Une chose. Un nuisible. Du bétail. Un compagnon. Une personne. Comment la perception de l'animal change dans la France rurale.

Titre original : From the « thing », the « pest » or the livestock to the pet or « the animal as a person » : how the perception of the animal changes in rural France

Cette conférence a initialement été écrite pour le congrès vétérinaire de Leon au Mexique, en septembre 2017, où j'ai été invité pour deux conférences suite à la traduction de mon livre en espagnol. Le président du congrès, le Dr Cesar Morales, a voulu proposer des conférences plus « sciences humaines » qu'habituellement. 17000 personnes, 27 conférences simultanément pendant 4 jours… et pour moi deux conférences en anglais, devant des hispanophones.%%%
Cette conférence a été pensée pour un public de vétérinaires qui connaissent aussi bien notre métier en France que je connais le leur au Mexique (spoiler : pas du tout). Mon objectif est de décrire et de donner quelques pistes de réflexion, à approfondir dans la seconde conférence, consacrée au conflit entre questions éthiques et économiques dans notre métier.

Je suis vétérinaire en zone rurale, à 1h de route d’une grande ville, dans une zone agricole pauvre en voie de désertification au niveau élevage et culture, certaines terres retournant même à l'état de friches. Mes confères et consœurs et moi avons une activité généraliste choisie et assumée : nous aimons passer du temps avec nos patients, creuser les cas et réfléchir, mais nous savons nous arrêter et nous reposer sur des confrères plus spécialisés lorsque le problème dépasse nos compétences.

Notre clientèle se définit géographiquement, pas socialement ou financièrement… Elle reflète donc la diversité des populations locales.
Je parle de mon point de vue. Je ne prétends pas représenter les vétérinaires français, dont la diversité de modes d’exercices est extrême. J’écris depuis plus de dix ans au sujet de mon métier : une réflexion sur mon travail, sur l’animal et l’homme. Un témoignage aussi d’un monde qui disparaît et se transforme.

Ma question est : comment se positionner dans une société dans laquelle le statut de l’animal évolue très vite, et dans laquelle la perception de cette évolution varie énormément, sans que nous ayons a priori les clefs pour savoir qui pense quoi ? Je me méfie des a priori, des préjugés sur la façon dont vont réagir les gens. Plus le temps passe, plus je constate que les étiquettes et les tiroirs, les catégories dans lesquelles on classe les gens pour les comprendre gênent au moins autant qu'elles aident. Méfions-nous des typologies trop faciles !

Je veux donc évoquer l'évolution de la perception de l'animal dans ma France rurale, de la perception de leur statut, de mon point de vue de vétérinaire à pratique dite « mixte ». Je ne parlerai que très superficiellement du statut légal de l'animal.
Nous sommes des témoins de la relation entre l'animal et notre société. Pas réellement des acteurs, mais nous nous adaptons à ces changements.

