jeudi 29 septembre 2022

Rascal

Premier jour

Dire que je suis dépité serait bien en dessous de la réalité.
J’ai réussi à stabiliser le chiot : retrouvé dans un fossé par sa maîtresse, il est arrivée ici choqué, en détresse respiratoire, mais encore assez conscient pour hurler si on lui touchait le coude. Il a des plaies un peu partout, plus impressionnantes que dangereuses, un genou gonflé, et puis, et puis ?
J’ai posé ma voie veineuse, envoyé les analgésiques, dégainé ma sonde échographique, cherché l’hémorragie abdominale, l’hémorragique thoracique, vite, vite. Pas d’épanchement. Alors je l’ai couché sur la table, et radiographié : des hémorragies diffuses un peu partout dans les poumons. Je décide qu’il n’en mourra pas. J’avais placé son coude pour pouvoir jeter un œil dessus. C’est certainement cassé, mais la radio n’est pas adéquate pour juger de la gravité de la lésion. Ce n’est pas urgent. On ne meurt pas d’un coude cassé.
La dame pleure.
Elle est agenouillée devant la table de radio, dont je n’ai pas encore bougé le petit berger allemand. Le chiot est couché sur son côté droit, son coude gauche fait un angle gênant, et en le regardant, je vois ce chat euthanasié deux heures plus tôt dans des circonstances trop similaires. Après avoir radiographié, exploré et examiné dix fois son atroce blessure à la colonne et au bassin, en avoir parlé avec deux consœurs pour m’entendre dire ce que je savais déjà, c’est à dire que même un miracle ne suffirait pas, je m’étais résolu à l’euthanasier. Je ne veux pas recommencer. Je ne peux plus. C’est forcément moins grave. Il n’y a a priori pas de lésion vertébrale, tous les membres bougent, la sensibilité est présente, et même si je n’en sais pas encore assez, il vivra.

Je dois expliquer la démarche à Mme Tolzac. Dans cette minuscule salle d’imagerie, je ne peux m’empêcher de regarder ses yeux aussi trempés de larmes que son masque de tissu distendu. Je me concentre sur les mouchoirs qu’elle tient à la main, sur ses reniflements et sur les virus pandémiques, sur n'importe quel détail, pour ne pas me prendre sa peine de plein fouet. Ce chiot a quatre mois à peine, et il a suffi d’un instant pour que la boule de poils joueuse et indisciplinée finisse dans un fossé, avec du sang plein la gueule et un avenir rempli d’incertitude. Je regarde cette dame de cinquante ans, qui est venue seule, désemparée, qui ne nous connaît pas, et à qui je ne peux même pas sourire vraiment, caché derrière mon masque. Elle n’a téléphoné à personne quand je lui ai donné les premiers éléments, n’a envoyé aucun sms, aucun message sur les réseaux. Est-elle aussi seule que je l’imagine, dans cette épreuve ?
Je ne peux pas lui sourire vraiment, et pourtant c’est bien un sourire triste qui étire mes lèvres tandis que ma main se perd dans les longs poils noirs de Rascal. Machinalement, je les écarte de la large plaie cutanée qui ouvre une faille rosée dans son pelage sombre. Je pose quelques compresses imbibées de désinfectant, un cache-misère, mais je crois que le geste est important.
Je prends la parole, doucement, j’utilise des mots simple, des phrases sans nuances. Le coude est cassé, oui. Et c’est une fracture grave, forcément difficile à réparer. Mais ce n’est pas l’important, pour le moment. Rascal a de multiples hémorragies pulmonaires, il est en état de choc, et c’est cela qui doit nous préoccuper, c’est le boulot de ma perfusion, de mes analgésiques. Nous allons suturer cette grande plaie, mais elle est sans importance. Je ne peux pas encore faire un vrai bilan neurologique, me prononcer sur un pronostic définitif. Il faudra attendre demain au moins. Je ne peux pas immobiliser la fracture, pas à cet endroit.
Elle hoche la tête, essuie ses larmes.
Tandis que je file gérer une autre urgence (nettement plus relative), je demande à ma consœur si elle pourrait suturer la plaie à la fin de sa consultation.
Une bonne demi-heure plus tard, je dicte à Elodie, une de nos assistantes, les proportions d’une perfusion MLK, morphine-lidocaïne-kétamine, le bonheur de l’analgésie en goutte à goutte. Nous branchons la pompe à perfusion, et dans le calme du chenil, j’essaie de ne plus penser à tout ce que je dois gérer avant la fin de cette journée, et je reprends les faits. Le chiot est stabilisé. Il n’y a presque aucun risque qu’il décède des suites directes de cet accident. Il n’a plus mal. Il dormira ici, cette nuit. Demain, s’il est vraiment stabilisé, il faudra l’amener à des confrères capables de l’opérer. Je n’ai pas de bonne image du coude, mais autant les laisser s’en occuper. Je sais déjà qu’il est cassé, et personne d’autre qu’un vrai orthopédiste ne pourra le réparer. Demain matin, je referai un examen complet, j’essaierai d’évaluer les points cruciaux qui manquent encore : est-ce qu’il y a d’autres fractures ? Est-ce qu’au niveau neurologique, tout est parfait ?
Et puis, parce qu’il va bien falloir y penser : combien tout cela va-t-il coûter ? Ma prise en charge, ici, entre réanimation, écho et radios, analgésie et petite suture, à la louche, j’annonce deux cents, trois cents euros. Mme Tolzac hoche la tête.
La fracture du coude ? 1200 à 1500€ chez mes confrères.
Alors Mme Tolzac s’effondre, retient à grand peine un sanglot. Je ne la laisse pas parler. Pas encore. Je ferai confirmer le devis, mais ce sera dans cette échelle de prix. Il n’y aura personne capable de bien opérer ça pour moins cher. Il n’y aura pas moyen de bricoler, de trouver une solution moins bien, mais moins onéreuse. Pas d’attelle, de plâtre ou de résine. Pas pour une articulation. Il sera forcément possible d’étaler le paiement, ils ne feront pas de difficulté, ils ont l’habitude.
Mme Tolzac ne proteste pas.

Quelques heures plus tard, alors que la clinique est fermée, je l’appelle. J’ai eu Vincent, un jeune chirurgien, au téléphone, je lui ai envoyé ma mauvaise radio, mon compte-rendu, il a confirmé mon impression et mon estimation de prix. Ils finiront le bilan radiologique et clinique. Elle pourra l’amener demain, ils devraient pouvoir l’opérer après-demain. Le timing est parfait. Je la rassure, Rascal est très calme dans sa cage, il savoure son MLK et attend tranquillement. Il respire déjà normalement, ses muqueuses sont rosées, je ne suis vraiment plus inquiet. Du boulot bien fait.

Deuxième jour

Il est à peine 9h quand elle arrive. Je ne l’attendais pas si tôt. Je suis dehors avec Rascal, en train d’essayer de le promener. Il ne tient pas vraiment debout, mais le contrôle nerveux est excellent, il chaloupe, je crains que le bassin soit cassé. Je la laisse avec lui, vautré dans le jardin de la clinique, je dois filer, je laisse les ASV gérer son transfert chez les spécialistes.
Quelques minutes plus tard, l’une d’elle m’interpelle entre la salle de consultation et la pharmacie : elle m’annonce qu’elle ne l’amènera pas là-bas. Elle n’en pas les moyens. Au temps pour le timing parfait. Cette journée n’a pas fini de se compliquer, nous sommes déjà débordés. Je dois partir vacciner des veaux, il manque un véto, il y a quatre animaux hospitalisés, Amande revient car elle ne va pas mieux, Doudou n’a toujours pas mangé, et j’ai beaucoup de trucs administratifs dont je dois vraiment m’occuper. Il est onze heures lorsque j’arrive à la rappeler, mes ASV ont réussi à me libérer. Gestion de planning aux forceps. Elle pleure, elle n’a pas l’argent, elle n’aura pas l’argent, elle parle de l’euthanasier. Mais…
Mais je ne veux pas. Je ne veux pas l’euthanasier. Il n’a plus mal. C’est juste un coude cassé, et peut-être, peut-être aussi le bassin, ok, sans doute aussi le bassin, mais le reste fonctionne, c’est un chiot. C’est un chiot ! Je ne veux pas le tuer, pas parce qu’elle n’a pas les moyens de l’opérer. Je lui parle des cagnottes sur internet, des caisses de solidarité, je lui dis qu’au pire, nous pouvons amputer, que ça coûterait beaucoup moins cher. Qu’un chien ou un chat vit très bien sur trois pattes, même si avec le bassin, au début, ce sera un peu compliqué. Mais ce bassin, il va se ressouder, c’est une question de semaines, on peut se débrouiller. Et puis, ça reste à confirmer.
Elle hoche la tête, mais je l’ai sentie blêmir à l’idée d’amputer. Je m’échappe, on m’attend, on garde Rascal, on va faire les radios, on va s’en occuper.

Une heure plus tard, je m’effondre devant mon écran. Vautré sur son siège éventré, j’ai juste envie de hurler, je suis épuisé, je ne veux plus courir, je veux juste me poser. Il y a ces jours-ci une tension permanente, à laquelle Rascal et sa maîtresse contribuent grandement. Je retourne au chenil, je prends le berger dans mes bras, je vois qu’il a uriné : sur ce point au moins, je suis rassuré. Je l'emmène jusqu'à la salle de préparation, et grâce à sa perfusion, il ne nous faut que quelques injections pour l'anesthésier. Rascal s’endort, et nous pouvons enfin tout radiographier. Le coude : fracassé. L’autre coude : intact. Le bassin : disjonction sacro-iliaque, plus deux fissures, non déplacées. Le gros genou gonflé : rien à signaler. La colonne : impeccable.
On va forcément réussir à le sauver. Bien sûr, ça va être compliqué : avec une patte au moins et un bassin disjoint, il va falloir beaucoup, beaucoup de soins.

C’est en toute fin de matinée qu’elle me rappelle. Je n’ai pas vraiment envie de l’écouter, je suis accaparé par l’hésitation, l’idée de l’amputation, l’envie de réparation. Je l’entends sangloter au téléphone, me dire qu’elle a consulté sa famille, qu’il faut l’euthanasier, qu’elle veut l’euthanasier. Ses mots titubent et s’emmêlent, sa voix se brise, je ne comprends pas tout. J’entends surtout ses larmes. Je ferme les portes, de la salle de consultation où je me suis réfugié. J'ai besoin de m’isoler de la clinique, il me faut une bulle pour lui parler. Pour la convaincre.
Non : il ne faut pas l’euthanasier. Il n’a plus mal. Aucune décision urgente n’est nécessaire. Est-ce que c’est un problème d’argent ? Pas de problème, je bloque la facturation à cet instant. Je ne la laisse pas vraiment parler, j'anticipe les obstacles habituels, je devine qu’elle ne peut se permettre le spécialiste, mais nous pouvons amputer, pour un tiers de la somme demandée, ou moins. Je lui explique les chiens qui continuent à jouer, et même ceux qui chassent toujours le sanglier, les chats qui grimpent aux arbres, la vie qui continue, sans douleur, sans même la notion de handicap, je pressens le regard qu’elle porte sur la vie d’amputé, je ne dois pas la culpabiliser, je lui répète que je ne peux rien lui reprocher. Je comprends la violence de cette vie qui a basculé, le choc, les décisions à prendre, la peur de la souffrance, les problèmes d’argent.
Je lui explique que je ne veux pas l’euthanasier. Que je ne peux l’empêcher de me le retirer, de trouver ailleurs un vétérinaire qui acceptera peut-être de le tuer. J’ai les larmes qui me montent aux yeux, lorsqu’elle me dit qu’elle ne peut pas assumer. Je devine les mots égoïste et « raisonnables » de sa famille, de ces enfants bien loin de maman, qui n’ont jamais vu ce chiot, pour qui il n’est qu’une information, un problème, « bien du souci ». Je les ai si souvent subis, les conseils de ceux qui ne sont pas impliqués.
Je répète que je ne suis pas devenu vétérinaire pour tuer. J’explique que si j’étais certain qu’il ne pourrait récupérer, si sa moelle était endommagée, j’accepterais, triste mais résigné. Mais là, là ? Nous avons de grandes chances de le sauver !
Alors elle me dit qu’elle ne peut pas, qu’elle ne pourra pas y arriver. Cela, je peux l’accepter. Je ne sais rien de sa vie, des épreuves qu’elle a traversées, de son passé.
Je réfléchis, vite, très vite, je trie les possibilités, les arguments, je déploie dans ma tête mon catalogue de solutions. Je ne pense pas au pire, je refuse le pire, le pire ne m’intéresse pas, j’ai besoin d’une solution pour Rascal et pour elle.
Je sais ce que je vais lui demander.
Accepterait-elle de l’abandonner ?
Je choisis mes mots. Je suis prêt à l’adopter. Pas moi, mais la clinique. A le soigner, à nos frais, à le gérer, à l’accompagner, à le porter. Puis à le faire adopter. Nous avons des réseaux, des contacts, des gens de bonne volonté, comme ces retraités qui cherchent parfois de vieux chiens brisés à cocooner, ou, pour les portées de chatons, cette mère de famille toujours prête à biberonner.
Je ne veux pas le tuer.
Elle ne dit plus rien, j’écoute le silence du téléphone, puis, sa réponse : elle accepte. Sa voix s’est raffermie, un peu. Ses larmes ont séché. Elle accepte, et quand je lui explique comment, concrètement, la suite va se passer, elle me répond qu’elle nous apportera les documents pour le transfert de propriété. Lorsque je sors de la salle de consultation, je suis à moitié sonné. J’ai encore les larmes aux yeux, et je m’approche des assistantes. « Il va nous falloir un feuilleton de Noël, là. Elle va nous l’abandonner, on va s’en occuper. Ce chiot va vivre ici, avec nous, avec vous, jusqu’à ce qu’on puisse le faire adopter. »
Je n’ai pas besoin de leur demander si elles sont d’accord, ou motivées. Je les connais.

J’ai filé : une prophylaxie sur quelques vaches au milieu des prés, et puis des lots de broutards à vacciner, pour l’export, en Espagne ou en Italie. Je n’en peux plus de ces journées où nous sommes continuellement débordés. Passer du chien au chat puis au cheval ou au veau, du cas désespéré au vaccin, du diagnostic facile à celui qui maltraite les livres de médecine, de l’animal apaisé qui ronronne sur mes genoux à celui qui essaye (et parfois réussit) à me bouffer. L’horreur et la beauté de mon métier. J’ai filé et j’ai prélevé, j’ai piqué, j’ai repris ma voiture, téléphoné en roulant vers la visite suivante, pour donner des instructions sur des animaux hospitalisés. Il n’y a pas de temps mort. A l’entrée de la ferme suivante, mon téléphone a sonné. La clinique. Je frémis en craignant une urgence.

« Il faut que vous reveniez, c’est Mme Tolzac, elle est là, elle ne veut plus nous le donner, elle veut que vous l’euthanasiez, ou l’emporter.
- MAIS ELLE ME FAIT CHIER ! » ai-je crié en tapant sur mon volant !

