Trop vite
mercredi 2 mai 2018, 21:21 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Il est presque 14 heures. Un dimanche de garde comme les autres, entre averses – quand je suis dans les prés - et trop timides rayons de soleil – quand je suis dedans. Le téléphone sonne, encore. Je sors à peine de table. Je suis d'astreinte et j'en ai marre. J'en avais déjà marre en me levant, et pourtant, je n'avais pas été dérangé de la nuit.
Je reconnais la voix de M. Livenne. Il est hésitant.
« C'est ma chienne. Elle est à terme, et elle a été prise par un gros mâle, je suis inquiet. »
Ils sont toujours inquiets quand le mâle est plus gros que la femelle. Il n'y a pas de quoi, pourtant, ça ne joue pas sur la taille des chiots. Sauf s'il n'y en a qu'un ou deux, éventuellement.
« Elle a déjà mis bas ? Quel âge a-t-elle ? »
Deux fois. Elle a 4 ans.
4 ans, deux mise-bas, un berger. Aucune raison que cela ne se passe pas bien. Clairement, je n'ai pas envie de ressortir. Pas envie de l'écouter. J'ai envie de le rassurer et d'aller faire autre chose. Je lui explique qu'on se fiche de la taille du mâle.
« Oui, mais… elle est bizarre. Elle s'est énervée toute la matinée pour se faire un nid, elle courait partout, surexcitée. Je l'ai mise dans la bétaillère, pour qu'elle soit au calme. Et il ne se passe rien. Elle halète beaucoup. Elle est bizarre. »
Je réprime un immense soupir. Je ne vais pas pouvoir l'esquiver. Je demande :
« Il n'y a aucune raison que la mise-bas soit problématique. Elle mangeait bien ces derniers jours ?
- Oui.
- Elle n'est pas maigre, elle n'a pas vomi ?
- Non, et elle a un ventre énorme.
Sa voix transpire l'inquiétude à l'évocation de son ventre.
- Ça ne se passe… juste pas comme d'habitude, alors ?
- Oui.
- Vous l'avez vue pousser ?
- Non. »
Il hésite encore, il voit bien que je ne suis pas convaincu, il ne l'est pas lui-même. Mais on ne va pas jouer.
Je capitule : « OK, on se retrouve dans 15 minutes à la clinique, d'accord ? »
Je soupire tout à fait, cette fois. Mais après avoir raccroché. Il ne voudra pas garder les chiots. Je n'ai pas envie de passer mon dimanche après-midi à faire une césarienne, en stérilisant probablement la chienne et en sacrifiant tous les bébés. Mais ce n'est pas comme si mes envies comptaient.
Elle est sur la table. Lola. Une jolie bâtarde. Bringée, masque noir. On appelle ça des farous, ici. Croisés de tout et n'importe. Plus rustique, il n'y a pas. M. Livenne est assis sur une chaise, il joue avec ses doigts, passant son index de la main gauche sur chaque extrémité des doigts de la main droite, puis l'index de la main droite sur chaque extrémité des doigts de la main gauche, puis le majeur…
Moi, je suis assis sur mon fauteuil, et je la regarde, dubitatif. 39,3° de température. C'est trop, surtout au moment de la mise-bas, quand la température chute. Un gros ventre, mais raisonnablement souple. Sa glycémie est normale. Sa calcémie aussi. Alors pourquoi ne tient-elle pas debout ? Pourquoi ces tremblements, cette faiblesse musculaire ? Si ce n'est ni une hypoglycémie, ni de l'éclampsie ? Les hypothèses évidentes.
Je prends mon spéculum, je file explorer le fond de son vagin. Sa vulve n'est pas assez dilatée. Pas assez relâchée. Et il y a le bouchon muqueux qui se liquéfie, là-dedans. Elle n'est pas vraiment prête à mettre bas, enfin, je ne pense pas. Son état n'est pas lié à sa gestation. Je n'y crois pas. C'est un pari.
« Aurait-elle pu avoir accès à du tue-limace ? Du cannabis ? Des insecticides pour le potager ou les bâtiments ? Ou des produits de vos brebis ? »
Elle a les pupilles dilatées, je ne l'avais pas vu. Pas regardé. Elle mâchonne sans cesse, elle bavouille. Et ces « tremblements » cloniques… J'ai sauté sur l'hypoglycémie et l'éclampsie avant de l'avoir vraiment examinée. « C'est du tue-limace, je suis presque certain que c'est une intoxication avec une dose infime de tue-limace »
Il secoue la tête, cesse de jouer avec ses doigts. Il m'amène sa chienne pour un problème de mise-bas et je lui parle empoisonnement. Il réfléchit, soupire, me dit que non, elle n'a pas accès à des produits de ce type. Il a hésité, pour le cannabis. Mais c'est une intoxication au métaldéhyde, du tue-limace, j'en suis presque certain.