Les Colucci

C'était il y a treize ans. Les Colucci possédaient une ferme très traditionnelle. Ils élevaient des veaux sous la mère : dès la naissance, et jusqu'à l'âge de six mois environ, les veaux sont séparés de leur mère et rassemblés dans des parcs (traditionnellement, on leur mettait même un « museau » en plastique sur le nez) pour les empêcher de manger autre chose que le lait de leur mère. Matin et soir, les éleveurs les amenaient à leur mère, voire à une « tante » pour la finition si la mère venait à manquer de lait, les alimentant donc exclusivement avec du lait bu au pis. L'objectif est également de les carencer en fer pour obtenir la viande la plus blanche possible, traditionnellement la plus appréciée en boucherie. C'est une pratique qui disparaît aujourd'hui : trop de travail, trop de contraintes, pas assez de valorisation, et d'indiscutables questions de bien-être animal…
Les Colucci possédaient une trentaine de vaches. C'était trois personnes plutôt âgées, avec lesquels j'entretenais une relation professionnelle plutôt agréable, avec une discussion pertinente et justifiée sur chaque décision de soin, avec un équilibre assez agréable entre critères économiques (dominants) et choix de soigner l’animal (on ne laisse pas tout tomber même si les chances de succès sont modérées). Bien sûr, il y avait les heurts habituels pour un jeune vétérinaire qui débarque et qui ne fait pas tout exactement comme ses employeurs. Les Colucci étaient… des clients dans la norme, qui respectent leurs animaux mais ne font pas de sensiblerie. Qui s’en tenaient à leurs habitudes de travail : on ne change pas ce qui a toujours fonctionné, quoi qu’en pensent les faiseurs de normes… Ils ont toujours travaillé de la même façon, jusqu'à la fin.
Ce jour là – c'était il y a déjà huit ans - ils m'avaient appelé assez tôt, pour un vêlage. J'ai déjà parlé ici de cette histoire.. Vingt minutes plus tard, j'étais dans la cour de leur ferme, souriant, une plaisanterie sur le bout des lèvres. Je m'attendais à un vêlage technique et agréable, comme souvent chez eux. Et puis, je vis leurs visages. Ceux des gens rassemblés autour d'une tombe. Je les suivis, posant quelques questions techniques : quel était l'âge de la mère, ce qu'ils avaient senti en la fouillant. Je ne souriais plus. En pénétrant dans la vieille étable, en passant de la lumière du matin à l'ombre du bâtiment, je compris, je me rappelais : il ne restait plus dans l'étable qu'une vache, et deux génisses. La dernière vache. Il y avait un homme, qui semblait gêné d'être là, habillé d'une blouse noire. Le marchand de bestiaux venu emporter la dernière vache, mais elle avait démarré son vêlage juste avant d'embarquer dans le camion.
J'allais donc être le vétérinaire du dernier veau de la dernière vache, j'étais là, à ce moment là, pour voir cette vieille dame, habituellement amère et rude comme le sont ces anciens, pleurer comme une petite fille. Pour voir son mari avec le visage de celui qui enterre un voisin. Je fis mon travail, et je partis en imaginant ne plus jamais les revoir, ou alors par hasard, au marché du village peut-être. Mais j'avais été le témoin de la fin d'une époque, de la fin d'une carrière, de la fin d'une ferme qui n'aurait pas de repreneur, des larmes d'une vieille dame que vous n'imagineriez jamais pleurer. Qui s'attend à voir pleurer des gens qui ont tant donné et souffert dans leur ferme isolée ?

Vêlage

Les mois passèrent. Et petit à petit, je revis les Colucci, et leurs chats. Ils étaient, et ils sont toujours, le genre d'anciens qui d'habitude voient plutôt les chats au mieux comme des nuisibles utiles pour débarrasser la grange de ses rats et de ses souris. Des bestioles sur lesquelles on râle en escaladant les boules de foin pour dénicher et noyer des portées entières quand elles prolifèrent. Au pire, qui les voient comme des nuisibles juste bons pour s'exercer au tir en attendant l'ouverture de la chasse.

Ils m'amenaient leur chatte isabelle – Minette – pour une infection virale chronique de la bouche, une saleté qui vire à la dysimmunité et met en feu la gencive puis le reste de la bouche. Ils vinrent plusieurs fois pour elle. Nous discutions la prise en charge, les possibilités pour Minette. Nous avions démarré avec des injections de cortisone que j'imaginais poursuivre jusqu'à ce qu'elles ne suffisent plus à calmer l'inflammation et le dysfonctionnement immunitaire. Nous avions déjà évoqué l'euthanasie.
Et puis… ils choisirent la chirurgie. L'extraction totale de toutes les dents, seul moyen de stopper la réaction immunitaire aberrante, entretenue à la jonction entre la dent et la gencive. Pour une minette déjà âgée, déjà atteinte de tumeurs mammaires, certes peu développées mais de mauvais pronostic. Ils choisirent une chirurgie que je n'avais mentionnée que par réflexe, par acquit de conscience. J’avais naturellement proposé les injections de cortisone, j’avais commencé par choisir à leur place, en mentionnant, sans y croire, par réflexe, la possibilité plus pérenne de l’extraction dentaire.

