Le dernier veau
samedi 2 mai 2009, 17:01 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Une sonnerie.8h35, je suis de garde mais la clinique ouvre à 9h00. Probablement encore un client qui veut un rendez-vous. Je ne prends même plus la peine de répondre : si c'est urgent, il laissera un message. Sinon, il rappellera.
Et ça n'a pas manqué, le bidibidip du message. Combien vous pariez que c'est le bruit d'un téléphone qui raccroche ?
"Oh. Il dit qu'il est en intervention, qu'est-ce que je fais ?"
Elle a le téléphone loin de la bouche, je l'imagine le bras ballant. J'entends une autre voix derrière elle. Je la vois très bien dans l'entrée de sa maison, je l'ai déjà reconnue.
"Oh. Merde. Et bien, laisse un message ?"
J'allais le dire.
"Oui bonjour, c'est Mme Colucci, c'est pour un vêlage, ce sont des jumeaux et ils viennent à l'envers, c'est urgent."
Je suis déjà dans ma voiture. Sur la route, le téléphone sonne à nouveau, même numéro. Je lui confirme que j'ai bien eu le message, et que j'arrive. Moins de dix minutes entre appel et présence sur site.
La lourde porte coulissante de l'étable s'ouvre alors que je gare mon utilitaire, en décrochant ma ceinture du même geste. Je suis déjà en train de farfouiller dans le coffre lorsque M. et Mme Colucci s'avancent vers moi, avec cette allure pesante que l'on attribue aux sénateurs. Lorsque je sors la tête du coffre pour dire bonjour, j'ai déjà enfilé ma chasuble de vêlage, les gants et de fouille et je tiens ma "boîte à naissances" à la main.
Mon "bonjour" plein d'entrain crée un contraste étonnant avec leurs mines d'enterrement. Au fil des questions, je m'avance vers l'étable en apprenant qu'il s'agit d'une vieille-vache-mais-pas-trop, d'un grand gabarit, et qu'il lui semble que ce sont des jumeaux, parce qu'il y a une tête et des pattes arrières. Il n'oublie pas de préciser dix fois qu'il n'est pas certain, bien entendu, de ce ton qui annonce qu'il n'a pas de doutes sur la question.
Je m'avance jusqu'à la porte...
J'avais oublié.
Une vache me regarde, la queue comiquement levée sur une contraction. Un sacré grand gabarit, oui. Elle a l'air d'aller très bien. Mais ce sont les deux génisses qui attendent de l'autre côté du grand bâtiment qui me ramènent à une douloureuse réalité. Cela fait un mois que le troupeau de M et Mme Colucci a été dispersé... Elles ne sont plus que trois. Je dis distraitement bonjour à une troisième personne, un inconnu que j'imagine être un voisin avant que l'on m'explique qu'il est venu chercher la vache.
J'ai la gorge un peu serrée, loin de cette jovialité qui accompagne les vêlages dont on devine qu'ils se passeront bien, ces vêlages où priment l'expérience et l'observation, faits de manœuvres obstétricales et d'efforts physiques, sans césarienne, sans danger pour la vache, et probablement sans danger pour le veau. Un drame familial a précipité la retraite de ce couple d'anciens qui appartiennent autant à la région que ses collines, ses moujetades ou ses sangliers - aussi mal embouchés que leurs chasseurs.
Elle avec sa masse imposante, son tablier bleu rayé de blanc et ses improbables couettes, lui, frêle, en blouse bleue, toujours éclipsé par la présence de son épouse. Des éleveurs de veaux sous la mère dont les produits étaient reconnaissables sur n'importe quel marché, sans confusion possible. Immuables, invariables, comme les Pyrénées.
Il n'y a pas de jumeaux. Le veau est sur le dos, les pattes en l'air, et ce sont bien des antérieurs. Ils sont placés de telle manière que M. Colucci et l'acheteur de la vache ont confondu les coudes et les jarrets. Un classique. Le passage est large, le col est déjà dilaté, il n'y a qu'une petite torsion qui sera vite résolue... Le veau est vivant.
C'est un vêlage comme je les aime, fait de tractions à la main, en harmonie avec les efforts de la mère, sans palan ni vêleuse, dont on ressort les narines pleines du parfum du liquide amniotique, les oreilles assourdies par les mugissements de la vache qui réclame son veau, les yeux emplis de l'image du nouveau né qui secoue la tête d'un air indigné en se recevant son premier seau d'eau glacée à la figure.
Avec l'odeur de la paille et du fumier, l'air frais du matin sur mes bras dénudés. Les mains lavées dans l'eau glacée, avec un bout de savon de Marseille et un essuie immaculé.
