lundi 7 mars 2011

Pétasse

Une stabulation à l'ancienne, bien au chaud alors que la pluie glacée bat les lourdes portes de chêne. Il y a une dizaine, peut-être une douzaine de vaches de chaque côté du couloir central. Nullement perturbées par mon intrusion, elles s'affairent avec le foin odorant que le vieux bonhomme à casquette leur a dispensé "afin de les occuper".

Avec ses bottes, son bleu, sa moustache et sa casquette, il fait la conversation tout seul, parle de la pluie, de la neige, de l'hiver qu'est parti trop tôt mais qui va r'venir en traqu'nard, des jeunes qu'on pu l'courage d'faire des veaux sous la mère mais ils ont bien raison c'est un boulot de con, du voisin qu'a des vaches qui sont tellement maig' que l'vent les fait vaciller, de trucs et de riens. Il meuble mon silence appliqué de véto méfiant, habitué aux réactions de peur des vaches qui n'ont pas l'habitude d'entendre des voix étrangères. Dans mes mains et dans mes poches, il y a l'arsenal du parfait piqueur : tubes sous vides, aiguilles, pistolet à tuberculiner, injecteur automatique pour la microdose. Un vrai soldat, prêt à traumatiser les phobiques des aiguilles.

J'apprécie le parfum de l'étable, sa propreté, son air à la fois immuable et désuet. Son charme ancien. Le papy a saisit une étrille, et entreprend la première des limousines. Qui lève la queue de plaisir sous les coups de brosses. Je n'ai qu'à tendre le bras pour planter mon aiguille, vite et en douceur, de ce mouvement décidé mais patient qui évite l'essentiel de la douleur.

Puis j'avise l'ardoise au dessus de la vache. Un papy brosseur, une étable comme avant, un foin odorant. Et même des ardoises. Presque trop beau pour être vrai. Mâchouillant le capuchon de mon aiguille, de ce mouvement qui me valut à l'époque de m'arracher l'émail d'une incisive, j'abandonne l'ancien et sa vache pour déambuler sur le couloir central. Celle que je viens de piquer s'appelle Soleil. Sa voisine : Tulipe. Puis viennent Pilule, Bastille ou Clémentine. Calice. Tendrette. La Rousse. Pétasse.

"Pétasse ?"

J'ai parlé à haute voix.

"Mais pourquoi Pétasse ?"

Je me suis retourné vers le papy, hilare.

Une douleur fulgurante. Je suis projeté entre deux vaches de l'autre côté du couloir, allongé au sol entre leurs postérieurs que je fuis dans une panique instinctive, cherchant le refuge du passage central pour m'y tordre de douleur.

Pétasse, oui.

J'ai compris pourquoi.

Lorsque je me suis relevé, quelques minutes plus tard, pour finir cette prophylaxie en claudiquant, , je me suis méfié comme de la peste de la dernière vache du bâtiment.

Celle qu'il avait baptisée "Salope".

Cette fois-ci, je ne me suis pas laissé surprendre.

lundi 31 janvier 2011

FCO : continuer à vacciner, ou pas ?

Suite aux légitimes interrogations de Paysan heureux et de la quasi-totalité de ses collègues, voici un petit point sur la vaccination FCO. Je n'exprime là que mon point de vue, mais je vais essayer de l'argumenter au mieux.

Je ne reviens pas sur la description de la maladie, j'en ai déjà parlé, ainsi que de la campagne de vaccination et les amers souvenirs qu'elle m'a laissé.

Le préalable à toute discussion est un document très simple disponible librement sur le site de l'ANSES, l'agence nationale de sécurité sanitaire (qui a avalé, entre autres, l'ancienne AFSSA). Ce document de 7 pages est un avis suite à plusieurs questions sur la stratégie vaccinale à adopter sur la campagne 2010-2011. C'est suite à cet avis que le gouvernement a décidé de rendre la vaccination contre la FCO facultative et réalisable par les éleveurs.

Cela signifie qu'en pratique, cet hiver :
- la vaccination contre la FCO n'est plus obligatoire
- la vaccination contre la FCO n'est pas interdite
- la vaccination contre la FCO peut être réalisée par les éleveurs eux-mêmes.
- la certification de vaccination contre la FCO ne sera cependant obtenue que si les vétérinaires sanitaires vaccinent (on ne certifie pas ce qu'on ne fait pas soi-même).
- la vaccination et le prix des vaccins ne sont plus du tout pris en charge et sont donc à l'entière charge des éleveurs, dans un cadre libéral avec les vétérinaires (ce qui implique : tarifs libres).

Mais la vaccination reste indispensable pour exporter les bovins vers l'Italie, premier marché (et de très loin) pour les jeunes bovins français. C'est une exigence de l'Italie. Une vaccination certifiée reste donc indispensable pour les plus jeunes animaux, et à l'entière charge des éleveurs.

Corollaires divers :
- les vaccins sont vendus par flacons de 50 ou 100 doses. Si vous avez dix vaches (ou 60 !) et que vous voulez les vacciner vous-mêmes, cela vous coûtera une fortune par tête de pipe (sauf à s'arranger avec les voisins).
- les vétérinaires facturent à la dose, mais il faut les payer... et nous savons tous où en sont les comptes des éleveurs.
- les vétérinaires fixent librement leurs tarifs, et ils n'ont pas le droit de s'entendre sur les prix. D'où grogne des éleveurs et des vétérinaires, personne n'est content, c'est parfait.

La question que l'on me pose tous les jours est donc : "Et toi Fourrure, t'en pense quoi, est-ce que je vaccine ?"

L'avis des experts est très simple, je cite (mais je vous invite à lire le document dans son ensemble, il est très simple à comprendre) :

Toutefois, il est impossible d’affirmer que les sérotypes 1 et 8 du virus FCO ont disparu de l’Hexagone. Seule une épidémiosurveillance, passive et active, bien conduite, permettrait dans le courant de l’été de confirmer la circulation du virus ou, en fin d’année, de supposer l’absence de circulation virale. La détection, dans les semaines ou mois à venir, de résultats positifs avec des Ct inférieurs à 28, mettrait en évidence une éventuelle nouvelle circulation virale. Ainsi, bien qu’il n’existe pas de preuve d’une circulation virale actuellement (données disponibles en mai 2010, fournies par la DGAl), la présence récente du virus sur le territoire français continental, associée au faible taux de vaccination des ovins, permet au GECU d’estimer que la probabilité de circulation de BTV-1 et/ou BTV-8 en 2010 en France continentale est élevée à très élevée (8 à 9 sur une échelle de 0 à 9).

Au vu de la diminution très marquée du nombre de foyers de FCO entre 2008 et 2009, résultant d’une part de la campagne de vaccination 2008-2009 et, d’autre part, de l’immunité postinfectieuse consécutive aux épizooties de 2007 et 2008, une éradication de la FCO à sérotypes 1 et 8 du territoire français continental paraît possible dans l’avenir. Elle nécessite la poursuite des efforts déjà mis en place.

Etant donné la probabilité élevée de circulation du virus de la FCO en 2010 (estimée entre 8 et 9 sur une échelle de 0 à 9), les moyens à mettre en oeuvre sont les suivants : maintien d’un taux de couverture vaccinale le plus élevé possible chez tous les animaux réceptifs, quel que soit leur âge, et quel que soit le nombre d’injections vaccinales antérieures, et ce pendant au moins 12 mois supplémentaires. Il est recommandé de maintenir, durant la campagne 2010-2011, une vaccination généralisée des bovins, des ovins et des caprins (i.e. correspondant à un taux de couverture vaccinale de l’ordre de 80 à 90% pour chacune des espèces). Le taux de vaccination des ovins serait notamment à améliorer par rapport à celui de la campagne en cours 2009-2010. Il appartient au gestionnaire de décider des modalités permettant d'atteindre cet objectif vaccinal ; réalisation d’un effort particulier afin d’optimiser la couverture vaccinale durant la campagne 2010-2011 dans les zones où des foyers de FCO seraient identifiés en 2010 (i.e. dans les élevages atteints et leur voisinage) ; maintien de mesures de surveillance et de dépistage de l’infection chez les animaux réceptifs (cf. avis 2010-SA-0107 relatif à l’épidémiosurveillance).

Tout est dit.
Pour ma part, au vu de la situation dans ma région, je ne m'attends pas du tout à voir resurgir sérieusement la FCO dans les deux ans qui viennent. Mais l'immunité post-vaccinale (vaccin non renouvelé) et post-infectieuse va s'atténuer, et de nombreux animaux, qui n'ont jamais vu le virus ou le vaccin vont devenir de jeunes vaches... renouvelant le stock d'animaux "naïfs". Je ne m'attends pas à une nouvelle épizootie, mais plutôt à une situation endémique, avec des cas par-ci, par-là, une flambée de temps en temps et des cas sporadiques en tâche de fond.

Donc MA réponse aux éleveurs est la suivante :

Vous n'aurez pas de FCO d'ici un an ou deux, même si vous arrêtez de vacciner.
Vous avez vu ce que ça donnait quand un élevage se la prenait dans la poire, ce qui pourrait arriver d'ici trois ans ou un peu plus. On en saura plus d'année en année avec la surveillance.
Vous savez combien coûtent les vaccins.
Faites vos calculs selon vos moyens !

J'observe deux types de réactions :
Ceux qui ont eu mal, ou ceux qui ont eu peur, qui n'ont pas oublié combien ils ont désiré le vaccin, et qui continuent à vacciner.
Ceux qui n'ont pas souffert de la FCO, ou qui ont plus peur du vaccin que de la maladie (ici nous avons eu une grosse confusion sur la nocivité du vaccin, car nous avons vacciné trop tard, alors que l'épizootie était déjà déclenchée, entraînant une superposition de la maladie et de la vaccination, ce qui a poussé à voir dans le vaccin le responsable des dégâts - et puis il y a la paranoïa habituelle sur les vaccins).

L'AFSSA expliquait très bien dans ce document l'impact probable de la vaccination sur la reproduction. Un bilan avait été établi quelques mois plus tard. Je n'ai pas connaissance de documents plus récents. Mon expérience sur le terrain est très proche de celle décrite dans ces documents.

Pour réduire les coûts, nous vaccinons de préférence en réalisant d'autres opérations sur l'élevage (prises de sang etc). Nous groupons les tournées de vaccination. Et par ailleurs, nous continuons à réaliser des prélèvements sur tous les cas suspects, même peu suspects. Pour l'instant, tout est négatif, et ce n'est pas une surprise au vu des données 2010, qui sont excellentes (quasi aucun foyer clinique).

Je ne sais pas si cela peut servir de conclusion mais... dès qu'on me parle de vaccination FCO, j'ai juste envie de soupirer. Voire de m'enfermer dans un placard pour pleurer. Depuis le début de l'épizootie, il y a eu une cacophonie et des défauts de gestion qui ont conduit, d'une part à une relative inefficacité des mesures prises (notamment, cette vaccination trop tardive), d'autre part, à une tension sans précédents entre vétérinaires et éleveurs. La décision de rendre la vaccination facultative et à la charge des éleveurs n'est que la dernière pierre à ce foutage de merde, dont je suis bien persuadé qu'il est involontaire, mais parfaitement insupportable. Pour moi, dans dix ans, je suis persuadé que le seul souvenir qui restera de tout cela sera celui de la délirante dégradation de nos relations avec les éleveurs.

NB : c'est fou le nombre de documents auxquels on peut avoir accès. Évidemment, il faut savoir qu'ils existent. les sites des diverses agences, du parlement et du gouvernement regorgent de pépites !

dimanche 23 janvier 2011

Pour sortir le veau, Chris

Direction chez Colucci, pour quelques prises de sang à faire entre deux visites plus "médicales". L'occasion de discuter avec un papy qui en a vu d'autres, de profiter un peu du soleil et de ne plus réfléchir.

Juste ce qu'il me faut.

Mais comme rien ne se déroule jamais comme prévu, mon téléphone sonne.

Évidemment, c'est pas bien, mais je décroche : la sonnerie de la clinique.

"Dr Fourrure ? C'est Francesca, il faut aller chez Pique, une vache qui a le col ouvert mais il ne sent pas le veau.
- OK, je prends."

Comme si j'avais le choix. Colucci attendra. Demi-tour en live dans le premier chemin, et direction chez Pique. J'y serai dans cinq minutes au plus.

Lorsque j'arrive à la stabulation, il n'y a personne. Il a sans doute du aller récupérer son gosse ou un truc du genre, moi, je vois mon objectif : une vache isolée dans le box de vêlage, occupée à... manger.

Je décharge la voiture - la boîte à vêlages, avec le matériel de césarienne, de réa pour le veau, les cordes, des oblets antibiotiques et tout le toutim. J'enfile mon sac poubelle géant ma chasuble de vêlage, une paire de gants, et me dirige vers la parturiente récalcitrante, tandis qu'une 205 se gare en vrac derrière ma voiture. Pique, qui me lance un bonjour, s'excuse, saute sur une corde et file choper sa vache, en posant son gamin sur une barrière.

Deux minutes plus tard, j'ai les bras dans la bestiole. Une limousine de dix ans, c'est censé vêler sans se poser de questions. Elle, manifestement, ne s'en pose pas. Mais elle ne pousse pas non plus, et le veau est bien là, bien au chaud, tout au fond. Je lui tire une patte : il résiste, et la rétracte avec une vigueur indignée qui fait plaisir. Le col est correctement effacé, la vulve et le vagin pas trop dilatés, mais sur une vieille routière comme ça, il n'y à pas à se poser de question : un autobus passerait.