Je fais demi-tour sur le chemin d’accès à la stabulation, je reprends la route, je souffle, je râle, je tempête, il faut que je sois en colère maintenant pour ne plus l’être quand il faudra lui parler. J’ôte mes bottes à l’entrée de derrière, je glisse dans les couloirs, directement vers le chenil, je suppose que c’est là que je vais la trouver. A ses pieds, il y a son grand sac à main. Elle me tourne le dos, elle caresse son chiot. Penchée dans la cage surélevée, elle pleure et cajole Rascal, je sais que je vais devoir peser mes mots. Je sais aussi que je dois d’abord me taire. Je dois l'écouter. Et je n’ai pas le droit d’être en colère, j’ai une vie à sauver.
« Il faut tout arrêter, il faut l’euthanasier… » Les sanglots mangent ses mots. Elle s’est tournée vers moi, Rascal lui lèche les doigts. Je suis appuyé contre le mur, les bras derrière mon dos, je suis en chaussettes, j’ai de la bouse sur mon pantalon, j’ai fermé la porte, je nous ai isolés.
Je prends la parole, de ma voix la plus apaisée, la plus grave aussi.
« J’ai besoin de comprendre. Je vous l’ai déjà dit, je n’ai rien à vous reprocher, je ne suis pas là pour vous critiquer, ou vous juger, je suis là pour le soigner. Je me suis échappé entre deux visites pour venir vous parler. J’ai besoin que vous m’expliquiez. J’ai besoin que vous me fassiez confiance, même si c’est difficile, même si vous ne me connaissez pas, même si je ne vous connais pas. Je veux le sauver, je n’ai pas d’argent à y gagner, au contraire, tout cela va nous prendre beaucoup de temps et d’énergie, tout cela nous en prend déjà. Je ne veux pas l’euthanasier alors qu’il n’a pas mal, qu’il peut vivre une vie sans souffrance, qu’il peut grandir et jouer et courir et être aimé. »
Je crois qu’elle ose à peine me regarder, je sens toute sa culpabilité, il ne faut surtout pas que j’appuie dessus. « J’ai besoin que vous m’expliquiez pourquoi vous me demandez de l’euthanasier alors que j’ai levé l’obstacle financier.
- Mais, comment il va vivre alors que je l’aurai abandonné ! Il sera traumatisé ! » Je réalise qu’elle ne porte pas son masque, de toute façon il ne servirait à rien, de toute façon il serait trempé. Je peux voir son visage, ses yeux et sa bouche décomposée, les larmes sur ses rides, ses cheveux défaits. Sa fragilité.
Je n'hésite pas un instant, mais je contrôle mon souffle, je contrôle ma voix. Pas de colère, pas d'excitation.
« Vous savez, cette histoire des chiens traumatisés parce qu’ils ont été abandonnés, je crois vraiment que c’est un mensonge que nous inventons pour nous rassurer. J’en connais plein, des chiens qui ont été abandonnés. Et adoptés. Ils vivent, ils sont heureux, ils sont aimés, nourris, caressés. Ils seraient peut-être ravis de revoir leur ancien maître, mais ils ne vivent pas dans le regret. Ils vivent dans l’instant, ils ne se construisent pas ces fiertés et ces raisonnements compliqués. Pardonnez-moi mes mots : Rascal n’a pas besoin de vous pour être heureux. Je suis désolé de vous dire ça…
- Mais vous me rassurez ! » Elle pleure encore, mais il y a un sourire sur son visage.
« Et puis, mieux vaut être abandonné que mort. Il n’a que quatre mois. Il a la vie devant lui. Il va grandir. C’est un bébé ! J’ai besoin que vous me fassiez confiance. Des chiens laids, vieux, abîmés, blessés, handicapés, agressifs, on a presque toujours réussi à les placer. Parfois, ça a été compliqué, certains ont passé des mois ici avant d’être adoptés. Ils ont dormi dans une cage la nuit, ils sont restés à l’accueil la journée. Nous en avons même un qui a vécu cinq ans avec nous, qui est devenue notre mascotte. Les clients passaient prendre de leur nouvelle, ou les caresser…
- J’ai parlé de vous à mes voisines, qui vous connaissent. Elles m’ont dit de vous écouter... »
Qu’elles soient bénies, ces voisines.
« S’il-vous-plaît : laissez-moi le sauver.
- Mais il va vivre dans cette cage ?
- Non, non, il ne va pas vivre dans cette cage, il va y rester le temps qu’il faudra, parce que là, il est tout cassé, il ne doit pas bouger, mais dès que nous le pourrons, il sera avec nous, à l’accueil, il ne sera pas seul au fond de la clinique. »
Je lui souris, voit-elle mes yeux se plisser ?
« Je comprends aussi, excusez-moi. Ce n’est pas très facile à dire.» Ma voix s'est adoucie.
« Je comprends aussi la facilité qu’il y a à euthanasier. Au moins, tout serait terminé. Plus d’incertitude…
- Plus de souffrance, m’interrompt-elle.
- Mais il ne souffre pas, là. On n’est plus en 1980, on a plein de solutions à proposer. Je dois vous expliquer : nous sommes humains, nous sommes égoïstes, c’est pas joli, mais ça m’est arrivé d’être soulagé par la mort d’un animal que je ne parvenais pas à gérer. D’être soulagé pour moi, de ne plus avoir ce poids à porter. D’être soulagé pour ses maîtres, et pour lui, ou du moins, c’est ce que je me disais. Mais l’animal. Il ne se demande pas s’il veut vivre ou mourir. Il fait avec ce qu’on lui donne. Et l’euthanasie, ce n’est pas un reproche, ne le prenez pas comme ça : ça peut être une solution de facilité. Pour nous. Là tout ce que je vous propose, ce n’est pas facile. Ni pour vous, ni pour moi. »
Je reprends ma respiration. Elle est terriblement attentive à mes mots. Soulagée, parce que j’ai osé prononcer ce qu’elle n’osait pas penser ?
« Je m’engage à ce qu’il n’ait pas mal. Bien sûr, là, ce n’est pas idéal, il a cette fracture, il est tout mâché, mais vous avez vu, il remue la queue, il vous lèche les doigts, il peut être heureux. Je m’engage à chercher la meilleure solution pour son bien-être, à mettre en œuvre tout ce qui sera dans mes moyens pour qu’il ait une belle vie. Nous lui trouverons une famille, nous le laisserons pas dans un refuge, ou sur le bon coin. A tout ça, je peux m’engager. Nous pourrons vous donner des nouvelles, si vous le souhaitez, ou ne rien vous dire du tout, si vous préférez. Bien sûr, je ne serai pas dans sa future famille pour regarder ce qui va s’y passer, mais… »
Elle hoche la tête.
« Vous êtes d’accord pour nous le donner ? »
Elle me monte son carnet et ses papiers.
« Je vous laisserai voir avec les filles à l’accueil, je dois y aller, on m’attend. » Je la salue et je m’éloigne sur la pointe des pieds, je me glisse à l’accueil pour bien préciser aux ASV de faire le changement de propriété sur la clinique. Je leur explique le blocage sur la notion d’abandon. Et puis, je saute dans mes bottes et repars sur la route. Avec mon retard, ça n’a pas raté : l’éleveur a bien gueulé. Pas grave, ça au moins c’est simple.

A 19h30, je suis de retour à la clinique désertée. Le chiot est dans sa cage, je vérifie sa perfusion, les traitements qui ont été administrés. Je fais mes factures de la journée, je regarde le planning du lendemain, je ne vois pas trop quand nous pourrons l’amputer, mais on va bien y arriver. Je laisse un message au confrère orthopédiste qui devait l’opérer, pour des conseils sur la manière de gérer une patte en moins avec un bassin en vrac. J’envoie toutes les radios, et le dossier. Et puis je me remets sur mon ordinateur, je suis loin d’en avoir terminé avec les papiers…

Troisième jour

Comme d’habitude, je suis arrivé le premier à la clinique. Elle est encore déserte, silencieuse comme je l’aime. J’en profite pour faire le tour du chenil et démarrer les ordinateurs. Rascal me regarde et s’excite dans sa cage, en essayant de se redresser. On dirait un scarabée maladroit, renversé sur la terrasse. Je n’ai pas de brin d’herbe à lui tendre pour l’aider, mais je plonge distraitement les doigts dans cette boule de fourrure. J’ai mal dormi. Je sais que je fais bien, enfin je crois. J’ai menti quand je lui ai annoncé être presque certain que les nerfs n’étaient pas touchés. Je n’en savais rien. J’espérais. Finalement, j’avais raison, mais bon. Je ne voulais pas donner plus de prise à l’euthanasie. Je lui ai menti quand je lui ai dit être confiant sur ses capacités de cicatrisation. Qu’un chiot de quatre mois arriverait forcément à récupérer de sa fracture du bassin, trois pattes ou pas. Je n’étais pas confiant. J’ai forcé la main de Mme Tolzac. Je m’en veux. Un peu. Je n’arrive pas à lui en vouloir, à elle. Je n’aimerais pas être à sa place.
Je n’ai pas eu Vincent, le confrère orthopédiste, au téléphone. Pas encore. Je voudrais qu’il me rappelle. Il m’a laissé un court message, pour m’annoncer 1500€ pour le coude, 1000 pour le bassin. Mais faut-il absolument opérer ce fichu bassin ? Je prends le téléphone et je compose le numéro de sa clinique. Une de ses ASV m’explique qu’il sera là dans peu de temps. Elle peut prendre mon numéro pour qu’il me rappelle.
Il a déjà mon numéro. « Dites-lui que c’est urgent, s’il-vous-plaît, je sais qu’on vous a posé un lapin, je suis désolé, mais c’est au sujet du chiot qu’il devait opérer ce matin. La dame nous l’a abandonné, elle voulait l’euthanasier, je l’ai convaincue de nous le laisser. Nous l’avons adopté. »
J’entends le « ohlala » catastrophé de la jeune femme. « Il vous rappellera ! »
Est-ce que ce fichu bassin va bien se ressouder si il titube sur trois pattes, dont deux qui ne peuvent pas supporter son poids ?

Les assistantes sont arrivées, mon associé aussi. C’est sans doute lui qui va l’opérer, c’est lui, le chirurgien. Il n’a pas encore vu Rascal, il n’était pas là ces deux derniers jours. Nous bossons moins qu’avant. Fini, les 245 jours de boulot par an. Alors nous remplissons et rallongeons chaque journée. Tout se densifie. En 48h, j’ai vécu une semaine. Alors en quelques mots je lui explique, l’accident, les lésions, l’abandon, la situation. Après tout, c’est notre temps et notre argent que j’ai engagés.
« Mais. Tu es vraiment sûr qu’on ne peut pas éviter de l’amputer ? Ce serait mieux, quand même, remarque-t-il.
- Je ne demande que ça, de ne pas l’amputer. Mais il y en a pour 2500€. »
Il siffle doucement entre ses dents. Moi, je l’ai, cet argent. Je peux les lui consacrer. Mais je n’en veux pas, de ce chiot. En fait, je m’en veux : je m’en veux d’hésiter. Je veux parler à Vincent.

Lorsque je sors du bureau, Élodie me lance un regard hésitant, à moitié caché derrière ses lunettes. Ce n’est pas la plus bavarde de nos assistantes. Je sais déjà ce qu’elle va me demander.
« Et… déglutit-elle. Vous allez l’opérer ?
- Pas maintenant, nous n’avons pas le temps, et il n’y a pas d’urgence. Je veux parler au chirurgien, avant toute décision.
- Elle coûtera combien, l’opération ?
- Là-bas ? Pour les deux, 2500, au bas mot. »
Elle pique du nez sur son clavier tandis que je fuis vers les consultations.

Plus tard dans la matinée, avec sa collègue Francesca nous nous battons avec le bien nommé « Gros Matou » pour lui déboucher le nez à coup de seringues d’eau salée, elle me parle de Mme Tolzac, encore, alors qu’elle signait les papiers, hier. Je lui réexplique la peur du traumatisme et de l’abandon.
« Il y avait aussi l’amputation, me glisse-elle entre deux coups de griffes esquivés. J’ai vraiment cru qu’à la dernière minute, elle n’allait pas signer. Elle n’arrivait pas à imaginer un chien heureux sur trois pattes. Elle ne vous croyait pas, alors lui ai montré les vidéos de Gluon. »
Gluon... Gluon appartient à des amis de Francesca. Gluon est un énorme rottweiler. 50kg, et pas de gras. Âgé de trois ans, nous l’avons amputé d’un antérieur il y a à peine un mois : un ostéosarcome ou une autre saloperie du même genre attaquait son avant bras. Le genre de cancer qui ronge l’os jusqu’à le briser, et qui se permet souvent de métastaser. Agressif, douloureux, sans traitement décent. Son maître aussi avait beaucoup hésité, et pensé à l’euthanasier. C’est son amour pour son chien qui l’avait décidé. Laisser sa chance à la vie. Aujourd’hui Gluon court partout alors que son moignon est à peine cicatrisé. Il gueule sur les voitures, course les poules et ne laisse aucun répit aux chats qui le contemplent d’un air méprisant, depuis les branches du cerisier.
« Alors, c’est vrai ? » avait commenté Mme Tolzac, avant de signer.
Elle butait donc encore sur l’amputation, et pas seulement sur l’abandon. Je n’avais pas su lui laisser me le dire. Mais qu’est-ce que j’aime mes ASV !
Par contre si les propriétaires de chats pouvaient comprendre qu’il est facile d’éviter les lavages de nez de ces boules de griffes et de dents, matin, midi et soir voire plus encore. Le dernier est resté quinze jours ! Quinze jours à lui rincer les narines à l’eau salée, à aspirer au mouche-bébé des morves insensées, à le perfuser, à le stimuler pour manger. Un chat qui ne sent pas ne mange pas. Alors qu’il suffit de le vacciner !
« Mais il ne sort pas !
- Mais les virus entrent ! »

Quatrième jour

« Bon, pour le coude, tu as un salter sur l’interne, et une fracture de la branche montante externe. Des broches d’un côté, une plaque vissée de l’autre. Facile. Pour ta question sur le bassin, oui, il vaudrait mieux opérer. Franchement, ce que j’ai appris, c’est que si l’écart est de plus de 50 %, il faut opérer. Et là, sur ta radio, il y a 100 %. »
100 % de quoi ? Il est 9h et Julien m’appelle enfin. Il me parle du bassin et de la disjonction. Ça doit être l’écart entre le sacrum et l’ilium comparé à l’épaisseur de l’ilium. Je ne lui demande pas : dans le fond, je m’en fous, c’est son travail, pas le mien.
« Et puis, il y a une fracture de l’autre ilium, aussi, ça mérite deux vis, à condition qu’on soit loin de l’acétabulum. Sinon ce sera plus compliqué. »
Mais c’est loin de l’acétabulum, je l’ai vue cette fracture, j’ai décidé de la mépriser. Il faut que je cesse de m’occuper de ce chiot, je ne veux pas voir ce qui complique mon projet de le sauver.
« Je peux opérer le coude demain, c’est le plus urgent. Le bassin, lundi. On le garderait jusque mardi, ton chiot, » rigole-t-il à moitié.
Ce n’est pas mon chiot. Mais là, objectivement, j’ai sa vie et son destin entre les mains. Et un chaton à vacciner, j’ai déjà 20 minutes de retard, alors que la journée n’est pas vraiment commencée.

Une heure plus tard, c’est la patronne de Vincent qui m’appelle sur mon téléphone perso. Une des big boss de la grosse clinique. Je ne l’attendais pas, mais ça tombe bien, j’ai le temps de décrocher :
« Bonjour Sylvain, je sors de la réunion des associés, on a parlé de ton chiot.
- C’est pas vraiment mon chiot, tu sais, on va la faire adopter, bredouillé-je
- Ouais, peu importe, Julien te l’opèrera pour le prix du matériel et des consommables. Vise dans les 1000, 1200€, il te dira. Pour le coude et le bassin. »
Ce n’est pas souvent que je leur demande une faveur, à ces confrères et consœurs. Là, je n’en ai même pas eu le temps. En général, je leur demande de bien vouloir accepter un client en qui j’ai confiance, mais qui mettra forcément très longtemps à payer. Alors encore une fois dans cette histoire, j’ai les larmes qui montent aux yeux et la gorge nouée. Il va falloir très vite se décider. En plus, dans clinique, ça se remet à crier :
« Sylvain, il y a un vêlage chez monsieur Lhers ! Le GAEC de l’Hers, pas Benoît Lhers. Un siège sur une première ! » appelle Élodie depuis l’accueil.
Je raccroche sur un remerciement « je suis désolé, je file, un vêlage, merci encore ». J’adore cette consœur : elle m’admire parce que je persiste à soigner tout type d’animaux. Je l’admire parce qu’elle est tout simplement la plus brillante vétérinaire que j’ai jamais rencontré. Celle à qui j’ai confié mon chien lorsque j’ai été complètement dépassé.

Dans ma voiture, je ne cesse d’y repenser. A ça, au siège que je vais devoir réduire, aux prophylaxies bovines qui commencent, à ce client mécontent à qui je dois écrire, trouver les mots pour apaiser, aux entretiens individuels des salariés. Je n’ai plus rien pour me distraire, l’autoradio est cassé. 250000 bornes, l’électronique commence à lâcher.
Bien sûr, il y a notre caisse de solidarité. Essentiellement alimentée par une cliente pourtant peu fortunée, qui nous demande de consacrer cet argent aux soins aux animaux défavorisés. De petites sommes offertes par-ci, par-là, mais qui à force de s’accumuler, pourraient bien représenter la moitié de l’argent demandé. Cela fait longtemps que nous ne l’avons pas mobilisée. Il y a déjà quelques années, lorsque cette caisse a été créée, nous avions décidé que nous offririons autant que nous y prendrions, pour les soins que nous réaliserions nous-même. La dernière fois, c’était pour un chat fracassé. Cette fois, la patte ne pouvait vraiment pas être sauvée, alors nous l’avions amputée. Encore une amputation. C’était il y a un an. Rusty (ses propriétaires sont anglais) continue de chasser et de se promener. Un jour, il se fera vraiment écraser. Mais pas ici : avec le Brexit, il sont repartis. A Londres.