Un de ces vêlage que l'on a envie de partager avec ses amis et sa familles, avec ses lecteurs, parce qu'ils sont tout ce que j'aime dans ce métier.
Un de ces vêlages parfaits, mais auquel il manquerait le brouhaha caractéristique des vaches curieuses, l'indifférence des vieilles rombières, les coups de langue adroits des veaux qui tentent de saisir ma blouse à travers les barreaux de leur boxe.
Un vêlage parfait, s'il n'y avait les larmes de Mme Colucci, incongrues et saisissantes, une fontaine à la mesure de sa masse et de ses couettes. Mme Colucci qui se frotte les yeux en s'excusant d'une voix de chagrin de petite fille.
Son mari la regarde avec le visage réservé aux funérailles des amis.
L'acheteur est piteux, discret.
Et moi, le vétérinaire. Je suis sans doute là pour la dernière fois, acteur et témoin privilégié de ce petit morceau d'histoire humaine, le cœur serré, à me demander quand viendra mon tour.
Moi, qui ai envie de m'asseoir dans la paille et de serrer ce veau contre moi. J'imagine Mme Colucci, une fois seule, accomplir ce geste d'adieu et d'amour.
Il n'y en aura qu'un à ne pas penser aux jours anciens.
A secouer la tête, en tentant, déjà, de se relever avec vigueur et maladresse, avec ces gestes instinctifs d'une fulgurance déséquilibrée, ses grands yeux noirs de chevreuil et son poil collé.
Sa mère le lèche avec passion.
Le dernier veau.
Commentaires
oh... il s'agit des personnes dont vous aviez déjà parlé ?
Que ce doit être triste un moment comme celui-la... Le début d'une vie, et la fin d'une autre... une naissance et la mort d'un élevage...
magnifique texte, merci !
Fourrure :
Non, je n'avais jamais parlé de ces personnes-là. Mais il y a tant d'élevages qui ferment leurs portes ces dernières années...
Merci d'avoir partagé ce moment avec nous...
Les temps anciens s'inclinent et laissent la place à l'arrivée des nou-veaux :-)
Fourrure :
Sauf que ce veau là ne sera suivi d'aucun autre, et ne laisse donc la place à... personne. Quelques poules et un couple de paons qui vont sans doute investir les lieux.
bouh que c'est triste...
C'est émouvant, tellement bien traduit! On est dans la ferme avec vous, on vit vos émotions...
Et même si j'en ai une boule au ventre...j'adore vos histoires et j'en redemande!!
De l'émotion. De la vraie. Comme le dit Charlie, on vit l'histoire avec toi. C'est impressionnant. La boule dans la gorge.
Bravo de nous faire partager tout cela. Mais quelle tristesse tous ces élevages qui disparaissent les uns après les autres. Triste monde.
merci pour ce beau texte... si triste.
cela nous ramène à ce qui se passe partout autour de chez nous.
des couples qui se retrouvent tout seul dans un 2 pièces, loin de leur vie, de leurs espaces.
ils survivaient avec leurs fermes, leurs cheptels, juste de quoi tourner, et encore.
maintenant ils regardent le temps passer, vivant de leurs souvenirs.
Leur retraite ridicule à chaque fin de mois leur permet d'acheter du lait provenant des grosses industries qui les ont fait tomber.
Très émouvant!!! j'avais aussi envie de serrer ce petit veau dans mes bras!!! merci pour l'émotion.
Une fois de plus, très parlant votre récit....
Et parfois de petits parallèles avec le blog de paysanheureux !!!!
L'un complète l'autre pour comprendre notre drôle de monde et son évolution....
Ému ! Sans voix... Combien vont vivre ce chemin de croix ? Merci de penser à tous ces oubliés au fond des campagnes ! Il nous faut serrer les coudes, nous devons nous en sortir, ensemble !!!!
Je viens juste de découvrir votre blog et je suis bouleversée.
C'est sir rare de trouver à la fois tant d'humanité et tant de respect pour les animaux!
