Soigner, parce qu'il le faut ?

C'est un samedi soir. Il est 19h00, j'aimerais bien rentrer chez moi, mais, pas de bol, j'ai eu quatre appels entre 18h45 et 19h00.

Le premier a été vite expédié. Un chien qui s'étranglait avec un os, mais qui l'a vomi dans la voiture (technique à retenir pour quand je n'aurai plus d'apomorphine).

Le second, je l'ai mis sous perf' et hospitalisé direct, dans la cage à côté de son frère qui est là depuis hier. Une portée de chiots, un parvovirus, un week-end à nettoyer et désinfecter cages et chenil, histoire de mieux apprécier la valeur de nos assistantes.

Le troisième ne m'a pas pris bien longtemps non plus. Plus de peur que de mal sur un accident de la route, le conducteur a pilé, le pare-choc a juste bousculé le chien.

Le quatrième m'a occupé jusqu'environ minuit.

C'est une cliente que je ne vois pas souvent, mais régulièrement et depuis longtemps, qui me l'a amené. Mme Baïs. Sa fille l'accompagnait. Je soigne leurs chevaux, et leurs chiens à l'occasion. Ils ne sont pas très véto. Leurs animaux vivent leur vie, plus ou moins en liberté autour de la maison. Ils les nourrissent bien, s'en occupent, mais les chiens, les chats ou les autres bestioles ne sont que ça : des chiens, des chats, des bestioles. Pas des enfants de remplacement, des confidents ou des compagnons de vie.

Je les aime bien : ils sont clairs et cohérents.

Leur jack russel a déconné. Dans les grandes largeurs. Il n'a rien trouvé de plus intelligent qu'attaquer un chien qui passait avec une joggeuse sur la route devant la maison. Un jack russel, c'est un petit chien. Un terrier. Un genre de fox, si vous voulez (là, normalement, les fans de jack russel ET de fox devraient me sauter dessus). Le chien qui passait, c'était un leonberg. 60kg. Le jack russel est vite rentré chez lui, avec quelques trous dans la peau.

Une fois l'émoi de la bagarre passé, chacun est retourné à ses occupation. Les trous, ce n'était objectivement pas grand chose. Ils ont désinfecté et espéré que "ça lui apprendrait" - sans trop y croire. Puis oublié.

Le lendemain soir, ce samedi, à 18h30, le chien a vomi du sang.

Une bonne partie de son aine droite était tuméfiée. Il y avait un petit coup de croc. Pas grand chose. La peau avait pris une vilaine teinte violacée, nuancée de noir. C'était gonflé, mais la douleur était impossible à estimer. Le chien n'était vraiment, vraiment pas bien. Très abattu, un peu déshydraté. Il endurait.

Un examen rapide à l'échographe m'a rapidement confirmé ma suspicion : le muscle abdominal était déchiré, les intestins était sous la peau. Avec les vomissements, j'imaginais une occlusion liée à une hernie étranglée : l'intestin faisant une boucle par la déchirure abdominale, trop serré, étranglé par l'étroitesse de la plaie d'éventration. Le sang ne circule plus, l'intestin meurt.

C'est évidemment une urgence, c'est évidemment très grave. Je démarrerai l'opération environ une demi-heure plus tard. Finalement, le croc avait même percé l'intestin, qui déversait son contenu dans la poche entre la peau et le muscle abdominal. Il m'a fallu enlever environ 30cm d'intestins. C'est la chirurgie la plus complexe que je sache faire.

Tout s'est très bien passé.

Lorsque j'ai établi mon diagnostic, avec la propriétaire du chien et sa fille, j'ai évidemment expliqué les tenants et aboutissants du problème. Que j'ai eu tort sur la nature exacte de la blessure n'y changeait finalement rien : la prise en charge était la même.

Elles étaient évidemment d'accord pour que j'opère. Madame s'est d'ailleurs excusée, plusieurs fois, pour la soirée que j'allais passer. J'ai eu beau lui expliquer que j'étais là pour ça, elle avait bien conscience que mon samedi soir se passerait en tête à tête avec les intestins de son chien et pas avec ma famille. Elle avait compris que c'était une chirurgie complexe, et que le risque anesthésique était relativement important. Qu'il faudrait sans doute quelques jours d'hospitalisation, et une alimentation spéciale pendant deux semaines au moins.

