Chirurgie de guerre
jeudi 17 novembre 2016, 14:35 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
J'ai aidé Christophe à monter son chien sur la table. Rocker : un genre de grand machin un peu maigre, content de me voir si l'on en juge par les battements réguliers de sa queue. Il respire un peu fort, son cœur bat un peu trop vite, un peu trop fort. Ses muqueuses sont d'un joli rose. Son maître maintient son T-shirt maculé de sang sur l'abdomen de Rocker. Je ne sais pas encore ce qu'il y a dessous, mais ne changeons rien : c'est dimanche, il est treize heures, il y a du sang partout dans ma clinique. Les chasseurs et leurs chiens sont lâchés, les sangliers sont au taquet. Et celui-ci, selon son maître, a le ventre perforé. Je pose mon cathéter, vite, très vite. Branche la perfusion, et injecte l'anesthésique. Un quart de dose. Le grand anglo vacille. Puis s'affaisse. Il n'aura pas eu besoin de grand-chose, comme souvent avec ces animaux fatigués. Je vérifie le cœur, et la respiration. Tout va bien. Un pas d'âne, pour maintenir la gueule ouverte, un laryngoscope, je visualise l'entrée de sa trachée et insère ma sonde trachéale. Il tousse, une fois. Pas de quoi repousser l'anesthésie.
Je bascule le chien sur le côté, sur la table de notre salle de préparation chirurgicale. Pour ces chirurgies sales, j'évite d'emmener les chiens au bloc, pour ne pas le salir. Il n'y a aucun objectif de stérilité quand le sanglier a défoncé le chien à coup de défenses, qui a ensuite continué, la plupart du temps, à courir dans la boues, les ronces et les ruisseaux. Il faut plus qu'une éventration pour arrêter un chien qui veut chasser !
La plaie est très petite. Il y a pas mal de sang, je ne sais pas trop pourquoi. Sur le côté de la dernière côte, elle est bouchée par un amas de mésentère – ce filet auxquels sont suspendus les intestins, très fin et très lâche (la crépine, en boucherie, qui fait de si jolie décorations sur les pâtés). Ça m'arrange : il bouche le trou et empêche que des choses plus fragiles soient exposées, ou que des saletés rentrent dans l'abdomen. Il va quand même falloir que je coupe tout ça, car ce bout de mésentère est très sale. Mieux vaut l'enlever que le remettre dans le ventre. Je suis tout seul, le chasseur attendant courageusement derrière la porte. Avec mes manipulations, un coup chirurgicales, un coup « pratiques », comme retourner le chien, lui attacher les pattes, régler le débit de la perfusion ou chercher une boîte de chirurgie, j'ai déjà changé trois fois de paire de gants. Je ne cherche pas être stérile, mais… restons propre. Je prends mes ciseaux, et je coupe la peau. Le chasseur, qui était rentré entre-temps, ressort précipitamment en entendant le son des lames qui coupent les chairs. La paroi musculaire, maintenant, en partant dans l'axe du corps. Intuitivement, à cet endroit, je me dis que c'est ainsi que ça tirera le moins sur les sutures à venir. J'ai une vue plongeante dans l'abdomen.
- Heu, ça vous dérange si je sors prendre l'air ?
Christophe est vert. Il s'enfuit.
Je coupe un peu plus. J'explore. Il y a deux côtes cassées. Non, trois. Coupées. Les flottantes, et une complète. Il risque d'y avoir… j'explore avec le doigt, inspecte, caresse, décolle… oui, un bruit d'aspiration ! Le diaphragme a été coupé au ras de son attache à la cavité abdominale, et l'air s'engouffre dans la cavité pleurale, cet espace censément vide et virtuel qui sépare les poumons de la paroi costale. Je saisis une grosse pince et attrape tout ensemble, pour limiter la fuite que je viens d'aggraver. Je jette mes gants, allume la lumière du bloc, oriente la table de chirurgie principale et y transporte Rocker, sa poche de perfusion entre les dents. Là, éclairage au maximum, concentrateur d'oxygène, machine d'anesthésie gazeuse : on vient de changer d'échelle. J'augmente le débit de la perfusion, et une fois tout mon matos transvasé, reprends mon exploration des dégâts. J'espère que Christophe va vite revenir, car je vais avoir besoin de lui. Oui, il y a une coupure sur cinq centimètre du diaphragme et des muscles de la paroi abdominale ou thoracique (on est à la limite), avec des bouts de côtes au milieu. Et ce couillon de chien qui remuait la queue !
Je crie un coup, Christophe vient voir. Il me découvre dans le bloc, avec tout l'attirail d'anesthésie gazeuse branché sur son chien, le bruit du concentrateur d'oxygène en fond sonore. Oui, c'est beaucoup plus grave qu'il n'y paraissait, oui, le chien peut y rester, oui, j'ai besoin de lui, oui, il peut regarder de l'autre côté. D'une pression sur son bras – encore une paire de gants foutue – je lui montre quelle force il devra appliquer sur le ballon du circuit d'anesthésie. Assez pour gonfler les poumons, mais sans les faire exploser, s'il-te-plaît. C'est son premier pneumothorax.