L’après-midi, entre deux tiroirs, tandis que je vérifie les stocks d’anesthésiques et de sondes endotrachéales, Élodie demande à me parler. Sa voix est un peu cassée. Je devine le sujet. Élodie est ici depuis bien plus longtemps que moi. C’est la première ASV, le membre le plus ancien de notre équipe, même si elle n’est pas la plus âgée. Elle m’a vu, blanc-bec en tongs et bermuda, postuler pour ce contrat « d’une année ». Je me souviens m’être dit que je devais avoir l’air un peu con, alors qu’elle me souriait derrière son bureau. A l’époque, il n’y avait qu’une seule assistante, elle ne bossait pas le samedi, ni le soir après 17h, on inventait le métier d’ASV et je ne suis même pas sûr que leur formation existait déjà. Elle recopiait les factures à la main, classait les fiches papiers et tenait la comptabilité. L'année dernière, nous avons retrouvé quelques duplicatas, avec son écriture très soignée. Une césarienne facturée au GAEC de l’Hers. Après avoir converti les francs, nous avions même calculé son prix à euro constant, pour constater que nos tarifs avaient baissé...
Je ne suis pas sûr d’avoir déjà entendu sa voix se casser, ni de l’avoir jamais vue essuyer ses larmes. Un geste discret. Elle ferme la porte, se concentre sur les serviettes qu’elle est en train de plier. Je la laisse parler.
« J’ai parlé de Rascal à Bruno ». Son mari. « Tu sais, Rascal, c’est le chien dont il a toujours rêvé, celui qu’il veut prendre pour sa retraite. Un berger allemand. Il m’a dit : mais un chiot de trois mois, enfin, on ne peut pas l’euthanasier ! On ne peut pas l’amputer ! On va l’adopter ! » Imite-t-elle sans reprendre son souffle, tandis que je la regarde dans un demi-sourire dissimulé par mon masque.
« Tu n’es pas encore à la retraite, Bruno, je lui ai dit. Tu crois que tu auras le temps, pour un chien comme ça ? Tu ne pourras pas le laisser au chenil avec les courants ! Mais Sylvain : on n’a pas l’argent. On peut peut-être mettre 1000€, pas 2500.
- J’ai entendu ta question, hier. Le chirurgien peut l’opérer demain. Les associés nous font leur tarif maison. 1000€. Peut-être 1200. On va sortir l’argent de la caisse de solidarité. 500. Mme Tolzac paie tous les soins jusqu’au moment de l’abandon. Nous t’offrons le post-op. Les pansements, les radios, les médicaments. »

Et c’est Francesca qui m’interpelle alors que je passe du chenil au labo avec un seringue de sang dans les mains :
« Sylvain, je remplacerai Élodie demain, pour qu’elle puisse amener Rascal se faire opérer.
- Pas la peine, j’habite à côté, je l’amènerai ce soir », propose Lucie, une de nos vétérinaires salariées, qui hésite devant les étagères sur l’antibiotique qu’elle va délivrer.

Onzième jour

Rascal est désormais au chaud chez Élodie et Bruno. L’équipe s’est mobilisée pour trouver de grandes chaussettes solitaires plus ou moins trouées afin de protéger son pansement. Je ne l’ai pas revu depuis sa chirurgie. Je continue à courir et à rebondir, d’une euthanasie à un vaccin, d’une chirurgie de chien de chasse éventré à une visite sanitaire bovine, du planning 2023 des ASV à un cas de médecine compliqué. Pour quelques semaines encore, j’ai une ancre à laquelle me raccrocher, un chiot qui cicatrise patiemment dans une maison bien chauffée. Qui va être tellement couvé que je me demande s’il sera bien éduqué.

Il faut que j’envoie la facture à Mme Tolzac. Je ne sais plus si elle m’a dit qu’elle voulait des nouvelles, ou si elle préférait ne rien savoir. Tout couper. Je pense écrire quelques mots dans une enveloppe scellée, qui accompagnerait la facture. Elle l’ouvrira. Ou pas. Je me dis que toute cette énergie, tout cet argent auraient pu être mobilisés par elle et pour elle. Mais elle a choisi l’euthanasie. Cela lui a-t-il ôté tout droit de savoir et de décider ? Au fond de moi, je pense que oui. Mais au fond de moi, je sais aussi à quel point nos décisions sont le fruit de nos histoires de vie. Je peux comprendre qu’elle se soit sentie dépassée, qu’au-delà des questions d’argent, elle n’ait pas pu imaginer gérer tout ce que cette prise en charge impliquait. Toute l’incertitude, aussi, qui accompagne à chaque instant chacune de nos prises de décisions. Nous sommes des soignants, nous savons que nous ne savons jamais vraiment, que nous ne pouvons jamais dire « à 100 %, voilà ce qui va se passer ». J’aimerais pouvoir l’apaiser, j’aimerais qu’elle sache que ce chiot qui a traversé sa vie est heureux et en bonne santé, parce que, aussi, elle a eu le courage de nous faire confiance et de nous l’abandonner. Trouver des mots, pour délivrer. Je n’ai ni colère, ni rancœur, mais beaucoup de tristesse, heureusement tempérée par le bonheur d’avoir sauvé Rascal.

Chère Mme Tolzac,

Je ne me rappelle plus si vous souhaitiez ou pas avoir des nouvelles de Rascal, d’où cette enveloppe scellée. Votre chiot a été adopté, dans une famille dont je peux vous garantir qu’elle lui offrira du temps, de l’amour et une belle vie de chien. Les chirurgies se sont bien passées. Rascal est encore en train de récupérer, il lui faudra plusieurs semaines de repos et de soins attentifs pour redevenir autonome.
Je tiens à vous remercier pour votre confiance.
Je vous l’ai déjà dit, mais je souhaite vous le répéter : je peux imaginer à quel point tout ceci a été difficile pour vous, et, si cela peut apaiser votre sentiment de culpabilité, je veux vous dire, en tant que vétérinaire, que je n’ai sincèrement rien à vous reprocher, je n’ai jamais douté de votre envie de bien faire, d’éviter à Rascal de souffrir, alors même que les mauvaises nouvelles et les incertitudes s’accumulaient. J’ai peine à imaginer la violence que vous avez traversée.
Vous nous avez permis de sauver Rascal.
Merci.

Bien sincèrement,
Dr Sylvain Balteau

vendredi 8 décembre 2017

La médecine vétérinaire implique-t-elle d'opposer éthique et économie ?

Titre original : Choosing the way you work : does ethics have to be opposed to economics ?

Cette conférence a initialement été écrite pour le congrès vétérinaire de Leon au Mexique, en septembre 2017, où j'ai été invité pour deux conférences suite à la traduction de mon livre en espagnol. Le président du congrès, le Dr Cesar Morales, a voulu proposer des conférences plus « sciences humaines » qu'habituellement. 17000 personnes, 27 conférences simultanément pendant 4 jours… et pour moi deux conférences en anglais, devant des hispanophones.
Cette conférence a été pensée pour un public de vétérinaires qui connaissent aussi bien notre métier en France que je connais le leur au Mexique (spoiler : pas du tout). Je pensais avoir un certain nombre d'étudiants pour cette conférence, et j'ai décidé de réagir à certaines plaintes entendues de la part de jeunes consœurs et confrères entendues autour de moi ou sur les réseaux sociaux, qui vivent mal la perte de sens de leur pratique quotidienne et le conflit entre questions éthiques et économiques dans notre métier. Le coût des soins que nous prodiguons et la nécessité de rentabiliser nos structures sont en effet des sources de conflits avec l'idéal d'une médecine "pure" et le souci du bien-être animal.

J'ai donc envie de vous parler d'éthique et d'économie. Quitte à être un peu provocateur, mais tant qu'à écrire, autant vous faire réagir. Par contre, soyons clair : je ne suis ni un juge, ni un genre de gourou ou de maître à penser. J'ai simplement réalisé, au fil des années, en écrivant sur mon travail -notre travail - sur internet ou pour mon bouquin, que je n'avais jamais réfléchi à un problème éthique avant d'y être violemment confronté. Je n'étais pas prêt, je ne l'ai jamais été à temps, j'ai fait beaucoup d'erreurs. Autant en faire quelque chose d'utile.

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mercredi 6 juillet 2016

Jour quinze. Motif : boit beaucoup.

Jour quinze.

Motif : Boit beaucoup

- Vous comprenez, mon voisin dit qu'il est diabétique. Alors du coup, il s'en est débarrassé : il me l'a donné ! De toute façon, ça change rien : c'est moi qui la nourrit, cette pauvre bête. Quand on était fâchés, avec le voisin, je lui balançais même les croquettes en cachette par-dessus le grillage. Notez, j'ai peut-être abusé. Il est grassouillet, non ?

Grassouillet ? Oui, c'est un euphémisme. Ce n'est pas une barrique, mais 28kg pour un poids idéal que j'estime à 22kg… très grassouillet.

- Il boit dix litres d'eau par jour ! J'ai mesuré avec le seau !

M. Beuve ponctue chacune de ses phrases d'un grand geste de la main, de haut, en bas. Dix litres ! Pim ! J'ai mesuré ! Pam ! C'est la première fois que je vois ces deux oiseaux. Ils habitent dans le même village qu'un véto retraité que je connais bien, qui n'avait manifestement pas envie de prendre parti dans leurs querelles de voisinage. Donc le diabète, il n'a rien voulu savoir. Je crois que c'est pour cela que M. Beuve tient autant à me convaincre.

- Diabétique !

De haut, en bas.

J'ai marmonné quelques mots et tenté de discuter un peu, mais M. Beuve ne m'écoute pas. Je chausse mon stéthoscope et me réfugie dans le silence concentré du praticien. M. Beuve agite encore un peu le bras, puis se tait. L'examen clinique ne révèle rien de particulier. « Le chien » - il n'a pas de nom – est un croisé de bergers divers et variés. Il a une dizaine d'années, il est plutôt en bon état, je ne relève qu'un discrète dermite allergique aux piqûres de puces et un testicule vaguement plus petit et plus mou que l'autre. Pas de quoi crier à la tumeur secrétant des hormones à tire-larigot.

M. Beuve est silencieux. J'en profite.

- Quand il boit, il vide toutes les gamelles, tout le temps, comme s'il ne pouvait pas faire autrement ?
- Non, il y revient 10 fois, 20 fois dans la journée. Mais il en laisse. M. Beuve secoue la tête.
- Et l'appétit, augmenté, diminué ?
- Oh ben normal, je dirais. Il mange, mais pas comme un glouton.

J'attrape le lecteur de glycémie, pique à l'oreille, fait sourdre une goutte de sang et vérifie. 0,95 gramme par litre.

- Il n'est pas diabétique.

Mon annonce assied M. Beuve. Littéralement.

- Mais… avec tout ce qu'il boit ?
- C'est une cause fréquente. La plus fréquente. Mais pas la seule.
- Je… je vais devoir le rendre ? Y m'l'a donné parce qu'il était malade, vous voyez. Parce qu'il avait du diabète.
- Ben il est toujours malade, jusqu'à preuve du contraire. Dix litres par jour, ce n'est pas rien.

Je suis désolé pour M. Beuve. Il m'irritait, il me peine, désormais. Le chien ne le lâche pas d'une semelle, tremblant de trouille mais rassuré par son nouveau (?) maître.

- Mais si c'est pas le diabète, docteur, c'est quoi ?

Pour ce corniaud de dix ans ? Une pré-insuffisance rénale, mais cela me semble trop. Trop d'eau. Un syndrome de Cushing, trop de cortisol produit par la glande surrénale ? Ou un diabète insipide[1], un dérèglement du fonctionnement d'une hormone régulant la production d'urine ? Ou juste un trouble du comportement ?
Le fait de mentionner les reins a fini de déprimer M. Beuve. Il voit très bien où aboutit une insuffisance rénale. Je remets le chien sur la table et prélève des urines. Un long tuyau dans l'urètre, une seringue, j'aspire. Le chien n'a même pas remarqué le sondage. Je lui lève la tête, tonds son cou, Perrine vient m'aider. Une prise de sang, un tube vert, un tube violet. Le chien ne bouge pas plus que pour le sondage urinaire. Je le repose au sol, il retourne se réfugier entre les jambes de M. Beuve. J'espère pouvoir les aider, ces deux là.

Tandis que l'analyseur réfléchit au taux de créatinine de l'échantillon que je viens de prélever, j'analyse les urines. Jaunes, très pâles, limpides. Quelques gouttes sur une bandelette, quelques autres dans le réfractomètre. Densité 1,006. Quasiment de la flotte. Dix litres, oui, peut-être. Je verse de l'acide nitrique au fond d'un tube en verre, et fait couler un millilitre d'urine dessus. Oui, une bonne réaction de Heller. Pas un disque blanc bien franc, mais un voile nuageux sur toute la hauteur de mes urines. Il y a des protéines. Beaucoup ? L'analyseur me le dira, en mesurant le rapport protéines sur créatinine urinaires. Le taux de créatinine sanguin, lui est normal. Quelques minutes plus tard, j'ai mon RPCU. 3,97. C'est trop, mais pas explosé. Une tubulopathie ?

- M. Beuve ?

M. Beuve se lève, tandis que je passe ma tête par la porte de la salle de consultation.

- Il n'est pas insuffisant rénal. Mais il y a d'importantes anomalies dans ses urines. Et pour l'instant, je ne sais pas exactement pourquoi.

M. Beuve hoche la tête. Me demande des précisions. Je lui dessine un glomérule, une hanse de Henlé, un tubule, un bassinet. Je lui explique d'où peuvent venir les protéines, lui précise d'où je pense qu'elles viennent, en insistant plusieurs fois : je n'ai pas de certitude, je n'ai pas de traitement magique, cela peut être grave. Et j'ai une question :

- Quels sont vos moyens financiers ? Parce qu'on peut lancer plein de choses, tout de suite. Là, on a fait l'indispensable dans l'immédiat. On sait qu'il n'est pas diabétique, qu'il n'est pas insuffisant rénal, on sait qu'il a des protéines dans les urines. On peut commencer par faire un traitement pour éliminer certaines causes, et vérifier dans une semaine. Ou alors je lance des analyses plus poussées, mais il faut que j'envoie ça à un laboratoire, que je vous envoie chez l'échographiste, que… bon on pourrait même faire des biopsies, des prélèvements de rein, mais ce ne serait sans doute pas très utile.

M. Beuve baisse les yeux.

- Comprenez-moi bien : le chien est malade. Ce n'est pas un diabète, et, bonne nouvelle, ce n'est pas une « crise d'urée ». Il a besoin de vous. Il a besoin de soins. Mais il n'y a pas d'urgence. On peut très bien commencer par ce traitement, voir son effet, et décider ensuite de ce que nous ferons. Ce n'est pas « mal le soigner ».

M. Beuve relève les yeux.

- Je vous propose qu'on lui donner des antibiotiques, pendant une semaine pour commencer. S'il a une infection urinaire – je pense à une leptospirose subclinique, malgré l'absence de glycosurie – il y aura beaucoup moins de protéines dans une semaine, et on pourra espérer le guérir, même s'il restera sans doute des séquelles. Si cela ne change rien, il sera toujours temps d'aller chercher plus loin.

J'aimerais vraiment faire cette électrophorèse des protéines urinaires. Mais on va attendre un peu. De toute façon, cela fait six mois qu'il boit trop.

- Vous savez docteur, moi, ce chien, je veux le soigner !

Pim !

