Banale, banale souffrance

Un dimanche d'astreinte comme les autres. 11h30, fin de matinée, les choses semblent enfin se calmer. Je suis crevé, pas vraiment au radar, mais juste épuisé. Je prie pour que l'après-midi soit tranquille.

Un dernier tour de chenil, vérification des perfusions, et je décolle.

Sauf que le téléphone sonne à nouveau. Il y a un ami à la maison, et je sens que je ne vais pas pouvoir manger avec lui et ma famille.

Sourire, sourire.

- Service de garde bonjour ?
- Bonjour docteur, je vous appelle parce que Nestor est comme paralysé de derrière, il se lève pas, il se traîne sur ses pattes avant pour aller faire ses besoins.

Bon, ça, c'est l'urgence de merde. Le chien est sans doute paralysé depuis un moment, sa vie n'est pas en jeu, mais il souffre forcément à bloc. Hernie discale, crise d'arthrose ou autre chose, je n'ai pas envie de le repousser à plus tard et de penser à lui pendant tout le repas. Alors go.

- Vous me l'amenez de suite ?
- D'accord, mon fils vous l'amène de suite, merci beaucoup !
- Et v...

Il a raccroché. Pas eu le temps de lui demander qui c'était, d'où il venait, dans combien de temps il serait là. J'envoie un SMS à la maison, pour dire de ne pas m'attendre, et je finis de préparer la commande de médicaments et de fourniture hebdomadaire.

Puis je fais mes factures en retard.

Feuillette un peu mon Ettinger.

Il est 12h15. Plus d'une demi-heure que je l'attends, le coco. Tu vas voir qu'il va m'avoir posé un lapin... je lui laisse jusqu'à la demie, et puis je file.

Et évidemment, il arrive à 12h25. Lorsque je lui demande poliment pourquoi il a mis si longtemps, en l'accompagnant jusqu'à sa voiture, il m'explique qu'il avait perdu ses clefs.

Sur le siège arrière, il y a Nestor. Un berger allemand, 12 ans. Il me regarde d'un air mi-figue mi-raisin, tente vaguement de remuer la queue. Il respire la douleur, il incarne la souffrance. Des traits émaciés, des cuisses atrophiées, un sous-poil qui déborde par touffes sales, une vague odeur d'urine. Ses pattes arrières sont tendues vers l'avant, son dos est voûté, arc-bouté sur ses pattes avant. Il halète le bonjour des chiens qui ne cesseront jamais de remuer la queue, quelle que soit la saloperie qu'on leur fera subir.

Je n'ai pas envie de parler à son maître. Je veux dire : j'étais déjà en colère à cause de son retard, mais je suis assez grand pour ne pas le lui reprocher. Il avait perdu ses clefs, j'ai tendance à le croire, c'est con, c'est pas grave. Et puis ce grand dadais de 20 ans à peine, qui bafouille un peu, qui se tient comme un épi de maïs mal arrosé, avec ses lunettes et son pull trop petit, avec son AX et ses mocassins, j'ai plus envie de le serrer dans mes bras que de le cogner. Mais n'empêche : ce chien, sur cette banquette arrière, c'est toute l'histoire de la souffrance chronique résumée en quelques touffes de poils et une montagne d'amour canin. Inconditionnel.

J'ai envie de chialer.

Je ne lui adresse même pas la parole, au grand brun, et j'embarque le chien dans la clinique. pris sous le thorax, pattes arrières pendantes. Il piaule à peine et tente une léchouille maladroite. Je le repose tel quel sur ma table de consultation, le temps d'un rapide examen clinique.

Le chien est maigre mais sans plus. Son train arrière est étique, raide, ses muscles se résument à leurs tendons. Le type est gêné par le silence, tente une ou deux ouvertures. Pas envie de lui parler, mais j'ai besoin de savoir.

- Depuis combien de temps il est comme ça ?
- Deux jours.
- Et vous ne m'avez pas appelé avant ?

Je ne suis pas en colère, je ne suis pas en colère, je ne suis pas en colère.

- Ben c'est le chien de mon frère, il rentre demain, mais je me suis dit que ça pouvait pas attendre parce qu'il rampait pour aller faire ses besoins. Il n'a pas fait de crotte depuis avant hier.

Connaaaaaaard !

- OK, il a fait pipi malgré tout ?
- Oui, il allait dans l'herbe. En se traînant à moitié assis, les pattes arrières sur le côté.