Et monsieur Colucci eut cette phrase : « avant, on ne pouvait pas demander au vétérinaire de soigner le chat, on ne pouvait pas l’embêter avec ça. Il n’aurait pas compris, et ça ne se faisait pas. Et maintenant, nous en avons le droit. Je peux même vous amener une poule pour vous demander ce qu’elle a. Vous ne rirez pas. »

Je ne rirais pas.
Je n’aurais jamais imaginé que les Colucci me demanderaient d’extraire toutes les dents de leur chatte pour gérer sa calicivirose chronique. Qu’ils seraient prêts à s’investir à ce point, à venir plusieurs fois, à discuter la prise en charge médicale, puis à payer l’intervention.
C’est important, ça, d’autant plus avec ceux qui nous font confiance : on aurait tendance à décider à leur place. Parce que l’alternative est trop chère, trop compliquée, trop impressionnante, parce qu'elle exige trop d’investissement… mais nous n'avons pas à définir le « trop » !

Qui sont mes clients ?

Mes clients sont des retraités comme ces agriculteurs, dans une zone de la France où l’élevage disparaît car les terres sont trop pauvres et ne peuvent rivaliser avec les riches pâturages des plus grandes régions d’élevage. Les rares agriculteurs qui tiennent encore le coup, il n’y en a pas beaucoup de moins de quarante ans. En réalité, je ne suis plus un vrai vétérinaire rural.
Ma clientèle est... géographique : viennent me voir les habitants des 15 km environnants. Du coup elle est également très variée dans ses moyens et ses attentes. Y compris dans sa façon de penser sa relation à l’animal. Il y a… Les gens du cru. Leur famille est installée ici depuis des générations. Ils se sentent « chez eux ».
Des néo-ruraux, qui viennent habiter ici mais travaillent à Toulouse. Ou qui ont simplement décidé de quitter les villes…
Certains de ces « néo-ruraux » le sont par défaut, et se retrouvent prisonniers ici parce que la vie y est peu chère. Ils ont fuit les barres de HLM des grandes villes et de leurs banlieues. Mais le chômage est élevé, peu parviennent à trouver un emploi. Autant dire que l'étiquette « cas social » ne les aide pas à s'intégrer.
Il faut aussi évoquer les anglais, actifs ou retraités, qui ont certainement une influence majeure sur ce sujet du statut de l'animal : ils sont arrivés ici très « en avance » sur ces questions. Ils n'ont aucune inhibition à donner un statut important à l’animal, et s’ils ont été moqués, ils ne le sont plus aujourd’hui. Ils jouent encore facilement les trouble-fête, comme les néo-ruraux, dans de toutes petites communes où ils ne tolèrent pas la population de chats errants qui meurent du sida du chat ou de la leucose, où ils se mêlent des affaires du voisin et de ses chiens trop maigres... et demandent au maire de prendre ses responsabilités.
Il y a la population qui gravite autour d’un mode de consommation plus respectueux de l’environnement : alimentation bio, maisons en bois, énergies renouvelables…
Ceci sans parler de tous les gens qui ne rentrent dans aucune case, ou dans plusieurs, toutes ces catégories s’influençant les une les autres, par l’exemple et parfois le conflit, suivant les évolutions plus générales de la population française.

Clocher mur dans la brume

Évolution juridique

Je l'ai déjà dit, le statut légal de l'animal en France n'est pas le sujet de cette conférence, mais je veux quand même l'aborder rapidement.
Depuis la fin des années 90, l’animal, qui était du point de vue du droit un simple objet, est devenu un objet doté de sensibilité : d’un point de vue patrimonial, on peut toujours le vendre ou en disposer comme d’un objet, sauf qu’étant reconnu doté de sensibilité, les actes de cruauté sont punis de prison (jusqu'à 2 ans) et d’amendes (jusqu'à 30000 euros). Les associations de défenseurs des animaux espéraient que les choses aillent plus loin, et les dernières réformes (celles des années 2010) sont plus des effets d’annonce que de réelles modifications… mais le droit suit les évolutions de la société, et nous, vétérinaires, constatons au quotidien ces évolutions. Le droit suivra. Il n’ira jamais aussi loin que ce qu’espèrent les plus extrémistes des protecteurs des animaux, mais les avancées viendront.

Mais en pratique, en 2017, où en est-on autour de moi, et qu’en penser ?