Note

[1] Pour les p'tits curieux au fond : le diabète sucré et le diabète insipide ont été définis par le symptôme majeur (diabète signifie « passer à travers » en grec, ou un truc approchant, avec l'eau qui sort comme elle entre) et par le goût des urines, sucrées ou non. Contrairement à la légende, les médecins, pas plus dévoués à l'époque qu'aujourd'hui, ne goûtaient pas les urines de leurs patients. Ils regardaient si les mouches s'intéressaient aux urines. La galerie des glaces devait être un endroit merveilleux.

lundi 6 octobre 2014

Mon associé

Il est assis là, presque dans le noir. La lumière bleutée de l'écran se reflète sur son visage, accentue la profondeur de ses cernes. Sa pâleur.
Il est bien 21 heures. La clinique est censée être fermée depuis deux heures. Les derniers clients sont partis il y a une heure, avec l'assistante, qui, sans que rien ne lui soit demandé, est simplement restée.
Il contrôle la caisse, vérifie les chèques, prépare la remise. Il regarde le compte.
Les lumières sont éteintes, les volets sont abaissés. La porte est fermée. A travers la vitre, à travers le logo, on voit la lumière du réverbère.
Le vent souffle les feuilles des platanes accumulées.
Il se passe la main sur le visage, il ne soupire pas. Il ne devrait plus être là, mais il doute. Il a besoin du calme de cette fin de journée pour se poser. Décompresser. Redevenir lui, et pouvoir rentrer, voir sa femme, voir ses enfants.
Il a besoin de poser son masque de vétérinaire pour reprendre celui de la vie ordinaire.
Est-ce qu'on va pouvoir payer les salaires ? Les médicaments du mois dernier ? Est-ce qu'il y a de quoi provisionner, pour les charges de fin d'année ?
Il n'écoute pas ma consultation. Je me suis enfermé, pour mieux le laisser se couper. De toute façon, il sait que je vais gérer. Ces gens, eux aussi, sont rentrés tard. Leur rituel avait été brisé. Leur chien ne leur avait pas fait la fête. Il n'avait pas voulu manger. Alors, ils nous ont appelé. À l'heure où, nous aussi, nous aurions bien aimé rentrer. Mais il n'y avait pas à hésiter. J'achève ma consultation, remets l'ordonnance, je fais régler.
Je devrais pouvoir m'en aller.
Il est assis là, presque dans le noir. La lumière bleutée de l'écran se reflète sur son visage.
Nous avions oublié la commande de médicaments. Je fais le tour des étagères, il note. Une dernière confirmation, nous envoyons.
Il est bientôt 22 heures. Parfois, j'ai l'impression que nous sommes mariés.
Demain, c'est vendredi. Trois chirurgies, dont une lourde. Déjà une douzaine de consultations, une visite de contrôle d'export de chevaux. Des dents à râper. Qui doit être où, quand, est-ce que tout colle ? Il faudra bien. Ce sera possible. Ce sera difficile si la moindre urgence vient tout bousculer.
Comme chaque jour, mon associé.

mercredi 10 juillet 2013

Soigner, parce qu'il le faut ?

C'est un samedi soir. Il est 19h00, j'aimerais bien rentrer chez moi, mais, pas de bol, j'ai eu quatre appels entre 18h45 et 19h00.

Le premier a été vite expédié. Un chien qui s'étranglait avec un os, mais qui l'a vomi dans la voiture (technique à retenir pour quand je n'aurai plus d'apomorphine).

Le second, je l'ai mis sous perf' et hospitalisé direct, dans la cage à côté de son frère qui est là depuis hier. Une portée de chiots, un parvovirus, un week-end à nettoyer et désinfecter cages et chenil, histoire de mieux apprécier la valeur de nos assistantes.

Le troisième ne m'a pas pris bien longtemps non plus. Plus de peur que de mal sur un accident de la route, le conducteur a pilé, le pare-choc a juste bousculé le chien.

Le quatrième m'a occupé jusqu'environ minuit.

C'est une cliente que je ne vois pas souvent, mais régulièrement et depuis longtemps, qui me l'a amené. Mme Baïs. Sa fille l'accompagnait. Je soigne leurs chevaux, et leurs chiens à l'occasion. Ils ne sont pas très véto. Leurs animaux vivent leur vie, plus ou moins en liberté autour de la maison. Ils les nourrissent bien, s'en occupent, mais les chiens, les chats ou les autres bestioles ne sont que ça : des chiens, des chats, des bestioles. Pas des enfants de remplacement, des confidents ou des compagnons de vie.

Je les aime bien : ils sont clairs et cohérents.

Leur jack russel a déconné. Dans les grandes largeurs. Il n'a rien trouvé de plus intelligent qu'attaquer un chien qui passait avec une joggeuse sur la route devant la maison. Un jack russel, c'est un petit chien. Un terrier. Un genre de fox, si vous voulez (là, normalement, les fans de jack russel ET de fox devraient me sauter dessus). Le chien qui passait, c'était un leonberg. 60kg. Le jack russel est vite rentré chez lui, avec quelques trous dans la peau.

Une fois l'émoi de la bagarre passé, chacun est retourné à ses occupation. Les trous, ce n'était objectivement pas grand chose. Ils ont désinfecté et espéré que "ça lui apprendrait" - sans trop y croire. Puis oublié.

Le lendemain soir, ce samedi, à 18h30, le chien a vomi du sang.

Une bonne partie de son aine droite était tuméfiée. Il y avait un petit coup de croc. Pas grand chose. La peau avait pris une vilaine teinte violacée, nuancée de noir. C'était gonflé, mais la douleur était impossible à estimer. Le chien n'était vraiment, vraiment pas bien. Très abattu, un peu déshydraté. Il endurait.

Un examen rapide à l'échographe m'a rapidement confirmé ma suspicion : le muscle abdominal était déchiré, les intestins était sous la peau. Avec les vomissements, j'imaginais une occlusion liée à une hernie étranglée : l'intestin faisant une boucle par la déchirure abdominale, trop serré, étranglé par l'étroitesse de la plaie d'éventration. Le sang ne circule plus, l'intestin meurt.

C'est évidemment une urgence, c'est évidemment très grave. Je démarrerai l'opération environ une demi-heure plus tard. Finalement, le croc avait même percé l'intestin, qui déversait son contenu dans la poche entre la peau et le muscle abdominal. Il m'a fallu enlever environ 30cm d'intestins. C'est la chirurgie la plus complexe que je sache faire.

Tout s'est très bien passé.

Lorsque j'ai établi mon diagnostic, avec la propriétaire du chien et sa fille, j'ai évidemment expliqué les tenants et aboutissants du problème. Que j'ai eu tort sur la nature exacte de la blessure n'y changeait finalement rien : la prise en charge était la même.

Elles étaient évidemment d'accord pour que j'opère. Madame s'est d'ailleurs excusée, plusieurs fois, pour la soirée que j'allais passer. J'ai eu beau lui expliquer que j'étais là pour ça, elle avait bien conscience que mon samedi soir se passerait en tête à tête avec les intestins de son chien et pas avec ma famille. Elle avait compris que c'était une chirurgie complexe, et que le risque anesthésique était relativement important. Qu'il faudrait sans doute quelques jours d'hospitalisation, et une alimentation spéciale pendant deux semaines au moins.

J'ai donc recueilli dans les règles de l'art son consentement éclairé.

Je n'ai pas fait signer de demande de soin, ou de document prouvant le consentement éclairé. Ici, ça ne se fait pas. Nous n'avons pas de problème à ce niveau. Les gens sont d'accord ou pas, mais nous n'avons pas (encore ?) formalisé cette étape indispensable de la relation de soins. La parole donnée, la confiance et le respect mutuel entre client et vétérinaire fonctionnent bien. J'ai bien conscience que ce n'est plus le cas partout, et je chéris cette relation précieuse.

Nous n'avons pas parlé d'argent. Parce qu'avec eux, ça ne se fait pas. C'est monsieur qui gère, et, ce soir-là, il n'était pas là. Je le connais, il me connaît, je sais qu'il serait d'accord. N'y voyez aucun sexisme, ou mépris, ou catégorisation : c'est comme ça que leur famille fonctionne. Je n'ai pas abordé le sujet, elles non plus. Elles avaient pourtant parfaitement conscience que ça risquait de coûter cher.

J'ai préféré ne pas le mettre sur la table pour me concentrer sur le plus urgent : enlever ses intestins pourris à ce chien.

Elles ont préféré ne pas aborder la question pour des raisons qui leur appartiennent.
Ce n'était certainement pas parce que ça n'avait pas d'importance. Ce sont des gens modestes.
Ce n'était pas parce qu'il n'y avait pas le temps, ou que l'occasion a manqué.
C'était peut-être parce qu'on ne parle pas de ces choses là, et encore moins au docteur. Cela, j'en avais conscience, ce n'était peut-être pas à mon honneur de n'avoir pas brisé le silence sur cette question. On flirtait sans doute à la limite de la manipulation, comme c'est souvent le cas dans la relation entre le soignant et le soigné (ou le propriétaire du soigné, dans le cas d'un animal...).

D'habitude, je mets les pieds dans le plat. Je sais le problème de la valeur de la vie, je sais que les soins que je prodigue peuvent être chers. Je connais également leur coût. Je me suis dit qu'il était plus pertinent de ne pas aborder la question. Je ne sais pas exactement pourquoi.

La facture s'est finalement élevée à 700 euros, pour une entérectomie sur éventration souillée (anesthésie gazeuse, environ deux heures et demie d'intervention, seul, un samedi soir, deux boîtes de chirurgie...), surveillance du réveil (environ 3/4 h de plus dont j'ai profité pour nettoyer le bloc et les boîtes de chirurgie), trois jours d'hospitalisation dont un dimanche, des tas de médicaments (analgésiques surtout, anti-inflammatoires, antibiotiques), un petit sac de croquettes et tous les petits soins qui accompagnent une telle intervention.

Objectivement, je pense que ce n'est pas cher. Comme me le disait un confrère très spécialisé, habitué des grosses factures : "c'est pas cher, mais c'est beaucoup d'argent."

Nous n'avons abordé la facture que lors du retrait des points, deux semaines plus tard. Tout s'était très bien passé, quoique cette précision ne soit théoriquement pas pertinente concernant le prix des soins.

Cette fois-ci, c'est M. Baïs qui était venu, avec sa fille. Lorsque j'ai abordé la question de la facture, prévenant et anticipant sur une possibilité d'étalement de paiement, il se doutait bien que ce serait cher. Mais il ne pensait manifestement pas que ce serait autant. Je savais que, pour eux, c'était une somme très importante. Pour certains, ce serait une somme insurmontable (qui condamnerait leur animal ?). Pour d'autres, un simple détail.

M. Baïs n'a pas du tout contesté le prix. Mais il s'est visiblement décomposé. Du coup, j'étais encore moins fier de n'avoir pas abordé la question avant. Je ne sais toujours pas si c'était une erreur de ne l'avoir pas fait. Il m'a fait confiance, par procuration certes, mais peu importe. Il a apprécié la réussite de mon travail, et réalisé en voyant avec moi le détail de la facture, que d'une part le prix était "juste", et que d'autre part je lui avais "remisé" certains actes dans une logique de forfait de soins.

M. Baïs a eu très précisément les mots suivants :

"Je paierai, oui, bien sûr.
C'est normal, c'est mon chien, il faut bien le soigner.
Mais quand même, c'est sûr, ça fait beaucoup d'argent.
Mais quand on a un animal, c'est sûr, on le soigne, il le faut."

Je n'ai pas oublié ses mots.

J'ai entendu l'idée, considérée mais vite évacuée, de ne pas me payer. Il savait qu'il n'avait aucune raison de ne pas me payer, et c'est un homme honnête qui me considère comme un homme honnête.

J'ai entendu ce que je savais : c'était vraiment beaucoup d'argent. Il l'énonçait sans honte, ni comme un aveu, ni comme un reproche, et d'autant plus facilement sans doute que je l'avais déjà précisé. J'ai conscience du prix, de ce que représente cette somme pour une famille modeste. J'ai aussi conscience des coûts et de la valeur des soins, ce qui me permet de présenter sans honte mes factures (et il m'a fallu beaucoup de temps pour apprendre à assumer mes factures).

J'ai surtout entendu cette obligation morale à laquelle je n'avais pas vraiment réfléchi. J'avais bien sûr déjà entendu la formule "quand on a un animal, on l'assume", et ses diverses variantes. Mais cette phrase, jusque là, était restait pour moi une idée prête à penser, une formule toute faite. Je m'interroge encore régulièrement sur les questions liées à la valeur de la vie animale, évitant autant que possible ses dilemmes inhérents à mon métier. Là, ce n'était pas la question.

M. Baïs interprétait devant moi, avec beaucoup d'honnêteté, cette contrainte morale.

Il faut soigner son animal.

Pourquoi ?

Parce qu'on en a la responsabilité, et qu'avec elle vient une obligation morale qui n'existe pas s'il s'agit de réparer une voiture.

Cette obligation morale envers un animal n'existait pas, ou en tout cas n'était pas la règle, il y a quelques décennies. Elle ne vaut d'ailleurs que pour notre société et celles qui lui ressemblent. Elle sous-tend l'essentiel de mon activité professionnelle, surtout avec la baisse de l'activité "rurale" depuis quelques années. Elle est même entrée dans la loi avec la notion d'obligation de soins.

Dans le même temps, les progrès de la médecine vétérinaire, sur les traces de la médecine tout court, sont fulgurants. L'augmentation des moyens financiers consacrés aux animaux accompagne l'augmentation des moyens médicaux disponibles. Pharmacopée, imagerie, chirurgie, compétence... Les vétérinaires d'aujourd'hui ne font plus le même métier que les vétérinaires de la génération qui les a précédés.

Dans le même temps, les vétérinaires, comme les propriétaires des animaux, deviennent un enjeu financier pour les labos, les assureurs et les affairistes divers et variés.

Puisqu'il faut soigner l'animal, puisqu'on le doit, autant s'en donner les moyens.

Jusqu'où ?

Et comment devons-nous désormais comprendre l'obligation de moyens inhérentes à l'exercice loyal de la médecine ?

Parce qu'un moyen existe, faut-il l'utiliser ? Doit-on l'utiliser ? Le proposer, oui, on le doit, et c'est finalement ici que s'achève a priori le principe de l'obligation de moyens, réduite à une obligation d'informer sur l'existence des moyens. Ensuite, il faut composer avec les contraintes, les attentes, les limites et possibilités financières et techniques de chacun - aussi bien vétérinaire que propriétaire. De cette confrontation entre le "possible" et le "disponible" renaît l'obligation de moyens, définie cette fois par un devis qui tient lieu de contrat de soins.

Un médecin me disait l'autre jour : "nous, quand on ne sait pas, on fait un scanner." Curieuse logique, d'un point de vue médical d'une part, mais d'un point de vue économique également. Le moyen existe, on doit l'utiliser, d'autant plus qu'on pourrait lui reprocher de ne pas le faire. En médecine "humaine", la question économique est pour l'instant évacuée (du point de vue du patient en tout cas). Pour le meilleur et pour le pire, notamment l'insupportable "j'y ai droit, je cotise", à la fois parfaitement logique et totalement vicié. Je commence à le voir apparaître avec les mutuelles de santé pour animaux de compagnie, qui permettent de fausser la décision médicale d'une manière inédite : avant, on était contraint par défaut de moyens, nous dirigeons-nous nous aussi vers une contrainte par excès ?

Jusqu'où faut-il aller ? Et puisque la question est par essence morale, quel est le seuil immoral ? Celui qui rabaisse l'homme sous le niveau de l'animal de compagnie ?

vendredi 25 janvier 2013

Mutuelle de santé pour animaux de compagnie

Prendre une assurance-santé pour son chien, son chat ou tout autre animal de compagnie : l'idée n'est pas nouvelle, et creuse lentement son sillon en France. Elle peut sembler excellente, on peut imaginer ses limites...

De quoi parle-t-on ?

Une société d'assurance (il y en a plusieurs sur le marché, évidemment), vous propose de rembourser tout ou partie des frais vétérinaires de votre animal de compagnie. Vous payez une cotisation mensuelle, qui évolue, ou pas, avec l'âge de votre animal. Cette cotisation est plus ou moins élevée selon l'âge de l'animal, selon sa race, selon, éventuellement, le nombre de fois où vous avez fait appel à cette assurance santé.
Il y a en général une franchise, ou plancher : vous avez une facture de 100 euros, la franchise est de 20, l'assurance ne rembourse que 80.
Il y a en général un plafond, annuel ou par facture. Vous avez une facture de 2000 euros, un plafond de 1000, une franchise de 20 : l'assurance vous rembourse 2000-1000=1000 euros.
Les conditions définissent les actes ou produits remboursés ou pas : la liste peut être longue, il faut la regarder de près. Souvent, les vaccins ne sont pas remboursés, et les maladies qui auraient pu être vaccinées non plus (que l'animal soit vacciné ou pas, c'est aussi à vérifier). Bref, beaucoup de détails compliqués et essentiels.
Les cotisations mensuelles couramment rencontrées s'échelonnent entre 15 et 50 euros.