Le truc, c'est qu'elle ne pousse pas. C'est vexant : elle a mes deux bras dans le vagin, enfoncés presque jusqu'aux épaules, et elle essaye de chiper de l'ensilage sous la barrière. Alors évidemment, le veau reste au fond.

Bien sûr, on pourrait attendre. Mais il y a la place, le veau va bien, et surtout, je suis là. Donc : on va tirer. J'envoie Pique chercher le palan, confie mes cordes de vêlage à son fils, qui me regarde gravement du haut de ses cinq ans et de sa barrière.

"Dis Papa, pourquoi le monsieur il a les bras dans la vache ?
- Pour sortir le veau, Chris."

Je prends chacun des antérieur du veau dans mes mains, juste au-dessus des boulets. Entre les gants, les bouts de placenta et le liquide amniotique, il me faut serrer très fort pour maintenir les pattes, au grand dam du veau auquel elles sont attachées. A force de tirer, le veau se déroule, l'avant de ses antérieurs se pose plus ou moins dans le vagin, la tête est juste derrière. Costaud, le machin. Il ne va pas sortir sans effort. Ce qui est sûr, c'est que je ne le sortirai pas plus sans une meilleure prise. Je tend donc un bras vers Christophe, qui me donne une des menotte - ces cordes faites pour relier la patte du veau au palan. Un nœud d'alouette, et Chris' me donne la deuxième corde.

"Papa, pourquoi le monsieur il met les menottes dans la vache ?
- Pour attacher le veau.
- Hey bonhomme tu peux me poser les questions directement, tu sais ?
- Outch, Fourrure, t'aurais pas du dire ça !"

Bah. Le veau est bien attaché, les nœuds sont au bon endroit, je tire. Pas de souci, les onglons pointent à la vulve. Par contre, la tête du veau bute sur le col, et tend à basculer sur la droite, au lieu de se poser gentiment sur les antérieurs et de filer vers la sortie.

Pas bon. Le bestiau est vraiment gros, en plus. Mais il doit passer.

Il devrait.

Je file chercher une autre corde, que je vais lui passer derrière les oreilles, pour allonger le cou vers l'avant et empêcher que la tête ne parte sur le côté lorsque nous tirons les membres : deux ou trois essais successifs ont prouvé que mes bras et mes mains ne sont pas des guides suffisant pour maintenir la tête sur les rails.

"Dis monsieur, pourquoi tu mets encore une corde dans la vache ?
- On dit Docteur, Chris' !"

Je souris.

"Pour l'attacher, comme quand ton papa met une corde à une vache pour l'amener dehors, je fais pareil avec le veau.
- Mais il n'a pas de cornes !
- Oui, du coup je lui ai mis autour du cou.
- Mais pourquoi t'as pas fait un licol ?
- Parce que c'est trop compliqué là-dedans.
- Alors faut pas l'étrangler !
- Ouip, donc je mets ma corde d'une façon très spéciale."

Et bordel : il a que cinq ans.

"Je t'avais prévenu, Fourrure."

Effectivement.

Bon, en deux essais, la corde est bien mise. Nous fixons les menottes sur le palan, et c'est parti. On va y aller tranquillement, tout en douceur.

Sauf que la tête de ce con de veau n'a pas encore passé le col quand j'entends un ronflement de sonneur : ce con est mis à respirer. Mes poils se hérissent, Pique me regarde en hésitant. Il y a la place, on aurait pu prendre 5 ou 10 minutes pour le sortir, il ne tiendra pas si on ne se dépêche pas, car la vache n'a pas jeté ses eaux, à ne pas pousser.

Et d'ailleurs, elle ne pousse toujours pas.

Bordel !

Pique s'emploie de toutes ses forces à tirer sur le palan. Moi, je tire un grand coup la corde passée autour de la tête du veau, constate avec soulagement que la manœuvre a réussi et qu'il a maintenant la tête posée sur les antérieurs. Mais le nez est encore derrière la vulve, coincé dans le vagin, et il a commencé à respirer. Il ne peut pas arrêter, et revenir à un cycle sanguin fœtal. L'hallucinant bouleversement de sa circulation sanguine, qui abandonne le cordon ombilical pour irriguer ses poumons tout juste étrennés, a commencé. Et il est irréversible.

Et là, il ne peut pas respirer.

Je pèse de tout mon poids sur la palan, par secousses violentes, pour essayer de l'avancer un peu et de dégager son nez. Dur, il ne manque pas grand chose, les épaules passeront, les épaules doivent passer, j'ai tout parié là-dessus, et je n'ai plus le temps de m'être trompé. Il n'attendra pas une césarienne, il doit sortir, il doit sortir.

Je lâche le vagin et les menottes, et je viens aider Pique. Comme beaucoup d'éleveurs, il est fort comme un ours. Je ne fais pas le poids, mais à deux, l'avancée reprend. Centimètre par centimètre, les pattes avancent. La vache ne dit rien, elle ne pousse pas, elle s'en fout, elle bouffe ! Elle bouffe et le veau ne sort pas, il va crever dans ce vagin alors qu'il suffirait que sa mère nous aide.

"A trois, Pique !"

Chris' ne pose plus de question.

Je compte et nous tirons un grand coup. Le nez avance, je relève le pli formé par le bord supérieur de la vulve au-dessus de ses narines. Elles sont dégagées, mais il est trop serré pour respirer.

Nous continuons à tirer, de toutes nos forces. Nous risquons de déchirer la vache, mais je n'y crois pas trop, elle en a vu d'autres, elle ne se plaint même pas. Et lui, de toute façon, risque la mort au bout de quelques dizaines de secondes de vie. Je ne crois pas qu'il soit équipé pour l'apnée. Elle, je pourrais la recoudre.

Alors nous tirons, et le veau avance. D'un coup, c'est gagné : les épaules passent franchement, et le veau plonge vers le sol avec une fluide facilité. Il s'explose au sol avant que j'ai le temps de le rattraper. Un grand seau d'eau glacée derrière les oreilles, et Pique le pend en levant ses membres postérieurs au niveau de la barrière. Moi, je profite de la position pour lui vider la gorge de ses glaires.

Il ne respire pas.

Un massage cardiaque, une bordée d'insultes - pardon, Chris' - je frotte son thorax et stimule son cœur, en cinq secondes, un analeptique cardio-respiratoire est injecté en intra-veineuse, et je reprends mes massages. Je le fais remettre au sol, ses voies respiratoires ne sont pas encombrées. Je lui presse le thorax à lui exploser les côtes.

De longues, longues secondes de violence contrôlée, le rythme du massage et l'énergie de la colère.

Et je sens un battement, et je sens un ronflement.

Il est revenu.

samedi 3 juillet 2010

Lettre à ma stagiaire

Chère stagiaire,

Voilà plus d'un mois maintenant que tu as quitté notre campagne infra-pyrénéenne pour retourner chez toi. Ici, les choses suivent leurs cours, mais ce n'est pas pour cela que je prends mon clavier. Évidemment, c'est la condition de l'exercice de ce blog, je vais user de circonlocutions et maquiller les cas ou les situations, mais je sais que tu t'y retrouveras.

Loup se maintient bien. Sa torsion d'estomac est désormais un lointain souvenir, il reprend du poids, mange comme un chancre, et ses reins lui offrent un répit inespéré. Ils ne fonctionnent pas vraiment comme ceux d'un chien de son âge, mais les thérapeutiques mises en place font leur travail mieux que nous ne l'espérions. Le pari d'opérer malgré cette faiblesse rénale aura payé, même si nous ne sommes pas passés loin du désastre. Pour le coup, le travail en réseau avec les spécialistes des environs a été vraiment fructueux, et certains me téléphonent encore pour avoir des nouvelles de lui.

La vache que nous avions faite vêler (un siège) puis opérée de sa déchirure utérine (un joli 3/4 de cercle déchiré juste en arrière du col utérin) de nuit dans un vallon, attachée à un chêne, s'est, contre toute attente, superbement remise. Je maintiens ce que j'avais dit à ce moment là : cette chirurgie était un non-sens économique, mais, finalement, peu importe. Je pense que je vais, de plus en plus, tenter ce genre de trucs désespérés (deux tentatives, deux réussites). Si je me souviens bien, cela avait pris, en tout, environ trois heures. Un vêlage difficile, une ouverture dans le creux du flanc gauche, comme une césarienne, puis une suture à l'aveugle, en évitant de piquer dans ce qui ne devait pas l'être. Je reste surpris de l'absence de déchirure des artères utérines, qui aurait signé l'agonie de la vache, mais bon : ces bestioles ne font décidément pas comme il est écrit dans les livres. L'éleveur est ravi.

La vache de la césarienne, par contre, est morte. Je ne sais pas pourquoi, je ne l'ai appris que trop tard : elle est morte le lendemain de l'opération et je ne l'ai su que cinq jour après. Le veau était un peu faisandé, ok. Il a fallu plus d'une heure pour attacher cette saloperie qui ne pensait qu'à nous encorner ou à nous tabasser à grands coups de savates, d'accord, mais, finalement, entre deux esquives, la chirurgie s'était bien passée. Il me semble que c'est trop court pour une péritonite, trop long pour une conséquence directe de la dystocie (genre hémorragie utérine). Une septicémie, sans doute, mais elle était pourtant généreusement couverte en antibiotique et était repartie sur ses quatre pattes après la césarienne. Mystère. L'éleveur est moins ravi que celui de l'autre vache.

Les chiots que tu as réanimés après la césarienne, par contre, pètent le feu, et leur éleveuse continue de parler avec enthousiasme de la jeune fille qui avait fondu devant ses bébés. J'ai refait une césarienne sur une autre de ses chienne une semaine plus tard - pas de chance. Là encore, tous les chiots ont survécu.

La chienne avec la patte doublement fracturée, qui était venue pour son pansement, se porte très bien, mais ce n'est pas grâce à sa maîtresse : il a fallu l'engueuler plusieurs fois pour qu'elle comprenne que ce n'est pas parce que sa chienne n'a pas mal qu'elle peut la laisser courir avec ses plaques, ses fixateurs et ses broches. je crois que, cette fois-ci, c'est rentré.

Le cobaye anorexique s'est très bien remis : il avait en fait un abcès dentaire à la base de ses incisives inférieures. L'idéal aurait été de l'opérer pour lui retirer ses incisives, mais ses propriétaires ont préféré une très longue antibiothérapie, qu'ils n'ont pas encore terminée. J'espère qu'il ne rechutera pas.

Le propriétaire de la jument que nous avons aidée à pouliner en pleine nuit a décidé de changer définitivement de vétérinaire. Il a en effet été se plaindre à "l'ancien" de cette clinique, qui suivait ses animaux, du manque de réactivité de son associé qui n'a pas pu venir au poulinage, bloqué qu'il était par une autre urgence. La discussion a mal tourné, je ne sais pas trop pourquoi, et peu importe. Même si je comprends bien qu'il ait été déçu du temps perdu sur cette intervention, je pense pour ma part que le poulain n'aurait de toute façon pas survécu, et être bloqué sur une autre urgence peut arriver à n'importe quel véto. Ceci étant, je gagne un client plutôt sympa, comme j'en ai perdu d'autres dans des circonstances similaires. J'en ai discuté avec l'autre véto, qui est un peu blasé par la réaction de son ex-client. M'enfin bon, cela ne l'empêchera pas de dormir, et moi non plus.

Merci en tout cas pour ta présence enthousiaste et critique, et n'hésite pas à revenir, notre porte reste ouverte !

samedi 26 juin 2010

Il professore

Il prenait toujours l'accent pédant d'un mandarin universitaire. Sa diction était parfaite.

Il se tenait toujours droit comme un i, emprunt de pompeuse gravité.

Lorsqu'il traversait sa stabulation, il marchait dans les fruits des processus digestifs associés des bovins et de la microflore ruminale, quand nous piétinions dans la merde.

On l'appelait : il professore.

Il nous avait joint grâce à son appareil téléphonique filaire, nous précisant les faits suivants :

- Docteur, je me vois contraint de vous appeler afin de vous faire part de l'état de maladie persistant de l'un de mes bovins laitiers de sexe femelle, âgé de 8 ans. Celle-ci est en décubitus sternal, et ses rares efforts afin d'atteindre la station debout ne sont couronnés d'aucun fruit.

Il professore, avait, selon la légende, voulu être vétérinaire.

Nous avions donc rejoint sa stabulation grâce à notre véhicule à moteur de type utilitaire léger, afin de constater par nous-même l'état de maladie de son bovin laitier de sexe femelle en décubitus sternal. Je dis nous, car j'étais alors un simple stagiaire dans une clientèle proche de la frontière italienne, et que je suivais partout le vétérinaire local.

Il professore nous attendait à côté de sa vache, avec une cote parfaitement repassée, et des bottes immaculées.

Il me serra la main, puis celle de mon maître de stage.

- Docteurs, voici les faits. Ce bovin de race Prim'Holstein âgé de huit ans a vêlé il y a exactement quatre jours. Le part s'est déroulé normalement, ne nécessitant de ma part aucune intervention. Elle n'a jamais eu aucun problème d'aucune sorte, et a été gravide 6 fois, mais n'a mené ses gestations à terme que 5 fois, en raison d'un avortement qui n'était du ni à Brucella, ni à Chlamydia, ni à Leptospira, ni à Coxiella. Cet incident n'a pas été élucidé mais n'a posé aucun problème pour les gestations ultérieures.
- Et vous lui avez fait quoi ?