Quand nous inspirons, nos côtes se soulèvent, et nos poumons se gonflent parce que nos côtes se soulèvent, mais pas parce que nos poumons sont attachés à nos côtes : ils ne le sont pas. Entre les côtes et les poumons, il n'y a rien, juste deux membranes : la plèvre thoracique, qui tapisse la diaphragme, les côtes et les muscles intercostaux, et la plèvre pulmonaire, qui tapisse les poumons. Entre les deux, rien. Du vide. C'est parce qu'il y a du vide que ces deux plèvres restent collées sans être attachées l'une à l'autre, permettant le mouvement harmonieux de la respiration. S'il y a quelque chose entre les plèvres, le poumon ne se gonfle plus lorsqu'on inspire, il s'effondre – ce qu'on appelle un collapsus pulmonaire. J'explique tout ça au jeune chasseur en plaçant mes points pour refermer l'ouverture de la cavité thoracique. Vite, très vite. Et au moment de serrer le dernier nœud, je le fais appuyer sur la ballon du circuit d'anesthésie, ce qui fait gonfler les poumons, qui reprennent leur place tandis que j'appuie sur le thorax de rocker pour chasser un maximum d'air, avant de serrer mon dernier nœud. Ça a duré vingt secondes. Nous lâchons tout. Et observons. Rocker ne respire pas. Toujours pas. Je vois les battements de son cœur. Respire. Respire !
Il inspire, et expire ! Parfait ! Je jette mes gants, et pars chercher de quoi améliorer le vide pleural. J'insère une aiguille entre deux côtes, branchée à un tuyau et une seringue. J'aspire. Il n'y a presque pas d'air, nous avons parfaitement réussi le rétablissement du vide.
- Heu… je peux ressortir ?
Oui, oui, ce sera toujours mieux que s'évanouir ! Il y du sang partout. Nous avons piétiné dedans, il a coulé sur la table, j'ai plusieurs fois raté la poubelle avec mes compresses imbibées ou mes gants souillés. Le chien est littéralement ouvert en deux, avec vue sur son estomac et son mésentère.
Pourquoi saigne-t-il autant ? Pourquoi ses organes baignent-ils dans le sang ? Je n'ai vu aucune veine, aucune artériole pisser plus que de raison ? Je soulève, j'explore, je sors. Un organe après l'autre, les lobes du foie, le diaphragme, les intestins, la rate. La rate. Et l'estomac. Ce con de cochon a sectionné la moitié des vaisseaux qui relient la rate à l'estomac, au ras de l'estomac ! Ils ne saignent plus vraiment, mais maintenant, je comprends. Alors je ligature, je résèque, je nettoie, j'évalue et je referme. La rate vivra. Le chien aussi. Normalement.
J'explore une nouvelle fois la cavité abdominale. J'ai branché l'aspirateur chirurgical (et encore une paire de gants…), je tout vidé, tout nettoyé, rincé (une paire de gants). Ça saignote, de partout et nulle part. Je laisse tomber. Il est temps de refermer. La paroi musculaire, d'abord, ma coupure, puis celle du sanglier. Je pose un drain. La peau, ensuite, après plusieurs sutures filées, sous-cutanées. J'ai stoppé l'anesthésie gazeuse, mais maintenu l'oxygène. Recontrôlé l'analgésie. Les antibiotiques. Je prépare une cage, avec des bouillottes. Rocker est à 35,8. Ça reste admissible. Maintenant, il va se réveiller. Et je vais le surveiller, par la porte de la salle de préparation qui donne sur le chenil, en commençant à suturer un autre chien, bien moins gravement atteint...
Commentaires
Merci merci Fourrure, j'ai bien fait de continuer à lorgner jour après jour au cas où un billet réapparaitrait! Bonne convalescence à Rocker!
Je viens de découvrir votre blog que j'ai littéralement dévoré. Et quelle joie de trouver un nouvel article cet après-midi ! Impression fugace que le père Noël est passé plus tôt !
Je me joins à tous les commentaires passés pour vous remercier de consacrer votre temps libre à nous faire partager votre quotidien : textes riches, fluides toujours émouvants et instructifs.
Un grand merci!
Ah en effet...
Ravie de votre retour, merci pour votre écriture si palpitante et instructive à la fois.
Je tremble encore pour Rocker...
Ravie de vous relire.... désolée pour Rocker, je souhaite qu'il s'en remette.
Ca me rappellle l'accident de mon chien : accident avec une moto, il a été éventré par le cale-pieds.
Mon mari et moi avons transformé notre twingo en ambulance, et j'ai remis et maintenu les intestins (enfin je crois que c'était ça) avec ma main afin qu'ils ne tombent pas .... il s'en est sorti. Rocker en fera de même.
Merci pour ce billet.