J'ai donc recueilli dans les règles de l'art son consentement éclairé.

Je n'ai pas fait signer de demande de soin, ou de document prouvant le consentement éclairé. Ici, ça ne se fait pas. Nous n'avons pas de problème à ce niveau. Les gens sont d'accord ou pas, mais nous n'avons pas (encore ?) formalisé cette étape indispensable de la relation de soins. La parole donnée, la confiance et le respect mutuel entre client et vétérinaire fonctionnent bien. J'ai bien conscience que ce n'est plus le cas partout, et je chéris cette relation précieuse.

Nous n'avons pas parlé d'argent. Parce qu'avec eux, ça ne se fait pas. C'est monsieur qui gère, et, ce soir-là, il n'était pas là. Je le connais, il me connaît, je sais qu'il serait d'accord. N'y voyez aucun sexisme, ou mépris, ou catégorisation : c'est comme ça que leur famille fonctionne. Je n'ai pas abordé le sujet, elles non plus. Elles avaient pourtant parfaitement conscience que ça risquait de coûter cher.

J'ai préféré ne pas le mettre sur la table pour me concentrer sur le plus urgent : enlever ses intestins pourris à ce chien.

Elles ont préféré ne pas aborder la question pour des raisons qui leur appartiennent.
Ce n'était certainement pas parce que ça n'avait pas d'importance. Ce sont des gens modestes.
Ce n'était pas parce qu'il n'y avait pas le temps, ou que l'occasion a manqué.
C'était peut-être parce qu'on ne parle pas de ces choses là, et encore moins au docteur. Cela, j'en avais conscience, ce n'était peut-être pas à mon honneur de n'avoir pas brisé le silence sur cette question. On flirtait sans doute à la limite de la manipulation, comme c'est souvent le cas dans la relation entre le soignant et le soigné (ou le propriétaire du soigné, dans le cas d'un animal...).

D'habitude, je mets les pieds dans le plat. Je sais le problème de la valeur de la vie, je sais que les soins que je prodigue peuvent être chers. Je connais également leur coût. Je me suis dit qu'il était plus pertinent de ne pas aborder la question. Je ne sais pas exactement pourquoi.

La facture s'est finalement élevée à 700 euros, pour une entérectomie sur éventration souillée (anesthésie gazeuse, environ deux heures et demie d'intervention, seul, un samedi soir, deux boîtes de chirurgie...), surveillance du réveil (environ 3/4 h de plus dont j'ai profité pour nettoyer le bloc et les boîtes de chirurgie), trois jours d'hospitalisation dont un dimanche, des tas de médicaments (analgésiques surtout, anti-inflammatoires, antibiotiques), un petit sac de croquettes et tous les petits soins qui accompagnent une telle intervention.

Objectivement, je pense que ce n'est pas cher. Comme me le disait un confrère très spécialisé, habitué des grosses factures : "c'est pas cher, mais c'est beaucoup d'argent."

Nous n'avons abordé la facture que lors du retrait des points, deux semaines plus tard. Tout s'était très bien passé, quoique cette précision ne soit théoriquement pas pertinente concernant le prix des soins.

Cette fois-ci, c'est M. Baïs qui était venu, avec sa fille. Lorsque j'ai abordé la question de la facture, prévenant et anticipant sur une possibilité d'étalement de paiement, il se doutait bien que ce serait cher. Mais il ne pensait manifestement pas que ce serait autant. Je savais que, pour eux, c'était une somme très importante. Pour certains, ce serait une somme insurmontable (qui condamnerait leur animal ?). Pour d'autres, un simple détail.

M. Baïs n'a pas du tout contesté le prix. Mais il s'est visiblement décomposé. Du coup, j'étais encore moins fier de n'avoir pas abordé la question avant. Je ne sais toujours pas si c'était une erreur de ne l'avoir pas fait. Il m'a fait confiance, par procuration certes, mais peu importe. Il a apprécié la réussite de mon travail, et réalisé en voyant avec moi le détail de la facture, que d'une part le prix était "juste", et que d'autre part je lui avais "remisé" certains actes dans une logique de forfait de soins.

M. Baïs a eu très précisément les mots suivants :

"Je paierai, oui, bien sûr.
C'est normal, c'est mon chien, il faut bien le soigner.
Mais quand même, c'est sûr, ça fait beaucoup d'argent.
Mais quand on a un animal, c'est sûr, on le soigne, il le faut."