Ne pas hurler. Ça ne servirait à rien, ça ne servirait pas le chien.

- Bon, on va faire une radio, je pense qu'il a un gros problème de dos. Vous êtes d'accord ?

Bien sûr que tu seras d'accord.

- Ben heuu oui, si vous pensez qu'il le faut.
- Est-ce qu'il était raide, avant ?

Bien sûr qu'il était raide, avant.

- Oui, oui.
- Depuis combien de temps ?
- Deux ans, trois ans ?
- Deux ou trois ans ?

Tu la perçois, la menace dans ma question ?

- Et à quel point ?
- Ben il avait du mal en se levant le matin...
- Les pattes arrières qui traînaient quand il marchait, du mal à monter les escaliers, à monter dans la voiture ?
- Oui, oui.
- Depuis deux ou trois ans ?
- Oh oui au moins.
- Il a reçu des médicaments ?

Réponds moi oui.

- Heu non, non.
- OK. On va faire la radio.

Je lui injecte un anti-inflammatoire et un morphinique.

- C'est pour quoi faire ?
- Pour la douleur. Il a mal.
- Ah, d'accord.

Je n'ai plus envie de hurler. Plutôt de pleurer. Je voudrais être méchant, racorni, j'ai juste envie de fondre. Que je sois clair : je parle de "grand dadais", mais c'est injuste. Ce jeune homme est loin d'être un con. C'est un type normal. Un vous, un moi. Un passant.

Je prends le chien dans mes bras, le porte jusqu'à la salle de radio. J'ai allumé la développeuse, je place ma cassette, ma grille, enfile mon tablier de plomb, mon protège-thyroïde, mes lunettes.

- Ouah, mais c'est une armure !
- Ouais, contre les rayons X. Sortez s'il-vous-plait.

C'était quoi cette blague à deux balles ? Il se fout de moi ou quoi ? Est-ce qu'il ne réalise pas que son chien va probablement mourir ? Que je vais devoir sans doute l'euthanasier ? Est-ce que j'ai l'air trop souriant, ou quoi ? Pourtant, je m'applique à faire la gueule quand je ne parle pas avec la politesse professionnelle qui évite de devoir parler autrement.

Je couche le coco sur le flanc, j'ajuste mes réglages. Il remue la queue lorsque je lui dis quelques mots gentils. Faiblement, timidement, avec autant d'enthousiasme que le lui autorise sa douleur. Je le caresse doucement dans le silence. Il n'ose pas tourner la tête, et me regarde en coin, avec cet air d'amour contrarié du chien qui voudrait me sauter dans les bras, mais qui, tout simplement, ne peut pas.

Je rappelle son maître. Pour lui tenir compagnie pendant que je passe dans la salle de développement, histoire que le chien ne se cogne pas une acrobatie supplémentaire pour descendre de la table.

Lorsque je reviens dans la salle de radio, en attendant le développement, on n'entend plus que le ronron de la développeuse et les miaulements d'une minette que j'ai opérée dans la nuit. Personne ne dit un mot, et mon dadais se dandine, gêné. Il n'aime pas le silence.

- Ahahaha ça doit être le pire supplice du monde de travailler toute une journée de garde avec des minettes en chaleur qui hurlent après le mâle.
- Je l'ai opérée cette nuit. Enlevé l'utérus, les ovaires, 3 chatons en voie de décomposition. Elle n'est pas en chaleur, elle est seule, elle est perdue, elle a mal.

Ça devrait le faire taire.

Non ?

- Ahaha mais les minettes en chaleur, quand même, quel supplice, hihi.

Cette foutue radio est enfin développée, elle va m'éviter de devoir lui répondre. Je jette un œil à travers la lampe rouge. C'est bien ce que je pensais. Je vais commencer par lui montrer une radio normale (et si vous voulez savoir comment on lit une radio avant de regarder celles que je lie ci-dessous, vous pouvez aller sur ce billet).

- Alors... Ça, c'est le dos d'un chien normal. Ici une vertèbre, là, le bassin, les côtes, le ventre. On voit bien les bords arrondis des vertèbres, les processus, tout va bien. Et puis ça, c'est Nestor.

Nestor, qui remue la queue en entendant son nom. Comme il peut.

