même regard tendre et indulgent, celui que l'on devrait avoir pour un enfant, ce regard qui s'est posé sur le soldat. Sur moi. Un instant, ou 90 ans plus tôt.

Il n'y a plus de hamsters. Que sont-ils devenus ?

Que sont devenus les chats, qui s'appelaient tous Minette et Minou ? Minou le gris, Minette la noire avec une tache blanche, Minou le tigré, Minette la blanche avec une tache noire ?

Il ne reste que Follet.

Enterré, son mari. Et avec lui, la mémoire de Clémence ? Clémence, ses sourires, son indulgence et son exquise politesse. Persiste son rire, son rire et sa joie. Sa politesse, elle, n'est plus celle d'une vieille dame, plutôt celle d'une très jeune femme.

Je me passe la main sur la barbe, je me dis que je devrais peut-être me raser. Je ressemble tant à un poilu de son enfance ?

J'ai envie de pleurer.

"Et vous, monsieur, pourquoi êtes-vous ici ?"

mardi 11 mars 2014

Contre son gré

Le silence est étouffant. Dans la semi-obscurité de la salle de radio, nous sommes trois.

Il y a ce monsieur, dont je ne connais pas exactement la place dans la famille. Il est appuyé contre le mur, les mains jointes dans le dos, il regarde surtout le plafond. Il fait parfois des signes de dénégation avec la tête, mais il s'est exclu de la conversation quelques trente minutes plus tôt. "C'est Francette qui décide, c'est son chien."

Il y a Mme Rodriguez. Francette. Elle a dans les soixante-dix ans, ses lunettes lui donnent un air sévère, tout encadrées de rides dures. Elle est toute petite, elle a la bouche pincée, pincée avec force. Il y a de la violence dans ses lèvres et dans ses rides. De la colère ? Peut-être.

Il y a moi. Grand, le visage creusé, avec mes joues mal rasées, ma blouse blanche et mes grolles douteuses. Perdu au milieu de la pièce, je parle en regardant la chienne plutôt qu'en regardant mon interlocutrice. Je n'arrive pas à regarder les gens qui ne sont pas d'accord avec moi.

Il y a Duchesse, évidemment. C'est pour elle que nous sommes là. Duchesse est un genre de pinscher nain. Orange. Presque brune sous la lumière jaune du plafonnier. Elle gît sur son flanc droit, elle respire vite, trop vite, trop superficiellement. Elle est en train de mourir.

La pièce est sombre. Une lampe à variateur réglée sur son minimum, un négatoscope dont la lueur est cachée par une radio. Je viens de poser la sonde de l'échographe, le diagnostic est facile. Aujourd'hui en tout cas, parce que deux jours plus tôt, je suis passé complètement à côté. Duchesse allait mieux avec mon traitement, elle s'était remise à manger, et puis ce matin, vers 6h, elle a couiné, et puis elle s'est dégradée. Maintenant, il est à peine 10h, elle est en train de mourir. Je sais pourquoi, je sais ce qu'il faut faire. Mais entre elle et moi, il y a Mme Rodriguez.

Je viens d'énoncer mon diagnostic. Et mon pronostic, à la louche. C'est vraiment grave, mais elle a vraiment ses chances. Elle n'est pas toute jeune, mais elle n'a que dix ans. Dix ans, pour un pinscher, ce n'est pas vieux. Pour qu'elle vive, il faut que j'opère, tout de suite.

Mme Rodriguez vient de me demander l'euthanasie.

Le monsieur est appuyé contre le mur, il regarde le plafond. Il secoue la tête. Il sort, en prenant son téléphone portable.

Je suis assommé, je ne réfléchis plus, je n'y arrive plus. J'acquiesce. Je la laisse là, seule, avec Duchesse. J'ai remonté la lumière, mais la pièce reste obscure. Je croise une ASV, qui ne demande rien, elle a vu mon visage. Je dois avoir la bouche pincée. Avec force. Je prends les euthanasiques, dans le petit meuble sous clef. Mon associé me regarde l'air effaré.

"Tu la piques ?
- Elle refuse les soins. "Trop cher". Je lui ai proposé une aide à la prise en charge avec l'asso, et un paiement sur 6 mois. Elle refuse.
- Ah..."

J'aperçois le monsieur, dehors, il marche sur le parking, il fait des aller-retour en agitant son bras gauche, la main droite vissée sur l'oreille.

Je soupire, je prend un tube vert dans le tiroir, je retourne vers Duchesse.

"Bon, je ne vous compterai rien, mais je veux faire une prise de sang, voir si ses reins fonctionnent encore."

Elle ne répond rien. Je parle doucement à Duchesse, autant pour briser le silence que pour la rassurer, même si elle est sourde. On ne soigne pas un chien de la même façon quand on lui parle. Elle ne sent pas ma piqûre. Je repars avec mon millilitre de sang. Trois minutes à tapoter sur la capot de l'analyseur. Trois minutes à serrer les dents, réaliser que je serre trop mes dents, les desserrer, les resserrer.

Créatinine inférieure à 0.50 mg/dL

Ses reins fonctionnent parfaitement. Un point de plus pour le pronostic. Je retourne vers la salle de radio, incertain. Dans le couloir, le monsieur m'attrape par le bras.

"Elle a vraiment ses chances, docteur ?
- Je vous l'ai dit, je reste là-dessus : au moins une sur trois. Peut-être plus. Je ne peux pas dire mieux. Les reins sont bons, la marche à suivre est évidente. Mais il faut faire vite.
- Une sur trois, hein ? Hé, de l'argent, elle en a. Beaucoup."

Je rentre dans la salle de radio, le monsieur sur mes talons. Toujours la respiration de Duchesse, si courte, si rapide. Elle devrait déjà être sous perfusion.

"Francette, j'ai eu Pauline au téléphone, elle dit qu'il faut l'opérer. Que Jean-Paul peut payer.
- Oui, c'est facile, Jean-Paul peut payer. Mais elle souffre, et elle va mourir."

Ses mots sont durs, ils frappent sec.

J'interviens, accroupi devant la table, en train de poser un garrot tout en me tortillant pour être dans l'axe de sa patte.

"Bon, je pose le cathéter, quoi qu'on décide, on en aura besoin. Elle va mourir si on ne fait rien. Si je l’opère, je ne suis pas sûr de la sauver, mais elle a ses chances. Une sur trois, ou plus. Elle n'est pas en insuffisance rénale.
- Elle a déjà dix ans, elle est vieille !
- Mme Rodriguez, un pinscher, ça peut vivre 15, 16 ans. Ou plus. Elle n'est pas vieille. Pour un humain, ça fait dans les soixante ans. Soixante-dix tout au plus. Les docteurs ne laissent pas mourir les patients sous prétexte qu'ils ont soixante-dix ans, à l'hôpital.
- Ils ne les sauvent pas tous !
- Non, ils ne les sauvent pas tous."

Elle a soixante-dix ans, cette dame. Ou un peu moins.

"Vous avez dit que c'est très grave !
- Je le maintiens, mais on peut opérer, elle peut récupérer sans séquelle, et vivre 5 ans de plus. Ils n'auraient plus beaucoup de boulot, les médecins, si ils arrêtaient de soigner les maladies graves quand il reste un tiers de sa vie à vivre."

Être convaincant, parler sans violence, avec un sourire mais pas trop, sans condescendance. Le juste ton, sa vie en dépend. Ne pas la braquer, la faire tourner.

"Je peux vous proposer un truc. Je l'opère, de suite. C'est risqué, parce qu'elle est très mal, mais elle ne s'améliorera pas avec des médicaments, on n'a pas le temps. Je peux l'anesthésier, j'ai ce qu'il faut, les bonnes machines, les mêmes qu'à l'hôpital, avec les gaz anesthésiques. Ça ne m'inquiète pas plus que ça, l'anesthésie. Je l'ouvre, je vois comment c'est dedans. Si tout est pourri, on arrête, je l'euthanasie pendant son sommeil, elle ne sentira rien, elle ne souffrira pas. Pour elle, ce sera comme si je l'euthanasiais sans l'opérer, et ça ne vous coûtera pas très cher. Mais si c'est jouable, je termine la chirurgie. Je ne veux pas m'acharner, je veux lui donner sa chance, ok ?"

Ses lèvres, pincées. Ses mains, serrées sur son sac à main.

"Francette, c'est Pauline. Là, au téléphone. Elle dit qu'il faut opérer. Qu'il faut lui donner sa chance, qu'une chance sur trois, c'est bien.
- Pauline, Pauline, oui, mais bon, elle souffre, et elle va mourir, alors faut la piquer, c'est comme ça, et j'en reprendrai un autre."

La voix est ténue, au téléphone, je l'entends, nous l'entendons tous dans le silence à peine froissé par la respiration de Duchesse. Le monsieur tient le téléphone dans la main, à un mètre de moi, à un mètre de Mme Rodriguez. Elle vient de loin, cette voix. "MAMAN ! Tu laisses le docteur opérer ! C'est Duchesse, merde !"

Le silence, la respiration de la chienne. Je prends Duchesse dans les bras, je ne regarde personne, je vais au bloc. Dans le couloir, je me retourne.

"Je l'opère tout de suite. Dans trente minutes à peine, je saurai si c'est pourri ou pas. Attendez trente minutes en salle d'attente, d'accord ?"

Les trente minutes sont passées. La péritonite était aiguë, l'utérus n'avait percé que ce matin, sans doute vers six heures, quand Mme Rodriguez avait entendu la chienne se plaindre, et vomir. J'ai passé plus de deux litres de chlorure de sodium tiédi pour nettoyer chaque cul de sac du péritoine. Posé un drain. Elle n'était qu'à 35°C de température rectale quand j'ai commencé. Elle était dans le coma, et la chirurgie a duré plus d'une heure. Ovario-hystérectomie, résection d'un bout de mésentère. Lavage, lavage, lavage. Malgré toutes nos précautions, sa température rectale était passée à 32°C en fin de chirurgie. Il lui a fallu douze heures pour émerger. Elle a passé deux jours dans le gaz, avec des troubles neurologiques qui m'ont fait craindre le pire. Puis elle s'est tenue debout. Elle a mangé. Au bout de cinq jours, elle rentrait à la maison.

Duchesse va bien. Elle aurait tout aussi bien pu mourir.

Cette fin ne justifie pas du tout ces moyens.

Mais...

dimanche 9 juin 2013

Le nom

Un jeune couple, rasta et ponchos. Ils m'amènent un chiot de deux mois, qui a du avoir des ascendants de... multiples races. Un genre de labrador. De nuit, dans le brouillard. Ils l'ont trouvé sur le bord de la route, sans sa mère, sans personne, ils habitent un endroit paumé. Ils pensent qu'il a été abandonné.

Peut-être.

En tout cas, il n'est pas identifié.

Il a surtout une patte cassée. Une jolie fracture bien nette, juste la bonne forme pour que cela puisse cicatriser tout seul après réduction et immobilisation, ce que je m'applique à faire.

- Mais comme ce n'est pas notre chien, il faut qu'on paie ?
- Il faut bien que quelqu'un le fasse...
- Mais on peut le garder ?
- Si personne ne se manifeste... pas de collier, pas d'identification, si ses propriétaires l'ont perdu ils appelleront les vétos et les SPA, on va bien voir. Je vais mettre la facture en attente.
- Combien de temps ?
- S'ils n'appellent pas dans les trois jours, ça m'étonnerait qu'ils appellent jamais...
- Alors on pourra le garder ?
- Oui, mais du coup je compte sur vous pour prendre les soins en charge.