Le véto examinait rapidement la vache couchée, placide et attentive.

- Mes observations : le décubitus sternal, survenant dans les trois jours suivant le part, l'absence d'hyperthermie, la démarche ébrieuse avec augmentation du polygone de sustentation avant sa chute m'ont conduit à diagnostiquer une fièvre vitulaire. J'ai donc administré par voie intraveineuse une perfusion de gluconate de calcium, complétée par une solution de calcium et de phosphore administrée per os.
- Et toi, tu en penses quoi ?

Moi, je n'en pensais pas grand chose. La démarche de l'éleveur était logique mais j'étais abasourdi en découvrant qu'il avait perfusé, notamment du calcium qui pouvait être mortel en cas d'erreur de diagnostic. Du coup, je ne répondis rien. Je n'avais pas appris, à l'école, que les éleveurs pouvaient faire des intraveineuses.

- Votre vache a une mammite. Regardez ce lait. Si elle est couchée, ce n'est pas à cause d'une fièvre de lait, mais par l'action des bactéries. La perf' risquait pas de marcher !

Il professore était raide comme un piquet, confus, les lèvres serrées. Il marmonna quelque chose, peut-être "une mammite ?". Le véto restait calme, mais je sentais qu'il était agacé par le ridicule du personnage, dont tous les éleveurs s'amusaient avec une ironie teintée de lassitude (le bonhomme était de toutes les commissions, de toutes les réunions, savait toujours tout sur tout et avait toujours raison).

Avec les années, je me dis que l'éleveur, pour pédant et irritant qu'il fut, avait au moins eu l'humilité de savoir reconnaître son échec et appeler le véto quand il avait constaté que ce qu'il avait mis en œuvre n'avait eu aucun effet. Il avait cependant mis sa vache en danger en perfusant du calcium, qui peut provoquer de graves troubles du rythme cardiaque s'il est administré trop rapidement à un animal qui n'en a pas besoin.

Je crois que, finalement, tout le monde l'aimait bien, mais avec une condescendance mêlée de pitié. Ce n'était pas un mauvais éleveur, bien au contraire, mais il n'avait jamais su se satisfaire de sa place, ce qui devait agacer ceux qui avaient choisi ce métier et qu'il dévalorisait en ne sachant pas se contenter de sa belle exploitation. Les vétos de cette clinique l'imitaient souvent lorsqu'ils se retrouvaient devant une situation compliquée, jouant au jargonneux pédant.

Il était seul. Il amusait la galerie, à ses dépends, et même s'il était pénible, il était bien pratique de l'avoir pour administrer et faire les papiers du GDS, ou organiser le remembrement.

Il professore s'est suicidé suite à la faillite de son exploitation - un gros investissement réalisé lors de la montée du prix du lait il y a trois-quatre ans, qui l'a mis dans le rouge lorsque les prix se sont durablement effondrés.

Les droits à prêts, rangés avec les aides par le gouvernement qui prétend subventionner, ne servent à rien lorsque l'on ne peut pas rembourser.

Évidemment, il y avait d'autres solutions, toutes meilleures que le suicide. Mais avait-il quelqu'un pour le lui dire ?

Les vétos, que j'ai eu au téléphone récemment et qui m'ont appris sa triste décision, m'ont précisé qu'il y avait eu vraiment beaucoup de monde à son enterrement. Ils m'en avaient parlé spontanément, alors que je ne l'avais vu qu'une fois. Ils avaient la gorge serrée.

vendredi 4 juin 2010

Non, l'autre trou !

Mes lecteurs les plus fidèles le savent, j'aime les éleveurs. Les éleveurs de vaches ou de moutons, ceux qui vivent de leur boulot, ou en tout cas ceux qui s'attachent à bien le faire. la grande majorité. Et j'adore casser du préjugé (et j'aime les titres racoleurs, mais c'est une autre histoire).

Mais il y a des fois, vraiment... Je veux dire, le gars, il a la cinquantaine. Sa femme s'est barrée après avoir claqué son patrimoine, il a du vendre son exploitation laitière et a réussi à repartir avec un cheptel de limousines, des vaches allaitantes, donc. Il n'est pas franchement malin, mais pas idiot non plus. Très influençable en tout cas. Le dernier qui parle a raison.

Mais, à cinquante ans, des choses, on en a vu.

Là, c'était sa première césarienne.

Une limousine adorable, comme on aimerait en voir plus souvent. Juste un licol, et elle rumine tandis que je travaille. Ça change de celles qui essaient de me tuer. Le veau venait par le train arrière, il était énorme, ses pieds dépassaient de la vulve et il n'y avait pas moyen de le sortir par là. Il était mort, en plus.

A regrets, j'ai donc décidé de pratiquer une césarienne. Il a fallu que je lui explique trois fois que non, il l'avait bien vu, il ne passerait pas ! Une vêleuse bien utilisée, c'est une arme redoutable pour extraire du veau. Non, je ne le découperai pas non plus, parce que si je pourrais sortir le train arrière ainsi, je risquerais de ne pas arriver à choper la moitié avant du veau après. On aurait eu l'air malin, avec un film gore du genre : deux quartiers de veau mort dehors, un thorax et tout ce qui est devant dedans. Et des viscères partout. Non merci, d'autant que c'est un exercice souvent très fatigant pour les vaches, or celle-ci allait bien, pour l'instant ! Autant ne pas prendre de risque et assurer sa prochaine gestation.

Il était perdu, le gars. Alors je le lui ai expliqué, tranquillement, en préparant la vache.

- Vous voyez, je vais ouvrir ici, sur ça de long environ. Après, je mets les bras dans le ventre, j'ouvre la matrice et j'attrape les pattes avant du veau, puisque les pattes arrière sortent par la vulve de la vache. J'amènerai les pattes dehors, et vous les attraperez avec les cordes, mais sans toucher la plaie ou mes bras avec, pour que ça reste propre. Il faudra bien maintenir la tension, et puis j'amènerai la tête, et vous tirerez vers le haut et vers l'arrière, par là. Moi je vous aiderai, ce sera pas évident parce que c'est difficile de forcer dans cette direction, mais on y arrivera.
- Et vous êtes sûr, il est mort ?
- Sûr et certain, et s'il y a un miracle, on le sauvera. Mais ne comptez pas dessus.
- Et on ne peut pas le sortir par là ?
- Non, il est trop gros.
- Et la vache, elle pourra refaire des veaux ?
- Oui.

Je nettoie les postérieurs du veau, puisque quand nous tirerons sur l'avant, ils re-rentreront et passeront à travers la plaie, et que là, de suite, ils sont pleins de merde. Quand une vache pousse, la bouse sort aussi, logique. Oui,c'est pas romantique, hein, mais c'est pourtant magnifique. Anesthésie locale, incision cutanée puis musculaire, mobilisation de l'utérus, incision utérine.

L'éleveur me regarde, éberlué. Il y a un peu de sang par-ci, par-là. La vache rumine peinard. C'en est presque vexant, ce manque d'attention !

Moi, je tire et je force, car le veau est très lourd, et dans une position à la con, mais j'arrive à ramener ses antérieurs, l'un après l'autre, aux bords de la plaie. On va pouvoir l'extraire. L'éleveur attend mon signal, les cordes à la main. Je sue à grosses gouttes sous ma chasuble en plastique.

- Allez, maintenant, vous mettez les cordes autour des pattes pour qu'on puisse le tirer, allez ! Et sans me toucher, ni toucher le trou !

...

MAIS NON !

BORDEL !

LES AUTRES PATTES !

L'AUTRE TROU !

samedi 8 mai 2010

Hémorragie utérine

Quinze heures trente.

J'adore cette petite étable, nichée dans un col entre deux collines, juste en contrebas de la ferme. Huit blondes gargantuesques, deux belles génisses, et un joli veau déjà attaché près de sa mère. Un extracteur à fumier parfaitement vidé, de la paille fraîche, un parfum de foin et de vache. Un poil qui brille. Et une grosse flaque de sang derrière ma parturiente du jour. D'emblée, je doute de l'hémorragie utérine. Il est vrai que le veau est énorme, quoique la vache le soit aussi en proportion. Pas étonnant pour un "port" de 3 semaines. Ces bestioles gagnent 800g à 1kg par jour passé dans l'utérus au-delà du terme !

Les éleveurs, qui ont largement dépassé l'âge de la retraite, me regardent d'un air anxieux. On fait difficilement plus impressionnant, comme urgence, qu'une hémorragie utérine. Il m'a fallu huit minutes pour arriver dès leur coup de fil passé, et le vêlage n'a pas plus de vingt minutes. La vache ne souffle pas, ne tremble pas et se comporte normalement, aucun signe d'hypovolémie due à une hémorragie massive. Cette fois, cela va se passer sans gants. Il va me falloir détecter le point de fuite au milieu du chantier de fragments de placenta, d'amnios, de cordon, de cotylédons et de muqueuses plus ou moins enflammées et déchirées.

Exploration à gauche, exploration à droite : pas de déchirure vaginale. On peut donc, a priori, écarter la rupture d'artère utérine, ce monstrueux cordon du diamètre d'un doigt dont la déchirure peut entraîner une hémorragie tellement importante que la mort survient en quelques minutes. Je gagne encore quelques centimètres pour commencer à explorer le col, cette limite presque impalpable entre la granuleuse muqueuse utérine, ses cotylédons et son placenta, et la soyeuse muqueuse vaginale. Un tissu difficile à isoler, difficile à tenir entre les doigts lorsqu'il s'est effacé pour laisser passer le veau, lors d'une dilatation normale. Je ne sens rien, la muqueuse glisse et s'échappe sans solution de continuité. J'avance encore, mes doigts en crochet derrière le col, à la recherche de la source de l'hémorragie. Un cotylédon arraché, pourquoi pas, mais aurait-il pu justifier une telle flaque de sang ? Pas impossible. Je continue à chercher, pour trouver, juste derrière le col, au plafond à droite, une entaille dans la muqueuse et la musculeuse. La couche la plus externe de l'utérus, la séreuse, n'est pas entamée. La déchirure est de petite taille, elle n'est pas sur le col, pas de danger, d'autant que cela ne saigne presque plus.

C'est lorsque je retire mon bras du vagin de la blonde, sous le regard soulagé du couple de retraités, que mon téléphone sonne à nouveau. La clinique.

"C'est chez Pique. Une hémorragie utérine."

Genre... Je dois intervenir pour ce motif une fois par an à tout casser, et j'en aurais deux à moins de vingt minutes d'intervalle ? Et à vingt bornes d'ici, en plus !

Je me rince rapidement, rassure les éleveurs et file en refusant un café. Les pneus vont souffrir !

Ma première hémorragie utérine, je m'en rappelle comme si c'était hier. Comme du cours à l'école véto aussi. Il n'y avait pas grand chose à raconter sur le sujet, mais le prof avait développé la seule partie qui vaille : un savant calcul pifométrique sur le débit de l'artère, sur la pression sanguine et sur le volume sanguin d'un bovin. De quoi nous rappeler que même si la vache pisse littéralement le sang, on a quelques minutes pour intervenir. Les éleveurs le savent bien, de toute façon. Dans le cas d'hémorragie massive, mettre le bras dans le vagin, chercher la source du flot de sang et boucher le trou avec les doigts. Ensuite, appeler. Ne pas être seul. Pour ma première rupture d'artère utérine, justement, le gars était seul dans sa stabu. Il avait gueulé jusqu'à ce qu'un voisin, un parisien retraité dans sa résidence secondaire, l'entende et vienne voir ce qui se passait. C'est lui qui m'avait appelé, tout fier de pouvoir rendre service. L'éleveur avait attendu une heure, il avait du faire masser sa main pendant des dizaines de minutes pour récupérer de sa crampe. Sa femme, qui s'était chargée du massage, se moquait de lui sur le mode "des crampes de la main comme quand t'étais jeune !". Ils avaient une bonne cinquantaine, le parisien avait fait mine de n'avoir rien entendu en se concentrant sur mon travail, et moi j'avais éclaté de rire en jugulant l'hémorragie.

Je me suis garé devant la salle de traite, avisant le petit bonhomme derrière une grande Prim'Holstein, les bras couverts de sang, sa casquette sur le crâne, avec les bottes couvertes de caillots. Cette fois-ci, pas de doute, c'est une vraie.

"Hé Fourrure, ça saigne à gauche, mais j'ai le doigt dans le trou."

Moi, je ré-enfilais une chasuble de vêlage, toujours sans gants, attrapais ma pince à hémorragies utérines fixée à un aimant sur la carrosserie de ma voiture - toujours à portée de main - et disposais du fil, des aiguilles et quelques clamps. L'éleveur s'est retiré tandis que je pénétrais à mon tour, cherchant à tâtons la source de l'hémorragie. Grosse déchirure à gauche, des caillots de sang, un flux indéfini et assez léger, il faut que j'évacue ces premiers caillots pour relancer le saignement afin de mieux en cerner la source. Et là, ça ne rate pas : je gratte à peine avec les doigts et c'est mes bottes qui, cette fois, sont recouvertes de sang. La vache pousse un peu en sentant mes explorations vaginales, mais sans plus. Il me faut une dizaine d'essais pour caler ma pince d'une manière satisfaisante, stoppant net les flots d'hémoglobine. Avec ce genre de tâtonnements, la scène ressemble cette fois au tournage d'un film gore (à savoir, dans les films actuels, le sang ressemble vraiment à du sang - ce n'était pas le cas il n'y a encore pas si longtemps que ça, et ça reste ridicule dans pas mal de séries).

