Jambe en l'air
dimanche 22 mars 2015, 19:39 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
- Il ne se lève pas. Ce matin, quand j'ai servi la gamelle, il n'est pas sorti de la niche.
Je regarde le vieux, très vieux golden, dans le coffre du break de M. Hers. Le poil blanc a mangé le sable doré, la fonte de ses muscles masticateurs souligne cruellement ses arcades sourcilières. Darwin sent l'urine, Darwin sent le vieux chien. Je soulève ce poids plume sans encombre et l'emmène vers la clinique, ignorant les protestations de son maître qui craint que je me salisse.
Couché sur la table, sa maigreur est évidente. C'est la maigreur du vieux chien qui fond, qui sèche, qui s'étiole et s'en va. Il s'est plaint lorsque je l'ai déposé sur la table d'examen, ses postérieurs sont vraiment tombés n'importe comment. Je réarrange ses membres. Il remue la queue. Prudemment. Quête ma main, que je lui concède immédiatement. Il a mal, c'est évident.
- Depuis quelques semaines, il a terriblement maigri. Et c'était pire ces derniers jours, avec les chaleurs de la jeune ! Il était comme fou, je crois même qu'il lui a fait son affaire ! - A 15 ans, il aurait mieux fait de s'abstenir...
On voit souvent des chiens rendus complètement marteaux par le rut. Ils ne mangent plus, ne boivent plus, ils hurlent, ils trépignent et s'épuisent à répondre à un appel irrésistible. S'il a sailli, il a pu se faire mal au dos. Un faux mouvement, une hernie discale qui saute... Idiot, mais crédible.
Je force doucement Darwin à se coucher sur le côté. Il ne résiste pas. Il place bizarrement son postérieur droit. Raide et de travers. Je n'ose y croire, place mes doigts, à la recherche de l'aile de l'ilium, du grand trochanter et de la pointe de l'ischion. Alignés ! Non ? Je redresse le chien, compare avec l'autre côté. Aucun doute : le fémur est déplacé. Luxation, ou fracture du col ?
Je ne dis rien, j'annonce juste que je vais faire une radio.
Mais je sais déjà que tout cela sent bien plus mauvais que l'urine qui souille le poil terni de ses cuisses.
Alors je montre la radio à M. Hers. La tête du fémur gauche, bien ronde et bien en place dans son logement, et puis la tête du fémur droit, complètement luxée. Il m'écoute attentivement. Une hanche luxée, c'est grave, mais ça se réduit, ou, plus souvent, ça s'opère. Il y a plusieurs techniques, elles fonctionnent bien.
Quand le chien n'est pas pourri d'arthrose.
Quand le chien a encore des muscles pour supporter son poids.
Quand le chien est capable de supporter une anesthésie et une chirurgie lourde, et de s'en remettre.
Quand la douleur et la lourdeur de ces interventions peut se justifier par le confort que l'on va lui apporter.
Mais que puis-je apporter à Darwin ?
Ce con de chien s'est luxé la hanche en sautant une chienne.
- Il n'avait jamais sailli, avant !
Papy s'est démis la hanche en comptant fleurette à une jeunette. Le maître, le véto, l'assistante : nous avons tous envie de trouver ça mignon, de trouver ça romantique, de trouver ça héroïque. C'est grotesque, et c'est drôle. C'est horrible. Jamais Darwin ne pourra s'en remettre, et il a mal, il a très mal, il ne peut plus se lever, il ne pourra jamais plus se lever. C'est tellement absurde.
J'ai envie de rire, j'ai envie de pleurer.
Je pleure, je ris.
J'euthanasie.
Commentaires
Quelle histoire sidérante !
Elle prouve que les puissances d'Eros et de Thanatos ne sont pas associées uniquement dans les livres de Sigmund Freud ...
Mais il n'y avait vraiment pas moyen de réduire la luxation sans opérer ?
Fourrure :
Techniquement, si... mais ça ne tient jamais quand la luxation n'est pas réduite presque tout de suite (déjà que dans les meilleures conditions, ça ne tient presque jamais...). Sans parler de tout ce qu'il y autour (un pansement assez coercitif, interdiction de bouger beaucoup, douleur, etc...).
ouh là ! J'ai eu peur ! Avec la loi sur la fin de vie, j'ai cru que c'était une histoire dans un EHPAD.
N'empêche que, ému, j'ai souri.
J'ai tellement de peine pour ce vieux chien ... C'est si triste, qu'un défaut de surveillance ait causé son euthanasie pour une bétise comme ça.
Fourrure :
Oh ben c'était pas un défaut de surveillance. Son propriétaire a pensé qu'il avait passé l'âge...
Question idiote,
pourquoi ne pas pratiquer la castration chez les chiens et la stérilisation chez les chiennes comme cela se fait pour les chats.
Cela améliore leur qualité de vie me semble-t-il.
La réponse idiote est : ben... c'est déjà ce qu'on fait.
Après ça reste le choix des maitres, et si les maitres veulent pas malgré toutes les informations, tant pis pour eux... et (hélas) tant pis pour le chien.
"Ce con de chien s'est luxé la hanche en sautant une chienne."
Il s'appelait Darwin, on le connaîtra sous le nom de Félix Faure... Dommage qu'il ne soit pas parti comme le politicien, brutalement, juste après l'acte. Ca vous aurait épargné à tous (chien compris) bien des souffrances...
Salut Darwin.
A mon avis, on ne peut pas parler de faute ici. Vu l'âge du chien, si les muscles avaient autant fondus, il aurait pu se faire une luxation en faisant n'importe quoi. C'est juste la faute à la vieillesse.
Que dire après tout ça? Rien?
Non: en lisant, je me suis crue là, invisible, à côté de Darwin, et moi aussi j'ai pleuré, cachée dans ma fourrure. (Oui, un chat, ça pleure aussi)
Darwin, ou sont tes petits?
C'est une si belle consolation de les imaginer déjà, portant un peu de toi: un magnifique pied de nez à ton départ tragique. RIP mon presque congénère.
Compagne d'un golden depuis 16 ans, je suis forcément un poil plus émue que d'habitude, à vous lire. Il est le portrait craché de ce Darwin.Le blond fondu, tout ça. Quitte à devoir euthanasier, je serais plutôt contente qu'il faille le faire après qu'il ait trouvé la force de grimper l'épagneule du coin. M'étonnerait qu'il ait encore du gout pour ça (et comment la trouverait-il ? il ne voit plus, ni n'entend, miracle que les voitures du village ne l'aient pas envoyé au fossé). Ou bien, j'aimerais qu'il passe l'arme à gauche après un bon gros os, ou une tentative de course après lapin, enfin un truc qu'aiment faire les chiens que je connais. Mais pas après 2 semaines d'atroces souffrances, hein. Je préférerais bien sûr qu'il s'allonge au soleil, comme il le refait depuis que le temps permet, qu'il dorme une paire d'heures avec la chaleur qui lui ravigote les rhumatismes, et que le soir on se dise "tiens ? mais il est où, I***** ?" et qu'on le trouve endormi sur la terrasse dans le noir... Mais si ça se passe différemment, et ben c'est la vie, hein, les copains. Quand je lis "défaut de surveillance", j'hallucine... quelle ingérence ! ils doivent être heureux ces chiens (j'avais écrit "chiants" ! lapsus amusant) sous cloche ! laissez-les musarder bon sang...