Jour quinze. Motif : boit beaucoup.

Jour quinze.

Motif : Boit beaucoup

- Vous comprenez, mon voisin dit qu'il est diabétique. Alors du coup, il s'en est débarrassé : il me l'a donné ! De toute façon, ça change rien : c'est moi qui la nourrit, cette pauvre bête. Quand on était fâchés, avec le voisin, je lui balançais même les croquettes en cachette par-dessus le grillage. Notez, j'ai peut-être abusé. Il est grassouillet, non ?

Grassouillet ? Oui, c'est un euphémisme. Ce n'est pas une barrique, mais 28kg pour un poids idéal que j'estime à 22kg… très grassouillet.

- Il boit dix litres d'eau par jour ! J'ai mesuré avec le seau !

M. Beuve ponctue chacune de ses phrases d'un grand geste de la main, de haut, en bas. Dix litres ! Pim ! J'ai mesuré ! Pam ! C'est la première fois que je vois ces deux oiseaux. Ils habitent dans le même village qu'un véto retraité que je connais bien, qui n'avait manifestement pas envie de prendre parti dans leurs querelles de voisinage. Donc le diabète, il n'a rien voulu savoir. Je crois que c'est pour cela que M. Beuve tient autant à me convaincre.

- Diabétique !

De haut, en bas.

J'ai marmonné quelques mots et tenté de discuter un peu, mais M. Beuve ne m'écoute pas. Je chausse mon stéthoscope et me réfugie dans le silence concentré du praticien. M. Beuve agite encore un peu le bras, puis se tait. L'examen clinique ne révèle rien de particulier. « Le chien » - il n'a pas de nom – est un croisé de bergers divers et variés. Il a une dizaine d'années, il est plutôt en bon état, je ne relève qu'un discrète dermite allergique aux piqûres de puces et un testicule vaguement plus petit et plus mou que l'autre. Pas de quoi crier à la tumeur secrétant des hormones à tire-larigot.

M. Beuve est silencieux. J'en profite.

- Quand il boit, il vide toutes les gamelles, tout le temps, comme s'il ne pouvait pas faire autrement ?
- Non, il y revient 10 fois, 20 fois dans la journée. Mais il en laisse. M. Beuve secoue la tête.
- Et l'appétit, augmenté, diminué ?
- Oh ben normal, je dirais. Il mange, mais pas comme un glouton.

J'attrape le lecteur de glycémie, pique à l'oreille, fait sourdre une goutte de sang et vérifie. 0,95 gramme par litre.

- Il n'est pas diabétique.

Mon annonce assied M. Beuve. Littéralement.

- Mais… avec tout ce qu'il boit ?
- C'est une cause fréquente. La plus fréquente. Mais pas la seule.
- Je… je vais devoir le rendre ? Y m'l'a donné parce qu'il était malade, vous voyez. Parce qu'il avait du diabète.
- Ben il est toujours malade, jusqu'à preuve du contraire. Dix litres par jour, ce n'est pas rien.

Je suis désolé pour M. Beuve. Il m'irritait, il me peine, désormais. Le chien ne le lâche pas d'une semelle, tremblant de trouille mais rassuré par son nouveau (?) maître.

- Mais si c'est pas le diabète, docteur, c'est quoi ?

Pour ce corniaud de dix ans ? Une pré-insuffisance rénale, mais cela me semble trop. Trop d'eau. Un syndrome de Cushing, trop de cortisol produit par la glande surrénale ? Ou un diabète insipide[1], un dérèglement du fonctionnement d'une hormone régulant la production d'urine ? Ou juste un trouble du comportement ?
Le fait de mentionner les reins a fini de déprimer M. Beuve. Il voit très bien où aboutit une insuffisance rénale. Je remets le chien sur la table et prélève des urines. Un long tuyau dans l'urètre, une seringue, j'aspire. Le chien n'a même pas remarqué le sondage. Je lui lève la tête, tonds son cou, Perrine vient m'aider. Une prise de sang, un tube vert, un tube violet. Le chien ne bouge pas plus que pour le sondage urinaire. Je le repose au sol, il retourne se réfugier entre les jambes de M. Beuve. J'espère pouvoir les aider, ces deux là.