Ils sont revenus une semaine plus tard, pour changer le pansement. Personne n'avait appelé. Ils ont fait le tour des fermes, par chez eux. Personne ne connaissait le chiot.

- Alors on va le faire identifier à notre nom pour le retrouver, s'il se perd, d'accord ?
- Bien sûr ! Vous voulez l'appeler comment ?
- Heuuu...

Ils se regardent, un peu désemparés.

- On n'y a pas réfléchi, on l'appelle "le chien".
- Il n'y a pas d'urgence.
- Et... si on l'appelait Paf ?

dimanche 2 juin 2013

Pourriture

Avis préliminaire : ce post est gore. Vous êtes prévenus.

Jeudi matin. Une stabulation.
C'est pour un vêlage. Ouais. Un vêlage. Une blonde de 600kg qui aurait du vêler seule. Elle en a vu d'autres. Je vois les onglons et le bout du nez à la vulve. Noir, le bout du nez. Ça pue. Mais à ce moment là, je ne sais pas encore à quel point.
Il flotte, mais je suis à l'abri. Ma voiture est garée dans le couloir central de la stabulation. L'air sent l'ensilage, le fumier, la vache. J'ai ma chasuble en plastique vert et mes gants de fouille orange.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
La chienne a les mamelles très gonflées, à point pour débuter la lactation. Une golden de 10 ans. Elle était en chaleur deux mois plus tôt. Elle n'est pas censée avoir été saillie. Elle a tout les signes d'une mise-bas imminente, ou en cours.
Pour changer, il flotte, mais je suis bien à l'abri dans ma salle de consultation, propre et désinfectée. J'ai ma blouse blanche et mon sthéto, mon matériel et tous mes repères.

Jeudi matin. Une stabulation.
Un éleveur qui a environ 400 vaches, c'est assez spécial. La plupart des troupeaux, par ici, c'est 40-60 mères. De quoi faire vivre une personne seule, avec un conjoint qui bosse à côté. Avec 400 bovins, c'est autre chose. Il y a forcément des salariés, et une partie ou la totalité de la famille qui bosse dedans. Le patron, c'est... le boss. Une putain de grande gueule. Il y a des rapports de force, beaucoup plus qu'ailleurs. La relation est faite de tensions, de respect mutuel et d'exaspération. Ce n'est pas une relation hiérarchique, ce n'est pas une relation entre pairs, ce n'est pas une relation entre fournisseur et client, encore moins une relation entre soignant et client. Il a besoin de moi, il n'aime pas ça. Je ne peux pas trop l'envoyer chier, je n'aime pas ça.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
Un agriculteur à la retraite avec son animal de compagnie, ça peut être têtu. La reproduction, des vaches et autres, il connaît ça. Je n'ai jamais été le véto de ses années d'éleveur, il ne me connaît pas. Il comprend très bien les discussions en termes de risque, de bénéfice, de coût. Il est attaché à sa chienne. Il ne tire pas les mêmes conclusions que moi, ou qu'un autre client, de mes explications. Je ne sais pas si j'aime ça.

Jeudi matin. Une stabulation.
- Il est énorme, ce veau, il ne passera pas !
- Il n'est pas énorme, il est gonflé.
Je suis passé en respiration buccale. A voir la tronche des ouvriers, et même du boss, ça doit puer comme jamais. Je ne veux même pas savoir. Les canons sont fins, mais le cuir est décollé par un bon centimètre de gaz, tout autour du membre. Alors oui, ça a l'air énorme. Le veau est mort depuis belle lurette, il pourrit dans sa mère. Je me demande vraiment pourquoi elle ne l'a pas expulsé plus tôt. Je sais qu'ils surveillent bien leurs bêtes, même si le nombre d'intervenants complique parfois les choses. Je glisse mes mains autour du veau mort, le long des parois du vagin, je cherche le col, je cherche le bassin. Mon bras trouve son passage en repoussant le cuir décollé du veau contre son corps. C'est terriblement sec : les eaux sont perdues depuis très longtemps. Je sais qu'il me faudra un litre de lubrifiant pour faire passer ce truc.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
Ça ressemble à un pyomètre. Un utérus transformé en sac de pus, avec un col ouvert, et un écoulement purulent. Je trempe un bout de papier essuie-tout dans la flaque verdâtre laissée par la chienne là où elle s'est assise. Ça ressemble au vert d'un placenta, mais c'est trop liquide. Trop clair. Le papier s'imbibe, je le renifle de près, en m'attendant au pire : non, ce n'est pas du pus, ce n'est pas franchement nauséabond. Je palpe le vente de le chienne, je sens ce gros utérus plutôt dur, avec cette consistance indescriptible de carton un peu mouillé, dépressible, sans élasticité. Je ne sens pas de chiot, mais l'utérus est trop dur pour que je sois formel. Le maître de la chienne n'exclut pas une saillie, mais cela le surprendrait.

Jeudi matin. Une stabulation.
- Tu fais une césarienne ?
- Non, surtout pas. De toute façon, le veau n'est pas très gros.
- Tu rigoles, t'as vu ses pattes et sa tronche, il est énorme !
- Il n'est pas énorme, il est normal, c'est juste que son cuir est gonflé par des gaz de putréfaction. Si le gaz s'échappe, il a une taille tout à fait normale. Il passera. Et de toute façon, la césarienne est exclue : c'est pourri là-dedans, si le contenu de son utérus rentre en contact avec l'intérieur de son ventre, ta vache, elle fera une péritonite, et terminé.
Le boss est contrarié. Il avait décidé que ça se passerait d'une certaine façon, et je le contredis. Il sait qu'en obstétrique, le boss, c'est moi. Je sais que je ne dois pas lui dire non : je dois expliquer pourquoi il est normal qu'il se soit trompé, et comment on va faire.
- Et s'il est trop gros et qu'il passe pas ?
- Alors je le découperai et on sortira les morceaux, mais ça non plus, ce n'est pas une bonne idée : un découpage ça abîme toujours un peu l'utérus, et le sien souffre bien assez comme ça.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- A priori, c'est un pyomètre. Elle a eu ses chaleurs il y a deux mois, ça s'est infecté, maintenant ça coule dehors mais il reste de la saleté dedans, il faut que ça sorte complètement. On a deux options : la première, c'est les médicaments. Des antibiotiques pendant un mois, et une piqure pour vider l'utérus. Ça marche bien, mais c'est cher. Comptez un peu moins de 200 euros. Je ne vous conseille pas trop cette option, parce que même si ça marche bien à court terme, le risque de récidive aux prochaines chaleurs est énorme.
- Ah, oui docteur, d'ailleurs elle avait déjà des saletés il y a 6 mois, après les chaleurs précédentes.
- Vous voyez, c'est ancien. C'est notamment pour ça que ça ne guérit pas bien, sur le long terme. A chaque chaleurs, le col s'ouvre, à chaque chaleurs, ses défenses immunitaires diminuent et l'utérus devient un milieu de culture pour les bactéries.
- Donc elle risque de rechuter ?
- Oui, après ses prochaines chaleurs.

Jeudi matin. Une stabulation.
Je place les cordes de vêlage autour des canons du veau. Je serre fort et les cordes enfoncent le cuir contre les os, au point de presque disparaître dans le sillon qu'elles creusent sur le cuir distendu. Le col est correct, rien à dire sur le bassin, la vulve est un peu serrée, mais ça ira. On va tirer au palan, très très doucement. Je lubrifie un maximum le passage, le poil sec du veau mort semble boire le gel. Je repousse le col du bout de mes mains tendues. La vache ne pousse pas. Elle attend. J'invite les gars à tirer doucement, très, très doucement. Le veau avance un tout petit peu, sa tête ne passe pas encore la vulve même si son nez noir de nécrose est dehors. Ça ne glisse vraiment pas du tout. J'ai fini ma bouteille de gel, alors je passe au savon.
La première chose que je ferai quand ce sera fini, c'est aller prendre une douche. Les gants de plastique ne sont pas une protection contre ce genre de putréfaction.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- L'autre option, c'est la chirurgie : on l'endort, on ouvre son ventre, on enlève son utérus plein de pus, on enlève aussi ses ovaires, comme ça elle ne fait plus de chaleurs, et on referme. On donne des antibios une semaine, et c'est fini, on n'en parle plus jamais. C'est plus cher, mais c'est beaucoup, beaucoup plus sûr, surtout au long terme. Comptez dans les 400 euros.
- Il va falloir l'endormir, j'ai pas trop envie, moi...
- Je comprends, et avant de le faire, il faudra vérifier que ses reins fonctionnent bien. Ne vous inquiétez pas trop pour l'anesthésie. Les anesthésies d'aujourd'hui sont vraiment très sûres, le risque d'avoir un accident est très faible.

Jeudi matin. Une stabulation.
Le boss tente de diriger la manœuvre, mais ses instructions sont foireuses. Il est pressé, il est toujours pressé. Là, on a besoin de temps, et je le lui dis : si on va trop vite, on risque de déchirer la vache, et il pourra appeler l’équarrisseur. Il râle et grommelle en boucle, mais on a l'habitude, personne ne l'écoute (sans que cela se voit trop). J'accompagne le passage de la tête à travers la vulve, et, conduisant une traction centimétrique, j'attends la suite.
Ça ne rate pas, le sifflement a commencé :
- Hé les gars, vous entendez ce sifflement ? C'est le gaz qui fuit, le veau va se dégonfler, il est comprimé dans le passage. On va attendre qu'il se vide pour continuer à le sortir. Ça va prendre quelques minutes.
- Ça pue la mort !

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- Le seul vrai risque, et il faut en avoir conscience avant toute décision chirurgicale, c'est que les reins soient déjà très fatigués, quoique encore fonctionnels : dans ce cas la prise de sang sera bonne, mais on risque une crise d'urée dans la semaine qui suit. Bien sûr, on fera tout pour l'éviter. Mais ça peut arriver. Dans ce cas, on hospitalisera et on perfusera, mais le risque que cela finisse mal sera élevé.
- Je n'ai vraiment pas envie d'opérer, on peut faire les médicaments ?
- Oui, même si vous avez bien compris que je ne pense pas que ce soit la bonne solution. Dernière chose : n'oubliez pas que le traitement médical peut échouer. Pas trop à court terme, mais surtout au long terme. Dans ce cas, on se reposera les questions d'aujourd'hui, mais la chienne sera plus âgée et plus fragile, et vous aurez quand même dépensé l'argent pour le traitement d'aujourd'hui.

Jeudi matin. Une stabulation.
Un des gars ne se sent pas trop bien et va s'asseoir.
Les minutes passent, je tente un coup de respiration nasale, pour voir. Quel con.
On va tenter d'avancer un peu. J'enfonce mon bras jusqu'à l'épaule pour repousser le col qui "adhère" au veau. Je pourrais jouer le rôle d'un zombie dans un GN, pour l'odeur, je suis au point. Le type assis me regarde en grimaçant. Je les fais tirer un peu, très doucement. Le veau sort petit à petit, jusqu'à avoir les épaules dehors.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- J'ai bien compris, mais je préfère les médicaments.
- D'accord. On va faire une radiographie du ventre pour vérifier qu'il n'y ait pas de chiot dedans. Je ne vous l'ai pas proposée avant parce qu'en cas de chirurgie, je me fous de savoir s'il y a des chiots ou pas, mais là, quand même...