Bonjour
mais dans qu elle région etes vous ?
me feriez vous reconcilier avec les véto
nous les avons appelé à 10 h du matin
"elle" est arrivée à 17 h bien trop tard le veau était vivant mais coincé car trop gros il a fallu le découper à l intérieur de la mère si le véto était venu assez rapidement la vache n aurait pas souffert autant et le veau ne serait pas mort
à savoir qu ils tournent à 3 dans le cabinet
nous sommes à 40 kms du cabinet ,je n en dirai pas plus peut etre etes vous l exeption qui confirme la règle
Fourrure :
Eeet non, je suis anonyme et le resterait, je ne vous dirai donc pas dans quelle région je suis. Je suis désolé que les choses ne se passent pas bien avec vos vétérinaires, mais je vous confirme que, fort heureusement, je ne suis pas du tout une exception...
alors je suis heureuse d ' apprendre qu il y a des "véto" qui aiment leurs métiers et les animaux pas de bol pour nous étant vraiment dans un bled perdu et donc pas rentable nous en payons le prix
continuez que votre passion dure les animaux ont besoin de gens comme vous ,je précise que mes 6 vaches c est pour le plaisir et que nous sommes chef d entreprise dans un autre département
je comprends bien certaines choses
la compta ,les charges bref une société ou il faut faire malheureusement de l argent mais tout cela au détriment de certains....
je vais continuer à vous lire ,surtout pour mieux connaitre votre métier vos explications sont passionnantes
ça doit être impressionnant à voir la naissance d'un veau!
oui c est impressionnant ,quand tout va bien c est super beau ,mais quand il y a un soucis alors c est du stress pour tout le monde
celui qui est né aveugle je trouvai bizarre dès sa naissance qu il tienne son cou carrément retourné en l air vers ses reins les yeux faisaient peur à voir un collègue paysan est venu il est parti desuite pour lui le veau était en train de mourir c est dire la position de la tete du veau etait inquiètante ,je comprends mieux maintenant
il tete toujours la tete en l air relevé vers les reins il se porte bien mais se cogne partout mais bon il poursuit son petit bonhome de chemin
Colère colère encore
je viens de télephoner au véto pour les vaccins et ça recommence a je ne sais si le véto pourra venir chez vous .............
c est à 40kms de la clinique ,"menez vos betes " je reve 5 bovins
non nous sommes dans une socièté de consommation ou il est préférable d opérer le toutou de mémére ou les chiens éventréS par les sangliers je sais je vois nos amis chasseurs emmener leurs chiens .......
là je suis dégouter à fond
j ai d ailleurs prévenu le GDS de tels comportements et on se plaind qu il n y a plus de paysan et de troupeaux mais quand on voit cela
dites moi cher véto sympa ?comment réagiriez vous à ma place....
j ai des bovins et je ne peux pas comptez sur mon "véto"?
merci de me répondre vous qui me faites impression d aimer votre métier mais alors qu enseignent t on à maison alfort pour que nous nous tombions sur une clinique à fric .................
comme vs le voyez suis à cran
Fourrure :
40 km ! C'est énorme ! Et vous n'avez aucun véto plus proche ? Pour ma part, j'ai quelques clients qui ont une partie de leur cheptel très loin de ma clinique, mais en général je m'arrange avec le véto le plus proche du site, qui fait les vaccins pour moi (et vice versa).
Pour ce qui est du financier... oui, effectivement, il vaut mieux faire de la canine que de la "petite" rurale. La preuve avec tous ces cabinets isolés qui ne cessent de fermer. Faillite... D'ailleurs, s'il n'y avait les chiens et les chats, il n'y aurait plus de vétérinaire dans la commune ou je travaille, et le plus proche vétérinaire serait, pour certains clients, à une trentaine de kilomètres.
D'un point de vue financier, aller vacciner 5 bêtes à 40 km, si l'on ne facture pas le déplacement, est un non-sens économique. Cela ne va pas vous rassurer, et cela me désole sincèrement, mais il y en a pour plus cher de kilomètres que de vaccination ! C'est aussi pour cela que l'option de vétérinaires subventionnés par les collectivités locales fait son chemin dans les régions les plus dépeuplées, afin de maintenir un tissu de vétos ruraux. Bien au-delà de la vaccination. C'est ce qui se fait dans certaines régions du monde, le nord de la Suède par exemple. Je comprends et partage votre amertume... c'est pour cela que je "m'arrange" avec d'autres vétos dans des situations semblables à la vôtre.
Mais aujourd'hui, les cabinets ruraux, dans des zones peu denses, ne permettent plus à un vétérinaire de vivre. D'où les regroupements en association, et l'allongement des distances...
Ah et dans les écoles vétérinaires (il n'y a pas que Maison-Alfort !), on n'enseigne pas assez de notions d'économie et de gestion de clientèle, ce qui explique d'ailleurs l'état catastrophique d'un certain nombre de cabinets...
A vous lire, je me souviens de la déchirure de mon grand père le jour où il a dut se séparer de ses 3 vaches. 3 vaches, rien de faramineux, mais avec son potager, c'etait toute sa vie. Lorsque le maquignon les a fait monter dans son camion, je l'ai vu pleurer, pour la première, et dernière, fois.
Lui reste son potager, et il se laissera mourir lorsqu'il ne pourra plus plonger ses mains dans la terre...