J'ai du sang plein les bras, évidemment, les petits caillots commencent à sécher sur les poils de mes avant bras mais je sens aussi les gouttelettes sur mon visage, dans mon cou, partout. Cette fois, il me faut recoudre. A l'aveugle, faire le tour de l'artère avec du fil, tout en traversant aussi les tissus vaginaux qui l'entourent pour que le nœud ne glisse pas, mais sans prendre trop de tissus annexes pour que ma ligature soit vraiment serrée. Car la pression est telle que le saignement risque de se poursuivre malgré mes nœuds. On m'a toujours dit de laisser la pince, mais j'aimerais, pour une fois, arriver à l'enlever à la fin de mes sutures.

Vingt minutes et un demi seau de sang plus tard, j'abandonne le projet de récupérer ma pince à la fin de l'intervention : malgré mes nœuds, ça se remet à saigner dès que je la desserre. Comme d'habitude, je la noue avec une ficelle à la queue de la vache, pour qu'elle ne tombe pas dans le fumier lorsqu'elle se détachera. Il ne me reste plus qu'à suturer la muqueuse vaginale, avec mes doigts crampés à force de manœuvrer dans un espace aussi étroit, me piquant et me coupant avec les aiguilles, serrant les nœuds sur les jointure des mes articulations, le tout en répondant par l'affirmative aux commentaires du style : "mais vous n'y voyez rien là-dedans Fourrure".

Mais je n'ai pas besoin d'y voir, je sens.

Deux jours plus tard, je reviendrai enlever ma pince, parce que j'en ai déjà perdu deux malgré mes précautions. Je ne m'étendrai pas sur ce jour là, où je pensais passer 5 minutes mais où je suis resté une bonne demi-heure car l'hémorragie a repris de plus belle lorsque je l'ai desserrée - cela ne m'était jamais arrivé, deux jours après. Cette fois, j'ai carrément suturé la pince au vagin, je reviendrai la chercher à l'occasion. J'ai mis un plus petit clamp, et j'ai écris, sur la boîte de césarienne qui est censée le contenir : "manque une pince, cf. Pique 3564".

mardi 27 avril 2010

Catch

Sept heures.

La stabulation est plus un abri de parpaings, de tôle et de barrières rouillées qu'une stabulation standard. La vue est magnifique : patchwork de verts, de bruns et de blancs bourgeonnants sur les collines, avec les Pyrénées en toile de fond. Encore une vache qui travaille depuis des heures, encore une blonde, plutôt maigrichonne et du style... mal embouché. Rien que ne puissent contenir quelques cordes et une mouchette.

La vulve n'est pas dilatée, le vagin moyennement, le col... pas du tout. Je passe largement le bras, mais pour un veau, il va falloir travailler. Lui, il est tranquille au fond de son nid, tellement au fond qu'il va bien falloir le remonter à la main avant d'envisager de lui passer les menottes. Mais avant ça, je vais commencer par demander à l'éleveur, un grand type qui regarde son bippeur d'un air inquiet - il est pompier, et de garde - de passer une corde autour des jarrets de la maman. Je veux bien pousser et peiner, mais pas en esquivant les coups de savates.

Elle a du bassin. Le veau ne me semble pas bien gros, mais le col, lui, n'est vraiment pas assez ouvert. C'est d'ailleurs curieux pour une vache de cet âge, qui en a vu d'autres, à terme, avec un veau vivant et dans une position tout à fait standard. Pas sûr que ça va passer, mais, hé, on ne va tout de même pas faire une césarienne pour ce veau et cette vache !

Alors je pose ma main droite sur son antérieur gauche, ma main gauche sur son antérieur droit, et la bagarre commence. Bébé contre véto, il a l'avantage de la position, et sa mère fait tout pour l'aider (botter avec un huit aux jarrets, c'est du vice !). Niveau force, nous sommes égaux. Je le piège en tractant l'antérieur droit, stimule sa résistance puis relâche rapidement en tirant d'un coup l'antérieur gauche. Gagné ! Si je n'ai ni la force ni l'avantage de la situation, je ne vais quand même pas me faire gruger par un bébé même pas né ! L'onglon pointe à l'orée de la vulve, mais une secousse brutale me fait tout lâcher. Bébé a gagné. Un point. En tout cas, notre partie de boxe a un avantage : la mère se décide à pousser, mais sans en faire assez pour monter le fœtus. Je me mets alors à travailler le col. Massages et dilatation forcée, d'excellents exercices de musculation. Imaginez-vous avec une chambre à air de brouette autour des poignets, à essayer de la détendre en écartant les bras, ça vous donnera une idée...

J'alterne les efforts sur le col et sur le veau, espérant profiter de ses membres et de sa tête pour remplacer mes poignets au niveau du col de sa mère. Antérieur droit, antérieur gauche, tractions, céder, tirer, attacher ! Au bout d'une vingtaine de minutes, je suis en sueur, mais je lui ai passé les menottes. Je fais accrocher le palan sur ces cordelettes, non pour tirer - le passage n'est pas encore assez dilaté - mais pour le garder à vue. Si je le lâchais, il repartirait dans sa planque. Pas envie de refaire le match.

Cela fait plus d'une demi-heure que je travaille, la mère a renoncé à taper, le veau est attaché, mais on n'est pas plus avancé. Le col reste, pour une raison inconnue, obstinément "fermé". Si je tirais, je le déchirerais : autant condamner la vache. Pourtant, je ne vais pas pouvoir continuer : le veau risque de ne pas apprécier... mais il pourrait peut-être le tolérer. C'est l'heure du choix, celle de la césarienne que j'ai déjà évoquée à demi-mot pendant mes parties de catch : si j'ouvre, je sauve la mère et le veau, mais ça coûte plus cher. Si je n'ouvre pas, on continue à travailler et on sortira le veau, sans risque pour la mère, mais sans garantie pour son bébé.

Arguments pour la césarienne : on est sûrs de sauver tout le monde.

Arguments contre la césarienne : le prix, la taille du veau qui donne envie de le sortir par les voies naturelles, l'âge de sa mère qui a vu passer d'autres bébés, et l'impression d'avoir perdu 40 minutes de boulot à essayer de le faire sortir.

A chacun de faire son choix. Moi, à ce stade, je préfère opérer. De toute façon, j'ai mal au bras, et puis j'ai autre chose à faire que de passer la matinée à me battre avec le bébé.

J'avais déjà rasé la mère pendant une pause. L'éleveur s'est décidé, et j'injecte les anesthésique locaux en esquivant les sabots, pendant que mon pompier maintient les onglons du veau à la vulve : ce con vient de se décider à respirer, sans être sorti de sa mère. C'est le risque lorsque l'on trafique trop longtemps... Il se sert des cordelettes fixées aux antérieurs pour ouvrir le vagin et laisser passer l'air.

Moi, je tranche. Le cuir s'ouvre en silence, ma lame caresse et les muscles s'écartent, jusqu'à la dernière membrane, le péritoine au travers duquel je devine les organes en train de jouer. Je plonge mon bras dans l'abdomen, de la vulve de la vache s'échappe l'écho caverneux d'un soufflet de forge sévèrement encrassé. Une dernière découpe, à l'aveugle, au fond du ventre, ma main chasse les intestins et du même geste, plonge la lame cachée à travers la paroi utérine tandis que je sens le placenta s'échapper sous la pression du bébé. Je vais vite, très vite. Simultanément, détacher le veau pour ne pas emmener les cordelettes dans le ventre : souillées, elles risqueraient trop de laisser de la bouse dans la cavité abdominale. Puis je tire et hisse les jarrets par la plaie. Là, il boit la tasse au fond de sa planque, l'éleveur me rejoint et en moins de 20 secondes, le veau est dehors, pendu à une poutre par les pieds. Les glaires écoulent par sa bouche et par son nez, je lui dégage la trachée du bout des doigts. Il braille (crie-t-il "trichééééé ! trichééééé !" ?). Il s'en sortira. Moi, j'm'en fous, j'ai gagné.

Du premier coup de lame à la sortie du nouveau-né, moins de deux minutes se sont écoulées.

Plus qu'à recoudre...

dimanche 25 avril 2010

Torsion de minuit

Minuit.

La vache est coincée entre une barrière et le mur d'une vieille annexe de l'étable, mangeoire de pierre et râtelier de bois tordu. Un épais tapis de paille fraîche, la lumière de deux grosses ampoules jaunes. Il fait doux, presque chaud. Un chaton miaule, quelque part dans une botte de foin. La blonde pousse depuis des heures, mais sans résultat, une bonne grosse vache qui en a vu passer d'autres et qui ne devrait pas avoir besoin d'aide. Qu'est-ce que je vais trouver cette fois-ci ? Les vêlages s'enchaînent et ne se ressemblent pas, à un rythme éreintant, sans trêve ni relâche. Pour le repos, on verra dans quelques semaines.

Je gagne à nouveau la douceur vaginale, silencieux et trop fatigué pour discuter. J'ai peut-être prononcé quelques automatiques banalités, mais ma tête est ailleurs, au bout de mon bras, au bout de mes doigts qui explorent le vagin puis le col, alors que la vache reprend ses efforts. Je ne suis pas vraiment concentré, juste confiant et détendu. J'aime faire vêler dans cet élevage. De toute façon, avec un bassin pareil, peu importe ce qu'il y a au fond, il ou elle sortira par les voies naturelles. Je parie sur une torsion.

Mon bras s'enfonce et ma main dévie dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, puis se pose sur la tête du veau encore enveloppée dans les membranes placentaires. Il est vivant, j'ai un bon appui, cela devrait aller vite. L'utérus et sa centaine de litres de chair de veau, de glaires et d'humides membranes, suspendu par deux ligaments trop lâches, s'est vrillé. La torsion rétrécit le passage et empêche la sortie du veau, mais, coup de chance, le col semble dilaté.

La blonde souffle et pousse, se tortille et piétine, l'éleveur tient sa queue tandis que je pose ma main bien à plat sur l'encolure. Celle du veau. Sa mère doit peser ses 700kg, j'ai de la chance d'être grand...

C'est un coup à prendre, une habitude, un mouvement puissant et continu que j'achève d'une dernière poussée, utilisant la force du bras et celle du dos tout à la fois. Un instant cette fois-ci, une dizaine de minutes parfois. Comme d'habitude, je ne me suis pas échauffé. Comme d'habitude, je risque la déchirure... Pas pour ce soir. Un dernier basculement et le veau se retrouve dans l'axe, les pattes en bas, la tête entre les genoux, je perce la poche et laisse venir les fluides au rythme des contractions. Le col est bel et bien dilaté, le passage très large, je parie sur une femelle, d'une jolie taille mais sans excès. Elle passera.

Mes mains sur ses canons, je sens ses tremblements, de petits mouvements spasmodiques comme si elle secouait la tête. Il ne va pas falloir tarder. Douceur et puissance, je tire les onglons à la vulve, petits sabots d'un jaune et blanc d'ivoire humide sur un poil gluant, au parfum d'une douceur écœurante. Un peu de sang et beaucoup de liquide amniotique sur ma chasuble, le long de mes bras. Il fait bon, il fait doux, je suis bien, si bien, là, à maintenir ce nouveau-né tandis que l'éleveur court chercher les menottes de vêlage que j'enroule autour de ses membres. La prise est solide. Il met le palan en place tandis que je fais passer, tout en lenteur, le col de l'utérus au-dessus du la tête du bientôt-né. Ses onglons sont maintenant bien sortis et je me suspends aux cordes, le corps parfaitement droit, les pieds calés dans la litière entre les postérieurs de la vache. Je m'imagine tenir les suspentes d'un cerf-volant, je ne fais aucun effort, la tête à 70cm du sol, presque horizontal, tirant vers le bas et vers l'arrière en suivant les contractions de la mère. Au-dessus de moi, à un petit mètre de mes yeux, je vois les lèvres de la vulve s'écarter sur celles de la velle, un bout de langue, puis un nez humide et un mufle couvert de glaires, des yeux, un front, des oreilles... L'éleveur se dépêche de mettre le palan en place, mais c'est inutile, le veau sort sous la traction de mon poids, tandis que je replie un peu les jambes pour éviter de tomber.

Passent les épaules puis le thorax, l'éleveur a lâché son palan dans la paille et s'apprête à recevoir les postérieurs du bébé tandis que, accroupi, je réceptionne le nouveau-né. Une inspiration, une expiration humide et muqueuse, elle secoue déjà la tête alors que nous la suspendons pour éliminer les dernières glaires. Sa mère râle et mugit, appelle et regarde derrière elle les deux bipèdes occupés aux premiers soins.