Jeudi matin. Une stabulation.
Bordel de merde. Le veau se déchire. Malgré la lenteur de la traction, ses antérieurs se barrent avec le palan tandis que son corps reste dans le vagin. Mais MERDEUUUH !
Tous les gars, même le boss, poussent des exclamations écœurées. Ils n'ont jamais vu ça. Moi si, mais je m'en serais bien passé.
Je prends une corde que je serre autour du thorax du veau, à la limite de la vulve de sa mère, juste en arrière de ses épaules. Je replonge les bras dans le vagin en essayant d'améliorer la lubrification. Le palan tire, la boucle se serre, on entend craquer les côtes. Il faut que la colonne tienne. Sinon, il me faudra aller à la pêche aux morceaux de veau après l'avoir découpé à la scie-fil.
Je prends un des membre presque arraché, je l'enroule autour du thorax pour m'en servir de levier de rotation. Je voudrais "visser et dévisser" un peu le veau, espérant que les mouvements de rotation favorisent la traction, et notamment le passage du bassin. Peine perdue : le cuir finit de lâcher et je me retrouve avec un membre en main. Boulot de merde où l'on se sert de morceaux de cadavre pour sauver la mère.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
Je pose la chienne sur la cassette de radio. J'ai mon beau tablier bleu en plomb, mon protège-thyroïde. Je n'ai enfilé ni les gants ni les lunettes, ça me gave. La chienne a laissé des taches sur le chemin entre la salle de consultation et la salle de radio. A chaque fois qu'elle s'assied, elle prend le temps de se lécher. C'est toujours ça de moins sur mon carrelage... Super calme, cette louloute. Je fais sortir son maître et prends mon cliché sans difficulté. Je profite du temps de développement pour inspecter son vagin et son col, l'absence d'odeur me surprend. Je ne remarque rien de particulier. Pas de chiot dans la filière pelvienne.

Jeudi matin. Une stabulation.
Le veau a bien avancé, la colonne a tenu, mais nous sommes bloqués. Le bassin du veau est quelque part dans le fond du vagin. La vache refuse de se coucher, et l'axe de traction n'est pas excellent. Au bout de quelques minutes, je bouge la prise et pose la corde sur l'arrière de l'abdomen du veau. Nous reprenons la traction en imprimant un angle maximal vers le bas, par à-coups. Enfin : ils reprennent la traction. Moi, je continue à jouer à l'intérieur du vagin, je lubrifie un maximum, je "décolle" les parties sèches. Le veau avance à nouveau, puis finit par tomber d'un coup. L'air s'engouffre dans l'utérus atone avec un bruit de chiottes qui se débouchent.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
Il y a deux chiots là-dedans. Énormes. Ce n'est pas du tout banal chez une golden, race assez prolifique. Il est vrai qu'elle est âgée. Je ne doute pas un instant qu'ils soient morts. Ils ne sont sans doute pas encore pourris (eux), d'où l'absence d'odeur. C'est une indication majeure de chirurgie.

Jeudi matin. Une stabulation.
Va falloir nettoyer ce merdier. J'enlève des lambeaux de placenta putréfiés. Cela me prend deux trois minutes. Les bouts de placenta tombent sur le cadavre du veau avec des splotchs glaciaux. Une sonde silicone, un désinfectant caustique, un entonnoir. Je m'enfonce à nouveau jusqu'à l'épaule dans la matrice de la vache, guidant le tuyau tandis que le boss verse doucement le désinfectant. Lorsque nous avons passé deux litres, je lui indique d'arrêter et laisse tomber la sonde au sol, créant un effet de siphon : l'utérus se vide. Je sens le désinfectant me cuire la main, ce qui est mauvais signe pour l'étanchéité de mes gants. Au point où j'en suis, de toute façon... La vidange est difficile, car des petits fragments de placenta persistent à l'intérieur et viennent boucher les orifices de la sonde. Je dois, d'une seule main, la maintenir dans le liquide dans l'utérus et écarter ces lambeaux aspirés.

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
- J'ai bien compris que vous me conseillez formellement la chirurgie. Mais j'ai déjà vu une chienne se nettoyer, et les vaches s'en sortent très bien !
- Les chiennes ne sont pas des vaches et les risque sont élevés, mais vous êtes informé. Je vous laisse ramener votre chienne en salle de consultation, je vais chercher les médicaments.

Jeudi matin. Une stabulation.
Deuxième nettoyage. Cette fois-ci, je vide intégralement l'utérus. Le liquide qui s'écoule est noir. Du sang cuit, des fluides de putréfaction. Je balance une dizaine d'oblets antibiotique là-dedans.
J'en injecte également à la vache. Elle est toujours debout, mais elle fait bien la gueule. Tu m'étonnes. On va perfuser un peu tout ça, hein ?

Jeudi après-midi. En salle de consultation.
J'injecte un médicament destiné à favoriser la vidange de l'utérus. Je délivre l'antibiotique. Un mois de traitement, il lui faudra bien ça. Je donne également un rendez-vous pour un contrôle dans quelques jours. Insiste dix fois : qu'il n'hésite pas à me rappeler. Le gars a une attitude étonnante. Il est content du diagnostic, content de la consultation. Content de mon boulot.
Pas moi.

Jeudi matin. Une stabulation.
Passer une perf' de 5L, ça prend vraiment une plombe. Mais ça en vaut la peine. Le souci, c'est que la vache reprend vite du poil de la bête. J'ai encore mal à mon bras aujourd'hui, à l'endroit où elle m'a frappé de sa corne, alors qu'elle ne bougeait pas depuis dix ou quinze minutes. Je suis content de mon boulot.
Pas elle, manifestement.

jeudi 21 février 2013

Maladresse

C'est un jeune couple, un lundi matin. Ils sont venus sans rendez-vous, mais nous avons l'habitude : nous donnons peu de rendez-vous sur cette plage horaire, pour absorber les urgences plus ou moins urgentes qui ont attendu le week-end. Et nous prévenons ceux qui veulent malgré tout nous voir à ce moment là : les vraies urgences passeront toujours en premier, et elles peuvent être nombreuses. Comme les mercredis et les samedis après-midi avec les chiens de chasse au sanglier.

Personne ne râle jamais. Difficile de faire la gueule pour 30-60 minutes d'attente pour le vaccin du chien lorsqu'on voit passer un animal agonisant ou qui pisse le sang par tous les membres. Nos urgences sont quand même souvent de vraies urgences. Du genre qui auraient vraiment dues être vues avant.

Celle-ci fait partie du lot.

La chienne n'urine plus. Depuis deux jours. Le motif de consultation est peu crédible, à voir l'allure de la chienne dans la salle d'attente. Elle attend tristement, assise, l'abdomen gonflé, mais elle n'a pas l'air si mal, et une anurie de deux jours s'accompagne presque toujours d'insuffisance rénale avancée. J'ai très souvent des rendez-vous "n'urine plus depuis trois jours", "ne mange plus depuis cinq jours", "pas de selles depuis la semaine dernière". Dans l'immense majorité des cas, le "pas" ou le "plus" indiqué au téléphone lors de la prise de rendez-vous devient un "moins" ou un "pas comme avant" lors de la consultation. De quoi relativiser...

Pourtant, cette fois-ci, dès les premiers mots, les premiers regards, je comprends que, vraiment, il y a quelque chose de très sérieux. De définitif. Ce jeune couple a vraiment l'air d'être... comment dire. Précis. Pas qu'ils soient habillés tailleur et costard cravate, non. Pas du tout. Mais il y a un étrange mélange d'urgence, de crainte et de résignation dans leur attitude. Je regrette de ne pas en avoir tiré les conclusions logiques avant d'agir.

Je porte leur chienne sur la table d'examen. Elle manque sérieusement de muscles sur son dos voussé, ses membres sont de traviole, son ventre pendouille. Son poil est clairsemé, sa peau plus ou moins lichénifiée, pleine de comédons. Elle sent la malassezia. Elle est vraiment moche, elle est tout à fait vieille, elle est adorable. Pas le temps de gagatiser, mais bien assez pour une caresse, un mot gentil. La rassurer. Je palpe son abdomen gonflé, manifestement pas douloureux.

- Elle a gonflé depuis qu'elle n'urine pas.

Pas le temps, pas l'envie de discuter. C'est vraiment une urgence. Que j'aurais du voir samedi. Un spéculum, et je place une sonde urinaire en la priant de m'excuser, en lui parlant gentiment. Je ne cesse jamais de parler lorsque je place un spéculum. Un vrai ronronnement, à la limite de l'hypnose. Ça a l'air tellement désagréable... J'enlève environ un litre d'urine en pressant sur l'abdomen de l'épagneule. Ce n'est pas franchement douloureux non plus. Elle se laisse faire sans trop ronchonner pendant la bonne quinzaine de minutes nécessaire. Cette urine a l'air normale. Elle ne pue pas trop le vieux pipi macéré, il n'y a pas de flocon dégueulasse dedans, pas de sang non plus.

Je repose la louloute par terre. Elle semble soulagée et se promène dans la salle de consultation en remuant sa queue pelée. Son abdomen a repris un profil plus normal, même si je suis certain de ne pas avoir fini de vider sa vessie. Je verse le seau dans l'évier, le haricot métallique s'étant révélé largement insuffisant.

Je souris.

Elle a vraiment l'air mieux.

Le jeune couple sourit aussi, mais avec tristesse.

Je n'ai pas le dossier de cette chienne. Et je ne sais pas pourquoi elle n'urinait plus. Mais eux le savent.

- C'est rare, une vessie qui se distend autant. Il y a peut-être deux litres d'urine là-dedans. Cela fait longtemps qu'elle a du mal à uriner ?
- C'est de pire en pire, répond la jeune femme.
- Un an qu'on voit qu'elle force bizarrement, précise son compagnon.
- Elle n'a pas l'air franchement malade, de ses reins en tout cas. J'imagine que la distension de sa vessie a été très progressive, et qu'elle ne doit plus être capable de franchement la vider de façon normale, elle doit pousser avec le ventre, mais pourquoi ?
- On a trouvé une tumeur dans son bassin, il y a huit mois. Un truc pas opérable, mais qui ne lui faisait pas mal. On nous a dit que ça grossirait.

C'est la jeune femme qui a repris la parole. L'homme cache ses yeux derrière ses cheveux bouclés. Il se passe sans cesse la main sur son début de barbe, remonte et redescend ses manches.

- Au début, il lui fallait juste du temps. Et puis elle a forcé de plus en plus. Des fois, on avait l'impression qu'elle n'y arrivait pas, mais ça finissait par aller.

Il y a une putain de tumeur là-dedans. Une saloperie qui appuie plus ou moins sur sa vessie, la pousse vers le bas de l'abdomen, comprime sans doute l'urètre. Quand elle se met en position pour uriner, le poids de la vessie qui descend vers le bassin doit aggraver sa compression, voire plier l'urètre, l'empêchant d'uriner.