La France compte 67 millions d’habitants. 11,4 millions de chats. 7,4 millions de chiens. 8 millions de bovins adultes, 1 million de chevaux (chiffres approximatifs de divers recensement de ces dernières années).

Le chien

Finalement, c’est l’animal dont le statut a le moins évolué au cours des dernières décennies. Il a toujours eu un statut bâtard entre animal de compagnie et animal de travail. Même les plus rustres des chasseurs ont un chouchou, souvent protégé par madame, qui a le droit de rentrer et de dormir près de la cheminée. Mais au-delà de ces caricatures, et même si on ne soignait pas trop les chiens il y a seulement 50 ans – on n’embêtait pas le vétérinaire pour ça, mais on en profitait quand il passait par la ferme – la perception du chien a peu bougé. Sa position est la plus stable, sans doute depuis des siècles…
Bien sûr, les actes de cruauté sont maintenant réprimés (en théorie, mais en tout cas, ils ne passent plus au niveau social), on trouve bien plus normal de lui consacrer de l’argent pour des soins vétérinaires, un merchandising délirant s’est développé, on a fait des lois pour les chiens « dangereux »… mais rien n’a changé, fondamentalement, dans la façon de considérer ce compagnon de jeux, de chasse ou de travail. Il y a toujours des chiens de chasse, de berger, de garde, de défense, des truffiers, de beauté… On peut toujours se gargariser d’un pedigree long comme un bras.

Ceci dit j’ai encore eu un éleveur (de bovins) d’environ 50 ans qui m’a sorti, lorsque je perfusais un veau : « ben là au moins vous êtes utile, vous avez mieux à faire que de soigner des clébards ».
Il a eu du mal à avaler ma réponse : « si mes collègues et moi n’avions pas des chiens et des chats à soigner, vous n’auriez plus de vétérinaire dans notre canton pour vos bovins. Il ne reste pas assez de vaches ici pour faire vivre un vétérinaire. » Dans pas mal de coin, c’est encore l’activité rurale qui sponsorise la canine. Chez moi, c’est clairement l’inverse. D’un point de vue rentabilité uniquement, je ferais mieux de cesser mon activité rurale (d'un point de vue « social », cela n'aurait aucun sens, sans parler du plaisir que je prends à me lever à deux heures du matin pour sortir un veau du ventre de sa mère et/ou y remettre son utérus qui a décidé de sortir juste après ledit veau).

Le chat

Le cas du chat est nettement différent. Il était clairement considéré comme une vermine vaguement utile, on noyait les chatons par portées entières, les tirer au fusil ne faisait pas lever un sourcil plus haut que l’autre. C’était même un jeu, pour les plus jeunes mais aussi pour leurs aînés. Pour certains de mes clients les plus âgés, tirer un chat vaguement ennuyeux ne paraît absolument pas choquant. : cela arrive encore aujourd’hui…
Je me suis retrouvé dans un conflit de voisinage où le conflit culturel (plus que générationnel) était flagrant : un vieux bonhomme avait tiré sur un chat. Ce dernier avait survécu un temps avant de finir par décéder malgré nos soins. C’était un chat trouvé, sans aucune valeur intrinsèque, et le vieux bonhomme, menuisier à la retraite, n’a jamais compris pourquoi son voisin – professeur de lycée retraité, à peine plus jeune – lui en voulait à ce point, et, même, pourquoi il était venu m’embêter avec son chat blessé. Le professeur retraité, lui, n’a jamais compris pourquoi et comment son voisin avait tué un chat d’un coup de fusil sans en éprouver le moindre remord. Et moi, je soigne les animaux de l’un comme de l’autre, même si j’ai plus de chances de voir le premier que le second.
En France, depuis quelques années, le chat est l’animal de compagnie n°1. Il était encore un nuisible il y a 50 ans.
Pourtant, dans ma zone rurale en voie d’urbanisation, le chat de race reste minoritaire. On trouve totalement anormal de payer pour avoir un chaton, même une somme symbolique. Pour un chien, c’est entré dans les mœurs, qu’on achète un vrai chien de race, un chien de chasse sans aucun papier mais d’une lignée reconnue localement, ou un pseudo chien de race, voire un bâtard ou un corniaud (le chien de race se définit par son pedigree, son inscription au Livre des Origines Français, pas juste par les papiers de ses parents ou son apparence).
Les chats errants ne choquent guère même s’il y a une vraie volonté, locale au moins, de contrôler leur population, alors que les chiens errants sont très rares. Dans les environs de ma clinique, on trouve deux refuges canins. Aucun pour les chats. Ce sont des particuliers qui s'impliquent, parfois avec l'aide d'associations, bien plus que les collectivités locales.
Récemment, notre clinique a passé une convention avec la mairie, pour gérer les chiens trouvés sur la voie publique par des particuliers ou des employés communaux. Lorsque j'ai demandé ce qu'on prévoyait pour les chats, l'adjoint au maire m'a regardé d'un air étonné. « Quoi, les chats ? »
Pourtant, dans nos salles de consultation, on chouchoute les propriétaires de chats, qui sont depuis vingt ans l’objet de toutes les attentions. On ne peut plus, décemment, les confondre avec les propriétaires de chiens. A l’école, on nous rappelait que le chats ne sont pas de petits chiens. Est-ce encore nécessaire aujourd’hui ? C’est devenu une évidence. Le chien, lui, ressemble plus à un fond de commerce, une affaire qui roule.
Il y a, de fait, beaucoup de contradictions autour du chat. Tout le monde semble pourtant trouver cette situation normale, alors qu’elle me semble aussi cohérente que le comportement d'un chat devant une porte.

