Conduite automatique

Il suffit d'un microbe. D'un accident. D'une naissance. De vacances. Un collègue absent, pour deux, trois, quatre semaines ou plus – cela nous arrive à tous un jour ou l'autre, pas la peine de culpabiliser - et c'est immédiat : j'enclenche la conduite automatique. Un véto absent, dans notre structure à trois temps plein et demi qui a en permanence du travail pour deux à trois vétérinaires, cela ne signifie pas que nous ne pouvons plus faire le travail : nous ne sommes qu'exceptionnellement plus de trois à la fois. Cela implique simplement que nous soyons (comme d'habitude) tous les jours deux ou trois. Mais il n'y a plus de roulement. Alors nous prenons le planning, et nous rayons les jours de repos. Moins de mercredi avec les enfants, plus de week-end de deux ou trois jours. Une garde sur deux, et non plus une garde sur trois. Cinq à six jours travaillés sur sept, et trois à quatre nuits.

Il ne faut plus réfléchir, dans ce cas. Je le fais très bien. Je me prépare très vite, je le sais, mon comportement change. Je cesse de réfléchir à ce qui me concerne. Je n'anticipe plus, surtout, ou beaucoup moins. J'arrête de regarder la semaine suivante, je guette à peine le lendemain. De toute façon, je travaillerai. Et comme il est hors de question que qui que ce soit en pâtisse – confrères et consœurs, ASV, clients, patients, j'automatise. Je navigue dans une espèce de coton, un brouillard dans lequel j'avance heure par heure. Non pas que je n'organise plus mes journées de travail ou celles de la clinique en général, au contraire : la tension permanente qu'implique cette situation pousse à organiser d'autant mieux la charge de travail, pour nous économiser. C'est une course d'endurance. Mais je reste fixé sur l'instant. Mes journées, mes nuits, mes semaines ne sont plus que des suites d'instants. Je décommande les loisirs qui demandent de l'énergie – organiser une partie de jeu de rôles, une sortie… Je m'économise pour pouvoir garder une humeur égale avec mes collègues et mes clients, bien sûr, mais aussi et surtout avec ma famille. C'est un problème de boulot : il doit rester au boulot.
J'observe toujours avec un détachement étrange ma plongée en conduite automatique : je me vois travailler, discuter, téléphoner, diagnostiquer, décider, argumenter. Je me vois faire, je m'observe vivre, au lieu de… faire et vivre. C'est une sensation vraiment curieuse. Je ne crois pas être moins efficace, au contraire. Ni plus impersonnel. Je ne constate, en réalité, qu'une vraie différence : un drôle de mal de crâne qui augmente au fil de la journée, sans devenir réellement insupportable. Pas vraiment une douleur. Juste un engourdissement, qui participe à cette ambiance noyée de coton.
Je ne veux pas être plaint, ni félicité ou encouragé, car cela me force à considérer subjectivement ce qui se passe, cela me force à sortir de cette boule de coton pour répondre. "Non, mais non, ne t'inquiète pas, ça va en fait, on a déjà vécu pire. Et puis, c'est normal, c'est comme ça." "Ah, merci, mais ce n'est rien, tu sais." Ce n'est pas un manque de recul, c'est juste un choix : celui d'être spectateur de mes actes. L'objectivité "parfaite".
C'est aussi, pendant cette conduite automatique, que je réalise à quel point je suis, à chaque instant, en conduite accompagnée. La qualité des assistantes et vétérinaires avec qui je travaille est... fondamentale. Je sais que je peux me reposer sur eux, comme eux sur moi. Non pas qu'il n'y ait jamais de couac, c'est impossible. Mais nous pouvons compter les uns sur les autres. C'est curieusement aussi le type de période où je suis le plus en empathie avec elles. Ce qui semble logique, puisque je cesse, autant que possible, de me penser, moi.
En conduite accompagnée, je le suis encore plus à la maison. Je pourrais sans doute être en conduite automatique si je vivais seul. Peut-être serait-ce même encore plus facile. Mais… cela n'aurait plus aucun sens. C'est ma femme et mes enfants qui confèrent à nouveau un sens à ma vie, là où je n'en cherche plus aucun. C'est elle, elle surtout, qui me fait revenir vers la perception, vers notre vie. Pour deux, trois, quatre semaines, ou plus. Jusqu'à pouvoir recommencer à vivre.

PS : à toi qui me lira peut-être, pour qui je n'aurais peut-être pas du écrire ce billet, au risque de te culpabiliser, surtout : ne culpabilise pas. Repose-toi, concentre-toi sur toi. Aujourd'hui c'est toi, demain ce sera moi. C'est comme ça. Je n'ai jamais pensé que cela pourrait être autrement.

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