Ça, je l'ai dit à voix haute. Plus pour moi que pour eux. Eux le savent déjà, même s'ils ne maîtrisent pas forcément les détails.

Ils savent par contre, mieux que moi, que c'est foutu. Que suspendre la vessie ou autre chirurgie à visée "mécanistique" est ridicule vue la cause. Ils culpabilisent, parce qu'ils n'ont pas pu la faire soigner - il n'y avait de toute façon probablement aucun recours, même il y a un an. Mais ils culpabilisent quand même.

Ils viennent pour demander une euthanasie. Et moi, j'ai balancé un bon gros rayon de soleil bisounours sur la scène, redonnant un peu de joie et de confort à leur chienne, pour laquelle je n'ai aucun espoir à offrir. Shiny, happy bordel de merde. Quel con.

Mon assistante s'éclipse discrètement.

Je soupire.

- En fait... commence-t-elle
- On pensait venir pour une euthanasie, achève-t-il.

Je me passe la main dans la barbe. Rattrape le coup, super véto.

- Nous avons une politique assez... heu... simple, pour les euthanasies. Si nous estimons qu'il n'y a pas moyen de soigner ou d'offrir un confort à un animal dans des conditions raisonnables, nous acceptons l'euthanasie. Nous les refusons quand nous les jugeons injustifiées. Dans le cas de votre chienne...
- Vous ne refuserez pas ? demande-t-il, résigné.
- Je suis désolé, non, malheureusement, je ne refuserai pas, je n'ai rien à vous proposer. Les mêmes causes vont produire les mêmes effets, et des complications vont survenir même si on choisit de gagner du temps avec un système de sonde urinaire... Il n'y a pas d'alternative, et il ne sert à rien d'attendre, pour se revoir après deux jours de plus passés sans uriner. Vous avez raison, c'est le bon moment pour l'aider à partir.

Je suis écœuré, et triste comme une pierre tombale.

Je m’accroupis. La vieille épagneule vient me voir, comprenant l'invite aux caresses.

mercredi 19 décembre 2012

Pas avant des années

Nous ne l'avions pas vue depuis quelques années : son chien était mort sur notre table de chirurgie, en pleine nuit, d'une torsion d'estomac sur hémangiosarcome splénique. A douze ans, pour un rottweiler, pas de miracle.

Je n'aime pas trop ce genre de situation. On se sent toujours un peu merdeux quand on revoit le propriétaire d'un animal décédé. Surtout quand on ne l'a pas vu pendant si longtemps. Pas que j'ai quoi que ce soit à me reprocher : la prise en charge avait été rapide et efficace, mais on ne gagne pas à tous les coups. Et on n'aime pas que cela nous soit rappelé.

J'ai reçu cette dame en consultation, qui m'a raconté, au fil d'un exposé fleuve, la maladie de son chien. Les consultations successives, sur plusieurs mois. Les examens, les mots des différents vétérinaires d'une autre clinique, ses propres réactions, l'évolution des symptômes de son chien. Triant méthodiquement les images, les résultats, les ordonnances, classant les faits et les interprétations. Listant avec rigueur les approximations : celles des confrères, et les siennes propres. N'accusant pas, mais expliquant son exaspération croissante.

Les choses étaient étrangement claires, et posées. J'aurais pu être inquiet, mais ses mots étaient apaisants de lucidité. J'écoutais, je posais des questions. Moi aussi, je triais. Pas comme elle, mais pas loin. Les confrères avaient fait du bon boulot, à défaut d'être excellents. Ils avaient un peu perdu de temps, peut-être. C'est tellement facile de le remarquer, après. Et je me disais que, moi aussi, sans doute, des clients et des confrères devaient parfois me disséquer ainsi.

J'étais donc le véto du second avis. Avec le "passif" évoqué plus tôt. Le mien, et celui de mes confrères. Une vue d'ensemble, trop d'informations, d'autres qui manquaient. De quoi bien travailler.

J'avais, sans doute, un autre avantage. La demande était très claire : la dame voulait de l'action, et immédiate. Elle le leur avait dit, ils avaient refusé d'opérer. Elle ne voulait plus attendre, pas alors que son chien se dégradait. Elle voulait bien prendre des risques. Son consentement fut éclairé. Bénéfices, risques, immédiats et au long terme, hypothèses et scénarios, optimistes et pessimistes.

Une discussion fatigante, mais passionnante. De la vraie médecine, avec une cliente exigeante. Une cliente comme on ne les aime pas trop, à cause de la pression. Une cliente comme on les adore, parce qu'elle nous demande de faire notre boulot. Avec ses limites, aussi, notamment financières. Avec ses attentes, et ses contradictions. Avec son envie de comprendre, et sa demande de traductions extensives de la logique médicale en logique humaine.

Avec sa sincérité, aussi, ces mots glissés entre de longues explications : "je ne suis jamais revenue, ici, à cause des souvenirs, à cause de mon chien. Je ne vous reproche rien, mais ce n'est pas facile. Je viens parce que vous allez faire autrement, même s'ils n'ont pas fait mal. Et parce que moi, je le sais, que ça peut mal finir, et brutalement, avec cette chirurgie. Mais on aura tenté quelque chose, et puis, si ça finit mal, les mauvais souvenirs, ils resteront ici."

J'imagine que je ne reverrai pas cette dame.

En tout cas pas avant des années.

mercredi 17 octobre 2012

Silence

Au bout d'un chemin, passer le petit pont, prendre la montée, se garer sous le saule. Nous sommes au creux d'un vallon, on ne voit plus le ciel. Il fait bon. Trop chaud pour un mois d'octobre. Je me gare dans la cour de la maison isolée. Je coupe la musique, j'ai besoin de silence. Il n'y a que les canards pour foutre le bordel, dans la mare sous le saule, devant ma voiture. Je sonne à la porte, contemple les nénuphars, les mains dans les poches de ma polaire informe. J'inspire profondément. Contrôle. La porte s'ouvre sur une fillette.

- Tes parents sont là ?
- Oui, ils sont dans la cuisine.

La pitchoune disparaît dans l'escalier. La maison est un dédale d'ailes et de marches, d'annexes et de recoins. La cuisine. Elle doit être là, au fond. Il n'y a pas un bruit.

Une ado descend l'escalier en silence, me suit dans ce qui, oui, est bien la cuisine. M. et Mme Wilson sont assis sur le petit escalier qui mène au jardin. Ils m'attendent, Sarah dans leurs bras. Fleur s'avance vers moi, remuant sa queue de bon vieux griffon, innocente et joyeuse. Sarah soupire, M. Wilson pleure, Mme Wilson essuie ses larmes. Je m'agenouille devant Sarah, pose sa grosse tête dans ma paume. Elle émet un son de douleur, un son de tristesse, et ferme les yeux, apprécie la caresse de mes doigts sur ses joues.

Je regarde M. Wilson, je regarde Mme Wilson. Je retourne à ma voiture, en me mordant les joues. Mes yeux piquent, et je suis si fatigué. Je prends ma sacoche, celle dans laquelle j'ai déjà tout préparé.

Je rouvre la porte, retrouve le chemin de la cuisine. Tous les enfants sont là, cette fois.

Il n'y a rien à dire et je ne dis rien. Sarah est toujours dans les bras de M Wilson, Mme Wilson continue d'essuyer ses larmes. Je ne regarde plus autour de moi, je ne vois plus la cuisine et l'escalier, je ne vois plus les enfants et les ados. Je ne vois plus Fleur, je ne vois plus que Sarah. Je prends doucement sa patte, et pose le garrot. Verse quelques gouttes d'alcool, cherche le cathéter bleu dans ma sacoche. J'ouvre son blister, retire le capuchon, fais jouer le mandrin, débloque le bouchon. Je coupe un bout de sparadrap, que je scotche sur la table près de moi. Je suis assis par terre, le carrelage est froid, je ne m'en rendrai compte qu'en partant. Beaucoup de poils, mais je devine la veine. Sarah ferme les yeux et soupire encore. J'attends, puis je pique, et place le cathéter. Récupère la goutte de sang avec le bouchon, avant qu'elle tache le poil blanc. Je prends mon bout de scotch.

Sarah n'a rien dit.

Je pose la mandrin dans ma petite boîte, prends l'anesthésique.

- She's going to sleep, now. She'll leave fastly, she'll be asleep before the end of my injection. She won't be dead, but she won't be there anymore.

J'ai à peine murmuré. je ne suis pas sûr qu'ils m'aient entendu.

M. Wilson pose sa main sur mon avant bras. J'injecte doucement, il pleure et caresse Sarah, Sarah qui s'était déjà abandonnée à cette étreinte, Sarah qui part, en silence. Je serre les dents à me les fissurer. Je prends ma seconde seringue, attends encore quelques secondes. Puis j'injecte.

Sarah est partie, dans les bras de son maître.

Moi, j'ai déplié mes jambes et j'ai repris ma sacoche, après avoir vérifié que tout était terminé. Puis j'ai laissé M et Mme Wilson avec leurs enfants.

Fleur m'a accompagné jusqu'à la porte.

dimanche 5 août 2012

La ceinture

Il a la cinquantaine, une paire de rangers et un treillis. Je le vois souvent.

Il a une grosse meute.

C'est un chasseur de sanglier.

Il est assis, presque effondré, devant mon bureau. La tête dans ses mains, il ne me montre pas ses yeux.

Il mange ses mots. Il s'étouffe.

Son chien est sur ma table. Il est mort.

"Vous savez, vous savez, ce chien... Ce chien je l'avais recueilli, il avait juste débarqué chez moi. Et je l'ai gardé.
Et...
Et ce chien c'était...
Et vous savez, ce chien, un jour, j'ai enlevé ma ceinture.
J'ai enlevé ma ceinture, j'ai enlevé ma ceinture, comme ça, et vous savez, il me faisait toujours la fête, il était...
Et là il a hurlé, et il s'est caché sous la table.
Et vous savez...
...
Et putain vous savez, j'en chiale encore."

vendredi 22 juin 2012

Vieux

"La vieillesse n'est pas une maladie." Cet axiome, je ne l'ai entendu qu'une fois ou deux, dans ma scolarité. Ou pendant mes stages, mes premiers remplas. Ou en entendant discuter des médecins. Ou des piliers de comptoir. Je ne sais pas.

Mais il m'a marqué.

Et cette phrase, pour moi, est devenue une litanie.

On ne guérit pas du vieillissement : ce n'est pas une maladie.

On ne prévient pas le vieillissement : ce n'est pas une maladie.

Mais la vieillesse est souvent le prétexte à une démission, lorsque je déroule un fil diagnostique, passant, étape après étape, les hypothèses les plus évidentes, pour m'acheminer vers la complexité.

"Oh, vous savez, docteur, il est vieux".

Entendez : "ne vous cassez pas le bol, ça ne sert à rien, de toute façon, il est vieux, il vaut mieux le piquer."

OK, il est vieux. Mais alors, pourquoi me l'avez-vous amené ? Pour que je mette un nom médical sur sa vieillitude, genre SVC ?

- Oh, madame, vous savez, c'est un SVC, et même, sans doute, un SVCEN (en anglais : ODSEN).
- Un SVCEN, oh non docteur ?
- Et si. Ca pourrait même être un SDC.
- Un SDC !! Alors... on l'euthanasie ?

