Trop vite

Il est presque 14 heures. Un dimanche de garde comme les autres, entre averses – quand je suis dans les prés - et trop timides rayons de soleil – quand je suis dedans. Le téléphone sonne, encore. Je sors à peine de table. Je suis d'astreinte et j'en ai marre. J'en avais déjà marre en me levant, et pourtant, je n'avais pas été dérangé de la nuit.
Je reconnais la voix de M. Livenne. Il est hésitant.
« C'est ma chienne. Elle est à terme, et elle a été prise par un gros mâle, je suis inquiet. »

Ils sont toujours inquiets quand le mâle est plus gros que la femelle. Il n'y a pas de quoi, pourtant, ça ne joue pas sur la taille des chiots. Sauf s'il n'y en a qu'un ou deux, éventuellement.
« Elle a déjà mis bas ? Quel âge a-t-elle ? »
Deux fois. Elle a 4 ans.
4 ans, deux mise-bas, un berger. Aucune raison que cela ne se passe pas bien. Clairement, je n'ai pas envie de ressortir. Pas envie de l'écouter. J'ai envie de le rassurer et d'aller faire autre chose. Je lui explique qu'on se fiche de la taille du mâle.
« Oui, mais… elle est bizarre. Elle s'est énervée toute la matinée pour se faire un nid, elle courait partout, surexcitée. Je l'ai mise dans la bétaillère, pour qu'elle soit au calme. Et il ne se passe rien. Elle halète beaucoup. Elle est bizarre. »
Je réprime un immense soupir. Je ne vais pas pouvoir l'esquiver. Je demande :
« Il n'y a aucune raison que la mise-bas soit problématique. Elle mangeait bien ces derniers jours ?
- Oui.
- Elle n'est pas maigre, elle n'a pas vomi ?
- Non, et elle a un ventre énorme.
Sa voix transpire l'inquiétude à l'évocation de son ventre.
- Ça ne se passe… juste pas comme d'habitude, alors ?
- Oui.
- Vous l'avez vue pousser ?
- Non. »
Il hésite encore, il voit bien que je ne suis pas convaincu, il ne l'est pas lui-même. Mais on ne va pas jouer.
Je capitule : « OK, on se retrouve dans 15 minutes à la clinique, d'accord ? »

Je soupire tout à fait, cette fois. Mais après avoir raccroché. Il ne voudra pas garder les chiots. Je n'ai pas envie de passer mon dimanche après-midi à faire une césarienne, en stérilisant probablement la chienne et en sacrifiant tous les bébés. Mais ce n'est pas comme si mes envies comptaient.

Elle est sur la table. Lola. Une jolie bâtarde. Bringée, masque noir. On appelle ça des farous, ici. Croisés de tout et n'importe. Plus rustique, il n'y a pas. M. Livenne est assis sur une chaise, il joue avec ses doigts, passant son index de la main gauche sur chaque extrémité des doigts de la main droite, puis l'index de la main droite sur chaque extrémité des doigts de la main gauche, puis le majeur…
Moi, je suis assis sur mon fauteuil, et je la regarde, dubitatif. 39,3° de température. C'est trop, surtout au moment de la mise-bas, quand la température chute. Un gros ventre, mais raisonnablement souple. Sa glycémie est normale. Sa calcémie aussi. Alors pourquoi ne tient-elle pas debout ? Pourquoi ces tremblements, cette faiblesse musculaire ? Si ce n'est ni une hypoglycémie, ni de l'éclampsie ? Les hypothèses évidentes.

Je prends mon spéculum, je file explorer le fond de son vagin. Sa vulve n'est pas assez dilatée. Pas assez relâchée. Et il y a le bouchon muqueux qui se liquéfie, là-dedans. Elle n'est pas vraiment prête à mettre bas, enfin, je ne pense pas. Son état n'est pas lié à sa gestation. Je n'y crois pas. C'est un pari.

« Aurait-elle pu avoir accès à du tue-limace ? Du cannabis ? Des insecticides pour le potager ou les bâtiments ? Ou des produits de vos brebis ? »

Elle a les pupilles dilatées, je ne l'avais pas vu. Pas regardé. Elle mâchonne sans cesse, elle bavouille. Et ces « tremblements » cloniques… J'ai sauté sur l'hypoglycémie et l'éclampsie avant de l'avoir vraiment examinée. « C'est du tue-limace, je suis presque certain que c'est une intoxication avec une dose infime de tue-limace »

Il secoue la tête, cesse de jouer avec ses doigts. Il m'amène sa chienne pour un problème de mise-bas et je lui parle empoisonnement. Il réfléchit, soupire, me dit que non, elle n'a pas accès à des produits de ce type. Il a hésité, pour le cannabis. Mais c'est une intoxication au métaldéhyde, du tue-limace, j'en suis presque certain.

Alors je vais choisir de ne rien faire. Elle a surréagi à ma prise de sang, tout à l'heure. Il lui faut du calme. Il n'y a pas d'antidote. Elle est restée quatre heures dans le camion, donc elle est au pic de gravité de son intoxication, qui survient au plus tard 3 heures après l'ingestion. Une perfusion l'aiderait, mais elle ne supportera pas la cage, le cathéter et le tuyau. Je ne veux pas utiliser les tranquillisants qui pourraient calmer ses mouvements cloniques. Trop de risque de perturber la gestation, ou, si j'ai tort, la mise-bas. Et on verra. Je vais renvoyer cette chienne à terme et intoxiquée sans aucun traitement à la maison. Elle ne va pas s'améliorer avant ce soir. Peut-être demain matin. Et puis… elle ira mieux.

Et je vais serrer les fesses bien fort en espérant avoir raison.

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