Ce récit m'a littéralement tenue en haleine... Rocker a eu bien de la chance de tomber sur vous. Mais que de sang froid nécessaire! (sans mauvais jeu de mot), à la manière du pauvre maître, je n'en aurai pas mener large!
Titre Bien Vu.
Ah, je n'aime pas trop la chasse hein. La chevrotine dans le sanglier, niveau plaie à soigner, c'est moche aussi. Mais les défenses de sanglier, ben justement, ce sont de sacrés armes de défenses. Quand les humains chassaient les sanglier à l'épieu, ils avaient aussi le risque, eux-même, de se faire éventrer. Pas propre.
Votre titre -Chirurgie de Guerre- m'a rappelé un autre épisode. Celui de ces médecins civils qui ont découvert au Bataclan les dégâts que ça fait, une arme de guerre. Les balles à haute vélocité, qui une fois entrée tournent comme des toupies et font des Gros Trous.
Je suis peut-être obtus, mais je comprend mal les malaises de votre jeune chasseur. Son activité c'est de faire des gros trous dans du sanglier. Il ne s'est jamais imaginé que les mêmes trous pouvaient arriver à son chien? Ou à un de ses potes?
Je fais parfois de la pêche au gros bestiau. Violent. Ca saigne, ça se bat pour survivre, pour échapper à la mort. Si je devais avoir un "gros trou", comme celui que je fais à mes bestioles, ou si cela arrivait à des amis, j'accepterais et je ferais ce qu'il y a à faire. J'ai déjà du accepter.
Comment peut-on être chasseur sans pour autant accepter la mort? De celle de la proie, comme la sienne, comme celle de ses proches? Je ne comprends pas.
Fourrure :
Oh, c'est assez simple. Je connais une vétérinaire endurcie qui est tombée dans les pommes le jour où elle a pris du sang sur sa propre chienne pour une transfusion. Pas une petite nature, pourtant, et elle savait que c'était à la fois anodin pour la chienne, et vital pour le receveur. On ne réagit pas pareil quand c'est de son propre animal qu'il s'agit.
Moi aussi, comme dans le premier commentaire, je lorgnais de temps en temps. Vos articles sont toujours passionnants. Quand j'étais petite, je rêvais de faire véto, c'est un très beau métier, mais jamais je n'aurais pu, trop d'émotion, trop de stress. En plus je déteste la chasse, je comprends bien que les chiens aiment chasser, mais combien de fois peuvent-ils se faire éventrer/recoudre avant d'arrêter !! Bravo à vous !
Bjr Fourrure!!
Trop ravie de vous relire à nouveau...C'était long sans vous!
Quel suspens!!! Ecriture toujours aussi cinématographique, j'étais avec vous dans le cabinet et j'avoue que, au moment de l'attente de reprise de respiration, la mienne était vraiment suspendue!! Pourvu qu'il n'y ait pas de complications!
Enfin, si seulement Christophe pouvait arrêter de chasser, ça me ferait bien plaisir!
Bonjour,
Voici ce que nous avons vécu hier soir, j'ai donc fait un article en hommage aux vétérinaires de garde (vu de l'autre côté).
https://leblogdeblanche.wordpress.c...
Merci.
Fourrure :
Il est très chouette ce billet. Merci. Et Mandarin, comment va-t-il ?
Merci d'avoir recommencé votre blog !
De tout cœur avec vous !
J'ai été très touchée par cet article et j'avais tellement envie d'être là pour aider et t'éviter/ vous éviter de changer autant de fois tes/ vos gants :-)
Merci vraiment....
Mon amour pour les animaux me fait détester les gens qui pratiquent la chasse...... C'et ainsi....
@Fourrure
J'ai assisté à la mort de proches. Je les ai vu partir. J'ai même songé à les aider tant leur souffrance était atroce. Cela a probablement changé ma vision sur le monde, sur la mort. Je vous prie de m'excuser. Mes propos sont incompréhensibles du grand public.
Une petite faute de frappe dans le texte : "la plèvre thoracique, qui tapisse LA diaphragme, les côtes et les muscles intercostaux,".
Youpi marque un point.
Ceux qui tuent dépersonnalisent leur victime, quelle qu'elle soit. Ils en font un objet, un objet qui bouge lorsqu'il est vivant et qui reste immobile une fois mort, mais un objet seulement.
Mandarin va aussi bien que possible après son opération, il boitouille un peu mais montait sur les chaises 10 jours après l'opération. C'est un "warrior" ;-) et les vétos sont des champions.
Son seul souci c'est qu'il ne peut sortir dehors !
ça faisait quelques temps que je n'étais pas passé, le blog ne bougeait plus. Et ce soir, je clique sur le favori et j'ai un cadeau de noël avec un peu d'avance. Toujours aussi bien de vous lire, merci beaucoup.
Je souhaite un joli Noel à Fourrure qui a certainement permis à certaines personnes de vivre encore cette fin d"année avec leur animal..
et ça n'a pas de prix, ce cadeau là.