Je n'ai pas oublié ses mots.

J'ai entendu l'idée, considérée mais vite évacuée, de ne pas me payer. Il savait qu'il n'avait aucune raison de ne pas me payer, et c'est un homme honnête qui me considère comme un homme honnête.

J'ai entendu ce que je savais : c'était vraiment beaucoup d'argent. Il l'énonçait sans honte, ni comme un aveu, ni comme un reproche, et d'autant plus facilement sans doute que je l'avais déjà précisé. J'ai conscience du prix, de ce que représente cette somme pour une famille modeste. J'ai aussi conscience des coûts et de la valeur des soins, ce qui me permet de présenter sans honte mes factures (et il m'a fallu beaucoup de temps pour apprendre à assumer mes factures).

J'ai surtout entendu cette obligation morale à laquelle je n'avais pas vraiment réfléchi. J'avais bien sûr déjà entendu la formule "quand on a un animal, on l'assume", et ses diverses variantes. Mais cette phrase, jusque là, était restait pour moi une idée prête à penser, une formule toute faite. Je m'interroge encore régulièrement sur les questions liées à la valeur de la vie animale, évitant autant que possible ses dilemmes inhérents à mon métier. Là, ce n'était pas la question.

M. Baïs interprétait devant moi, avec beaucoup d'honnêteté, cette contrainte morale.

Il faut soigner son animal.

Pourquoi ?

Parce qu'on en a la responsabilité, et qu'avec elle vient une obligation morale qui n'existe pas s'il s'agit de réparer une voiture.

Cette obligation morale envers un animal n'existait pas, ou en tout cas n'était pas la règle, il y a quelques décennies. Elle ne vaut d'ailleurs que pour notre société et celles qui lui ressemblent. Elle sous-tend l'essentiel de mon activité professionnelle, surtout avec la baisse de l'activité "rurale" depuis quelques années. Elle est même entrée dans la loi avec la notion d'obligation de soins.

Dans le même temps, les progrès de la médecine vétérinaire, sur les traces de la médecine tout court, sont fulgurants. L'augmentation des moyens financiers consacrés aux animaux accompagne l'augmentation des moyens médicaux disponibles. Pharmacopée, imagerie, chirurgie, compétence... Les vétérinaires d'aujourd'hui ne font plus le même métier que les vétérinaires de la génération qui les a précédés.

Dans le même temps, les vétérinaires, comme les propriétaires des animaux, deviennent un enjeu financier pour les labos, les assureurs et les affairistes divers et variés.

Puisqu'il faut soigner l'animal, puisqu'on le doit, autant s'en donner les moyens.

Jusqu'où ?

Et comment devons-nous désormais comprendre l'obligation de moyens inhérentes à l'exercice loyal de la médecine ?

Parce qu'un moyen existe, faut-il l'utiliser ? Doit-on l'utiliser ? Le proposer, oui, on le doit, et c'est finalement ici que s'achève a priori le principe de l'obligation de moyens, réduite à une obligation d'informer sur l'existence des moyens. Ensuite, il faut composer avec les contraintes, les attentes, les limites et possibilités financières et techniques de chacun - aussi bien vétérinaire que propriétaire. De cette confrontation entre le "possible" et le "disponible" renaît l'obligation de moyens, définie cette fois par un devis qui tient lieu de contrat de soins.

Un médecin me disait l'autre jour : "nous, quand on ne sait pas, on fait un scanner." Curieuse logique, d'un point de vue médical d'une part, mais d'un point de vue économique également. Le moyen existe, on doit l'utiliser, d'autant plus qu'on pourrait lui reprocher de ne pas le faire. En médecine "humaine", la question économique est pour l'instant évacuée (du point de vue du patient en tout cas). Pour le meilleur et pour le pire, notamment l'insupportable "j'y ai droit, je cotise", à la fois parfaitement logique et totalement vicié. Je commence à le voir apparaître avec les mutuelles de santé pour animaux de compagnie, qui permettent de fausser la décision médicale d'une manière inédite : avant, on était contraint par défaut de moyens, nous dirigeons-nous nous aussi vers une contrainte par excès ?

Jusqu'où faut-il aller ? Et puisque la question est par essence morale, quel est le seuil immoral ? Celui qui rabaisse l'homme sous le niveau de l'animal de compagnie ?

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