Alors je vais choisir de ne rien faire. Elle a surréagi à ma prise de sang, tout à l'heure. Il lui faut du calme. Il n'y a pas d'antidote. Elle est restée quatre heures dans le camion, donc elle est au pic de gravité de son intoxication, qui survient au plus tard 3 heures après l'ingestion. Une perfusion l'aiderait, mais elle ne supportera pas la cage, le cathéter et le tuyau. Je ne veux pas utiliser les tranquillisants qui pourraient calmer ses mouvements cloniques. Trop de risque de perturber la gestation, ou, si j'ai tort, la mise-bas. Et on verra. Je vais renvoyer cette chienne à terme et intoxiquée sans aucun traitement à la maison. Elle ne va pas s'améliorer avant ce soir. Peut-être demain matin. Et puis… elle ira mieux.
Et je vais serrer les fesses bien fort en espérant avoir raison.
Commentaires
Aïe ! Le suspense ! Le chienne va-t-elle s'en sortir
sans casse ! Vous êtes dans l'obligation (!!) de nous
dire comment tout cela s'est terminé !
Blague à part, chapeau pour votre franchise et votre
conscience professionnelle ! Le profane se sent parfois, souvent, tellement démuni quand un de
ses animaux familiers est malade. Que faire ? Est-ce
grave, Docteur ? Va-t-il s'en sortir ?
Votre blog est suivi fidèlement par vos "fans" !!
Et je vous tire mon chapeau pour votre humanité,
vis-à-vis de tout ce qui vit, à deux ou quatre pattes !
Vos récits (même quand l'histoire finit mal) sont
tellement réconfortants, par leur chaleur et leur
générosité !
A la prochaine fois ! (façon très claire de vous dire
qu'on espère toujours un nouveau récit de votre
vie de vétérinaire !).
Bonjour Fourrure.
Quand je pense aux hypothèses que doit balayer le cerveau d'un véto an quelques minutes....J'en finis par me demander comment il y a tant de sauvetages.
Mais oui, il faut jouer la partie, quitte à perdre...
Décidèment, vos billets sont vraiment chouettes, parce qu'il y a, au-delà de la narration, toujours le détail qui fait que le lecteur visualise....ici, le détail des doigts du maître....alors, je relis ...tjrs pour bien comprendre entre les lignes , saisir le non-dit et aussi pour le plaisir de" m'emparer" du style de l'écriture...si réaliste!
Fourrure :
Je crois que je vous ai assez fait marronner ? Oui, j'avais raison. Et oui, on va stériliser la chienne. A sa demande, je n'ai rien eu à dire.
Merci pour ce billet. Dans votre blog, je me retrouve chez moi... La vue sur les Pyrénées me manque et les personnages qui y vivent aussi... Merci beaucoup
Merci pour le suspens et le dénouement dans les commentaires !
J'aime bien vos écrit, doc.
Pas parce qu'ils parlent de jolis chats et de jolis chiots.
Mais parce que justement ils parlent de la réalité sous-jacente. Des chiots/chatons qu'ils faut noyer/tuer. Des tues-limaces qui tuent autre chose que des limaces. De la férocité du vivant que tous ne comprennent pas toujours. Et qui pourtant est toujours là.
Et du fait que parfois vous devez vous charger du sale boulot.
Merci.
Bravo pour le diagnostic d'intoxication au métaldéhyde, vu le contexte et la clinique ce n'était pas du tout évident ! Pour ma part le dernier (et le seul ?) que j'ai vu bavait énormément plus qu'il ne convulsait...
Je me reconnais tellement dans la retranscription du discours au téléphone qui s'achève par un "Je capitule" !
Félicitations pour vos textes qui mettent des mots justes tout haut sur ce que nous ressentons tout bas.
Un jeune de confrère de garde un dimanche ;-)
Alors, finalement ? La chienne va bien ? :/
Fourrure, vos billets me manquent...
Je suis en train de devenir accro à vos narrations
Et j'ai envie de dire
Se faire recaler est tout ce que mérite une chienne enceinte de batards et tox
Donc Bravo de l'avoir fait ;)
Vous êtes resté le maître, vous pouvez dé-serrer
Mouhaha
Bises