Le point de vue du propriétaire de l'animal

Les avantages semblent évidents : payer moins de frais vétérinaires, et avoir la possibilité d'offrir des soins plus onéreux à votre animal.

Mais il y a quand même quelques limites à garder à l'esprit :

Nous sommes tous pareils, et nous voulons qu'un investissement soit rentable. Ce n'est pourtant pas le but d'une assurance, par définition, et c'est un très gros frein à la motivation des maîtres. La plupart du temps, lorsque j'aborde le sujet, le dialogue est à peu près le suivant :
- Mais, docteur, est-ce que c'est rentable ?
- Rentable ? Non. L'idée, c'est de vous permettre de soigner votre animal en cas de coup dur. Mais s'il n'y a pas de coup dur, s'il ne tombe pas malade, s'il n'a pas d'accident, cet argent aura été investi "pour rien".
- Pour rien ?
- En réalité, non : vous aurez acheté une sécurité, à vous de voir si cela en vaut la peine. Car par contre, si votre chien est renversé par une voiture et que le chirurgien orthopédiste fait un devis à 2000 euros, vous allez y gagner énormément.

Les assurances, c'est comme les vaccins : quand on n'en a pas besoin, ils ne servent à rien.

Pourtant, il ne me semble pas que ce soit une bonne façon de réfléchir...

Il faut également tenir compte des avantages et inconvénients de chaque contrats. Et là, c'est la jungle : ils sont tous différents, difficiles à comparer au vu du nombre de paramètres, l'augmentation des tarifs selon le nombre de "sinistres" est imprévisibles dans les contrats qui prévoient ce paramètre...

Le point de vue de l'assureur

Son but est de gagner de l'argent.

Mais...

Je note presque systématiquement une augmentation du nombre de consultations pour les animaux assurés. cela semble évident : on hésite moins à aller voir le véto si l'on sait que l'on ne perdra "rien" si l'on y va finalement "pour rien".
La règle des trois jours, du coup, est faussée. Oui, vous savez, quand je demande depuis combien de temps l'animal est malade, en général, la réponse est "trois jours". Le premier jour, se rendre compte que quelque chose ne va pas. Le second, se dire que cela ne semble pas être juste un pet de travers. Le troisième, aller chez le véto.

Et puis il y a les maîtres qui veulent absolument passer leurs 5 chiens sur le compte du seul assuré. Et qui ne voient pas du tout en quoi cela pose un problème.

Il y a également ceux qui font assurer leur chien en prévision d'une grosse tuile diagnostiquée par le véto : "votre chien est dysplasique, dans 6 mois au plus, il va avoir besoin, d'une chirurgie lourde".

Vite, assurons-le.

C'est de la fraude, oui. Les assureurs sont conscients de ces limites, et certains se sont même retirés du marché en voyant la faible rentabilité de l'histoire. Une cliente, courtière en assurances, m'a un jour expliqué que lorsqu'elle assurait un chien de chasse, elle était sûre à 100% d'avoir un sinistre dans l'année. Elle a arrêté.

Je vous entends me répondre que les assureurs ne sont pas à plaindre. Ce n'est pas mon problème : je me contente de vous expliquer les enjeux. Il me semble que c'est un point essentiel lorsque l'on essaie de saisir les tenants et aboutissants de ces assurances-santé.

Et puis, cela incite à la réflexion sur notre assurance-santé, non ? je vous invite à écouter cette émission, avec ou sans rendez-vous, qui aborde bien le sujet.

S'il y a des assureurs qui me lisent, leur point de vue m'intéresse beaucoup.

Pour le vétérinaire

Au début, je ne voyais que des avantages à l'assurance-santé des animaux de compagnie.

Elles allaient me permettre de proposer un panel de soins complet, sans être bridé par des considérations financières. Depuis 2-3 décennies, l'offre de soin gagne énormément en qualité. Progrès de la science, progrès de la technologie, nous diagnostiquons plus de choses, avec beaucoup plus de moyens, nous pouvons également en traiter bien plus qu'avant.

Mais combien de chirurgies lourdes avortées faute de moyens financiers ?
Combien de chimiothérapies, d'immunosuppresseurs ou d'antiviraux laissés dans les frigos faute d'argent pour les payer ?
Quelle qualité de suivi pour les maladies chroniques lorsque le temps devient, forcément, de l'argent ?

Combien d'euthanasies pourrions-nous éviter ?

Ma clinique a investi lourdement. Bâtiments, renforcement de l'équipe (nombre d'ASV plus que doublé en moins de dix ans !), formation, matériel, temps. Et j'ai une conscience aiguë des limites financières de mes clients. Je sais que je ne peux pas faire correspondre les tarifs à l'offre de soin. Nous avons choisi de nous lancer à corps perdu dans la qualité, parce que c'est ce qui nous fait avancer, mes collaborateurs et moi, mais était-ce financièrement une bonne idée ?

En l'état actuel des choses, non. Nous gagnerions bien mieux notre vie si nous avions fait d'autres choix. Je ne pleure pas sur mon sort, soyons clairs, mais il n'y a pas de quoi pavoiser. Les vétérinaires ne sont plus du tout les notables qu'ils étaient dans les décennies 60-80, et nous trustons désormais les dernières places des classements en terme de rentabilité et de revenus dans les dossiers des organismes de gestion agréés. Des vétos font faillites, d'autres vivent décemment. Certains s'en sortent très bien.

Du coup, l'assurance-santé animale représente un espoir non négligeable pour notre profession.

Mais il n'empêche que cette problématique me file des nœuds à l'estomac.

De la pub ?

Je ne suis pas courtier en assurance. Les assurances ne me paient pas pour que je les vende, et il n'est pas non plus question que je distribue leurs flyers gratuitement. Je reçois très souvent des enveloppes pleine de pub à laisser en salle d'attente. Je fous tout à la poubelle.

D'ailleurs, chers assureurs, le code de déontologie interdit le courtage (article R242-62 du code rural). Je précise, car certains ont essayé, avec leurs gros sabots, en me proposant carrément un pourcentage. Youhou !

Tout courtage en matière de commerce d'animaux, la collecte ou la gestion de tous contrats d'assurance en général, y compris ceux qui couvrent les risques maladie, chirurgie ou mortalité des animaux, sont interdits aux vétérinaires exerçant la médecine et la chirurgie des animaux.

Et si je dois mettre la com' d'un assureur dans ma salle d'attente, j'aimerais autant mettre la com' de tous les assureurs. Distribuer ces pubs implique un message à mes clients : "cet assurance est bien foutue, allez-y".

Je ne suis pas là pour ça.

Et je n'ai pas non plus envie que mes clients pensent que ces assureurs me filent un pourcentage, ou je ne sais quoi. Je n'ai pas envie de prêter le flanc à ce type de critique.

Par contre, quand un client me demande mon avis sur un contrat, si j'en ai le temps, je le donne. Je regarde avec lui, je discute ses besoins, et vérifie les pièges les plus courants. Ce n'est pas vraiment mon boulot, mais je suis là pour conseiller, après tout.

Inéluctable ?

Je n'apprécie pas non plus le discours ambiant : on nous vend ces assurances comme "inéluctables". Une chance, une opportunité, et de toute façon une évolution nécessaire et souhaitable. Et si vous n'en voulez pas, vous l'aurez quand même.

Sans doute. Mais dois-je pour autant vendre mon stéthoscope aux assureurs ?

Je n'apprécie pas que certains assureurs s'appuient avec un message quasi-institutionnel sur la profession. J'ai l'habitude des messages du genre "formulé par un vétérinaire". "Créé par des vétérinaires." "Approuvé par des vétérinaires." Les gens ont, je l'espère, assez d'esprit critique pour ne pas se jeter béatement dans tout ce qui porte ce genre d'étiquette. Mais cela commence à aller plus loin, de nouveaux assureurs communiquant assez finement sur le sujet avec les vétérinaires : "fondée par trois vétérinaires, blablabla, du coup nous sommes plus pertinents, plus indépendants, nous ne voulons que votre bonheur." Sans déconner.

Et vas-y que j'installe mes fiches de remboursement dans ton logiciel vétérinaire, mais pas celles de la concurrence. Voilà un truc que je trouve profondément anormal : lors d'une mise à jour apparait un nouveau bouton qui permet de remplir automatiquement la fiche standard d'une mutuelle. D'une seule. je vous assure, vu comme c'est chiant de remplir ces fiches, ça donne forcément envie de pousser les clients vers cette mutuelle. Bien joué. Et puis, ça met son nom à l'esprit en permanence.

Vous trouvez ça normal ?

Pas moi.

Et après ?

J'en discutais il y à peu avec un dentiste, confronté à certaines de ces problématiques, mais avec beaucoup d'avances sur nous. Certaines mutuelles conseillent à leur client un cabinet plutôt qu'un autre, assurant un meilleur remboursement dans ce cas. Avons-nous vraiment envie de ça ? En tant que patients (ou clients pour les vétérinaires), ou en tant que praticiens ? La liberté, pour chacun, de choisir son vétérinaire (ou son dentiste, son kiné, bref...), remise en question ? Sur des critères financiers, puisque tout va se résumer à cela ?

Un vétérinaire anglais me décrivait un jour le système des mutuelles dans son pays, bien plus développé que dans le nôtre. Un détail m'avait frappé : la mise en place de protocoles liés à diverses situations médicales ou chirurgicales : si le protocole a été respecté, l'assurance rembourse. Sinon, allez vous faire foutre. Sans déconner ? Un assureur, m'expliquer comment je dois travailler ? Refuser de rembourser des soins, mettons, pour une parvo, parce que je n'ai pas fait le test-qui-va-bien en me contentant de traiter en fonction des symptômes observés, amplement suffisants dans la majorité des cas pour cette maladie ?

Et alors ?

Le moins que l'on puisse dire, c'est que je ne suis pas enthousiaste. Je me réjouis de la "solvabilité nouvelle" de ma clientèle assurée. Je râle sur la paperasse, mais je sais que l'on n'a rien sans remplir de papiers. Je comprends bien que l'augmentation du coût des soins vétérinaires ne peut pas être assumée par tous mes clients, que la situation n'est plus celles des années 80.

Mais je suis foutrement inquiet.

Parce que mon indépendance risque, une fois de plus, d'être mise à mal.

Parce que l'argent vient un peu plus s'insérer dans mes problématiques quotidiennes.

Parce que j'ai l'impression que la profession s'en fout, ou ne réalise pas les dangers qui nous guettent.

Je ne veux pas jouer à l'oiseau de mauvaise augure, passer pour le vieux con qui refuse le progrès, pour un chantre du "c'était-mieux-avant". Je suis persuadé que l'âge d'or est devant nous. Je ne suis pas un nostalgique.

Mais vous, mes confrères installés, les étudiants, les vieux briscards, les retraités, qu'en pensez-vous ?

Et vous, qui venez sur ce blog pour lire mon quotidien de vétérinaire, vous qui payez nos factures, quel est votre avis sur ces questions ?

Des sources pour aller plus loin

Union nationale d'associations de gestion agréées : vétérinaire 2008, consultez la ligne bénéfice tout en bas. Attention, ce bénéfice n'est pas le "net" d'un salarié : retirez 40-50% d'URSSAF, RSI et retraite pour avoir le net avant impôt. Notez la forte disparité entre les 4 quartiles de revenus.

UFC Que choisir ? : Dossier sur les tarifs des vétérinaires et sur les mutuelles de santé pour animaux de compagnie (pour abonnés)

AVERTISSEMENT : ce billet parle d'argent. Si vous venez troller en commentaire, pas la peine de venir crier à la censure, je virerai vos commentaires sans préavis. Je suis ouvert aux critiques et aux remarques si elles sont constructives. Le fiel n'est pas constructif.

dimanche 2 septembre 2012

Dilemme

Elle n'a que trois ans, elle est couchée depuis deux jours, un mois après son vêlage. En réalité, elle a un défaut de contrôle de ses postérieurs. On aurait pu penser à une chute, à une compression nerveuse liée au chevauchement. Le genre de trauma pas évident à récupérer. Il veut la faire partir à l'abattoir, mais lors de l'examen obligatoire avant l'envoi d'animaux couchés, je lui découvre une fièvre à 41°, qui interdit l'abattage. J'ouvre mon panel d'hypothèses, il le referme et choisit. Euthanasie.

Elle s'est barrée au fin fond d'un vallon, dans les bois, pour s'isoler et vêler. Il l'a cherchée jusqu'à la nuit tombée, a du passer à côté d'elle une fois ou deux, elle n'a pas bougé. Il ne l'a retrouvée qu'au matin, l'utérus renversé et déchiré. État de choc modéré, bonnes réactions à la perf'. J'ai découvert les dégâts au fil de mon intervention, les ai géré les uns après les autres, malgré le pronostic qui se dégradait. On s'est posé la question de l'euthanasie, nous avons choisit d'essayer. Deux heures de boulot et les médicaments. Elle est morte trois heures plus tard.

Toutes considérations affectives évacuées, les choix en médecine vétérinaire "bovine" (mais c'est valable pour tous les animaux dits "de rente", c'est à dire élevés pour dégager un revenu à leur propriétaire) se heurtent rapidement à une barrière financière.

Poser un diagnostic pour traiter un animal, cela a un coût.

Coût du déplacement et de la visite, à peu près fixes.
Coût des éventuels examens complémentaires. Les analyses, ça revient vite cher.

La médecine rurale, en tout cas individuelle, repose souvent sur un diagnostic clinique simple. On examine l'animal, on en tire des conclusions, et on traite à partir de ça. Pour aller vite et réduire les coûts. Bien entendu, il existe des tas d'examens complémentaires simples ou complexes, bon marché ou très onéreux. Nous réalisons nous-même les coproscopies parasitaires. Les analyses biochimiques, les sérologies ou recherches virologiques ont un coût "raisonnable" et sont facilement réalisables. L'imagerie, oubliez. De toute façon, on se sert finalement assez peu de tout cela. Nous avons deux mains et cinq sens (on va dire quatre, parce que bon, le goût...). Des gants de fouille, un thermomètre, un stéthoscope, et pas mal d'astuces dans nos manches.

Et il y a évidemment le coût du traitement.

Les antibiotiques et les anti-inflammatoires, pour des animaux de 50kg (veaux) à 1200kg (les gros taureaux), avec une moyenne à 600kg, ça coûte cher. Une bête association pénicilline/streptomycine, ça revient à quelques euros par jour. Un anti-inflammatoire performant avec un antibiotique récent et de longue action, et le prix du traitement peut s'envoler à 100 euros par tête de pipe. Plus le traitement et long, plus il coûte cher.

Et il y a les coûts indirects : ils n'apparaissent pas sur la facture du véto, mais ils sont bien réels.

Pour tout traitement médicamenteux, il y a des temps d'attente : la durée pendant laquelle les produits issus des animaux ne peuvent être consommés. Jeter le lait pendant 4 traites après la dernière injection, ça peut vouloir dire une semaine de lait à la poubelle. Une injection de pénicilline longue action, c'est deux mois d'interdiction d'abattage de l'animal. Pour un veau qui devait partir, c'est difficilement acceptable. Si c'est une vache qui vit sa vie de vache allaitante, ça passe très bien. Il faut, en plus, tenir compte du risque d'échec.

Cette limousine qui s'est blessée un membre, blessure non infectée, pas de fièvre, on peut décider de l'envoyer à l'abattoir (moyennant un examen sanitaire renforcé avant et après abattage), ou de la soigner. Mais si je la soigne et que ça se passe mal, je n'aurais plus la possibilité de la faire partir puisqu'elle aura de la pénicilline plein les muscles.
Cette vache laitière qui s'est cassée la gueule en salle de traite juste après le vêlage à cause d'une hypocalcémie, je peux la soigner, c'est facile. Une perf' de minéraux, et puis des anti-inflammatoire, parce qu'elle s'est bien amochée. Même dilemme, si elle n'arrive pas à reprendre le dessus.
Et même sans molécules avec temps d'attente. mettons que je n'ai utilisé que des minéraux qui n'entraînent pas de temps d'attente. Que le gars décide de s'y mettre, soigner la vache à part, la traire couchée, la lever à la pince, quatre, cinq, huit fois par jour. Pendant, disons, 5 jours. Et que nous constations que, non, elle n'y arrive pas, que l'hypocalcémie, ok, c'est passé, mais qu'elle a mal, qu'elle est peu motivée à se lever. Une vache, ça s'ankylose et se démuscle à une vitesse hallucinante. Et maintenant, même sans temps d'attente, elle est si faible que c'est foutu. Elle n'est pas présentable pour l'abattoir... Ce sera une euthanasie. On aurait mieux fait de l'envoyer à l'abattoir dès le début, elle serait passée.