Princesse

Le cheval

Le cas du cheval est moins intuitif. Aujourd’hui, dans ma région, avoir un cheval est trop facile. Acheter un cheval est à la portée de tout le monde. On en donne presque sur ebay. Il est presque plus compliqué de trouver un âne que de « sauver un cheval de la boucherie ». Parce qu’il s’agit souvent de ça: sauver un cheval d’un sort atroce, lui qui a consacré sa vie à transporter des enfants dans un centre équestre, ou simplement à brouter dans un pré. Bon nombre d’entre eux stagnaient surtout chez un type qui a bien compris l’avantage qu’il y avait à préciser que le cheval allait bientôt partir à la boucherie, alors qu’en réalité, personne n’en donnerait rien, parce qu’il ne vaut rien… sauf si on trouve quelqu’un à émouvoir. C’est un business qui ne s’use pas.
En conséquence, je retrouve des chevaux solitaires dans les prés libérés par la disparition des plus petites exploitations agricoles. Ici tout le monde a un hectare de jardin. Ça ne coûte rien. Ça ne suffira pas à nourrir le cheval, mais ça, les bonnes âmes le découvriront après. Acheter un cheval est à la portée de chacun, mais lui donner des conditions de vie décente… C’est pour moi le cas de maltraitance par ignorance le plus fréquent, la méconnaissance crasse des conditions de vie des équidés : un cheval, seul, sans aucune stimulation, dans un pré d’un hectare complètement surpaturé, avec du foin qui tombe par a coups, des pieds non gérés…

Je vous rassure : il y a aussi de nombreux propriétaires de chevaux qui savent s’en occuper, et qui se contentent de les garder autour de la maison, sans les monter ou presque. A me lire, j'imagine que quelqu'un qui ne connaît rien à la situation des animaux dans notre pays va se dire que les Français chassent les chats, maltraitent quotidiennement les chevaux, et autre horreurs. Je choisis des exemples choquants pour souligner les évolutions et les contradictions. On va voir une corrida et dans le même temps on veut plus de contrôles dans les abattoirs. On ne dépensera pas un euro pour acheter un chat mais on en dépensera des centaines pour le garder le plus heureux possible dans un appartement dont il ne sortira jamais. On louera son comportement de prédateur, son allure de lynx, et on le nourrira de croquettes sans le laisser errer dans les bois et les champs… On va demander la régulation des populations de chevreuils et de sangliers qui ravagent les cultures et les jardins et dans le même temps se moquer des chasseurs, voire les mépriser. Il faut réintroduire le loup mais il faut le tuer.