Parce que voilà, on veut un bon argument médical pour déculpabiliser d'en avoir assez, pour se faire entendre dire, que, oui, ça suffit ? Pour que quelqu'un d'autre décide ? Moi ?

Remarquez, j'exagère. Parfois, le constat "mais est-ce qu'il n'est pas tout simplement vieux ?" est parfaitement sincère. Cette sincérité étonnée, je la rencontre en général avec les plus jeunes de mes clients. Ils ou elles ont 18, 20 ans, et ils n'ont pas encore eu besoin de se demander, très personnellement, si la vieillesse était autre chose qu'une maladie inéluctablement incurable.

Parfois, la demande d'euthanasie est parfaitement assumée. Reste à en discuter, même si certains ne viennent pas pour discuter.

Et parfois - moins qu'avant - c'est le véto qui se fend d'un "boah, vous savez, il est vieux, alors on va le piquer hein". Ma première euthanasie, c'était ça. J'étais stagiaire, quatrième année, et le (vieux) vétérinaire a reçu ces personnes âgées. Il a flairé le pyomètre de cette vieille golden, lui, le véto à vaches. Il l'a prouvé d'un coup d'échographe. Et puis il a énoncé sa sentence. "Elle est vieille. Fourrure, tu t'occupes de l'euthanasie." Je ne l'ai pas remis en question, le maître. Les gens ont été impassibles. Pas de larmes, pas de mots, ils s'y attendaient, je suppose. Surtout : ils n'attendaient pas autre chose. Moi non plus ? Moi, j'ai euthanasié la chienne, avec la certitude zélée de l'élève paralysé par le respect. Quel con. Évidemment, même si on avait discuté chirurgie, même si, même si, ça aurait sans doute fini pareil. Peut-être. Peut-être pas.
Nous ne sommes pas là pour décider à la place de nos clients. Nous pouvons avoir tort. Une cliente me reproche tous les trois mois d'avoir voulu, il y a deux ans, euthanasier son chat au taux de créat' délirant. Qui vit encore très bien sa vie de papy. Nous pouvons aller trop vite. Et puis, il y a cette routine qui nous encroûte, tous. Cette habituation, cette acceptation de la souffrance, cette certitude : de toute façon, on sait bien comment ça va finir. Autant abréger.

Non.

Ça ne marche pas comme ça. Parce que le chien, ou le chat, ben il est vieux, certes. Pas besoin d'un véto pour lire une date de naissance et calculer un âge. Mais le chien, il ne serait pas un peu cardiaque ? Le chat, beaucoup hyperthyroïdien ? Diabétique ? Ou plus simplement perclus d'arthrose ? Une hernie discale ? Un pyomètre ? Un hémangiome ? Une bonne vieille pyodémodécie des familles ?

Ah ben oui, il pue. Il est sale. Il bouge lentement. Mais, bordel, si on lui collait des anti-inflammatoires, il pourrait pas bouger plus vite ? Se remettre à remuer la queue avec un enthousiasme spontané ? Ou recommencer à dévorer ses gamelles, avec appétit ?

Comme avant.

Avant qu'il soit vieux, avant qu'il ne soit plus le compagnon que vous aviez choisi, celui qui pouvait faire des balades, celui qui jouait à la balle, celui qui venait ronronner dans le lit après avoir chopé quelques souris. Avant qu'un matin, soudain, vous réalisiez que, ça y est, il est vieux. Et qu'il doit souffrir, le pauvre, et qu'il n'y a plus rien à faire, alors, on va l'emmener chez le véto, qui va diagnostiquer un Syndrome du Vieux Chien (ou Chat), de préférence dans sa variante Euthanasie-Nécessitante, ou un Syndrome de Décrépitude Chronique. Comme ça on l'aura même amené chez le véto, on l'aura fait soigner, il n'aura rien pu faire, et on passera à autre chose. Facile.

Mais.

Non.

Alors, des fois, oui. Parce qu'il y a des maladies trop lourdes à soigner, ou juste pas soignables. Parce que, oui, l'âge est une excuse valable pour éviter certaines procédures médicales, lorsque le bénéfice est faible et le risque, ou les inconvénients, élevés. Je suis d'accord : imposer une mammectomie totale et une chimio à la doxo à une chienne avec des tumeurs mammaires métastasées de partout, dont l'espérance de vie se compte en jours, ou en semaines pour les plus optimistes, c'est plus que discutable.

Parce que lorsque l'insuffisance rénale chronique arrive à son terme, il faut savoir aider l'urémique en souffrance à partir.

Les plus observateurs parmi vous remarqueront que, bordel, si le vieux avait été amené avant, on aurait pu mieux l'aider. Était-il nécessaire d'attendre qu'il se paralyse pour se soucier de son arthrose ? N'aurait-on pas pu gérer son diabète avant qu'il ne vire à l'acido-cétose délirante ? N'y avait-il pas des signes d'appel ? Après tout, depuis combien de temps avait-il du mal à se lever, à monter dans la voiture, à sauter sur le canapé ? Depuis combien de temps maigrissait-elle tout en mangeant comme quatre et en descendant dix fois plus d'eau qu'avant ?

Bien sûr, vous avez raison. On aurait pu faire du bon boulot, plus tôt. Et souvent j'hérite de situations effectivement irrécupérables qui auraient pu être évitées, ou sérieusement retardées. Et trop souvent, je n'ai pas le choix, entre une agonie mal gérée (parce que nous n'avons pas accès à assez de soins palliatifs, pour moult raisons), et une euthanasie.

Mon discours n'est pas : "il ne faut pas tenir compte de l'âge de l'animal". Bien entendu : il faut en tenir compte, mais la vieillesse ne doit pas être une excuse ou un prétexte. Elle diminue les défenses de l'organisme, elle diminue les capacités de cicatrisation, de récupération, elle implique indirectement tout un tas de maladies qui, misent bout à bout, rendent nombre de prises en charge irréalistes.

Une ovario-hystérectomie sur un pyomètre, ce n'est pas irréaliste; Une mammectomie, même une, voire deux chaînes complètes, ce n'est pas délirant s'il n'y a pas de métastases. Une cardio-myopathie dilatée avec tachycardie paroxystique, ça se traite. Pas dix ans, mais quand même. Une arthrose douloureuse, une hernie discale avec début de perte de proprioception, ça se gère. Même un cancer incurable, ça peut se gérer.

Bien sûr, les critères financiers comptent. Le vétérinaire, ça peut vite coûter très cher. Mais la vieillesse ne doit pas être un maquillage pour des problèmes d'argent : ceux-ci doivent être envisagés pour ce qu'ils sont. Et il faut parfois - souvent ? - admettre qu'ils ne peuvent être surmontés.

Il faut aussi prendre en compte la volonté des propriétaires du chien ou du chat. Imposer une prise en charge, ça ne marche pas. Si refuser l'euthanasie aboutit à condamner le chien ou le chat à agoniser dans un coin de la cour, c'est nul.

Parce que c'est ça, mon boulot, et les bonnes âmes ne devraient pas trop vite l'oublier. Il est facile de s'indigner. Facile de juger, de reprocher aux gens de n'avoir pas mieux fait. Facile de refuser d'admettre les contraintes financières. De blâmer alternativement le véto, le maître et/ou le système capitaliste. Moi, mon problème, c'est de trouver, pour l'animal, les solutions les meilleures aux situations dont j'hérite. Par ailleurs, culpabiliser le propriétaire négligent est rarement constructif, au contraire. Le braquer, c'est le meilleur moyen de faire perdre ses chances à son animal.

Les incantations et les reproches, ça n'a jamais soigné personne.

Bien sûr, j'euthanasie, mais plus tellement des vieux. Maintenant, j'euthanasie plutôt des malades pour lesquels je n'ai pas d'alternative acceptable.

Beaucoup sont vieux.

lundi 4 juin 2012

Stériliser sa chienne ou sa chatte

La peluche vient de recevoir sa seconde injection de primo-vaccination. Nous discutons alimentation, et un peu éducation. Je pose la question de la stérilisation.
- Ah oui docteur, on va la faire opérer hein, quand elle aura fait sa première portée.
- Ah, vous voulez une portée ?
- Oh oui docteur, comme ça elle sera heureuse.
- Mmh vous savez, ce n'est pas d'avoir une portée qui la rendra, ou pas, heureuse. Vous avez réfléchi à ce que vous ferez des chiots ?
- On lui en laissera un, parce que sur le bon coin, c'est difficile de les vendre.
- Donc vous allez tuer les autres ?
- On vous les apportera quand ils seront tout petits.
- Et vos faites ça pour qu'elle soit heureuse ?

Je veux dire : anthropomorphisme pour anthropomorphisme, soyons au moins cohérents.

Notez que ça marche avec plein de variantes :
On lui laissera faire une fois des chaleurs.
Une portée, mais on ne garde aucun petit.
Ce serait mieux si on la faisait saillir puis avorter ?

Cela fait des années que j'entends ce genre de choses. J'anticipe de plus en plus, amène la conversation sur le sujet le plus tôt possible, dès la première consultation de primo-vaccination, en indiquant sans insister qu'on en reparlera le mois prochain - histoire de forcer les gens à y réfléchir un minimum.

J'ai appris à ne plus énoncer ma science en me réfugiant dans mes scolaires certitudes. J'ai appris à ne pas donner l'impression d'être un maniaque de la stérilisation. Je fais attention aussi à ne pas avoir l'air vouloir opérer "juste pour faire de l'argent". D'ailleurs, quand je devine le soupçon dans le regard de mon interlocuteur, un calcul rapide de ce que me rapportent les problèmes de reproduction le dissipe assez efficacement. On y reviendra.

Mais de quoi parle-t-on ?

Aujourd'hui, on parle des filles. J'ai déjà abordé le devenir des testicules dans un précédent billet, je ne reviens pas dessus. Je ne vais pas reprendre certains éléments, qui restent pertinents dans le cadre de la stérilisation des femelles. Je vais me concentrer sur les chiennes et les chattes.

Chez la chienne, la puberté (le moment où l'animal devient apte à se reproduire) survient entre 5 et 18 mois. En général, plus c'est une chienne de grand gabarit, plus la puberté est tardive. 5-6 pour une chienne de 5-10 kg, 18 mois pour une Saint-Bernard. Évidemment, c'est complètement approximatif, et il y a des tonnes de contre-exemple. Mais ça vous donne une idée. C'est d'ailleurs assez spectaculaire pour les plus précoces, les propriétaires ne s'étant pas encore habitués à leur petit bébé boule de poil qu'elle est déjà enceinte.

Les chattes sont plus compliquées : leur puberté survient en général vers 4-6 mois, mais le déclenchement des cycles sexuels est saisonnier. En gros : de janvier à septembre. Plus que l'âge, je regarde la période de l'année (quel âge aura-t-elle en janvier si elle est née en été/automne, quel âge aura-t-elle en automne si elle est née au printemps ?).

Un cycle sexuel canin dure 6-7 mois, en moyenne. Disons deux périodes de chaleurs (on dit œstrus quand on veut être précis) par an. Gestation ou pas, cette durée ne varie pas, ou peu. Selon les races, les portées comptent de deux à quinze petits. Voire plus.