Tandis que l'analyseur réfléchit au taux de créatinine de l'échantillon que je viens de prélever, j'analyse les urines. Jaunes, très pâles, limpides. Quelques gouttes sur une bandelette, quelques autres dans le réfractomètre. Densité 1,006. Quasiment de la flotte. Dix litres, oui, peut-être. Je verse de l'acide nitrique au fond d'un tube en verre, et fait couler un millilitre d'urine dessus. Oui, une bonne réaction de Heller. Pas un disque blanc bien franc, mais un voile nuageux sur toute la hauteur de mes urines. Il y a des protéines. Beaucoup ? L'analyseur me le dira, en mesurant le rapport protéines sur créatinine urinaires. Le taux de créatinine sanguin, lui est normal. Quelques minutes plus tard, j'ai mon RPCU. 3,97. C'est trop, mais pas explosé. Une tubulopathie ?

- M. Beuve ?

M. Beuve se lève, tandis que je passe ma tête par la porte de la salle de consultation.

- Il n'est pas insuffisant rénal. Mais il y a d'importantes anomalies dans ses urines. Et pour l'instant, je ne sais pas exactement pourquoi.

M. Beuve hoche la tête. Me demande des précisions. Je lui dessine un glomérule, une hanse de Henlé, un tubule, un bassinet. Je lui explique d'où peuvent venir les protéines, lui précise d'où je pense qu'elles viennent, en insistant plusieurs fois : je n'ai pas de certitude, je n'ai pas de traitement magique, cela peut être grave. Et j'ai une question :

- Quels sont vos moyens financiers ? Parce qu'on peut lancer plein de choses, tout de suite. Là, on a fait l'indispensable dans l'immédiat. On sait qu'il n'est pas diabétique, qu'il n'est pas insuffisant rénal, on sait qu'il a des protéines dans les urines. On peut commencer par faire un traitement pour éliminer certaines causes, et vérifier dans une semaine. Ou alors je lance des analyses plus poussées, mais il faut que j'envoie ça à un laboratoire, que je vous envoie chez l'échographiste, que… bon on pourrait même faire des biopsies, des prélèvements de rein, mais ce ne serait sans doute pas très utile.

M. Beuve baisse les yeux.

- Comprenez-moi bien : le chien est malade. Ce n'est pas un diabète, et, bonne nouvelle, ce n'est pas une « crise d'urée ». Il a besoin de vous. Il a besoin de soins. Mais il n'y a pas d'urgence. On peut très bien commencer par ce traitement, voir son effet, et décider ensuite de ce que nous ferons. Ce n'est pas « mal le soigner ».

M. Beuve relève les yeux.

- Je vous propose qu'on lui donner des antibiotiques, pendant une semaine pour commencer. S'il a une infection urinaire – je pense à une leptospirose subclinique, malgré l'absence de glycosurie – il y aura beaucoup moins de protéines dans une semaine, et on pourra espérer le guérir, même s'il restera sans doute des séquelles. Si cela ne change rien, il sera toujours temps d'aller chercher plus loin.

J'aimerais vraiment faire cette électrophorèse des protéines urinaires. Mais on va attendre un peu. De toute façon, cela fait six mois qu'il boit trop.

- Vous savez docteur, moi, ce chien, je veux le soigner !

Pim !

Note

[1] Pour les p'tits curieux au fond : le diabète sucré et le diabète insipide ont été définis par le symptôme majeur (diabète signifie « passer à travers » en grec, ou un truc approchant, avec l'eau qui sort comme elle entre) et par le goût des urines, sucrées ou non. Contrairement à la légende, les médecins, pas plus dévoués à l'époque qu'aujourd'hui, ne goûtaient pas les urines de leurs patients. Ils regardaient si les mouches s'intéressaient aux urines. La galerie des glaces devait être un endroit merveilleux.

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