Une dernière plongée dans la matrice, désormais vide, un peu de sang, un col parfait, un vagin souple, sans déchirure, des artères intègres, je peux rentrer me coucher, après un dernier regard une fois la vaisselle terminée. La velle tente déjà de se lever, sa mère bave et mousse en la léchant d'un air halluciné, nous surveillant du coin de l'œil tandis que les chiens se pelotonnent sur un lit de paille, derrière le mur. Une chouette appelle. Le chaton miaule encore dans sa mangeoire. Les veaux dorment, deux me contemplent d'un air... bovin. Au lit.

samedi 7 novembre 2009

Les anneaux anti-tétée

Dans un commentaire, une lectrice m'interpellait sur une pratique, qui, manifestement, la choque. J'ai entrepris de lui répondre comme à mon habitude, mais la chose m'a suffisamment échauffé pour que je transforme le commentaire en billet.

La question :

que pensez vous des boucle antie tete que les paysans mete aux vache pourai ton intdire cela merci

ou si j'ai bien suivi :

Que pensez-vous des boucles anti-tétée que les paysans mettent aux vaches ? Pourrait-on interdire cela ? Merci.

Quand je lis ce genre de questions, je me demande bien pourquoi elle est posée.
Je suppose que l'on imagine qu'il s'agit d'une pratique barbare venue du fond des âges, douloureuse pour l'animal, comme toutes ces choses contraires à la juste prise en compte du bien-être animal.

Mais de quoi parlons nous ?

Anneau anti-tétéeLa photo fait frémir, n'est-ce pas ?
Les boucles anti-tétée sont des espèce d'anneaux que l'on passe dans le nez. Ils sont surmontés de petits picots peu affutés, en nombre variable et parfois fusionnés en une fine plaque. Ces picots de métal sont orientés vers l'extérieur, vers l'avant de la génisse, pas vers le nez ou la peau. Ils ne blessent donc pas l'animal qui les porte, et en plus, comme il s'agit de jeunes adolescentes, ce coquet piercing ne traverse pas la cloison nasale. Deux boucles d'oreille, c'est bien suffisant à leur âge.

A moi de poser une question, chère lectrice : vous êtes-vous demandée pourquoi les éleveurs s'amusent à acheter ces trucs pour les placer sur le nez de certaines de leurs génisses ?

Non ?

Vous en demandez pourtant l'interdiction. Pourquoi ? Parce qu'il y a des picots de métal dessus, que ce n'est pas beau et que ça doit d'une manière ou d'une autre servir à torturer les animaux ?

Passons au vif du sujet : ces coquetteries sont en général placés sur le mufle de génisses sevrées (elles ne tètent donc plus leur mère), animaux qui sont le plus souvent regroupés en lots homogènes. Certaines de ces génisses, dites "téteuses" (il doit y avoir d'autres noms, c'est celui que j'entends ici, avec "tétardes"), ont une tendance marquée à téter le pis de leurs jeunes amies. Copines qui ont, comme elles, quelques mois, et qui dissimulent entre leurs cuisses les délicates promesses des plantureuses mamelles à venir.

Non, les éleveurs n'interdisent pas ces jeux innocents parce qu'ils réprouvent la découverte trop précoce du corps de ces adolescentes à travers l'exploration de celui de leurs alter ego. Les paysans sont gens ouverts et pragmatiques, enclins à laisser faire la nature... tant qu'il n'y a pas de dégâts.

Or, des dégâts, il y en a : en tétant des pis encore secs et fragiles, ces coupables génisses les condamnent à de précoces inflammations et infections qui peuvent entraver le bon développement du pis, voire l'assécher irrémédiablement. Une vache étant élevée pour faire du lait ou des veaux (qui ont besoin de lait...), ces jeux les pousseront donc vers un précoce engraissement, puis l'abattoir.

La tétée n'étant pas douloureuse, les génisses se laissent faire. C'est pourquoi les éleveurs disposent ces anneaux sur le mufle des tétardes : pour le coup, ces baisers deviennent douloureux et peu de génisses apprécient les ébats sado-masochistes. Elles cessent donc de se laisser faire et, repoussant les avances, préservent leur poitrine entrecuisse en devenir.

Et voilà. Ces instruments de torture ne sont donc que de simples appareils qui ne blessent pas la coquette qui les porte, ni ses congénères qui évitent alors la tétée. Ils n'empêchent pas de boire, de manger ou d'exprimer un répertoire comportemental normal.

Je suis donc contre leur interdiction, ce qui répond, finalement, à votre question.

Pour terminer, je voudrais préciser que je n'ai pas par ce billet, chère lectrice, l'intention de vous blesser, de vous humilier ou de me moquer de vous. Vous ignoriez l'intérêt de ces anneaux, mais au lieu de demander à quoi ils servent, vous avez préféré demander leur interdiction, en pensant qu'ils étaient forcément mauvais. En cela, vous réagissez comme nombre de personnes à des choses que vous ne comprenez pas et que personne ne prend le temps de vous expliquer. Pensez simplement à demander ces explications. N'hésitez pas. Continuez à poser ces questions, à moi ou à d'autres, blogueurs ou pas. Paysan Heureux par exemple vous parlera bien mieux que moi de nombre d'aspects de ce métier d'éleveur au sujet duquel tant de croyances infondées circulent, intersection du choc entre une image que l'on voudrait chérir et idéaliser et des informations effrayantes.

Pardonnez moi aussi mon ironie, qui n'est pour moi qu'un moyen de canaliser la colère qu'a fait naître la formulation de votre question. C'est que j'aimerais bien être moins intimidant.

dimanche 20 septembre 2009

Tenir salon

C'est sans doute puéril. Mais c'était la première fois que je me retrouvais, ne serait-ce que pour quelques heures, en charge d'un tel salon. Théoriquement, je devais tenir le stand vétérinaire, mais il était d'une telle indigence que personne ne s'en approchait, et, à part quelques visites de profs d'école en goguette ou de divers responsables de laboratoires départementaux, de la FGDSA ou autres organismes liés de près ou de loin au monde vétérinaire, je m'ennuyais ferme.

Salon agricole

Et puis il y a eu le premier appel. Un veau patraque du côté des limousines. J'allais pouvoir me remettre au volant de ma voiture crade et poussiéreuse avec son macaron vétérinaire, fendre la foule comme j'avais fendu le cordon des types de la sécurité, jouissant avec une petite note de honte des regards. Ouaip mon gars, c'est l'véto.

Il y avait une petite note d'appréhension : j'allais forcément intervenir au milieu du public, tous les regards des curieux braqués sur moi. Une situation intéressante, amusante, flatteuse et inquiétante. Je n'avais par contre pas anticipé l'échange avec l'éleveur : un inconnu, forcément, avec ses habitudes, et surtout celles de son propre véto. En même temps, je n'allais pas réinventer la poudre pour ce qui se révélait être une probable coronavirose, mais peu importait, je me demandais ce qu'il allait en penser. Des réflexes de véto débutant me revenaient : m'appliquer sur l'intraveineuse, ce petit geste technique dont la réussite conditionnait, à l'époque, la considération dont je jouissais ensuite. Aucun problème de ce côté là, je ne suis plus le débutant de l'époque, et sur un veau de 200kg non déshydraté, je n'aurais vraiment pas eu d'excuse. Et puis, l'examen clinique et la discussion avec l'éleveur m'avaient fait oublier le public. Ce sont les "aaaahhhhhh" dégoûté lorsque le sang a coulé par mon aiguille qui m'ont rappelé sa présence. Là, j'ai souri : flash obligent. Savourons la minute de gloriole.

J'avais soigneusement préparé cette journée de "garde", entassant dans ma voiture tout un tas de médicaments et de bidules dont je ne me sers que rarement en pratique quotidienne. Par contre, j'avais oublié le facturier : je ne travaille que sur informatique, mes clients règlant en début de mois, après l'envoi des factures. Là, évidemment, ça calait.

Alors, facturer à la louche ou faire comme d'habitude ? Les choses s'étaient bien passées, le type semblait sympa, je choisissais de jouer la confiance : j'enverrai la facture plus tard. Au pire, les quelques millilitres de médicaments ne m'auraient pas coûté grand chose.

Le deuxième appel allait se révéler plus sérieux. Je comatais en silence sur mon stand quand un jeune barbu s'est penché en avant en s'appuyant sur mes genoux. "Excuse-moi, t'aurais pas un thermomètre ? Ma vache est bouillante."

Cette fois, c'était à l'autre bout du salon. Re-fendage de foule, voiture au pas, mais avec plus d'inquiétude que de plaisir, cette fois : beaucoup d'enfants, de gens peu attentifs, j'ai du plusieurs fois stopper pour laisser passer un gosse étourdi.

Ce coup-ci, un grand nombre d'éleveurs mais peu de badauds. Une laitière, d'un type manifestement apprécié, avec 40.5, forcément, c'est la tuile. Ça sentait la mammite, mais je me forçais à un examen clinique complet, au cas où. L'éleveur, alors que je lui parlais de cette infection, s'était penché sur le pis pour tirer quelques jets de lait, concluant à chaque fois à sa normalité. Il n'en était pas encore à me contredire, mais il avait l'air de penser que les choses se passaient ailleurs. Et après avoir fait le tour de la vache, j'étais persuadé que mon intuition était la bonne. Une mammite aiguë, prise au début, ne se manifeste pas forcément par une modification spectaculaire du lait. Je m'acharnais donc à en tirer bien plus de chaque trayon, en instant sur le quartier qui me semblait le plus suspect. Le type s'était relevé, incrédule, la vache n'appréciait pas trop, et au douzième trait, les premiers grumeaux, sur ma main. Je me dépliais pour les lui montrer, en en faisait profiter le cercle d'éleveurs rassemblé.

Antibiotiques, anti-inflammatoires, perfusion hypertonique, trois se sont proposés pour nous donner un coup de main. Je n'ai jamais eu une vache aussi bien tenue pour une intraveineuse ! Ordonnance, discussion sur fond de dispute entre grévistes et non grévistes, j'étais à la fois plus détendu que sur ma première intervention, mais aussi plus inquiet. Cette fois, c'était du sérieux, et même s'il n'y avait aucune raison que cela se passe mal, ce genre de pathologie, et dans ces circonstances, me rendait naturellement nerveux.

Cette intervention m'a surtout permis d'engager un contact sérieux avec ces éleveurs laitiers, pour la plupart très jeunes, en pleine controverse sur la grève du lait et ses conséquences. La discussion a malheureusement été rapidement interrompue par un dernier appel, une bricole... mais le contact était coupé.

Vers 20h, avant de quitter le salon, je repassais voir la vache dont la température était revenue à la normale, une évolution très satisfaisante et rassurante. Un dernier mot avec son propriétaire, et je rentrais chez moi, dans un salon déserté par le public, avec des sentiments mitigés. La petite excitation de la nouveauté était passée, et je n'ai pas pu m'adonner à mon sport favori, la communication provocatrice. J'espérais pouvoir comprendre un peu mieux la situation du monde laitier, au delà des évidences sur le prix du lait, sur son coût, sur les manifestations spectaculaires et le spectre de Bruxelles. Pouvoir toucher l'homme derrière le manifestant, derrière le porte-parole éructant. Cet éleveur qui, lentement, disparaît des coteaux de mon canton...

Alors quel bilan, finalement ?

Être véto de garde sur un salon, c'est plutôt amusant. Une fois la nouveauté passée, les réflexes reprennent le dessus, une vache reste une vache et les contacts avec les éleveurs sont potentiellement riches - à condition d'avoir le temps ! On sort de la routine de la clientèle, c'est certain. Je regrette par contre par contre notre stand inutile, aucune communication possible sans image, sans posters, pas même un caducée. Impossible aussi d'approfondir la discussion avec les éleveurs, et pourtant, il y avait matière : un "pompier" n'a pas trop le temps de discuter ! Quel plaisir néanmoins d'assumer et d'assurer mon boulot dans la lumière, avec un public qui repartira sans doute avec de nouvelles images d'Épinal. Du véto rural, on ne retient en général que les bottes bien propres dans la paille fraîche - le rêve - et, pour les plus avertis, la vision du bras enfoncé dans le rectum d'un bovin - le cauchemar. Il faudra quand même qu'un jour je comprenne pourquoi ce geste simple effraie tant les passants...

dimanche 30 août 2009

Archéologie

C'est plus fort que moi. Tout gamin déjà, mes parents avaient intérêt à être très vigilants lors des visites de ruines et autres vieilles baraques : je disparaissais sans un mot au détour d'un couloir pour franchir, avec un frisson d'exaltation, les cordons en velours bordeau ou les chaînes en plastique rouges et blanches, les panneaux "interdit au public" ou "accès réservé". Farfouiller dans les vieux châteaux forts, explorer les catacombes et les citernes, découvrir, avec une satisfaction stupéfaite, les caches d'armes de la résistance qui se transmettent comme des héritages familiaux. Le premier déclic a sans doute été cette grand-mère, qui, un jour, m'amena dans les combles de sa demeure pour faire glisser un panneau d'isolation et révéler des mitraillettes, des pistolets et des grenades conservés dans la graisse. "Pour le jour où ils reviendront, gamin, toi, tu sauras où elles sont."

Bon, en fait, je ne sais même pas où se trouve cette maison.

Ma gratitude éternelle aussi à ce curé qui m'a permis d'aller visiter le clocher et les étages d'une grande église de village...

La fascination est restée. Pas pour les armes, mais pour cette histoire cachée, ces petits mystères qui donnent à l'enfant l'impression d'être le dépositaire d'un secret réservé, un initié.