Il y a aussi le coût caché du temps passé, de la charge de travail : bichonner des veaux en diarrhée, leur faire prendre des lactoremplaceurs, les attraper, leur faire des injections, les isoler du troupeau avec leur mère. Lever une vache couchée, la retourner régulièrement pour qu'elle ne soit pas tout le temps couchée sur le même côté. Faire des injections à un lot de taurillons tousseurs mais peu coopératifs. C'est non seulement pénible, mais dangereux. Avec les années, les médicaments sont devenus plus pratiques, mais... n'empêche, s'il y a 10 veaux en diarrhée à gérer en plus de la traite bi-quotidienne, c'est l'enfer, tout simplement. Et quand on pense que ces veaux peuvent valoir moins de trente euros, il y a de quoi désespérer...

On peut philosopher à l'envie sur les choix de l'élevage, sur le coût de la viande et du lait, sur le prix que les consommateur sont prêts à investir dans ces produits. J'entends déjà les végétariens me sortir leur couplet habituel. Cela ne m'intéresse pas : face à moi, j'ai des éleveurs qui doivent raisonner leurs choix en fonction d'une balance coût/bénéfice qui devient, de plus en plus souvent, défavorable à l'animal. Et je dois les aider dans leurs choix, leur présenter le plus honnêtement possible les risques et les chances de succès.

Nous ne soignons pour ainsi dire plus les ovins, ou les veaux laitiers mâles. Leur valeur est si faible que le déplacement d'un vétérinaire la dépasse, sans même parler de traitement. Alors on nous les amène parfois à l'arrière du C15, parce que bon, merde. On pourrait me dire que je suis trop cher. C'est une critique que j'accepterai quand je gagnerai bien ma vie. J'en suis loin... et mes tarifs "rurale" n'ont quasiment pas évolué depuis 10 ans.

Alors on conseille au comptoir, on met en place des protocoles de soins, on essaie de réduire les coûts des traitements - la meilleur protection contre la survenue d'antibiorésistances liées à l'utilisation débridée de molécules de dernières générations repose dans leur prix.

On essaie de faire le boulot. Pas au mieux, mais au moins pire.

Et ça me casse les couilles.

Soyons honnête : j'aime les contraintes de la médecine rurale. Il faut faire le boulot au moins cher et au plus simple. Ça oblige à aller à l'essentiel, et à garder les pieds sur terre. Ma chance de vétérinaire mixte, c'est de garder les bottes dans le fumier tout en m'offrant le confort d'une médecine canine "de pointe". Les deux s'influencent mutuellement, pour le meilleur à mon avis. Mais ces contraintes sont acceptables tant qu'elles restent "équilibrées". Tant qu'on n'est pas obligé de baisser trop souvent les bras.

Dans ma région où l'agriculture périclite, où les éleveurs s'enfoncent dans la morosité, on ne nous appelle parfois plus du tout. Ou juste pour euthanasier une vache. Je n'ai pas fait vétérinaire pour euthanasier des animaux.

jeudi 7 juillet 2011

Prescription et délivrance du médicament vétérinaire

S'il y a bien une thématique à la mode en ce moment, c'est celle du conflit d'intérêt. Et celle-ci s'entrechoque actuellement avec celle de l'antibiorésistance, ce qui place les vétérinaires sous les feux de la rampe...

Pourquoi ?

Petit préambule

Pour bien comprendre ce dont je souhaite vous parler aujourd'hui, il faut savoir que les vétérinaires, en France (ce n'est pas le cas partout dans le monde) sont à la fois prescripteurs (ils rédigent une ordonnance après une consultation ou tout acte permettant de poser un diagnostic sur un animal ou un lot d'animaux) et délivreurs de médicaments (ils peuvent exécuter l'ordonnance, c'est à dire délivrer - vendre - le médicament). En ce qui concerne ce dernier point, nous différons des pharmaciens par une limitation très importante : nous ne pouvons exécuter que nos propres ordonnances, et non celles d'un confrère qui ne travaillerait pas au sein de notre clinique. Nous ne pouvons évidemment délivrer de médicaments à l'intention des humains.

Il est très important de rappeler également qu'un médicament, hors liste très limitée, ne peut être délivré que sur ordonnance, elle-même rédigée après l'établissement d'un diagnostic. Nous n'avons pas le droit de vous vendre un médicament pour un animal que nous n'avons pas soigné. Cette règle, autrefois peu respectée, l'est de plus en plus. Au risque de se faire traiter de profiteur par certains clients qui "veulent juste une pommade pour les yeux du chaton"... alors que l'idée qui a présidée à l'établissement de cette règle par le législateur est d'éviter la délivrance "sauvage" de médicaments.
Notez que cette règle de délivrance d'un médicament uniquement lors de l'exécution d'une ordonnance vaut également pour les pharmaciens (sauf exceptions), y compris pour des médicaments vétérinaires.

Un pharmacien, pas plus qu'un vétérinaire, ne peut donc vous délivrer une pommade pour les yeux du chaton s'il n'y a pas eu examen clinique, diagnostic puis ordonnance.

Un vétérinaire ne peut prescrire, et délivrer (cela vaut également pour le pharmacien) que des médicaments vétérinaires disposant dune Autorisation de Mise sur le Marché (AMM) pour l'espèce concernée. Si je veux qu'un chien prenne de l'acide carbonifonique, connu sous le nom commercial vétérinaire Dragonal ("mais si, vous savez bien docteur, la pilule rose !"), mais également, sous forme de générique vétérinaire, sous le nom de Carbonix (plus appétant que le princeps, d'ailleurs), je rédige mon ordonnance, et j'exécute l'ordonnance en délivrant du Dragonal ou du Carbonix, selon ce que j'ai dans ma pharmacie. Je peux aussi envoyer mon client chez le pharmacien (ou mon client peut préférer y prendre le médicament, d'ailleurs), et le pharmacien pourra lui délivrer du Dragonal ou du Carbonix. Par contre, le pharmacien n'aura pas le droit de délivrer du Dragonix, l'équivalent humain contenant de l'acide carbonifonique, même si je prescrivais ce nom commercial, ce que je n'ai pas le droit de faire puisque cette molécule est disponible sous forme de spécialités vétérinaires.

Quand la molécule n'existe pas sous forme vétérinaire, et que son utilisation est justifiée et documentée, il y a des règles de dérogation, mais ce n'est pas le sujet.

Les enjeux

De nombreux intérêts gravitent autour de la délivrance du médicament vétérinaire.

Les premiers, soyons optimistes, sont sanitaires : les vétérinaires utilisent des molécules importantes, des antibiotiques notamment, qui peuvent être également utilisés en médecine humaine.

Les seconds sont évidemment financiers : le médicament vétérinaire est un marché qui pèse lourd. Il représente une partie de nos revenus, plus ou moins importante selon notre activité (chiens, chats ou bovins, voire productions industrielles). Et les pharmaciens aimeraient bien récupérer la délivrance du médicament vétérinaire, c'est une vieille bagarre au cours de laquelle les coups les plus bas sont régulièrement portés par l'une ou l'autre partie. Actuellement, les pharmaciens sont ravis de souligner que nous mettons en danger les antibiotiques. Bref...

Antibiorésistance ?

Le rôle de ces antibiotiques utilisés notamment dans les filières de production animale, dans l'apparition de souches de bactéries résistantes parfaitement capables de se développer chez l'homme, est sérieusement envisagé comme l'un des risques majeurs de l'apparition de ces antibiorésistances.
Utiliser des antibiotiques chez l'animal compromettrait donc la santé humaine en mettant en danger l'arsenal thérapeutique.
Je reste au conditionnel car les études sont contradictoires, mais je ne m'avancera pas plus sur ce sujet. Je préfère admettre que l'antibiothérapie chez l'animal est un facteur de risque, pour pouvoir plus tranquillement me concentrer sur ce qui m'intéresse vraiment : l'analyser un peu dans ses aspects pratiques, et voir comment le limiter au mieux.

J'évacue immédiatement la solution qui consisterait à interdire les antibiotiques chez les animaux. Personne n'y croit vraiment, et outre qu'une interdiction aboutirait au développement d'un spectaculaire marché noir, outre également les considérations liées au bien-être animal, il ne me semble pas plus judicieux de laisser des bactéries se développer librement chez des animaux de compagnie qui vivent, par définition, très près de nous, que chez des animaux de production que nous allons manger. Cela ne signifie évidemment pas qu'il faut faire n'importe quoi avec les antibios et les utiliser à tort et à travers, mais que les interdire purement et simplement est inenvisageable.

Interdire certaines molécules ? C'est déjà le cas. Les antibiotiques de réserve hospitalières nous sont inaccessibles, c'est très bien comme cela, et certaines molécules pourraient, pourquoi pas, être ajoutées à cette liste et "sorties" du régime commun.

Conflit d'intérêt

Là où je souhaite nuancer les prises de position extrémistes entendues ces dernières semaines, c'est sur le conflit d'intérêt qu'engendre notre double statut de prescripteurs et de délivreurs de médicaments. On nous reproche d'avoir intérêt à vendre, donc à prescrire, le plus possible, pour gagner plus de sous. Nous avons également intérêt à choisir les médicaments qui nous rapportent le plus d'argent au détriment de ceux qui nous en rapportent moins. Ça, c'est le discours de ceux qui sont préoccupés par les enjeux sanitaires, et de ceux qui prennent le train en route, mais pour des enjeux financiers.

Notre président de l'Ordre des Vétérinaires a une formule intéressante, mais un peu courte pour évacuer ce qui nous est reproché : "bien sûr qu'il y a un conflit d'intérêt, c'est pour cela que nous sommes une profession réglementée". C'est à dire : une profession qui n'a pas le droit de tenir officine ouverte (exécuter les ordonnances d'autres vétérinaires, avoir une vitrine), qui n'a pas le droit de faire de la publicité (même pas une insertion payante dans un annuaire, ou un panneau pour indiquer le cabinet dans le village), dont les médicaments doivent être tenus hors de vue du public, etc. Sans parler des règles déontologiques.

Oui, vendre plus de médicaments nous rapporte plus d'argent. Comme un pharmacien, d'ailleurs, mais qui arguera, avec raison, qu'il n'a pas le droit de prescrire et s'en tient donc à nos ordonnances (je serai vertueux et admettrai, par principe, que les pharmaciens comme les vétérinaires respectent parfaitement les règles relatives à la pharmacie vétérinaire... alors que tout le monde sait bien qu'il y a des "affairistes" - et des ignorants - partout). Cependant, dans un univers où les propriétaires d'animaux n'ont pas des moyens illimités (qu'il s'agisse d'animaux de compagnie ou de production), nous devons justifier la pertinence de nos prescriptions en regard de leur coût. Si j'ai le choix entre une vieille tétracycline (pas chère) et une quinolone de dernière génération (chère), et que j'en attend la même efficacité sur une indication précise, la première doit l'emporter. D'une part parce qu'elle est moins importante en santé humaine, d'autre part parce que cela coûte moins cher au propriétaire. Et les éleveurs sont très attentifs à nos factures ! Hors de question de facturer 60 euros d'antibios pour un panaris alors qu'on aura aussi bien pour 20 euros...

En fait, la question est de savoir si des considérations financières orientent nos choix. J'aurais tendance à penser que oui, mais pas dans le sens systématiquement "opportuniste" que l'on nous reproche. Oui, je cherche le traitement le moins cher pour une vache comme pour un chien. Et si j'ai le choix entre plusieurs, je choisis, une fois la question de l'efficacité évacuée, selon un équilibre entre le prix et la galénique (la présentation) du médicament.

Les labos nous suivent lorsque nous leur demandons des présentations qui nous permettent de vendre trois comprimés et non une boîte de dix, quand le chien n'en a besoin que de trois. Les labos nous suivent lorsque nous leur demandons des flacons de vaccins les plus petits possible pour coller à la réalité de la taille des lots de veaux dans les élevage. Bien sûr : celui qui sera le plus pratique et le plus avantageux gagnera le marché. Parce qu'ils savent que nos prescrivons et vendons ce qui est pratique et peu onéreux pour celui qui paye la note !

Non, nous ne vendons pas des médicaments pour vendre des médicaments. Oui, certains abusent : faut-il jeter le bébé avec l'eau du bain ?

Incompétence ?

Là où je suis, comme mes confrères, très amer, c'est que le discours ambiant, en plus de nous présenter comme des affairistes, tend à nous taxer d'incompétence. Il y a toujours là ce relent de supériorité des médecins envers les vétérinaires, patent dans un certain type de discours... ce qui a tendance à nous faire sortir de nos gonds, évidemment. Notre formation en pharmacie et législation n'es pas une simple formalité. Nous savons établir un diagnostic, et nous avons une connaissance étendue et attentive des relations entre pathologie humaine et animale. Nous avons nous aussi d'énormes modules de bactério, de génétique, nous ne sommes pas des sous-médecins, ni des sous-pharmaciens. Nous ne sommes pas non plus des surhommes. Nous sommes vétérinaires et nous aspirons à autre chose qu'une condescendance mêlée de mépris.
Chers médecins, aimez-vous que l'on vous caricature en usines à ordonnances-faites-en-quinze-minutes, esclaves de la communication des labos ?
Chers pharmaciens, comment prenez-vous ce qualificatif d'épicier qui vous colle souvent aux basques ?

Mon boulot, c'est le vôtre, et moi je dois justifier ma facture devant mon client. Je n'ai pas de sécu. Je ne vous reproche pas de l'avoir pour vous permettre de travailler tranquillement, je vous demande simplement de comprendre que cela oriente fortement nos choix diagnostics (examens réalisables notamment) et, pour ce qui nous intéresse aujourd'hui, thérapeutiques.

Un vétérinaire prescripteur, mais sans la délivrance ?

Cela existe dans d'autres pays européens, mais la comparaison directe n'est pas forcément pertinente.

J'en rêve souvent. J'y pense depuis des années.
Je veux dire : j'aimerais ne pas avoir à gérer ce foutu stock de médocs qui immobilise d'importantes sommes d'argent.
Devoir jeter les périmés, que j'ai évidemment payés.
Devoir "chasser" les impayés de mes clients quand je règle mes factures aux grossistes dans le mois qui suit.
Devoir me coltiner toute la législation qui va avec la délivrance du médicament.
Devoir immobiliser et payer une ASV pour réceptionner les commandes, les contrôler, les ranger.
Devoir me coltiner les reproches de clients "mais c'est moins cher à la pharmacie, mais celui là il l'aime pas je veux l'autre, mais si je vous rapporte la moitié du flacon de collyre, vous me la remboursez ?"
Nan parce qu'en plus, si un chien décède en cours de traitement, ou que je change de molécule en cours de route, je reprend et rembourse ce que je peux reprendre (avantage et inconvénient des médicaments vendus au comprimé...).
Je doute que le pharmacien le fasse. Non en fait, je sais qu'il ne le fait pas, puisque certains client sont essayé de me faire racheter des antibios vendus par le pharmacien...

J'aimerais que mes factures soient des notes d'honoraires relatives à mes actes. Je pourrais valoriser mon travail au lieu de consentir des remises sur une chirurgie d'un gros chien parce qu'avec les antibios pour 50kg, les gens ne peuvent plus se le permettre.
Ah oui, si c'est le pharmacien qui délivre et qu'il y a deux factures, je doute que les propriétaires d'animaux s'y retrouvent, financièrement. Car oui, j'augmenterai relativement le prix de mes actes... et le pharmacien ne vous fera pas 10% parce que vous prenez 5 vermifuges. Enfin, si j'ai des lecteurs pharmaciens, qu'ils ne le prennent pas mal et me détrompent si je suis dans l'erreur.

En plus, j'aurais peut-être moins de chèques différés et de paiements en 3, 5 ou 10 mois. mais au fait, le pharmacien, il acceptera ces arrangements ?