Le cheval devient un animal de compagnie, pour le meilleur et pour le pire.
Dans le même temps, il reste un animal de sports et de loisirs. Cela n’a guère changé en 50 ans.
Il reste aussi un marqueur social, mais c'est de moins en moins vrai. Faire de l'équitation ou posséder un cheval est moins prestigieux que cela ne l'était il y a encore vingt ans. Le cheval se débarrasse peu à peu de ses oripeaux snobinards.

C’est le statut du cheval de boucherie qui est le plus compliqué : la France n’a jamais été une grande consommatrice de viande de cheval, et dans une société où l’on consomme de moins en moins de viande, et où le cheval devient un animal de compagnie… l’hippophagie devient une maladie honteuse. Depuis peu de temps, après une période de transition, le destin final des chevaux est réglé dès leur naissance : ils pourront, ou ne pourront pas, aller à la boucherie. Avant, rien ne l’empêchait réellement.
Une petite filière de production de viande équine subsiste cependant, avec les paradoxes habituels de la production de viande en France : nous faisons naître de jeunes chevaux lourds qui sont exportés, tandis que nous importons de la carcasse de viande de chevaux de réforme de pays de l’est de l’Europe… Et la dernière ligne de défense des promoteurs de l’hippophagie est celle de la préservation des races lourdes.
Ceci étant, toutes ces très importantes évolutions ne soulèvent aucune question autour de moi. C'est comme les incohérences apparentes du statut du chat. Bien sûr, le cheval concerne directement bien moins de monde que les chiens ou les chats… et qui reprocherait à quelqu’un de sauver un cheval de la boucherie, ou de « prendre soin », bien ou mal, d’un animal qui a forcément la sympathie sinon l’admiration de tout le monde ?

Les bovins

La France, après la seconde guerre mondiale, a reconstruit son agriculture autour de multiples petites exploitations dans lesquelles le propriétaire d’une dizaine de vaches était un homme riche. Certains de mes clients, qui ont encore des vaches aujourd'hui, se souviennent de cette époque. Avec la mécanisation et la concurrence, de très nombreuses exploitations ont disparu, tandis que les survivantes, qui avalaient leurs voisines, grossissaient, jusqu’à des troupeaux de 60 à 100 mères environ, allant du zero grazing à l’extensif. Des savoir-faire ont petit à petit disparu, comme celui du veau sous la mère de la famille Colucci dont je vous parlais tout à l’heure, parce qu’on n’accepte plus aujourd’hui qu’un veau soit volontairement carencé en fer grâce à un panier posé sur sa bouche. La tendance la plus récente est à la conversion bio, à la réduction de taille des troupeaux, à l’extensification, à un rapprochement avec l’animal. L’éleveur qui n’envoyait plus ses vaches à l’abattoir fait les gros titres des journaux. Les associations veganes mettent violemment en cause le fonctionnement des abattoirs à coups de vidéos choc qui ont un impact médiatique très important. On revient en arrière, finalement, dans la conception de l’élevage, privilégiant à nouveau les circuits courts et une baisse de consommation de produits issus des animaux. Le doyen d’une famille d’éleveur de mon village le disait : « nous avons commencé par vendre des champions, des bêtes de reproduction, puis mon fils a produit des bêtes pour l’abattoir, maintenant mon petit-fils se lance dans la vente de viande en caissette directement au consommateur. C’est un retour en arrière, une négation des progrès que nous avons accomplis. » On préfère aujourd'hui connaître la personne qui élève l'animal que juger réellement de la qualité du produit fini. Et on revient, en ce qui me concerne, vers une médecine de l’individu et non plus du troupeau. Ce qui, personnellement, me convient très bien !

On a cependant trop tendance à considérer l'éleveur comme un homme sans cœur et surtout sans considération pour ses animaux. Oui, il les élève pour l'abattoir. Une cliente d'une bonne soixantaine d'années, une enfant du pays, m'a très récemment dit les mots suivants :
« J'ai demandé à mon père comment il faisait pour faire tuer les animaux qu'il faisait venir au biberon, ces veaux, ces agneaux, ces porcelets à qui il consacrait beaucoup de temps et d'attention. Il était tendre, mon père, vous pouvez le croire ? » Me demanda-t-elle en voyant ma moue incrédule - je connais un peu le bonhomme.
« Il était tendre. Il élevait ses animaux. Il les élevait. Il ne les faisait pas pousser comme on fait pousser du maïs. Et pourtant il les envoyait à l'abattoir, voire il les égorgeait lui-même. Je lui ai demandé comment il faisait quand j'ai tué mes premières poules et mes premiers dindons. Il m'a dit : ma fille, si tu élèves un animal pour nourrir quelqu'un, tu devras assumer le fait qu'il sera tué, ça aura un sens. »