Aujourd'hui, les années ont passé, et je ne franchis plus les cordons en velours bordeaux et les chaîne en plastique rouge et blanches. Je sais que je ne pourrais plus compter sur l'indulgence des grands envers les sales gosses qui jouent et jouissent de l'immunité des anges. Par contre, je ne manque jamais une occasion de visiter les recoins de ces vieilles baraques dont les étages, parfois, n'ont pas été foulés depuis une décennie, à la recherche du chaton perdu de la grand-mère en déambulateur. Le frisson me saisit toujours lorsque je vois la marque de mes pas dans la poussière des combles...

C'est aussi une joie d'enfant qui ressurgit lorsque, parfois, je contrôle les antiques armoires à pharmacie de mes clients les plus âgés. Rien n'a été jeté, et, parfois, traîne une prescription d'un confrère depuis longtemps décédé, une boîte d'un laboratoire oublié, une publicité aux slogans désuets.

Météorifuge

Coophavet existe toujours. Mais pas cette référence rouge et blanche, cette boîte de météorifuge qui m'a valu les regards amusés d'un grand-père dont l'étable possède ce parfum de mon enfance devenu si rare. Je lui en avais fait la remarque. Il n'avait, d'abord, que sût répondre. Puis il avait admis que, depuis cinquante ans, rien n'avait changé. Cette boîte de médicament, je l'avais trouvée dans le petit placard situé près de la porte entre la cuisine et l'étable.

Des couleurs passées, un graphisme désuet, un nom inconnu et une formidable date de péremption : 1982. J'avais d'abord ouvert tout cela en constatant la parfaite conservation du médicament. Un traitement vieux comme le monde, destiné aux météorisations spumeuses, ces affection de la panse des bovins dues, en général, à la consommation de fourrages ou plutôt d'herbe jeune. Celle-ci contient parfois une grande quantité d'agents proches du savon entraînant la formation d'une mousse dense et épaisse qui perturbe le fonctionnement ruminal. Le traitement, assez moyennement efficace, consiste en l'administration d'huile, qui va faire exploser les micro-bulles. Une histoire de tension de surface. Certaines huiles seraient meilleures que d'autres, c'est bien là-dessus que joue le Météorifuge et son descendant, toujours utilisé à l'heure actuelle. Ceci étant, je pense que de l'huile de friture conviendrait aussi...

Météorifuge : notice

Le logo est passé de mode, bien entendu, et les petits dessins signalant les espèces ciblées également. Il suffit de visiter le site actuel du laboratoire pour apprécier l'évolution graphique. Mais ce qui me charme le plus reste la tournure désuète de la notice. Désuète certes, mais extrêmement claire : les explications sont simples et intelligibles pour tout un chacun, ce qui n'est d'ailleurs pas forcément le cas de l'actuel descendant du Météorifuge. Les recommandations, notamment, expliquent un phénomène peu intuitif et pourtant important. Les associations thérapeutiques conseillées ont aujourd'hui disparues. Bien entendu, elles ne concernent que des médicaments du même laboratoire... Quant à la conservation indéfinie en ampoule d'origine non entamée, à l'abri de la lumière, à une température modérée, elle a été remplacée par un avertissement : ne pas conserver à une température supérieure à 25°C.

dimanche 23 août 2009

Convulsions

Je n'allais avoir que quelques minutes pour réagir.

Dans l'obscurité tombante, je me dirigeais vers la salle de traite d'où l'éleveur, dans le vacarme des machines, ne pouvait certainement pas m'avoir entendu arriver. Un bruit étrange m'avait détourné vers la stabulation. le genre de bruit qu'on n'aime pas entendre et qui rehausse d'un cran le niveau de l'urgence.

Il m'avait appelé parce qu'une de ses vaches "s'était subitement mise à trembler".

Étendue sur le sol de la stabulation, il y avait une bête en convulsions. Des convulsions comme je n'en avait encore jamais vu sur un tel animal, ces convulsions de chien ou de chat en crise d'épilepsie, ou empoisonnés. L'écume aux lèvres qui s'accumulait sur la terre battue, l'alternance tono-clonique classique sur les membres, colonne vertébrale en extension maximale. Ses jugulaires dures comme des canalisations en PVC, et la panse qui commençait à gonfler. Les plaintes incessantes de la souffrance absolue, celles que l'on n'entends presque jamais.

Elle n'allait sans doute pas en avoir pour longtemps, mais si je devais lui donner une chance, il allait falloir être rapide. De toute façon, il n'y avait pas trop de possibilités. L'empoisonnement paraissait improbable, l'épilepsie possible, mais je n'y ferais rien et elle se résoudrait d'elle-même rapidement, l'AVC je ne pourrais rien y faire non plus, mais une bonne mammite ou une méningite, ça restait dans mes cordes. Si le cœur ne lâchait pas : son rythme était tout sauf normal.

40.6. De la fièvre ou le fruit des convulsions ?

Une photophobie douloureuse. Méningite ou aucune signification ?

J'essayais de la traire pour observer son lait, en tentant d'esquiver les convulsions de ses membres postérieurs. Il semblait normal. A priori, pas de mammite.

La vache restait consciente, ça éliminait l'épilepsie et probablement l'AVC.

Corticoïdes, anti-inflammatoires, antibiotiques, perfusion hypertonique, et sédation, avec tous les risques que comportaient ces thérapeutiques. Avais-je le choix ? Les seringues s'accumulaient à côté de la vache tandis que j'injectais dans ses monstrueuses jugulaires. L'éleveur était dépassé, m'avait confirmé qu'elle n'avait pas pu s'intoxiquer. Je lui parlais de méningite, un mot suffisamment effrayant pour qu'il me laisse intervenir sans m'interrompre. Il était question de minutes, et il était sans doute déjà trop tard.

La sédation commençait doucement à faire effet, les convulsions étaient déjà moins violentes. Je n'avais jamais vu un animal de 600kg victime d'une pareille crise. C'est déjà impressionnant lorsqu'un carnivore en est la victime, c'est tout simplement spectaculaire lorsqu'il s'agit d'une vache adulte.

Et il allait falloir tenter de la sonder, maintenant, pour éliminer les gaz accumulés dans sa panse à cause de sa position étendue : elle ne pouvait pas roter, les bactéries continuaient leur travail et la pression augmentait, gênant la respiration et la circulation sanguine. Manque de bol, pas moyen de passer la sonde qui se bloquait quelque part dans son réseau sans atteindre la panse. Nous avons tenté de la redresser alors que ses convulsions se calmaient sous l'effet du sédatif. Peine perdue : en quelques balayages elle retombait sur le flanc.

La tirer avec le tracteur sur la pente toute proche ? Pourquoi pas, mais je craignais que le stress - elle était toujours consciente et je n'osais pas forcer la dose de sédatif - ne la tue. L'éleveur avait enfin l'impression de pouvoir servir à quelque chose, mais...

Fibrillation.

Mort.

La nuit était tombée, et le tracteur n'aura pas eu le temps de servir...

vendredi 12 juin 2009

La cheminée

C'était l'une de ces fins d'après-midi glaciales du mois d'avril. Un dimanche, de préférence. Loin de chez moi, loin du confort de mon salon, du radiateur. Loin du printemps.

Ce matin même, on y avait presque cru, au printemps. Puis une pluie finie et pénétrante, têtue, était venue briser nos illusions.

"Il est né ce matin, j'ai vu sa mère le lécher, alors je suis remonté à la maison. Je suis repassé vers 5 heures, et j'ai vu qu'il ne bougeait plus. Je l'ai remonté dans le godet du tracteur."

Le veau est étendu, la tête en arrière, les yeux révulsés. Il tremble. Pas de réflexe pupillaire, un cœur correct. Même pas douze heures d'âge et déjà en hypothermie. Mon thermomètre se déclenche à 33.5°C.

Là, il ne s'est pas allumé.

"Il est en train de crever de froid, votre veau."

Un peu comme moi, mais en pire. Ça, c'est du diagnostic.

"Il va me falloir un seau d'eau chaude, très chaude, et des bouillottes, des bidons plein d'eau bouillante, de la paille, ensuite."

Il n'est pas déshydraté, mais il est forcément en hypotension, et en hypo-tout, d'ailleurs. Une perf de salé, avec du sucre. J'ajoute des corticoïdes dans le flacon, un antibio, en couverture. Un peu de vitamine E, parce que. Avec un bolus d'hypertonique dans la veine. Quitte ou double.

Le gars revient, avec son seau d'eau dans lequel je plonge mon flacon et le serpentin de deux perfuseurs montés en série - pour que le liquide reste le plus longtemps dans l'eau chaude avant d'atteindre sa jugulaire. L'éleveur me regarde comme un veau nouveau-né regarde son premier chat : curieux, voire fasciné, mais complètement perdu. Il me le dira, plus tard : il n'avait jamais entendu parler de perfusions de sucre. Et mes tuyaux interminables, vissés les uns aux autres ! Système D vétérinaire : l'un des charmes du métier. Démerde-toi pour sauver des vies, bricole, trafique, tant que ça marche !

Évidemment, il m'a aussi apporté deux bouteilles d'eau bouillante, comme si 3L d'eau allaient réchauffer un veau de 50kg. Je n'ai rien dit, je les ai posées contre le bébé. De toute façon, je vais avoir 20 minutes à tuer, le temps de passer cette foutue perfusion. Pas trop vite. Si j'arrive à poser l'aiguille dans cette foutue jugulaire de veau en hypotension !

Qui ne réagit même pas, d'ailleurs.

Vingt minutes pendant lesquelles je vais expliquer à l'éleveur que les bouillottes, c'est au moins 40 litres. Il doit bien y avoir des bidons qui traînent ? Que les médicaments et les perfusions, c'est sympa,mais qu'il a surtout besoin de chaleur. Que sa mère n'a pas du le lécher tant que ça, qu'il est resté trempé sous cette pluie glaciale, dans la boue, qu'il n'a sans doute pas téter, qu'il est peut-être un peu hypothyroïdien, c'est fréquent dans la région. S'il vit, on lui filera de l'iode et du sélénium. Oui oui, plein de vitamines, ce sera super mais ce n'est pas ça qui le sauvera, monsieur...

Vingt minutes au bout desquelles je me relève difficilement, les jambes coupées par la position accroupie. J'ai passé ma perf, le veau a l'air toujours aussi mourant, toujours aussi glacé.

Et lui, il me regarde en se frottant les mains. Apparemment, le message du volume des bouillottes n'est pas passé. Trop délicatement suggéré, sans doute, alors j'y vais plus carrément.

"A l'intérieur, ce serait bien, aussi. Dans le garage, contre la chaudière, c'est possible ? Ou alors, vous avec un feu allumé ?"

Il me regarde avec de grands yeux effrayés, alors que je retourne à ma voiture pour rédiger l'ordonnance inutile indiquant les temps d'attente avant consommation de la viande d'un veau qui va mourir cette nuit.

Il attends.

"Vous avez un feu allumé ?
- Oui, oui, vous voulez un café ?"

OK.

Je suis fort, je suis un homme, je suis vétérinaire.

Je prends le veau dans mes bras. Il pends comme un cadavre, mais un cadavre qui respire. Le poids des corps morts. A mon avis, c'est un nouveau-né de... au moins 100kg !

Les yeux de l'éleveur roulent.

Je prends le chemin de la maison, il trottine à mes côtés. Ce veau pèse le poids d'un âne mort, mais, je suis vétérinaire, je suis un homme, je suis fort, je souris l'air de rien, en apnée. Foutue montée ! Cette maison est au moins à 10km ! 500 mètres de dénivelé entre la stabulation et le seuil de la porte !

Deux minutes plus tard, l'éleveur ouvre cette foutue porte d'entrée et se glisse devant moi. Il a l'allure de celui qui subit. Une autre porte. Un véritable sas avant le salon, sa grande cheminée en briques, presque un cantou. J'y pose le veau après avoir balayé le tisonnier avec ma botte boueuse.

Il y a un cadavre dans la cheminée de madame. Un cadavre de bovin, en plus. Mais un cadavre qui respire !

"Mais il va crever, oui !
- C'est très probable, madame, et s'il survit, il aura sans doute des séquelles, mais s'il reste dehors, il mourra, il est en hypothermie, il faut le réchauffer, il fait trop froid là-bas."

Monsieur a déjà presque disparu sous la table.

Une magnifique table en chêne parfaitement cirée, sur une superbe tommette impeccablement entretenue. Un chemin de table sans un pli. Des cuivres rutilants. Une cheminée sans poussière. Des petits chaussons, dans le sas. Les traces de mes bottes boueuses. Un cadavre de veau qui respire dans la cheminée. Je tiens à cette respiration.

Et puis, j'aurais mieux fait de passer cette perf' ici, il fait bon.

Personne n'ose rien dire. Je profite honteusement de mon aura de véto pour imposer ce nouveau-né ici. Dans cet univers éloigné d'au moins 100km de la stabulation. Au moins.

Et je m'éclipse.

Il aura survécu, finalement. L'éleveur m'en parle encore. Sa femme, je ne l'ai pas revue, pour le moment. Le veau est resté une nuit au chaud. Sa nièce est passée le soir même, quelques heures après moi. Elle a suggéré de prendre des photos du veau dans la cheminée. Il a refusé : pas envie d'avoir des souvenirs d'un veau mort dans sa maison.

Il le regrette, maintenant. Le veau a survécu, se porte parfaitement bien, et sans séquelle, s'il-vous-plaît.