Le cycle sexuel de la chatte est un véritable foutoir. Sans saillie, une chatte est généralement en chaleur pendant une semaine toutes les deux semaines. La gestation dure environ deux mois, pour deux à six chatons en général. Trois portées par an, avec les filles de la première portée qui mettent bas en même temps que la troisième portée de leur mère, pas de problème.

Elle veut des bébés ?

Pour les gros malins du fond qui font des blagues sur les salopes en chaleur : les chaleurs, ce n'est pas un choix de la part de la femelle. A aucun moment. Lorsque le cycle en arrive là, les décharges hormonales poussent la femelle à chercher le mâle. Elle part "en chasse", comme on dit. Pas parce qu'elle en a envie, ou qu'elle veut se faire plaisir, ou parce qu'elle sera heureuse avec des bébés. Non : parce que ses cycles l'y obligent. Et les mâles ne sailliront pas pour le plaisir, ou par choix. S'ils vont se foutre sur la gueule pour la femelle en chaleur, c'est parce qu'ils sont en rut, à cause des phéromones produites par la femelle. On ne parle donc pas de plaisir, de désir d'enfant, ou de toutes ces choses qui font la complexité de notre humanité. Je sais que des commentateurs vont encore me faire le coup de "mais les humains aussi marchent aux phéromones". Non. Les phéromones ne dictent pas notre conduite, ne nous forcent pas à accomplir des actes instinctifs. Qu'elles aient une action dans le désir et la séduction, admettons. Mais je n'ai jamais vu de femme en train de se rouler sur le dos dans la rue en espérant que tous les badauds du quartier la sailliront en montrant leurs pectoraux virils.

Tiens, dans la Paille dans l’œil de Dieu, de Larry Niven, il y a un abord très intéressant d'une civilisation intelligente soumise à un impératif de reproduction.

La chirurgie

Chienne ou chatte, le principe est le même : une incision cutanée, soit sur la ligne blanche (c'est la ligne verticale qui prolonge le sternum, passe sur le nombril et arrive au pubis) près du nombril, soit sur les flancs (dans le creux en arrière des côtes et sous les lombes). Incision musculaire en dessous, on ouvre le "sac abdominal" plus précisément nommé péritoine, et là, on se trouve dans le ventre : on voit les intestins, l'estomac, la vessie, le foie, les reins, et les ovaires et l'utérus.

Les ovaires, ce sont les couilles des filles : ayant meilleur goût que les garçons, elle se passent du scrotum et cachent leurs affaires près des reins, près de la colonne vertébrale. Tout au fond.

L'utérus, c'est un tuyau qui ressemble à un Y. Au bout de chaque bras du Y (on appelle ça les cornes), il y a un ovaire. En bas du Y, il y a le col de l'utérus, qui sépare l'utérus des parties qui intéressent plus le mâle moyen, en tout cas humain : le vagin, puis le vestibule et la vulve. C'est dans l'utérus que se passe la gestation.

Quand on stérilise une chienne ou une chatte, on réalise une ovariectomie (ovari- pour les ovaires, -ectomie pour enlever). Une ligature ou deux sur le pied qui apporte le sang à l'ovaire, une ligature sur le bout du bras du Y, et hop. Je passe sur les détails.

On peut également pratiquer une hystérectomie : on enlève l'utérus. C'est un poil plus lourd. Et dans ce cas on enlève aussi les ovaires, c'est donc en réalité une ovario-hystérectomie. Mêmes ligatures sur les pédicules ovariens, mais on enlève l'utérus tout en laissant le vagin.

Vous pouvez employer le mot castration, qui est le terme courant pour la chirurgie consistant à enlever les gonades (une gonade, c'est le terme générique pour les ovaires et les testicules). En pratique, l'usage consacre plutôt le mot castration à l'orchiectomie, c'est à dire la castration des mâles.

Ce sont des opérations courantes. Pas anodines, mais pratiquées tous les jours ou presque par tous les vétérinaires. Les complications chirurgicales sont rares, et consistent essentiellement en des hémorragies au niveau du pédicule ovarien, pénibles mais pas très graves : il suffit de rechoper ce foutu pédicule (c'est simple, dis comme ça, mais en fait c'est super casse-gonade) et de refaire une ligature. Stress maximum pour tous les chirurgiens débutants, surtout sur les grasses.

En pratique, chez la plupart des vétérinaires : vous amenez votre chienne ou votre chatte le matin, vous la récupérez le soir. Elle sera debout, un poil dans le gaz, et prête à faire comme si de rien n'était, en dehors de ce pansement et/ou de ces sutures qui grattent et qu'elle aimerait bien arracher. Elle aura sans doute une collerette. Elle aura peut-être des antibiotiques et des anti-inflammatoires à prendre quelques jours.

Choix chirurgical

Ovario, ou ovario-hystérectomie ?

A ma connaissance, la plupart des vétérinaires français pratiquent en priorité, sur les jeunes animaux non pubères ou à peine pubères, une ovariectomie simple. Les manuels américains semblent privilégier l'ovario-hystérectomie, mais les publications que j'ai trouvées semblent plutôt en faveur de nos habitudes (notamment van Goethem & al., 2006).

En pratique, surtout sur les jeunes chattes qui risquent d'être pleines, c'est surprise à l'ouverture : s'il y a une gestation visible, on enlève l'utérus, sinon on le laisse. Note aux ASV : bien penser à prévenir avant les propriétaires des animaux que le prix ne sera, du coup, pas le même, ça évite des crises à l'accueil, surtout avec ces charmants clients qui téléphonent d'abord à toutes les cliniques de la région pour choisir la moins chère pour opérer minette.

Par les flancs, ou par la ligne blanche ?

Sur les jeunes chiennes, je propose les deux. Si j'ai un doute sur une gestation, c'est ligne blanche (on ne peut pas faire d'hystérectomie par les flancs). je n'ai pas de préférence forte, je laisse choisir les gens, surtout sur des critères esthétiques. Je trouve que la récupération post-op' est un poil meilleure en passant par les flancs, mais ce n'est pas essentiel.

A quel âge pratiquer la stérilisation ?

Le discours classique, c'est : avant les premières chaleurs, au plus tard entre les premières et secondes chaleurs. Pas pendant les chaleurs. Et pourquoi pas sur des animaux très jeunes. Cette chirurgie peut bien entendu être pratiquée sur des animaux plus âgés, ayant déjà eu, ou non, des portées. Rien n'empêche de stériliser une chienne ou une chatte de dix ans. Ou quinze.

La stérilisation très précoce (vers trois mois) ne semble pas augmenter le risque d'apparition d'effets indésirables (je reviendrai sur ces derniers plus bas). Elle possède d'indéniable avantages pratiques, Dr Housecat est vétérinaire et éleveur de chats, il vous explique ici pourquoi il la pratique.

Les avantages de la stérilisation

Les chaleurs

Si votre chatte est ovariectomisée, elle ne miaulera pas comme une perdue pendant une semaine toutes les deux trois semaines pendant 6 mois. Elle ne vous fera pas deux ou trois portées de chatons dont vous ne saurez que faire. Elle n'attirera pas tous les matous du quartier qui viendraient hurler tels des métalleux décidés à expérimenter la sérénade au balcon. Qui du coup ne se sentiront pas obligés de se foutre sur la gueule sous vos fenêtres, voire dans votre maison, si ils arrivent à rentrer. Ils éviteront aussi, du coup, de devenir castagner votre gentil chat castré qui ne demandait rien à personne et se demandait bien pourquoi sa copine s'était ainsi transformer en furie.

Si votre chienne est stérilisée, elle n'aura pas, deux fois par an, ses chaleurs, et tous les chiens du coin ne viendront pas creuser des trous dans votre jardin et pisser sur le pas de votre porte. Vous pourrez vous promener avec elle dans la rue sans avoir l'impression de refaire les 101 dalmatiens. Il n'y aura pas de gouttes de sang sur vos tapis. Mais vous ne pourrez pas lui mettre ces culottes super sexy. Ou alors juste pour le plaisir.

Une chienne ou une chatte stérilisée n'a plus de chaleurs. C'est le but.

Et pas de bébé, du coup.

Les tumeurs mammaires

C'est, en termes de santé, l'argument majeur poussant à la stérilisation précoce des chiennes et des chattes. Pour le dire simplement : le développement des tumeurs mammaires est lié au développement et à l'activité du tissu mammaire. Pas de puberté, pas de cycle sexuel, beaucoup moins de tumeurs mammaires.

Les chiffres sont spectaculaires : le risque de développer les tumeurs mammaires est diminué de 99.5% lorsqu'une chienne est stérilisée avant ses premières chaleurs. Le résultat est presque aussi bon si la chirurgie a lieu entre les premières et les seconde chaleurs. Ensuite, stériliser présente toujours un intérêt, mais moindre. En sachant que les tumeurs mammaires sont le cancer n°1 de la chienne, et le cancer n°3 de la chatte, que les tumeurs sont malignes dans 50% des cas chez les chiennes et plus de 90% des cas chez les chattes, ce seul avantage en termes de prévention justifie la stérilisation.

En passant, concernant les tumeurs ovariennes : elles sont rares, mais évidemment, le risque devient nul après chirurgie.

Les infections utérines

Le pyomètre, littéralement, c'est l'utérus qui se transforme en sac de pus. C'est une infection assez fréquente chez les chiennes âgées, qui passe longtemps inaperçue (pas de perte, ou pertes avalées par la chienne qui se lèche la vulve avant de vous faire un bisou sur le nez). Le traitement peut être médical, mais le risque de rechute et si élevé que l'ovario-hystérectomie est très fortement conseillée.

Mon record sur une chienne berger allemand est un utérus de 4.2kg. De pus. Et je suis sûr que certains ont fait pire.

Les risques de séquelles sont importants, en accélérant notamment l'apparition d'une insuffisance rénale chronique.

Pas de cycle : pas de pyomètre.

Les maladies sexuellement transmissibles

J'en ai déjà parlé dans le billet sur la castration, c'est un avantage essentiel pour les chattes (moins pour les chiennes).

Les inconvénients de la stérilisation

Les chaleurs

Une chienne ou une chatte stérilisée n'a plus de chaleurs. Donc si vous voulez avec une ou plusieurs portée, quelles que soient vos motivations, il est évident qu'il ne faut pas la faire opérer... j'enfonce une porte ouverte, mais je vous assure que ce n'est pas pour le plaisir, on m'a déjà posé la question. Il ne faut jamais sous-estimer les incompréhensions sur les questions de sexualité et de reproduction. Je suis persuadé que les médecins ont plein d'exemples en tête, rien qu'en me lisant. Mauvaise éducation, tabous, je ne sais pas, mais maintenant, je prépare le terrain.

Il est parfois plus facile pour certaines personnes de noyer des chatons que de parler sexualité animale avec le vétérinaire.

L'obésité

C'est le risque n°1. Oui, les chiennes et chattes stérilisées, comme les mâles, ont un risque d'obésité très supérieur à celui des animaux "entiers". Comme chez les mâles, une surveillance sérieuse de l'alimentation permet d'éviter ce danger.

L'incontinence urinaire de la chienne castrée

Ça aussi, c'est un risque réel : la force du muscle qui ferme la vessie (le sphincter urétral), dépend en partie de l'imprégnation en œstrogènes, qui sont des hormones fabriquées dans les ovaires. La stérilisation, chez certaines chiennes, provoque un affaiblissement de ce muscle. La chienne, surtout si elle dort et a la vessie pleine, peut "déborder" : ce sont souvent des mictions involontaires de fin de nuit, plus ou moins marquées. Ce ne sont pas des chiennes qui se pissent dessus toute la journée en déambulant dans la maison.