Nous pouvons, aujourd'hui, nous permettre – nous avons ce luxe ! - d'être végétariens, voire végétaliens. Ce n'était pas le cas, alors. Cela n'empêchait déjà pas les éleveurs de se poser des questions, et de le faire encore aujourd'hui. Il est légitime, et c'est le sens de l'évolution de notre société aujourd'hui, d'exiger que si un animal doit mourir pour nous nourrir, il soit élevé et abattu dans les meilleures conditions possibles. Après ce qui peut être considérer comme une dégradation des conditions de vie des animaux de production, l'industrialisation de l'agriculture, nous retournons vers une agriculture plus respectueuse des animaux. Il reste beaucoup de progrès à faire, mais je ne suis pas inquiet…

Les poules

Les poules, c’est mon cas préféré. Depuis 5 ans environ, on nous amène des poules en consultation. Pas des poules de basse-cour mourantes où le but est d’en autopsier une pour donner le diagnostic pour le reste de la volaille, mais des poules de compagnie, qui produisent des œufs et servent de poubelle, qu’on garde bien après qu’elle aient cessé de pondre. Des oiseaux pour lesquels on installe des poulaillers solaires, on bricole des enclos, des parcs… ce qui est apparu à certain (et apparaît toujours) comme une mode de bobo en manque de ruralité est à mon avis quelque chose de bien plus profond, de bien plus ancien, et en ce qui me concerne, de très rassurant concernant la nature humaine. Tiens, encore quelques mots d’un vieux du coin :

« Quand j’étais gamin, on avait les poules dans la cuisine. J’avais un poussin. Je lui avais appris, comme ça « tac », à frapper du bec sur la table pour demander un bout de pain.
« Tac » : une miette.
« Tac tac » : un bout de pain.
« Tac Tac Tac » : du grain.
Je l’appelais Tac-Tac. Et puis un jour il a disparu.
Ma mère m’a dit qu’on l’avait mangé la veille.
Je lui en ai toujours voulu. Mais c’était comme ça. Aujourd’hui je pourrais garder un Tac-Tac. C’est ce que font plein de gens. Mais ce n’est plus pareil. Je n’ai plus envie. »

Je crois que la plupart de ces nouveaux propriétaires de poules ne se font aucune illusion : ils savent bien qu’elles ne sont rien d’autre que des poules. Ni des chats ni des chiens. Mais ils les voient simplement autrement que comme des productrices d’œufs stupides qu’on abat sans y penser quand elles ont terminé leur cycle de ponte. Ils prennent éventuellement le temps de les caresser, de s’occuper d’elles. Ou pas plus que ceux qui les ont précédé… mais ils les respectent d’une façon qu’on n’imaginait pas il y a une vingtaine d’années. Une poule, c’est toujours aussi con, mais c’est un animal, comme un chien ou un chat. Ça, c’est réellement nouveau. Et je suis convaincu que ce n’est pas une mode comme peuvent l’être les races de chien. Juste le prolongement d’une évolution continue vers une plus grande considération de l’animal en tant qu’être vivant sensible. Moi ça me plaît, en fait : j’aime l’idée d’être à un carrefour, où l’on m’amène encore ces oiseaux de basse-cour pour un diagnostic d’effectif et une réflexion presque purement économique, et où on m’amène aussi une poule comme s’il s’agissait d’un chien. C’est un travail complètement différent, pour lequel je ne suis pas formé, pour lequel il n’existe pas encore vraiment de formation. Où je réapprend à examiner un animal, moi qui suis à l’aise sans difficulté avec les mammifères mais ne connais presque rien aux oiseaux. Et les gens viennent parfois de loin pour me voir pour ça, alors que je ne suis objectivement pas bon. Mais je m’applique, je prends du temps, je me documente, je réfère quand je ne peux pas. Je ne ris pas. Je ne ris pas comme les vétérinaires d’autrefois riaient du type qui lui demandait de soigner le chien de la cour de ferme. J’ai fait véto pour soigner des animaux.