Ma perfusion de chlorure de sodium additionnée de dextrose et son double serpentin sont devenus célèbres dans le canton. En plus, j'avais mis une vitamine conditionnée avec un colorant rouge, dedans, la couleur rouge, c'est trop classe.

Parfois, on réalise de véritables exploits diagnostiques ou chirurgicaux. Personne n'est là pour les apprécier.

Et d'autres fois, on bricole un truc avec deux bouts de plastique et on commet l'inconcevable. Franchir une porte avec un veau. Et tout le monde vous en parle.

Allez comprendre.

samedi 23 mai 2009

Fil de fer

La plupart du temps, l'éleveur m'appelle parce qu'elle a le dos voussé, ou qu'il la trouve patraque, ou qu'elle ne fait plus de lait. La fameuse chute de lait, premier symptôme de la vache laitière malade, celui qui ne veut rien dire, sinon qu'elle est malade.

Lorsqu'on la regarde de loin, elle a cette attitude plus ou moins marquée du bovin qui souffre. C'est souvent discret. Une raideur dans la démarche, une respiration un peu trop rapide, un peu trop appuyée. Parfois, elle se tient là, au cornadis. Ou au milieu de la stabulation, patiente. Elle a sans doute le dos voussé, mais ce n'est pas systématique. Le plus souvent, elle ne rumine plus, ou beaucoup moins que la normale. Sa tête allonge son encolure, très raide. Au pire, elle a la bouche ouverte, et bave.

Souvent, elle a un petit 39.1, ou pas de fièvre du tout. Par contre, en général, elle ne mange pas. Pire, elle ne rumine plus. Ou mal. Par contre, un transit digestif se maintient.

Lorsqu'on l'ausculte, le plus souvent, on ne trouve pas grand chose. Une fréquence cardiaque trop élevée, un reflux jugulaire marqué. Sa panse fonctionne au ralenti, ou pas du tout, répondant à l'arrêt de rumination.

En général, elle vient de vêler, mais ce n'est pas systématique.

Avec les corps étrangers, rien n'est systématique.

Corps étranger ?

Fil de fer. Barbelé. Ou tout autre bout de ferraille, clou, cavalier, n'importe quoi. Un rumen, plus communément appelé panse, c'est comme une grosse machine à laver qui brasse des millions (milliards ?) de bactéries et de fibres végétales, un gros incubateur destiné à digérer ce qu'aucun mammifère ne peut digérer : l'herbe et ses glucides complexes. Les micro-organismes digèrent ce que la vache avale, et la vache digère les micro-organismes. Le souci, c'est que lorsqu'une ferraille se balade là-dedans, elle a tendance à aller se planter dans la paroi du réseau, petit pré-estomac attenant à la panse. Le fil de fer se plante, et au fil des contractions, s'enfonce dans la fine paroi du pré-estomac. Derrière, il y a la cavité abdominale, et le foie. Heureusement pour les bovins, leur organisme possède des capacités exceptionnelles de cicatrisation. Sans doute pour compenser leur tendance à avaler n'importe quoi... La fibrine, fruit de la réaction inflammatoire, est souvent capable d'emprisonner le bout de ferraille qui dépasse un peu du réseau.

Et tout va bien.

Jusqu'au jour où la vache vêle. La vache pousse, le veau sort, et, éventuellement, le bout de fer plus ou moins stabilisé aussi. S'il y avait un abcès enfermé, autour du corps étranger, il peut aussi se rompre et se déverser dans l'abdomen.

La vache risque la péritonite. Et s'il elle a juste un peu plus de chance, le fil de fer peut partir se balader vers le foie, traverser le diaphragme, serpenter un poil et finir dans le péricarde, voire dans la paroi cardiaque. Du pus peut alors se former dans le sac qui enveloppe le cœur (on appelle ça le péricarde). Et même si la vache a d'exceptionnelles capacités de cicatrisation, en général, ça finit mal.

Voilà ce que l'on résume par "fil de fer".

Évidemment, on peut être à n'importe quelle étape du processus. S'il y a une péricardite, les symptômes sont tels que je peux difficilement les louper. Un cœur qui fait un floutch floutch assourdi au lieu d'un beau poum ta sec et sonore, c'est mauvais signe. Si on aime convaincre son auditoire, et si on aime les diagnostics spectaculaires, surtout si l'éleveur ne veut pas entendre que la vache va mourir, il existe une technique imparable : prendre une aiguille très longue et, d'un geste théâtral, la planter droit sur le cœur. Normalement, on aboutit dans le péricarde. Mon record : deux litres de pus. Accessoirement, ça soulage la vache, même si ça ne la sauvera pas. Une réticulo-péricardite traumatique (RPT pour les adeptes de TLA), ça ne pardonne pas.

Et puis il y a toutes ces vaches qui n'en sont pas là, qui ne sont pas si malades, qui ont juste un bout de fil de fer planté dans le réseau, ou pas, qui bricolent, qui ont l'air d'avoir un peu mal, à qui on donne un coup de pied en regard du réseau, pour voir si ça fait mal, ou à qui on pince le garrot pour voir si elles accepteront de plier leur colonne vertébrale vers le bas (et donc d'appuyer là où ça fait mal, en bas), autour desquelles on tourne, on cherche, ou farfouille. Pour, en général, ne rien trouver. Quand le signe du garrot est positif (quand elle refuse de se plier), c'est qu'on n'avait pas besoin de le tenter pour savoir ce qu'avait la vache.

Alors on pose des diagnostics de fil de fer quand on ne trouve rien d'autre et que les symptômes, très frustes, collent. On fait avaler un gros aimant à la vache, en espérant qu'il retienne le fil de fer. On colle un coup d'antibio, histoire de. Des poudres pour faire ruminer. Et puis on attend, on espère. La plupart du temps, la vache reprend sa vie, cahin-caha, et nous déconseillons formellement de la faire vêler à nouveau : si la ferraille y est toujours, elle pourrait bouger à nouveau.

Ah, et puis on peut aussi essayer la poêle à frire. Vous savez, le détecteur de métaux, pour entendre le frshhhhh qui va bien s'il y a du métal là, de l'autre côté de ce cuir. L'idée géniale, non ? Puisque c'est très difficile à diagnostiquer, et qu'il paraît peu envisageable de faire des radios à une vache, on va utiliser un détecteur de métaux. S'il bippe, c'est qu'il y a un fil de fer, et hop, on a la solution !

Ou pas. Non, vraiment. En fait, ce truc, c'est complètement inutile, voire néfaste : amusez-vous, un jour, si vous vous retrouvez avec l'un de ces engins entre les mains. Passez toutes vos vaches au détecteur de métaux. Vous allez apprécier le concert. Ces bestioles avalent vraiment n'importe quoi. Si ça bippe, ça veut juste dire qu'il y a du métal. Pas que la vache est malade à cause d'un foutu fil de fer planté dans son réseau. Et si ça ne bippe pas ? Ben ça ne veut pas non plus dire qu'il n'y a pas de corps étranger. Plastique, verre, bois, cordes, une vache peut vraiment avoir n'importe quoi dans la panse, et la plupart de ces trucs l'empêchent de fonctionner correctement. Ma plus belle trouvaille lors qu'une autopsie fut une tête de poupée (non, elle n'est pas morte de ça, enfin la vache, pas la poupée). Mais j'y ai aussi trouvé 10 mètres de cordes irrémédiablement agglutinés, des bâches, des pierres, et plein de trucs pas identifiables.

Cette poêle à frire m'amène à parler de quelque chose que j'aime beaucoup. L'imputabilité : si je trouve quelque chose, est-ce que ça veut dire que ce quelque chose est responsable des symptômes que j'observe, et, plus largement, de l'état de la bestiole ? C'est une des plus jolies problématiques du diagnostic, la culture du doute...

samedi 2 mai 2009

Le dernier veau

Une sonnerie.8h35, je suis de garde mais la clinique ouvre à 9h00. Probablement encore un client qui veut un rendez-vous. Je ne prends même plus la peine de répondre : si c'est urgent, il laissera un message. Sinon, il rappellera.

Et ça n'a pas manqué, le bidibidip du message. Combien vous pariez que c'est le bruit d'un téléphone qui raccroche ?

"Oh. Il dit qu'il est en intervention, qu'est-ce que je fais ?"

Elle a le téléphone loin de la bouche, je l'imagine le bras ballant. J'entends une autre voix derrière elle. Je la vois très bien dans l'entrée de sa maison, je l'ai déjà reconnue.

"Oh. Merde. Et bien, laisse un message ?"

J'allais le dire.

"Oui bonjour, c'est Mme Colucci, c'est pour un vêlage, ce sont des jumeaux et ils viennent à l'envers, c'est urgent."

Je suis déjà dans ma voiture. Sur la route, le téléphone sonne à nouveau, même numéro. Je lui confirme que j'ai bien eu le message, et que j'arrive. Moins de dix minutes entre appel et présence sur site.

La lourde porte coulissante de l'étable s'ouvre alors que je gare mon utilitaire, en décrochant ma ceinture du même geste. Je suis déjà en train de farfouiller dans le coffre lorsque M. et Mme Colucci s'avancent vers moi, avec cette allure pesante que l'on attribue aux sénateurs. Lorsque je sors la tête du coffre pour dire bonjour, j'ai déjà enfilé ma chasuble de vêlage, les gants et de fouille et je tiens ma "boîte à naissances" à la main.

Mon "bonjour" plein d'entrain crée un contraste étonnant avec leurs mines d'enterrement. Au fil des questions, je m'avance vers l'étable en apprenant qu'il s'agit d'une vieille-vache-mais-pas-trop, d'un grand gabarit, et qu'il lui semble que ce sont des jumeaux, parce qu'il y a une tête et des pattes arrières. Il n'oublie pas de préciser dix fois qu'il n'est pas certain, bien entendu, de ce ton qui annonce qu'il n'a pas de doutes sur la question.

Je m'avance jusqu'à la porte...

J'avais oublié.

Une vache me regarde, la queue comiquement levée sur une contraction. Un sacré grand gabarit, oui. Elle a l'air d'aller très bien. Mais ce sont les deux génisses qui attendent de l'autre côté du grand bâtiment qui me ramènent à une douloureuse réalité. Cela fait un mois que le troupeau de M et Mme Colucci a été dispersé... Elles ne sont plus que trois. Je dis distraitement bonjour à une troisième personne, un inconnu que j'imagine être un voisin avant que l'on m'explique qu'il est venu chercher la vache.

J'ai la gorge un peu serrée, loin de cette jovialité qui accompagne les vêlages dont on devine qu'ils se passeront bien, ces vêlages où priment l'expérience et l'observation, faits de manœuvres obstétricales et d'efforts physiques, sans césarienne, sans danger pour la vache, et probablement sans danger pour le veau. Un drame familial a précipité la retraite de ce couple d'anciens qui appartiennent autant à la région que ses collines, ses moujetades ou ses sangliers - aussi mal embouchés que leurs chasseurs.
Elle avec sa masse imposante, son tablier bleu rayé de blanc et ses improbables couettes, lui, frêle, en blouse bleue, toujours éclipsé par la présence de son épouse. Des éleveurs de veaux sous la mère dont les produits étaient reconnaissables sur n'importe quel marché, sans confusion possible. Immuables, invariables, comme les Pyrénées.

Il n'y a pas de jumeaux. Le veau est sur le dos, les pattes en l'air, et ce sont bien des antérieurs. Ils sont placés de telle manière que M. Colucci et l'acheteur de la vache ont confondu les coudes et les jarrets. Un classique. Le passage est large, le col est déjà dilaté, il n'y a qu'une petite torsion qui sera vite résolue... Le veau est vivant.

C'est un vêlage comme je les aime, fait de tractions à la main, en harmonie avec les efforts de la mère, sans palan ni vêleuse, dont on ressort les narines pleines du parfum du liquide amniotique, les oreilles assourdies par les mugissements de la vache qui réclame son veau, les yeux emplis de l'image du nouveau né qui secoue la tête d'un air indigné en se recevant son premier seau d'eau glacée à la figure.

Avec l'odeur de la paille et du fumier, l'air frais du matin sur mes bras dénudés. Les mains lavées dans l'eau glacée, avec un bout de savon de Marseille et un essuie immaculé.

Un de ces vêlage que l'on a envie de partager avec ses amis et sa familles, avec ses lecteurs, parce qu'ils sont tout ce que j'aime dans ce métier.

Un de ces vêlages parfaits, mais auquel il manquerait le brouhaha caractéristique des vaches curieuses, l'indifférence des vieilles rombières, les coups de langue adroits des veaux qui tentent de saisir ma blouse à travers les barreaux de leur boxe.

Un vêlage parfait, s'il n'y avait les larmes de Mme Colucci, incongrues et saisissantes, une fontaine à la mesure de sa masse et de ses couettes. Mme Colucci qui se frotte les yeux en s'excusant d'une voix de chagrin de petite fille.

Son mari la regarde avec le visage réservé aux funérailles des amis.

L'acheteur est piteux, discret.

Et moi, le vétérinaire. Je suis sans doute là pour la dernière fois, acteur et témoin privilégié de ce petit morceau d'histoire humaine, le cœur serré, à me demander quand viendra mon tour.

Moi, qui ai envie de m'asseoir dans la paille et de serrer ce veau contre moi. J'imagine Mme Colucci, une fois seule, accomplir ce geste d'adieu et d'amour.