Et puis en fait, j'aimerais qu'on arrête de croire que j'essaie de profiter des gens au mépris de la qualité des soins et de la sécurité sanitaire. Alors, oui, j'aimerais que ce conflit d'intérêt disparaisse. Mais je ne crois pas que mes clients y gagneraient, je ne suis pas sûr que la sécurité sanitaire non plus. Et oui, à court terme, j'y perdrais sûrement. En tout cas, ça fait peur, et c'est pour cela que les vétérinaires montent au créneau, anticipent et mettent en place des nouveaux systèmes pour gérer ces risques (mise en place d'une super centrale de référencement dans le but de faire sauter les marges arrières, mise en place des visites sanitaires d'élevage pour encadrer la délivrance au comptoir...).

Je suis assez fier des vétérinaires, en fait. J'adore quand un client me dit que je suis plus sérieux que son radiologue sur la radioprotection, plus clair que son médecin sur une prescription, plus souple que son pharmacien dans la délivrance du médicament. Cela pourrait paraître mesquin, mais cela ne l'est pas, car ce ne sont pas des reproches que j'adresse à ces professionnels, que je respecte sincèrement et dont j'attends la même sincérité.

Je voudrais juste que l'on arrête de me considérer comme un irresponsable, un incompétent et un opportuniste, or notre profession a le chic pour se faire attaquer de toute part (et se tirer des balles dans le pied) : dans la définition de l'acte vétérinaire (conflits sur l'ostéopathie, la dentisterie équine, le comportement), dans le cadre de la délivrance... et nous avons, globalement, l'impression de récolter toutes les contraintes et bien peu d'avantages. Le tout pour un revenu qui stagne ou se casse la gueule, alors que le marché vétérinaire, au sens large du terme, n'a jamais été aussi florissant. Alors oui, je me plains, je sais que l'on va me le reprocher.

J'aimerais juste pouvoir continuer à faire mon boulot en paix, et à être respecté pour cela et pour les efforts que nous déployons dans le cadre de notre qualité de soins.

PS : je sais qu'il y a plein de trucs que j'aimerais ajouter à ce billet, déjà fort long. On verra en commentaires, ou alors j'éditerai selon vos remarques et questions.

dimanche 21 novembre 2010

Rentabilité de l'élevage bovin

Un petit tableau issu du billet et des chiffres bien réels du blogueur-éleveur Paysan Heureux.

Les explications de PH sur son blog sont très claires et très complètes. Je ne vais pas m'amuser à tout recopier, je vous invite plutôt à le lire, mais, des fois que vous ne fassiez pas l'effort, je tiens à ce que ses explications accompagnent ses chiffres - il serait tellement facile de leur faire dire n'importe quoi. D'une manière générale, je vous conseille sa lecture si vous voulez approcher la réalité de ce boulot de dingue, qui rendit autrefois ces travailleurs aisés, quand, aujourd'hui, on ne les considère plus (parfois) que comme des empoisonneurs mangeurs de primes.

Paysan Heureux - Compta analytique pour la production d'un kg de viande bovine

==> 0.80 € d'achats d'intrants, engrais ou aliments, sachant que je suis très très autonome !
==> 0.65 € d'accès à la terre: le fermage, incompressible !
==> 0.76 € pour tous les services: assurances, vétos, réparations entretien, compta ...
==> 0.62 € comme rémunération du travail avec les charges sociales . Ces dernières ne sont pas calculées sur les prélèvements mais représentent 43 à 44 % du revenu agricole ! Si je prélève 1200 € par mois pour la famille, cela fait une rémunération horaire de mon temps de travail d'environ 6 € de l'heure !
==> 0.60 € pour les amortissements du matériel et surtout des bâtiments ! J'ai des bâtiments anciens et j'achète des tracteurs d'occasion ! Si je devais tout reprendre pour cause de mises aux normes, ce montant serait majoré de 20 à 30 cts au minimum ! Le reste du matériel est globalement ancien et j'emploie du matériel en CUMA ! Là encore, les mise aux normes me posent problème ! Rien que le remplacement des vieux tracteurs par un de 5000 h majorera ce chiffre de 0.13 €. en 2010...
==> 0.20 € d'impôts, de taxes et d'intérêts d'emprunt sachant que là encore je suis au plancher !

Notez qu'il s'agit d'un éleveur dans la force de l'âge, dont les investissements lourds sont derrière lui, avec un beau troupeau de charolaises (des vaches à viande, donc) dans une région propice à l'élevage. Et qui par dessus le marché gère très bien son exploitation, tant d'un point de vue conduite de troupeau, culture que "comptable".

Disons le clairement : non seulement il gagne peu et travaille énormément, mais même dans sa situation "privilégiée", il a passé une année 2009 à perte.

Je vous laisse imaginer le sort des jeunes (donc endettés) éleveurs, a fortiori s'ils ont le malheur de s'être installé dans des régions où la sécheresse ou la pauvreté des sols, ainsi que les dénivellations, rendent la culture et donc l'alimentation des animaux plus difficile (comprendre : plus chère).

Ces chiffres, je les approche tous les jours avec mes clients dont je ne suis pas un comptable mais, parfois, un banquier (les impayés s'accumulent pour certains depuis deux à trois ans), et, en tout cas, un partenaire : je serais un véto riche si mes clients étaient riches. Nous avons fait le choix de ne jamais refuser un appel d'un éleveur, même lourdement endetté chez nous. Nous n'en avons envoyé aucun à l'huissier. Ils n'ont pas le choix, ne peuvent appeler que nous, et nous tenons à cette notion de "service public". Ce volet de "service" était jusqu'à il y a peu, indirectement rémunéré en partie par les prophylaxies, mais elles tendent à disparaître, victimes de leur succès, et ce n'est pas la gestion calamiteuse de la FCO qui peut compenser quoi que ce soit. Au contraire, cette dernière nous a plutôt poussé dans un complexe conflit avec nos clients, en partie relaté dans les billets de la catégorie "FCO" de ce blog. De toute façon, le travail sanitaire du vétérinaire n'est pas là pour financer le reste de son activité !

Mes conseils financiers, comptables et autres, m'indiquent que je ferai bien de cesser mon activité rurale pour améliorer la rentabilité de ma structure, ce qui revient à dire : laisser des éleveurs sans vétérinaire à moins de trente kilomètres (sachant que de toute façon, la plupart des structures vétérinaires de ma région sont grosso-modo dans la même situation).

Finalement, notre objectif devient : se faire plaisir et rendre service sans plomber notre société, c'est à dire sans perdre d'argent sur la rurale. En le disant autrement : ce sont les chiens et les chats qui subventionnent les soins aux vaches et aux moutons dans ma clientèle.

Pour combien de temps ?

jeudi 6 novembre 2008

Champagne ?

La mésaventure de Vache albinos est forcément arrivée un jour ou l'autre à chacun d'entre nous, et il me semble que la profession vétérinaire y est particulièrement exposée.

Une démonstration, et quelques réflexions ?

Les personnages

Je vous présente Fisher. 52 kilos de rottweiler trop dynamique mais très gentille, à intercepter avec talent lorsqu'elle vous saute dessus pour vous faire la fête. Elle, elle ne craint pas les vétérinaires.

Je vous présente monsieur et madame Langin, jeunes mariés d'environ trente ans, plutôt sympathiques et très décidés à faire le mieux pour leur chienne, quitte à sacrifier certaines à côtés. Je pense notamment aux efforts financiers qu'ils ont certainement consenti pendant sa croissance afin de lui acheter le meilleur aliment possible. Monsieur est pompier, madame est secrétaire.

Je vous présente enfin le Dr Fourrure, le Dr Olivier et leur stagiaire, Elodie. Elodie a obtenu son diplôme d'études fondamentales vétérinaires (DEFV) mais n'a pas encore achevé ses études, ce qui l'autorise à exercer sous l'autorité et la responsabilité d'un vétérinaire, mais pas en tant que vétérinaire libérale.

Les prémisses du drame

Ca y est, Fisher est une grande fille : à 11 mois, elle a eu ses premières chaleurs. Elle était déjà un peu fatigante, elle est carrément devenue épuisante. Allez savoir pourquoi, elle craquait pour le caniche des voisins, qui n'en pouvait plus de lui hurler l'ardeur de son désir à travers le grillage du jardin. Manifestement, elle adhérait : elle a défoncé deux fois la clôture pour atteindre son Roméo, et massacré deux portes pour le rejoindre lorsqu'elle était enfermée. Leurs galipettes disproportionnées devaient sans doute être amusante à voir, et furent d'ailleurs infructueuses : la nature est parfois cruelle, et l'amour ne fait pas tout.

Peu importe, je m'égare, car les amours de Fisher ne sont pas le sujet. Ce qui m'amena à voir M. et Mme Langin en consultation, c'est l'espèce de masse rouge tuméfiée bizarroïde qui lui pendit à la vulve vers le milieu de son cycle œstral, ou, pour parler plus simplement, de ses chaleurs.

La masse rouge tuméfiée bizarroïde, non douloureuse, à peine saignotante, c'était de la muqueuse vaginale hypertrophiée sous l'action des hormones produites pendant les chaleurs, ce que l'on nomme une hyperplasie vaginale, et celle-ci était la plus importante que j'ai jamais vue.

Il existe deux façons de gérer le problème : une chirurgie lourdingue, complexe et douloureuse pour retirer les tissus excédentaires, ou un peu de patience et une simple stérilisation afin de supprimer la source du problème, c'est à dire les hormones sexuelles. En accord avec les propriétaires de Fisher, nous avons choisi la seconde.

Premier acte : La chirurgie

Un matin comme les autres. Deux chirurgies au programme, rien de bien compliqué : une stérilisation, et une castration de chat. Tout se passe comme d'habitude, jusqu'à ce que la porte de la clinique s'ouvre et que pénètre en trombe une rottweiler de 52 kg en pleine forme, un rien affamée par son jeûne et bien décidée à nous agresser à grands coups de langue. Un chien dangereux comme on les aime, quoi.

FIsher entre dans sa cage en se faisant un brin prier - elle préfèrerait continuer à nous massacrer les jambes à grands coups de câlins rottweileresques. En plus, comme elle a gardé sa queue, son fouet est particulièrement douloureux...

Son hyperplasie vaginale est presque complètement résorbée, il ne reste plus qu'à la stériliser. Examen clinique pré-opératoire réalisé par Elodie, contrôlé par mes soins, protocole anesthésique choisi par Elodie, validé par mes soins. Ce matin, elle opère seule, ce sera sa troisième stérilisation de chienne en solitaire. Moi, je m'éclipse assez vite : j'ai pas mal de consultations qui m'attendent.

Je ne reverrai pas Fisher de la journée, sauf, en passant, lorsqu'elle rentrera chez elle le soir même, un peu groggy mais sur ses quatre pattes. M. et Mme Langin sont très contents, Fisher aussi, mais, ça, ce n'est pas vraiment surprenant. La seule chose qui la contrarie, ce sont les grillages, les barreaux et les portes.

Deuxième acte : La complication

Le deuxième acte prend place trois ou quatre semaines plus tard. Elodie est repartie achever ses études, et nous n'avons pas vu Fisher depuis longtemps.

Ce matin là, mon deuxième rendez-vous, c'est justement Fisher. Motif : pas en forme, écoulements vulvaires.

Comment ça, écoulements vulvaires ? Elle est stérilisée, normalement ! Premier coup de stress : Est-ce qu'Elodie n'aurait pas laissé un bout d'ovaire dedans ? Normalement, on vérifie à chaque fois, là, c'est Olivier qui a du le faire, mais il n'est pas là ce matin. Je vais devoir gérer...

Mme Langin est venue seule. Fisher est moins exubérante que d'habitude, ce qui a l'air d'arranger sa frêle maîtresse. Je passe sur la consultation : écoulement plus ou moins hémorragique, douleur abdominale, fièvre. Il y a une masse anormale dans son abdomen, de la taille d'une orange. Je me sens très seul, tout d'un coup. Je vérifie le compte-rendu opératoire : ovariectomie par les flancs, c'est à dire que l'utérus n'a pas été retiré (ce qui en soit, n'est pas forcément mal), mais surtout qu'il n'a sans doute pas été intégralement inspecté lors de la chirurgie, car la voie d'abord pariétale, qui a été choisie, offre une vue de choix sur les ovaires mais ne permet que difficilement le contrôle de l'utérus. En général, on réserve cette technique aux très jeunes chiennes, car on préfère inspecter l'utérus des chiennes âgées, ou qui ont déjà porté, ou qui ont eu des soucis gynécologiques, pour pouvoir le retirer au cas où.

Évidemment, Mme Langin me demande si cela peut avoir un lien avec la chirurgie. Je préfère y aller franchement : non, la chirurgie n'est probablement pas responsable du problème, mais ledit problème semble concerner l'utérus. Mme Langin n'insiste pas : elle me fait confiance, et , de toute façon, elle n'est pas d'une nature soupçonneuse. Enfin je crois.
Je ne lui cache pas que je suis inquiet, que cette masse est tout à fait anormale et qu'il va sans doute falloir réintervenir. Au plus vite, car je ne sais pas ce que c'est que ce truc et que si ça perce - ou si ça a percé - dans l'abdomen, ça va devenir très grave.

Je mets la chienne sous antibiotiques, sous anti-inflammatoires, et je place le rendez-vous opératoire au lendemain matin, car je n'estime pas qu'il y a urgence absolue. Je propose d'hospitaliser la chienne pour la surveiller, mais Mme Langin préfère la garder chez elle, de toute façon elle ne travaille pas aujourd'hui, elle m'appellera si la chienne ne va pas bien. Je multiplie les recommandations, mais je laisse repartir Fisher chez elle. Elle ne me brise même pas les rotules en remuant la queue, c'est vraiment inhabituel.

Le lendemain matin, opération à quatre mains avec Olivier. Il y a sur l'utérus une masse anormale, qui semble trouver son origine dans la paroi de l'organe, sans doute une tumeur bénigne de type fibrome, mais surinfectée et ulcérée. Il y a un point de péritonite, mais vraiment mineur. Nous contrôlons évidemment la chirurgie d'Elodie, il n'y a rien à redire.

Troisème acte : les réactions

Le soir même, Mme Langin vient récupérer Fisher. Après concertation avec mon confrère, je discute longuement avec elle au sujet de ce que nous avons trouvé et de ce qu'il faut en penser. Je dois dire que je ne suis pas à l'aise, mais je ne pense pas que cela se voit franchement.

Je lui explique que nous supposons que cette masse est une espèce de tumeur bénigne de l'utérus, et qu'il est peu probable qu'elle soit cancéreuse. Nous allons la faire analyser pour en être certain. Il y avait bien une infection, mais bénigne, je ne suis pas inquiet à ce sujet. Je lui indique clairement que cette masse était peut-être déjà là lorsque la première chirurgie a été réalisée, et qu'il est possible qu'elle n'ai alors pas été détectée, je lui avoue que je n'en sais rien, puisque c'est notre stagiaire qui l'avait opérée, et qu'elle n'est pas joignable.

Je ne lui dis pas que je me doute bien qu'elle ne l'a pas contrôlé, cet utérus, je ne sais même pas si je l'aurais fait moi-même, quoique je n'aurais sans doute pas choisi d'opérer par les flancs.

Mme Langin acquiesce, elle semble rassurée par mes explications mais il m'est très difficile de deviner ce qu'elle pense réellement,. Elle n'est vraiment pas très expansive comparée à son mari, qui peut être carrément caractériel. Sa réaction à lui m'inquiète, d'autant que je ne l'ai pas vu une fois depuis hier alors qu'il accompagne généralement sa chienne à chaque visite.

Je lui indique également que nous aborderons la facture une fois que nous serons sûr qu'il n'y aura pas de frais supplémentaires à engager. En mon for intérieur, j'envisage de dégraisser sérieusement la note. D'une part, ce sont d'excellent clients, d'autre part, je culpabilise à bloc.

Le lendemain matin, je revoie Fisher, qui se remet normalement. J'annonce à Mme Langin que nous avons décidé d'offrir la chirurgie, je lui en explique les raisons : à mon sens, l'hystérectomie aurait peut-être due être réalisée lors de la première intervention, si la masse était déjà là. Je lui explique bien qu'il n'y a pour moi aucun moyen de le savoir, et que comme nous suivons régulièrement Fisher, la clinique a décidé de faire ce geste commercial.

Le soir même, ma secrétaire m'indique que M. Langin est passé dans l'après-midi. Un brin inquiet, je lui demande s'il a donné des nouvelles de le chienne : oui, elle va bien, mais elle est fatiguée. Elle m'annonce aussi qu'il a réclamé toutes les factures depuis l'adoption de sa chienne.