Ce n'est pas grave, mais c'est pénible, et relativement fréquent. Il existe des traitements efficaces pour ce problème.

Les cancers

Quelques études ont soulevé un risque supérieur (x1.5 à x4) d'ostéosarcome, de carcinome transitionnel de la vessie et d'hémangiosarcome chez les chiennes stérilisées. Ces cancers sont relativement rares (beaucoup plus que les tumeurs mammaires), et cette augmentation de risque ne justifie pas d'éviter la chirurgie.

J'insiste sur ce point, car on lit généralement des articles fracassants dans la presse sur des notions proches, et assez mal comprises, du genre :

Si l'incidence des hémangiosarcomes canins est globalement de 0.2% (sur 1000 chiens pris au hasard, 2 ont un hémangiosarcome), une étude a relevé une incidence de 2.2 x 0.2 % soit 0.44% sur les chiennes stérilisées : sur 1000 chiennes stérilisées, 4.4 ont un hémangiosarcome. Je simplifie le raisonnement et évacue la problématique de la "fiabilité" des études, pour que ce soit simple à comprendre.

Si l'incidence des tumeurs mammaires canines est globalement de 3.4% (sur 1000 chiennes prises au hasard, 34 ont des tumeurs mammaires), cette incidence passe à 0.5 % x 3.4 % soit 0.017 % : sur 1000 chiennes stérilisées elles ne sont plus que 0.17 à avoir des tumeurs mammaires...

Voilà pourquoi je dis que l'avantage est incomparable aux inconvénients sur ces risques.

Au sujet des idées à la con, en vrac

Le bonheur et la nature

J'ai déjà évoqué ce point plus haut. C'est l'argument principal soulevé par les propriétaires, qui craignent que leur chienne ou leur chatte ne soit pas heureuse si elle n'a pas de cycles, ou pas de petits. J'ai cherché pendant des années comment le faire admettre à ceux qui ne peuvent concevoir le bonheur sans enfant. Ou qui trouvent que ce n'est pas naturel. Finalement, c'est un documentaire sur les loups qui m'a donné un argument qui marche presque à tous les coups : dans une meute, seul le couple alpha se reproduit. Les autres ne sont pas malheureux pour autant, et c'est naturel. Notez que pour approximative qu'elle soit, la comparaison marche aussi pour expliquer aux maîtres qu'ils doivent être les maîtres, et qu'un chien dominé n'est pas un chien malheureux.

Et votre chienne ne vous en voudra pas, pas plus que votre chatte.

La perte de caractère

Non, une chienne stérilisée, pas plus qu'un chien castré, ne perd son identité, son caractère, son envie de jouer avec vous, de se barrer chasser les lapins ou rassembler les moutons.

Les ovaires, pas plus que les testicules, ne sont le siège de la personnalité et de l'intelligence.

Les chirurgies exotiques

Non, n'enlever qu'un ovaire, ça ne sert à rien. Je n'ai toujours pas compris pourquoi certains vétérinaires pratiquaient cette opération (des anciens, en général). Si quelqu'un a un indice ? J'ai suppose à un moment qu'ils n'enlevaient que le plus facile à atteindre, et ligaturaient l'autre trompe, histoire de simplifier la chirurgie, mais... en fait je n'en sais rien. Cela dit ça fait dix ans que je n'en ai pas vu.

N'enlever que l'utérus, c'est garder à peu près tous les inconvénients des cycles sexuels, pour n'avoir qu'un avantage, l'absence de gestation. Cliper ou ligaturer les trompes, idem.

mardi 8 mai 2012

Dimanche

Aujourd'hui, c'est dimanche. Je suis d'astreinte : de garde, avec mon téléphone portable même aux toilettes, mais chez moi. Je suis d'astreinte en continu depuis deux jours, mon après-midi de repos précédente, c'était jeudi. La prochaine, mardi. Les journées ont été chargées. Les nuits, moins.

Il est 7h30, je suis dans mon lit, et mon téléphone sonne. Volume à fond, branle-bas de combat. Une voix de femme. Jeune.

- Service de garde.. bonjour ?
- Docteur c'est affreux mon cochon d'Inde a une tique, j'ai peur !
- Zgrmfl mais c'est pas grave, il suffit de l'enlever...
- Mais comment ??? Et puis, il y a les enfants !
- Pfff attendez je vais prendre votre téléphone, je vous rappellerai quand je serai à la clinique...

Suit une séance titubante pour trouver un stylo et un papier, noter le numéro.

- Merci docteur !

7h30. Là, c'est sûr, je suis réveillé maintenant. J'aurais pu l'envoyer chier. Même pas le réflexe. On ne me réveille jamais en semaine pour des conneries pareilles. C'est uniquement les dimanches et jours fériés.
Et moi j'envoie pas chier. Et tout à l'heure, quand je serai à la clinique pour gérer mes hospitalisés, je vais l'appeler pour enlever la tique de son cobaye. Lui montrer comment on fait, lui vendre un crochet à tiques, et même pas lui faire payer le tarif de garde. Mais quel con.

Foutre les chiens dehors, petit dej', twitter, café. Je vais partir assez tôt à la clinique, j'ai des trucs très lourds dans mon chenil, pas que ce soit urgent mais là, tout seul chez moi, je stresse et tourne en rond. Je bouquine un chapitre de mon Ettinger, n'en retiens rien, prends mes clefs et ferme la porte. Je vais aller voter en vitesse, pas sûr que j'aurais le temps plus tard. Au bureau de vote, il y a quelques vieux du village et une assiette de crêpes. Je serre quelques mains en vitesse, engloutis une crêpe tendue par madame le maire, et file en montrant mon téléphone comme une excuse.

"Les urgences, tout ça."

Il est 9h lorsque j'ouvre la porte de la clinique. Le chien qui devrait être mort depuis trois jours va bien. Très bien. Le téléphone sonne, un chien qui refuse de manger, pas joyeux, pas en forme. Alerte piro. Ce n'est peut-être pas ça, mais on ne va pas prendre de risques. En attendant qu'il arrive, j'appelle la propriétaire du cobaye, et administre ses traitement à mon hospitalisé lourd. Le chat opéré hier soir va très bien, pas d'inquiétude, il ronronne peinard dans sa cage avec ses morphiniques, sa litière, sa gamelle et son coussin. N'a pas touché à sa perf', comme souvent les chats. Je lui fous la paix. Il est apaisant.

Le propriétaire du jeune chien pas en forme arrive vite, pas le temps de promener le chien hospitalisé. On verra après. Un jeune lab', qui remue à peine la queue alors que d'habitude, rien ne le démonte. Son maître a eu raison de me l'amener. Il n'a pas de fièvre, l'examen clinique est normal, le frottis piro négatif, il n'est même pas franchement malade, mais il y a un truc.

Il a mal, forcément. Le ventre est souple mais il me regarde d'un air accusateur lorsque je le palpe.

"Il a tendance à manger des conneries, ce loulou ?
- Heu, non, ça lui a passé depuis quelques mois déjà."

J'enfile un gant, que je fais claquer comme dans les séries. Un doigt dans le rectum, des fragments durs, des gouttes de sang. Qu'est-ce qu'il a mangé ce con de chien ?

Des morceaux de bois.

Antalgiques, antibiotiques en couverture, paraffine, on revoit demain si ça ne va pas mieux : m'étonnerait qu'il faille lui ouvrir le ventre, à celui-là.

Pendant la consultation, la dame au cobaye est arrivé. J'ai enlevé la tique avec le petit crochet qui va bien, je lui ai montré comment faire. Quatre euros cinquante, le prix du réveil le dimanche, le prix pour être rassurée même si ce n'était rien du tout. Je trouve ça très con, et je ne vois pas comment faire autrement, là. Je renvoie la dame chez elle avec son cochon d'Inde. Il n'y a pas à dire, je sauve des vies. Je me dis que je comprends les généralistes qui n'assurent plus leurs gardes, vu que de toute façon les vraies urgences filent aux urgences, et qu'il ne reste que ce genre de conneries.

Il est 11h00, et le voisin arrive avec son chien. C'était prévu depuis hier. Ce papy setter s'est descendu une bassine de gras l'avant-veille, et ça a du mal à passer. Je préfère jeter un œil, même si les choses semblaient se dérouler normalement, hier. Il nous a déjà fait une hépatite, une pancréatite, une prostatite, une uvéite, manquerait plus qu'il nous refasse un joyeux mélange de tout ça sur son indigestion carabinée. Pas de selles depuis la veille, mais plus de vomissements non plus. Je fais une radio, histoire de vérifier l'absence d'image d’iléus. RAS en dehors de son arthrose et des plombs qu'il a pris il y a des années. Je remets des antalgiques, on verra demain.

Je promène le chien hospitalisé, renseigne un quidam qui a trouvé un chien, pucé heureusement, renvoyé dans ses pénates immédiatement. Ça aussi c'est du service public : je ne facture jamais rien pour ce genre de trucs, sauf si je garde le chien le temps que le maître puisse le récupérer...

Enfin, il est midi et j'ai fini mes urgences. Je vérifie mes perf', fais le tour de la clinique, ferme la porte.

Devant la mairie, les gens sont attroupés au soleil. Il y a la queue entre la boulangerie, le tabac et la mairie. Mais ici, ils n'ont pas de crêpes.

Deux heures moins dix, j'ai eu le temps de manger, cette fois. Le téléphone sonne à nouveau.

Un vêlage. A l'autre bout de la clientèle. Je choppe une chupa au passage, en guise de dessert. Pastèque, ma préférée.

Vingt minutes de route, je fais un détour par la clinique pour attraper l'embryotome, au cas où.

Le téléphone sonne, sur la route. Un chien qui s'est arraché une griffe. Il a mal, forcément, mais ce n'est pas grave. Je donne quelques conseils à la dame, qui voudrait quand même me le montrer. Je lui explique que je pars sur une grosse urgence, que j'en ai peut-être pour une heure ou deux. Je la rappellerai.

La petite étable est ouverte aux quatre vents. Il fait un froid glacial malgré le soleil, mais ma chasuble de vêlage coupe bien le vent. Le gars n'est pas trop habitué à me voir dans ce rôle. Avec ses 15 salers, on ne fait jamais d'obstétrique chez lui. Il a eu un bon réflexe : repérer la bête "malade", la remonter à "l'étable", repousser le veau déjà à moitié engagé. J'enfile mes gants, plonge mes bras dans la chaleur de la matrice. La jeune vache n'apprécie pas, mais ne dit rien. Le veau est là, présentation antérieur. D'après l'éleveur, il avait une patte pliée. Une bricole, mais bon, quand on n'a pas l'habitude... Le souci, c'est cette sensation de vide, d'air dans l'utérus. Normalement, l'utérus, même atone à cause de l'épuisement, ça colle fort au veau, il n'y a pas des masses de place. Là, j'ai l'impression de balader mes mains dans une cathédrale de muqueuses. Et de sentir trop bien le rein gauche, la panse, là en bas. Percée. J'enlève mes gants pour en voir le cœur net, sentir les détails : une vraie catastrophe. Elle est déchirée, depuis le vagin jusqu'à, sans doute, la moitié de l'utérus, avec, évidemment, le col en vrac au milieu. Coup de bol, les artères n'ont pas pris, et le veau est encore en vie. Je glisse mes doigts sur les limites de la déchirure, sens passer un ovaire.