Coq

La position du vétérinaire

Le vétérinaire est un témoin (beaucoup) et un acteur (un tout petit peu) : nous ne sommes pas des moteurs concernant le statut de l’animal, mais des référents naturels vers qui se tournent nos clients, qu’ils soient des particuliers ou des professionnels.
Comment nous positionner dans une société dans laquelle le statut de l’animal, légal mais tout simplement social, évolue extrêmement vite ? Il n’y a pas besoin de remonter bien loin : le contraste entre les plus anciens des vétérinaires encore en activité et les plus jeunes aujourd’hui est flagrant, ne serait-ce qu’en considérant des exemples évidents : statut du chien, du chat, questionnements spécistes, végétarisme, bien-être animal… des questions qui ne se posaient pas formellement il y a 50 ans mais qui sont cardinales aujourd’hui.
Nous devons avoir conscience de ces évolutions de statut (facile) mais aussi de la perception de ces évolutions par nos clients, ce qui est nettement moins évident : il n’y a pas de clef facile pour savoir ce qu’une personne pense des animaux, des siens, des autres. Notamment parce que le plus souvent, les gens ne se posent pas la question, et se reposent sur des clichés : les chasseurs sont des brutes sanguinaires qui maltraitent leurs chiens et prennent plaisir à tuer, les éleveurs exploitent leurs bêtes, les hipsters caressent leurs poules de compagnie qu’ils nourrissent au maïs bio, etc.
Il faut se méfier de ces a priori : une « catégorie » sociale ou professionnelle, une classe d’âge ne permet de préjuger de rien. Mettre des étiquettes inappropriées aux clients et dérouler sa prise en charge en fonction est une erreur courante chez les vétérinaires débutants, à anticiper, en tant qu’employeur, pour ne pas avoir de clash dans sa clientèle !

A mon sens les vétérinaires ont deux possibilités de réaction :

  • être imperméable à la façon dont la personne en face de soi perçoit son animal
    • ne pas y attacher d'importance et le montrer
    • ne ps y attacher d'importance et le cacher (ce qui est une façon d'y accorder malgré tout une certaine attention)
  • y attacher de l’importance
    • être à l’écoute et sensible au positionnement des gens, quitte à mettre le sien en retrait
    • imposer son propre positionnement en en ayant conscience (« je suis le pro »)

Ma position personnelle est la troisième : je soigne mieux si je comprends ce que mes clients pensent de leurs animaux, parce que je sais tout simplement mieux ce qu’ils attendent de moi. Me concentrer sur ces questions place les questions financières un peu en retrait, parce qu’elles découlent du coup de la façon dont les propriétaires considèrent leurs animaux, ce qui est moins culpabilisant et plus constructif que d’attaquer bille en tête sur un plafond financier dont on ne sait jamais trop comment il est calculé.
Il est plus facile, en comprenant comment fonctionnent les gens par rapport à leur animal, de proposer de la bonne façon les possibilités diagnostiques puis thérapeutiques, que de demander très tôt dans la consultation, combien ils sont prêts à mettre financièrement. De plus, cette dernière question ne préjuge en rien de l’investissement en temps et en administration et suivi des traitements que les gens sont prêts à consentir.
Par contre, me mettre à l’écoute et être sensible au positionnement des gens ne m’interdit pas de bloquer une demande absurde, non éthique, ou de proposer des choses a priori en dehors du cadre qui semble être celui des clients. Et il y a des points sur lesquels je perd toute souplesse et ne transige pas (avec l'exemple évident des euthanasies de convenance).

Il y a une convergence progressive de l’animal de production vers l’animal de compagnie, que nous accompagnons sans réellement l’influencer. Notre métier s’est toujours transformé, nous nous adaptons. Et nous pouvons clairement sortir notre épingle du jeu en sentant ces évolutions, en les accompagnant plutôt qu’en les subissant, parce qu’après tout, nous sommes devenus vétérinaires praticiens pour soigner des animaux.

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