Là, je le sens mal.

Vraiment.

Je suis responsable de l'intervention de ma stagiaire. D'ailleurs, je ne le regrette pas : elle a bien opéré, mais nous l'avons mal aiguillée par rapport à l'historique de la chienne. Et encore : si mon choix aurait été l'intervention par la ligne blanche, qui permet l'inspection de l'utérus, c'est parce que je suis paranoïaque, car à ma connaissance, l'hyperplasie vaginale n'est pas un motif d'hystérectomie, et il s'agissait des premières chaleurs de la chienne.
Mais je ne m'attends pas à ce que des maîtres inquiets suivent ce raisonnement, d'autant qu'à leur place, j'aurais certainement retenu le mot "stagiaire", et que tout cela semble lié.
En plus, je me doute bien que mon geste commercial peut être mal interprété, comme un signe de reconnaissance de culpabilité. D'ailleurs, au fond, même si je suis sûr de mon raisonnement médical, je culpabilise.

Les jours qui ont suivi ont été un enfer. J'ai revu une fois Mme Langin pour un contrôle, une semaine après l'opération. Fisher allait très bien, elle m'a de nouveau massacré les cuisses.
J'imagine la situation chez eux, avec la chienne à nouveau confinée, avec une collerette.
A leur place, je ne serais pas serein. Je continue d'expliquer, je souligne la parfaite récupération de Fisher.

Mme Langin est toujours aussi indéchiffrable.

Je me prépare au pire : coup de fil de l'Ordre, assignation.

Rien ne vient.

Une semaine plus tard, il y a un magnum de champagne sur le bureau. Notre secrétaire m'explique que c'est M. Langin qui est venu le déposer, lors du retrait des points de Fisher ce matin.

Je ne peux retenir un long et douloureux soupir.

Qu'en penser ?

Plusieurs années après cette histoire, j'analyse ainsi les réactions de chacun.

Pour ma part, je l'ai déjà indiqué, je culpabilisais. Je n'arrive pas à mentir aux gens, en tout cas pas dans cette situation, et j'ai choisi l'honnêteté brute, au risque de m'y casser les dents. Parler de la stagiaire était maladroit. Le but n'était pas de me défausser de ma responsabilité sur elle, au contraire : elle avait fait un bon travail, mais nous ne l'avions pas correctement aiguillé, ou peut-être que si. Nous ne saurons jamais si la masse était là lors de la première intervention.

M. Langin est probablement un homme qui aime payer et savoir qu'il offre le meilleur à sa chienne. Je le soupçonne d'avoir choisi nos croquettes pour nourrir Fisher, non pas parce qu'elles étaient les meilleures, mais parce qu'elles étaient les plus chères. Je crois aussi qu'il avait choisi notre clinique parce que nous avons l'apparence la plus professionnelle trente kilomètres à la ronde, et peut-être aussi parce que nous sommes relativement chers.

Pour lui, offrir la seconde intervention était, au-delà des ergotages médicaux, non seulement une reconnaissance de culpabilité, mais aussi une espèce d'insulte à sa capacité d'assumer les frais médicaux de sa chienne (et je suis certain qu'ils n'ont pas beaucoup d'argent).

L'intervention d'une stagiaire comme le cadeau étaient clairement en ma défaveur dans cette histoire. Je me plais à croire que mon honnêteté et ma cohérence dans mes explications, ainsi que mon insistance sur la nature commerciale de mon cadeau, ont joué en ma faveur.

Mais je ne sais pas ce qui se serait passé si Fisher avait souffert de séquelles ou pire, était décédée dans cette histoire.

dimanche 2 mars 2008

Farines animales

Je lis sur le Figaro.fr que Bruxelles réfléchit à la réintroduction des farines animales dans l'alimentation des porcs, volailles et poissons d'élevage. L'article alterne entre le bon (considérations intéressantes sur l'impact psychologique d'une telle mesure), l'insuffisant (pas d'information sur les farines animales), et le très mauvais (la conclusion, genre on nous cache tout on nous dit rien).

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mercredi 20 février 2008

La valeur de la vie

Les vétérinaires praticiens sont des professionnels de santé des animaux. Vous avez pu constater au fil de mes billets qu'ils doivent également faire preuve de pas mal de psychologie. Je vous expliquerais sans doute un jour ou l'autre qu'ils doivent également être des chefs d'entreprise.

Ils doivent également être des comptables. Je ne parle pas des comptes du cabinet (j'en parlerais dans un autre billet). Je parle de la comptabilité de la vie, et de la mort.

En parler ?

Le sujet gêne, le sujet fâche. On préfère l'esquiver. Se dire que la vie a la valeur que l'on daigne lui accorder. Nier. Parce qu'il n'est pas question d'argent avec mon chien adoré, c'est ma peluche, mon compagnon de jeu, mon confident fidèle, lui, alors que mon petit ami m'a quitté. Parce que mon chat ronronne sur ma couette le matin, et qu'il fait ces petits caprices si agaçants lorsqu'il a faim.
Pourtant, un jour, je vous déclarerai peut-être : "C'est un cancer. Il existe un traitement efficace qui peut offrir à votre chat 6 mois à 3 ans de vie, sans souffrance. Un traitement qui exigera un suivi extrêmement précis, et que je chiffrerais aux alentours de 2500 euros. Une chimiothérapie. Ou alors, nous pouvons lui donner de la cortisone, qui ralentira la maladie et lui permettra de finir sa vie confortablement, au bout de 3 à 9 mois, pour environ 30 euros."
N'ergotez pas sur les chiffres, ils sont vagues dans une situation vague, mais ils sont réalistes. Que répondrez-vous ?

Que l'argent n'a pas d'importance ? En général, ceux qui me disent ça sont ceux pour lesquels il en a le plus, justement.

Peut-être me demanderez-vous combien aura coûté le traitement de votre chat au bout de 6 mois ? Je vous répondrais sans doute : 1200 euros. Peut-être calculerez vous alors que la cortisone offre aussi six mois de vie confortable, mais pour 30 euros. Nous parlerons de médiane de survie, de probabilité de survie au bout d'un an, de deux ans. Vous vous direz sans doute que, finalement, la cortisone, ce n'est pas si mal que ça. Vous vous direz aussi que certains humains n'ont même pas l'accès au vaccin polyo/tétanos, qui doit coûter quelques euros. Et vous aurez raison... Mais vous serez en train de marchander la vie de votre chat. Et que penserez-vous si malgré les meilleurs soins, après avoir payé 900 euros, au bout de cinq semaines, le chat meurt ?

Ou vous me direz sans doute que vous n'avez pas les moyens de payer 2500 euros pour votre chat, même en trois ans. Vous aurez honte. Vous culpabiliserez. Moi aussi, parce que je peux pas vous offrir ce traitement pour moins. Parce qu'en réalité, 2500 euros pour une chimiothérapie, ce n'est pas cher. Cela vous choque ? Je comprends. Nous en reparlerons dans un autre billet.

Et oui, nous parlons bien du prix que vous serez prêt à payer pour la santé de votre compagnon. De la valeur de sa vie.

Certains personnes me disent que 60 euros, pour le vaccin de leur chat qui est en parfaite santé, c'est cher. Je leur réponds que pour beaucoup de gens, 60 euros pour un animal, c'est un luxe. Je leur parle ensuite du typhus ou de la leucose qui sont des maladies mortelles. Je ne leur parle même pas de la valeur de la consultation vaccinale, du nombre de points que je contrôle, des dépistages effectués à cette occasion. Mais j'assume mes 60 euros.

Qu'est-ce qui définit la valeur de la vie ?

Classiquement, on définit deux paramètres dans l'argent que des propriétaire sont prêts à mettre dans les soins vétérinaires.

La valeur monétaire, c'est le prix de l'animal. Peu de gens sont prêts à soigner le hamster de leur fils, qui a coûté huit euros. "Il suffit d'en racheter un autre. Et puis, c'est une leçon de vie pour le gamin. Et la consultation du véto est à 25 euros ! Alors que, si ça se trouve, il ne pourra rien faire."

La valeur affective, c'est l'argent que ces mêmes propriétaires sont prêts à donner pour que l'on soigne leur compagnon. Combien aurait payé l'enfant pour sauver son hamster ? Tout, sans doute, parce que dans ce cas, l'exemple est mauvais, il s'agit d'un enfant, n'est-ce-pas ?

En fait, ces deux paramètres, classiquement donnés en cours, sont très incomplets. La profession vétérinaire touche à une multitude de milieux sociaux et culturels. Une stagiaire me demandait aujourd'hui, pour son rapport, comme je définirais ma clientèle. Je lui ai répondu : "Géographique. Ma clientèle, dans cette région rurale, ce sont les habitants 20 kilomètres à la ronde. Il y a des paysans, des chasseurs, des ouvriers, des médecins, des bourges, des pauvres, des enfants, des homme, des vieux, des médecins, un curé, des femmes, un foyer pour handicapés..."

Et toutes ces personnes ont leur propre rapport à l'animal. A leur animal, et à celui des autres. Je connais une jeune retraitée bien pensante qui ne supporte pas ces chasseurs de sanglier qui envoient leurs chiens au carton. Je lui parle alors de ces chiens qui, même blessés à mort, feraient n'importe quoi pour y retourner, qui adorent chasser. Qui sont malheureux lorsqu'ils voient la meute partir sans eux sous prétexte qu'ils ont des sutures partout. Je connais aussi une très vieille dame qui trouvait quand même étrange de payer une cinquantaine d'euros pour castrer son chat alors que, quelques soixante années plus tôt, elle quittait Lille pour gagner la zone libre. Elle trouvait qu'elle avait de la chance de payer cette somme aujourd'hui.

Il y a l'utilité de l'animal. Travaille-t-il avec son propriétaire pour lui faire gagner sa vie, comme un chien de berger ou un chien de garde ? Lui permet-il de surmonter son handicap, comme un chien guide d'aveugle ? Lui rapporte-t-il de l'argent lorsqu'il le vend, comme un veau limousin (son seul revenu, sans doute) ? Lui permet-il d'avoir des loisirs, comme un chien de chasse ou un cheval de concours. Il est probable qu'il ne "sert" à rien, comme votre chat. Il a pourtant de la valeur.

Il y a la place que l'on accorde à son animal. Le statut social, si vous préférez. Certains pensent que leur chien, même s'ils l'adorent, n'est qu'un chien. Ils veulent bien payer, mais ils veulent être "raisonnables". Certains pensent qu'un chat, c'est à peine "plus" qu'une fouine. Presque un nuisible. "Certaines personnes achètent un chat ? Les gens sont fous." D'autres demandent à leur avocat de négocier le droit de garde alterné du Yorkshire que leur ex a emporté. Comment cet avocat va-t-il leur expliquer qu'en droit, un chien est un bien meuble ? La plupart se situent dans un "juste" milieu. Juste ? Mais pour qui ?

Il y a l'espérance de vie de l'animal. Qui payerait des milliers d'euros pour offrir un mois de vie à son chien de 16 ans ? Tant de mes clients décident d'arrêter de vacciner leur chien lorsqu'il atteint un "certain" âge, souvent un âge où, pourtant, ces protections lui seraient bien utiles... D'autres refusent de réparer une patte cassée lorsque la chienne est vieille. Certains se moquent de son âge, ils se disent qu'ils leur doivent bien ça. Un éleveur de bovins n'investira pas une grosse somme dans une vache âgée qui ne pourra plus produire de lait ou de veaux. Il la réformera. Qui a raison, qui a tort ?

Enfin, il y a simplement l'affection que l'on porte à son animal. Vous ne vous posez pas vraiment la question, mais je vous la poserai peut-être un jour : combien êtes-vous prêt à payer ? J'espère sincèrement que ce cas ne se posera jamais pour vous. Mais la question est intéressante, non ? Et glaçante, sans doute. Vous n'avez sans doute plus très envie de vous la poser.

Alors pourquoi répondriez-vous pour les autres ?

Un conducteur a renversé une chienne avec sa voiture. Il n'y est pour rien, elle s'est jetée sous ses roues, il roulait à une vitesse normale. Quelle somme est-il prêt à payer pour soigner la chienne ? Et le maître de la chienne, si le conducteur s'est enfui ? Et le conducteur, s'il s'avère que la bestiole est une chienne errante que personne ne regrettera ? Combien le conducteur serait-il prêt à payer, si, cette fois, il était en tort ? S'il se disait que cela aurait pu être sa chienne ? Ou s'il déplaçait le problème, s'il se disait qu'il aurait pu renverser un enfant ?
Un éleveur demande au vétérinaire d'euthanasier l'une de ses vaches. Combien, pour qu'elle ne souffre pas, au lieu de la regarder mourir, ce qui ne lui coûterait rien ? Le prix des vaccins de ses veaux ?
Et celui qui achète un steack, combien est-il prêt à payer pour que l'animal meurt sans souffrance à l'abattoir ? Plus, d'après les sondages. Les gens sont si généreux. Pourtant, ils achètent la viande la moins chère au lieu d'acheter celle qui vient d'un pays où des règles très strictes encadrent l'abattage et la souffrance animale, comme la France.

Ces préjugés que j'aimerais tant briser

Je vous en ai donné quelques exemples avec mes chiens de chasse et mon yorkshire. J'ai répondu à Mona par ici, je lui rends hommage, c'est elle qui m'a donné l'envie de vous écrire ces lignes. Je ne veux pas être agressif avec elle, mais je devine ses a priori.

Chaque personne donne, pour chaque animal, une valeur à son existence. Ce prix dépend de tous ces paramètres plus ou moins irrationnels... alors, avant de juger les autres, essayez de comprendre. Moi, c'est ce que je dois faire tous les jours.
Et pourtant, je n'ai pas à décider, personnellement : j'offre des alternatives, et j'aménage un peu selon les clients. Le gamin avec son rat, qui pleure toutes les larmes de son corps, ne paiera qu'une somme symbolique, mais une somme quand même. Pour le symbole, justement. La dame, avec son yorkshire, qui me demande un certificat comme quoi son ex a maltraité Kiki (pour avoir le droit de garde, vous comprenez), ou celle qui réveille tous les confrères de la région en pleine nuit pour avoir une ovariectomie de chatte en urgence, risque fort de payer plus. Oh, rassurez-vous, je ne me permettrais pas de gonfler mes tarifs, mais je multiplierais les examens pour démontrer que Kiki va très bien. Heureusement, la plupart du temps, je me contente d'énoncer des devis, de proposer, et de laisser le maître se débattre avec ses contradictions.

Pourquoi pensez-vous qu'un éleveur se fiche de ses vaches, qu'il paiera le moins possible et certainement pas pour du "superflu" ? Parce qu'il les envoie à l'abattoir ? Vous pourriez aussi vous dire qu'il consacre sa vie à marcher dans la merde à se casser le dos. Qu'il subit des contraintes réglementaires dont vous n'avez même pas idée, pour le bien-être animal, pour la sécurité sanitaire. Et tout ça pour gagner combien, finalement ? Peut-être qu'il ne fait pas ça que pour l'argent. Je sais bien que beaucoup jouent les durs... mais les éleveurs aiment leurs animaux. J'aimerais que vous voyiez l'un de ces rustres lors d'une euthanasie.

Qu'est-ce qui vous permet de penser que ces brutes de chasseurs se fichent de leurs chiens ? Vous n'imaginez même pas combien ils payent pour les nourrir, les emmener à la chasse, ou les soigner. Combien de temps ils passent à les dresser, aussi. Vous devriez vois leur visage lorsque l'un d'entre eux reste sur le carreau.

Un chien de race, un shar pei qui se vend 2000 euros, vaut-il plus qu'un bâtard ? Non, bien sûr ! Pourquoi cette cliente si gentille, qui soigne si bien son chiot, s'est-elle mise à dépenser beaucoup d'argent pour lui alors que sa vieille corniaude a juste eu droit à une euthanasie précoce, quand elle aurait pu être soignée ? Je n'exagère pas, et cette personne est vraiment charmante, en plus.

Ca vous choque que l'on gave une oie ? Que l'on paye 2000 euros pour faire une triple ostéotomie du bassin sur son bouvier bernois de 7 mois ? Que l'on mange les chevaux ? Que l'on euthanasie un rottweiler parce qu'il a grogné ? Que l'on enferme un chien dans un appartement 23h30 par jour ? Que l'on donne des trucs à table à son chien pendant les repas ? Que l'on décapite une poule ?

Pourquoi ? Pourquoi pas ?