- Nestor n'a plus de dos. Depuis deux ou trois ans, il développe une arthrose délirante. Les becs de perroquets se sont soudés, le sacrum s'est attaché aux lombes, les lombes aux thoraciques, il n'a plus aucune mobilité vertébrale, juste un manche de pioche en guise de colonne. Il souffre depuis deux ou trois ans, et il encaisse la douleur en silence. Et il y a deux jours, il a fait une hernie discale grave. Il en avait sans doute déjà des petites, mais celle là a provoqué une compression tellement importante de sa moelle épinière que l'influx nerveux ne passe plus et qu'il reste assis. Il est paralysé. Soit à cause de la douleur, soit à cause de la compression nerveuse, soit à cause des deux. Mais je suis presque sûr que c'est la compression.

J'ai parlé vite. fermement. Clairement. Je l'ai regardé dans les yeux, ses yeux qui se sont embués de larmes, ces larmes énormes qui ont roulé sur ses joues. Il s'est mis à renifler, s'est décomposé. Ce gosse, ce grand gamin que j'ai envie de massacrer à coup de becs de perroquets, que j'ai envie de consoler et de serrer dans mes bras. Il se mouche bruyamment, renifle, hoquète.

- Mais il fauauuuuut faire quoahahahaha ?
- C'est le chien de votre frère ?
- Oui...
- Je vous propose de le garder ici, jusqu'à ce soir. On va laisser agir la morphine et les anti-inflammatoires. Si ce soir il est debout, c'est que c'était la douleur. On essaiera de gérer. Sinon, il ne faut pas rêver. Il n'y a pas de solution chirurgicale, et ce n'est pas une vie pour lui. Il faudra l'euthanasier.

Dix minutes plus tard, Nestor est dans sa cage. Il est 14h00, j'ai faim, j'avais des étincelles qui me dansaient devant les yeux lorsque je lui expliquais la radio. J'attends qu'il décolle du parking avant de partir. Pas envie de le recroiser. Alors, en attendant, je laisse tomber la commande, les factures et mon Ettinger, et je caresse Nestor. Sa grosse tête de brave berger allemand posée dans le creux de ma main, savourant mes doigts entre ses poils, appréciant mes chuchotements.

Lorsque je sors de la clinique, le gamin est toujours là, assis sur le siège de sa voiture, les jambes dehors, la tête entre les genoux. Je m'arrête pour vérifier que tout va bien.

- Je suis en panne, j'ai plus de batterie, j'ai pas de téléphone portable, j'habite à vingt bornes.

Sans déconner...

Il n'a plus de batterie. Je prends les câbles (on a de tout dans cette clinique), fous ma voiture tête à tête avec la sienne, le fais démarrer. Je le regarde partir, histoire d'être bien sûr qu'il ne se plante pas dans un platane.

Je le déteste, je l'aime. Je suis sûr d'avoir été aussi con que lui, à une époque. Son chien mourra ce soir. J'espère au moins que son maître aura un peu vieilli.

Il n'y a pas eu de miracle.

Lorsque je suis repassé à 19h00, Nestor m'attendait dans sa cage. Assis. Je l'ai sorti, j'ai tenté de l'aider sur quelques pas. Peine perdue, neuro pourrie, hernie discale avec compression importante, c'est sûr. J'ai remis Nestor dans sa cage, il battait frénétiquement de la queue. Avec l'enthousiasme de celui qui n'a plus mal, de celui qui découvre que l'univers peut être différent.

J'ai téléphoné chez son maître. Expliqué. Son frère et son père m'ont confirmé qu'ils souhaitaient une euthanasie.

Alors je suis retourné dans le chenil, où la queue de Nestor battait toujours le rythme d'un hymne à la joie inconditionnelle. Je l'ai caressé, je lui ai posé un cathéter, en lui parlant, lui chuchotant ces stupidités sans queue ni tête qui le remplissent de délices. Toute la connerie et l'amour d'un chien. Je lui ai sorti une boîte de pâté pour chat, du genre tellement bonne que même les anorexiques se jettent dessus. Il l'a dévorée avec une joie furieuse, et alors que son museau s'enfonçait dans la boîte de conserve, alors que j'injectais, il s'est effondré.

Il s'est endormi.

En remuant la queue, de plus en plus faiblement, les babines dégoulinantes de mousse de viande.

Je lui ai parlé, mais il ne m'entendait plus. Plus de souffrance. Plus de joie. Plus de douleur. Plus d'enthousiasme. Plus d'amour.

Je l'ai euthanasié, et j'ai écouté son cœur s'arrêter, jusqu'au dernier échos de la fibrillation.

Puis je l'ai mis dans un grand sac blanc.

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