Et après tout, pourquoi pas ?

Je fais une tronche d'enterrement, l'éleveur et sa femme ont changé de visage en voyant le mien.

"Bon, votre veau a tenté de sortir par césarienne, mais tout seul. Il a bien réussi l'ouverture de matrice, même si ça fait plutôt incision de débutant, mais pour le péritoine, les muscles et le cuir, il a merdé. Je vais finir le travail : ouvrir là (je monter le flanc), on sort le veau par le trou qu'il a fait, et je referme tout le bordel. C'est un foutu chantier, il y en a pour deux heures sinon plus, ça peut rater, elle peut mourir de choc (elle fait déjà bien la gueule), ou faire une péritonite dans les jours qui suivent. Le veau, ça devrait aller. Il me faudrait deux seaux d'eau, froide ça ira."

Ils hésitent. A la fois choqués - ils n'ont jamais vu un truc comme ça - et rassurés par mes tentatives humoristiques. Je sais ce que j'ai à faire, je suis sûr de moi, et ils le sentent. Ils me font confiance. Il y a une sensation de puissance étrange dans ces instants. Ce genre de chirurgie, tous les vétos ruraux s'y sont essayés. Avec, je suppose, des succès variés. Ça ne s'apprend pas à l'école, ça ne s'apprend pas tout court. C'est le bordel, on ne sait pas ce que l'on va trouver en ouvrant, on a notre petite boîte de chir' et nos mains, on est tout seul. C'est exaltant. Surtout quand on l'a déjà fait et que l'on sait que ça peut marcher. La première fois que cela m'est arrivé, j'ai du "inventer" cette chirurgie. Depuis, j'ai un peu peaufiné. Ce matin, j'ai enlevé une tique du cou d'un cobaye. Là, la vie d'un veau et d'une vache dépendent de ce que je vais faire. Non que seule ma compétence compte : même en travaillant bien, elle peut y rester. Mais si je ne fais rien, elle mourra.

Le temps que je savonne la bestiole, anesthésie le flanc, ligote les postérieurs et pose une mouchette (dans le désordre), madame est revenue avec des seaux. Je dispose ma boîte de chir', sors mes fils, ma lame. Je me désinfecte les mains, les bras. Explique au monsieur comment tirer le veau, quand je le lui présenterai. Il est nerveux, se roule une cigarette, qu'il rallumera 100 fois pendant la chirurgie, vu le vent.

J'incise, esquive un coup de pied pas trop vaillant et de toute façon bridé par mon huit aux jarrets. Ça a le cuir épais, une salers. je crois que c'est la première fois que j'en ouvre une. Dessous, deux fines couches musculaires, puis la cavité péritonéale. Je repousse la panse vers l'avant, glisse mes bras derrière. L'ouverture est là. Depuis le milieu de la corne gauche jusqu'au vagin. Plutôt rectiligne. Le veau n'est pas trop mal placé pour une extraction. Je sors ses pieds, les tends à l'éleveur, qui place les lacs et, avec mon aide, extrait facilement le bestiau. Le veau est secoué, a du mal à respirer. Un coup d'analeptiques, et ça repart. Je le surveille trois minutes avant de retourner me laver puis désinfecter les mains. C'est maintenant que les choses sérieuses commencent.

Nous sommes sur une petite route de campagne, et l'étable est ouverte du côté de la route. Il y a un passage monstre, avec les élections. Les gens s'arrêtent comme ils s'arrêtaient à la sortie de la mairie, discutent. Il y a des voisins, des vieux, des jeunes, une petite fille de six ans qui voudrait savoir si ça fait mal, et pourquoi le veau tremble comme ça. Elle aussi, elle a froid. Une dame sort une couverture du coffre de sa voiture pour abriter le veau, et enfile son blouson à la petite.

Je suis dans ma chasuble vert poubelle, les bras jusqu’aux coudes dans l'abdomen de la vache. Suture intégralement à l'aveugle, pas moyen d'extraire la matrice, même partiellement. J'appelle ça la suture au doigt : je me pique régulièrement pour bloquer la pointe de l'aiguille. Je serre mon surjet sur mes phalanges, me scie les articulations. Alors que j'écris ce billet, je compte douze coupures et piqures sur mes doigts. Les seules douloureuses sont celles de la deux-trois phalangienne de chaque index. Là où le fil passe quand je serre. Le premier surjet est le plus hasardeux. Le ligament large et les débris de placenta me gênent. La coupure est mal foutue. Con de veau. Il me faut pas loin de trois quart d'heure pour finir ce premier surjet. Pas parfaitement étanche, mais pas loin. Le second, enfouissant, me prendra une petite demi-heure. Du plaisir de faire un surjet en ne prenant que la séreuse et la musculeuse, sans traverser la muqueuse, lorsqu'on ne voit rien et qu'on a les deux bras dans la vache...

Une vieille dame me regarde travailler, souriante. Elle avait des vaches, avant, je ne les ai jamais connues. Ils ne parlent pas politique, aucun. Ils discutent, de la petite du voisin, des brebis, de la pluie, du beau temps, d'un baptême, de l'herbe qui pousse et du veau qui est gros, mais pas tant que ça. Ils parlent de tout, ils parlent de leur essentiel. Ils évoquent le véto qui était là avant moi, et qui est mort. Les Pyrénées sont splendides sous le soleil.

Je me sens utile, même si, finalement, ils ne s'intéressent pas tant que ça à moi.

J'ai fini mes surjets. Un monsieur, le père de l'éleveur, je crois, veut savoir quelle longueur de fil a été nécessaire : 2m50. Il n'en revient pas. Quelqu'un que je n'ai vu ni arriver, ni partir, vient de revenir avec une bouteille de colostrum empruntée au voisin laitier. Sortie du congel' et réchauffée au bain-marie.

Je fais vider un flacon de pénicilline dans l'abdomen de la vache. Plus par habitude que par réel souci d'efficacité, mais ça "parle". Ça aurait aussi bien marché en intra-musculaire. Premier surjet musculaire, second surjet musculaire. Cette fois, ça va très vite. Je suture le cuir, un joli montage à points passés. en esquivant les savates - la peau est toujours mal anesthésiée en fin de chirurgie...

J'ai terminé.

Reste à faire le ménage, m'enlever le sang de tout partout. L'eau des seaux n'est pas froide, elle est chaude. J'en pleurerais de plaisir, moi qui ne suis pourtant pas frileux.

Dans ma voiture, le téléphone chante les messages sur le répondeur.

Les gens sont partis. Mais le veau a toujours sa couverture.

J'explique un peu le post-op' à l'éleveur et à son épouse. Rien de bien compliqué. Ils sont dramatiquement confiants.

C'est une belle journée, même en plein vent.

Sur mon répondeur, un message, un chat blessé. Je pense à la dame avec son chien a la griffe arrachée, quand un chasseur m'appelle : il vient de faire ouvrir un chien au parc... Je donne rendez-vous aux deux en même temps. Le premier arrivé passera le premier sur la table de chir', le second sera hospitalisé. Je rappelle pour le chien avec sa griffe, m'excuse et explique à sa propriétaire que j'ai d'autres animaux à prendre en charge en priorité. Elle l'admet très bien, me demande quelques conseils. Elle ira le lendemain chez son vétérinaire habituel (qui ne fait pas ses gardes...).

A la clinique, je patiente un peu, range quelques papiers, regarde de loin ma 2035. Je me connecte sur Twitter. #radiolondres, et le gazouillis habituel. C'est le printemps.

Le chasseur arrive le premier. Un bon gros chien de chasse qui en a vu d'autres, une belle ouverture à la cuisse. Un petit trou sur l'abdomen. Largement de quoi justifier une anesthésie générale. J'ai le temps de poser mon cathéter et brancher ma perf' quand le chat arrive. Un gros matou manifestement plus qu'à moitié sauvage, avec une vilaine blessure au cou, probablement un vieil abcès percé. Bien dégueulasse. Je discute trois minutes, propose de le castrer en profitant de l'anesthésie. La dame est d'accord - ça lui apprendra à se battre, comme elle dit - j'hospitalise, elle le reprendra le lendemain.

Il est 17h passées et j'ai deux chirurgies qui m'attendent.

J'endors rapidement le gros chien. La plaie à la cuisse ne nécessite presque pas de suture musculaire, mais un drain ne fera pas de mal. Le trou abdo, finalement, ce n'est rien. Une demi-heure de boulot, et je laisse le chien se réveiller en expliquant les traitements et consignes pour la suite.

Il est 18h lorsque je tente d'endormir le chat. Je réussis mon injection, mais en bon gros matou costaud et à moitié sauvage, il essaye de me bouffer, m'échappe et ravage ma salle de préparation, avant de se réfugier sous une armoire. Nous avons laissé exprès l'espace nécessaire à un chat pour se planquer là, pour ce genre de cas. Je tue le temps de l'induction en faisant les soins à mon gros chien hospitalisé, qui continue de défier les pronostics, et en babillant sur twitter.

Pose de cat', perf. Le téléphone sonne à nouveau. Un veau, très mal. J'indique à l'éleveur que je passerai après avoir fini ma chirurgie. Le parage de l'abcès me prends une grosse vingtaine de minutes, la castration cinq de plus. Je remets le chat en cage, vérifie que tout va bien, et je repars.

Le veau est à dix minutes de route de là. Il est 19h20 lorsque je l'examine. Douleur majeure, à en claquer. Une vilaine diarrhée hémorragique, une bonne fièvre. Coli, salmo ou coccidies ? Je pense pour les dernières, mais les fragments de fibrine et de nécrose dans la diarrhée me font douter. Le veau est mal, en tout cas. Dans le doute, je traite pour les bactéries comme pour les protozoaires, prends un échantillon, et surtout, je soulage la douleur. A 19h45, je suis de retour à la clinique, je mets la diarrhée à décanter pour une coproscopie. J'ai le résultat à 20h00. Normal. Coccidiose massive. Jamais vu autant de ces saloperies par champ (zone éclaircie, là, pas moyen de prendre la photo avant d'avoir dilué, ça ne rendait pas, mais l'idée était un peu la même que pour ces coccidies de lapin).

Eimeria bovis

Je ne rappelle pas l'éleveur, de toute façon il viendra demain pour la suite du traitement, si le veau a survécu, ce qui est loin d'être gagné.

Moi, je promène le chien hospitalisé. Un gros cœur de malamut. Nous avons un nouveau président de la république, twitter gazouille tant que je n'arrive plus à suivre, et mon chat opéré de la veille est toujours là, et pète le feu. Celui à qui je viens de parer l'abcès et couper les roubignolles se réveille gentiment.

Je laisse un message aux propriétaires du malamut, et la salle de préparation à la femme de ménage. Dans un état lamentable, j'en suis désolé pour elle, mais je n'en peux plus.

Je referme la porte. Klaxons de joie dans le lointain.

Il est 20h40 quand j'arrive chez moi. Je vais me coucher tôt. Une grosse journée m'attend demain.

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