Il n'y en aura qu'un à ne pas penser aux jours anciens.

A secouer la tête, en tentant, déjà, de se relever avec vigueur et maladresse, avec ces gestes instinctifs d'une fulgurance déséquilibrée, ses grands yeux noirs de chevreuil et son poil collé.

Sa mère le lèche avec passion.

Le dernier veau.

mardi 7 avril 2009

Vache folle - de lui

Il m'avait appelé parce que sa vache avait un comportement étrange. Il m'avait dit ça bizarrement, avec de la gêne dans la voix. J'avais supposé qu'il craignait l'ESB, la pire chose qui puisse arriver à un éleveur. De ça, je n'étais pas inquiet : de l'ESB, il n'y en a plus.

Il m'avait appelé pour une holstein, vous savez, ces vaches noires et blanches qui font du lait. Elle avait 5 ou 6 ans, quelques jolies rondeurs, elle venait de vêler dans le cadre d'un beau mariage.

Bien, sous tous rapports.

"Elle est dingue, elle fait des bonds comme un cabri, elle lèche les murs, et puis elle me regarde bizarrement !"

Ah

Et par-dessus le marché, elle avait une sympathique haleine d'acétone. L'acétonémie de la vache laitière, c'est un grand classique résultant de l'accumulation de corps cétoniques suite à la mobilisation massive de graisses en début de lactation. C'est assez fréquent chez les vaches trop grasses au vêlage et fortes productrices de lait. Les corps cétoniques, à l'odeur caractéristique, diffusent dans tout l'organisme et provoquent des troubles nerveux, généralement bénins et totalement réversibles. Des vaches folles, mais pas folles comme avec l'ESB. Diagnostic facile à l'odeur, confirmé par une bandelette urinaire, traitement simple, dont l'objectif est de remettre le métabolisme sur les rails.

Je préparais mes perfusions et autres injections en discutant avec l'éleveur quand notre sympathique holstein, qui était juste derrière lui, s'est soudain jetée sur lui la bouche grande ouverte, j'ai bondi en arrière, pour m'écrouler dans la paille...

Avant de m'écrouler de rire...

La vache avait précisément choppé la ceinture du gars pour lui descendre le pantalon sur les chevilles, avant de lâcher prise. Puis elle était retournée à sa place. Et lui qui gueulait : "Quatre fois qu'elle me fait le coup depuis ce matin !"

Et elle lui a refait pendant que nous la perfusions...

Amoureuse, c'est sûre.

Bien sous tous rapports, la discussion est ouverte.

mardi 31 mars 2009

Même pas mal

C'est allé très vite.

La vache était couchée, incapable de se lever, très maigre. C'est d'ailleurs pour ça que j'étais là.

Une salers, avec ses cornes en lyre, si longues. Elle n'a lancé qu'un petit mouvement de tête quand il s'est approché pour lui passer une corde. Un petit mouvement, très lent, et pourtant : ça n'a duré qu'un instant.

Il s'est reculé en se tenant l'entrejambe, avec un "Hmmfffff" éloquent. J'ai couru jusqu'à lui, qui s'était appuyé contre le mur de la stabulation.

La vache, elle, s'était remise à ruminer.

"C'est rien, c'est rien."

Il m'a rassuré, et s'est écarté du mur. En titubant.

Il est tombé à genou.

Entre ses jambes, maculant la toile épaisse de son jean bouseux, une sombre flaque bordeaux s'élargissait à vue d'œil. Débordant ses mains qu'il tenait étalées sur son sexe.

Il s'est relevé. Il n'avait pas vu le sang. "C'est rien..."

Il blêmissait.

"Mais défroquez-vous bordel !"

"C'est rien."

Il défaisait sa ceinture. Il venait de voir le sang sur ses mains.

La vache, couchée, en train de ruminer, une flaque de diarrhée marronnasse derrière elle. L'éleveur, prêt à tomber, presque plié en deux, son jean couleur de bouse sur ses chevilles, sur le fumier. Son caleçon, sur les chevilles aussi, la ceinture ouverte, sa grosse boucle métallique aussi terne que la paille du petit parc. Les veaux, derrière leur barrière, qui observaient avec intérêt. Et moi, à genou, inspectant une plaie de 6-7 cm de long dans l'aine, à 2 centimètres environ de son sexe.

Curieux souvenir.

J'ai couru jusqu'à la voiture chercher des compresses et de la bétadine. C'était un saignement en nappe, loin de la fémorale.

"Ne vous inquiétez pas, docteur, on soigne la vache, je prends le C15 et je vais chez le toubib.
- Vous n'allez nulle part, oui."

J'avais placé les compresses, il les tenait appuyées pendant que je numérotais pour appeler la clinique.

"C'est qui votre docteur ?
- Lougé.
- Oui, Francesca ? Le numéro de Lougé, s'il-te-plait, c'est pas pour moi. J'ai un éleveur qui se vide gentiment de son sang, là. Merci".

Re-numérotation. Ça ne saignait plus trop, avec la compression. L'éleveur avait déjà entrepris de remettre son pantalon en coinçant les compresses sous son caleçon. A genoux, parce que debout, il ne pouvait pas. Il avait même réussi à coincer un peu de fumier dans son futal...

La classe.

"Ne bougez pas, docteur, j'y vais.
- Que dalle, oui.
- Dr Lougé ? Oui bonjour, j'ai M. Lampin avec moi, il vient de se faire ouvrir l'aine par une vache, je vous l'amène ? Il a bien saigné mais l'hémorragie a stoppé avec une compression, ça a tranché du lard plus qu'autre chose, mais c'est mal placé. Oui, il est transportable assis. Ok, je viens de suite."

Tiens, il ne parlait plus de prendre son C15.

"Elle appelle les pompiers, ils vont vous récupérer chez elle. Allez, en route.
- Et ma vache ?
- Qu'elle crève !
- Mais...
- OK, je reviendrai."

L'éleveur a passé une nuit à l'hôpital, les médecins craignaient une fissure de l'artère fémorale en regard de la blessure, qui, en effet, avait surtout tranché du lard. A quelques centimètres près... j'avais un castrat. Ou une fémorale.

J'ai euthanasié la vache quelques jours plus tard. Paratuberculose terminale doublée de connerie aggravée, pronostic défavorable.

jeudi 19 mars 2009

Fin

Deux camions blancs.

Des meuglements.

Un filet d'urine qui coulait par l'une des portes du camion.

Tout le village était réuni. Au moins... 6 personnes. Les transporteurs étaient presque aussi nombreux qu'eux.

Moi, j'étais là pour signer quelques papiers, presque par hasard.

Quand je suis arrivé, elles étaient déjà embarquées.

Elles étaient une cinquantaine, plus quelques veaux et génisses "de renouvellement".

Elles ne sont plus que deux, qui partiront demain, pour l'abattoir.

Fermeture d'une ferme

Un petit vieux m'a dit : "un paysan de moins".

Fermeture d'une ferme

Il n'a rien ajouté.

Moi, j'avais le cœur gros.

Les camions sont partis.

L'éleveur m'a regardé : "je crois que je n'ai pas encore réalisé".

jeudi 13 novembre 2008

Journal de campagne - Fièvre Catarrhale Ovine : coup de blues post-epizooticum

Les choses se tassent sérieusement. Nous avons bouclé le gros de notre vaccination en 6 semaines de folie, et, aujourd'hui, il ne reste plus à vacciner que quelques bêtes éparpillées dans les prés d'éleveurs pas stressés. Il y a aussi quelques veaux par ci, par là, qui atteignent les deux mois et demi, âge minimum de la première injection vaccinale.

Nous avons attaqué les prises de sang sur les veaux vaccinés destinés au marché italien : ils doivent être viro-négatif pour passer la frontière, et ces analyses nous ont réservé de belles surprises. Un tiers des veaux vaccinés environ sont actuellement porteurs du virus. Entendons-nous bien : ils ne sont absolument pas malades, ils sont simplement porteurs du virus, pour quelques semaines. Un moustique les a piqué, leur a transmis le virus, comme ils sont vaccinés ils ne sont pas malades, mais cela interdit leur vente à l'étranger, ce qui n'arrange pas la trésorerie des éleveurs, déjà pris à la gorge.

Il marche d'ailleurs drôlement bien, ce vaccin : je n'ai pas vu une vache malade depuis presque deux mois. Ah si, une : elle avait une autre maladie, et son affaiblissement a permis au virus de se développer.

La plupart des éleveurs attendent donc les 60 jours après la seconde injection pour envoyer leurs veaux en Italie, car ce délai permet d'éviter la fatidique virologie. Ce qui, en soit, est complètement stupide : ce n'est pas parce que ces veaux seront bien vaccinés qu'ils ne seront pas porteurs. Tout au plus peut-on espérer qu'ils ne risquent pas trop de transmettre le virus grâce à leurs défenses immunitaires et leur faible taux viral sanguin.

A côté de ça, la machine à rumeurs fonctionne toujours aussi bien, il ne se passe pas deux jours sans qu'un éleveurs viennent me parler du sérotype 52 qui serait apparu dans un élevage du Boukhistan, et qu'il va falloir rattraper toutes les bêtes, docteur.

Nan.

Pas d'autre sérotype pour le moment, s'il se passe quelque chose, on vous préviendra.

Bref, l'activité vétérinaire à proprement parler, s'est considérablement ralentie. Nous en avons profité pour prendre quelques jours voire semaine (au singulier, quand même), de congé.

Surtout, nous nous sommes lancé dans la délirante montagne de paperasses engendrée par cette crise sanitaire.

Pour chaque visite de suspicion, une fiche de police sanitaire : quatre pages.

Pour chaque élevage vacciné, un inventaire relevant chaque bête ayant reçu l'injection, avec date et type de vaccin évidemment. Quand on n'est passé que deux fois dans un élevage, c'est facile. Quand on est venu pour huit lots différents, c'est le drame. Dis comme ça, ça a l'air facile, mais nous avons vraiment vacciné très vite, et pas relevé grand chose. Funeste erreur lorsqu'il faut faire les comptes... Pour chaque élevage, je compte, je coche, je vérifie et je recoupe, je contrôle les âges des veaux et les intervalles entre injections.

Pour chaque élevage, date, nom du vaccin, signature et tampon sur chaque passeport de veau destiné à l'export. Une fois pour chaque injection, ça en fait des lignes ! Encore une fois, attention aux âges minimaux !

Pour chaque élevage, une facture spéciale sur une fiche spéciale, avec déduction de l'aide directe de l'état. Un exemplaire pour l'éleveur, un exemplaire pour l'organisme qui nous versera (un jour) cette aide, et la retranscription de cette facture dans notre propre logiciel. Evidemment, les tarifs sont par visite et par bête, mais varient selon la taille des cheptels.

Pour chaque éleveur, des dizaines de minutes d'explications.
C'est l'Etat qui paye une partie, ne vous inquiétez pas, c'est marqué là. Cette facture, une fois acquittée - oui, il faut la payer avant d'être remboursé, sans blague - vous l'amenez au conseiller agricole du conseil général, pas celui de la chambre, il va vous monter le dossier. Pour les vaccinations faites avant le passage de notre département en zone infectée, c'est le conseil régional. Non, je ne sais pas qui s'occupe de ça. Pour les médicaments administrés aux animaux soignés pour la FCO, vous amenez la copie de notre facture (oui, je vais vous faire un double), de notre ordonnance, et une déclaration sur l'honneur au conseiller agricole de la chambre d'agriculture. Non, pas à celui du conseil général, vous rigolez ? Pour les bêtes euthanasiées, je vais vous faire un certificat d'euthanasie. Non, pas besoin de certificat pour celles qui sont mortes "naturellement". Elles, vous fournirez le bon d'équarrissage. Vous ne l'avez plus ? Ben demandez un double à l'équarrissage. Ah, vous avez filé le cadavre de la brebis à vos chiens ? Super, c'est une excellente idée. Non, ils ne risquaient pas grand chose, c'est vrai. Mais pour le bon d'équarrissage, oubliez, et l'aide aussi du coup. Oui, monsieur, c'est illégal, je suis désolé. L'inscription UPRA ? Ah ça ce sont des documents qui sont en votre possession, là je ne peux rien faire. Ah oui, il y a une franchise de 3% du cheptel et un plafond à 25%. 3% de 20 brebis ? Ben 0.6 brebis, je suppose. Non, je ne sais pas si vous serez indemnisé avec une seule bête morte. Vous verrez avec le conseiller. Celui de la chambre, hein, pas celui du conseil général. Il a une permanence le jeudi matin à la mairie. mais pas cette semaine, il est en vacances. Pour deux semaines, paraît-il. Sa collègue de Framboisy devrait pouvoir vous aider si vous êtes pressé. Ah, oui, Framboisy, c'est à 30km est vous avez 80 ans.

Soyons sérieux : la vaccination à proprement parler, ce n'était que le tiers du boulot. Le premier tiers, c'était la logistique, l'organisation, bref toute la préparation de la vaccination. Le dernier tiers, cette folie de paperasses de la maison qui rend fou.

Avec ça, il faut ajouter ce curieux syndrome de relâchement qui nous envahit tous, à la clinique. Moi plus que les autres, cela dit. A ma décharge, c'est moi qui ai organisé toute la vaccination et qui fait toutes les factures : trop complexe pour s'y mettre à plusieurs si on voulait aller vite.
Au mois de septembre, j'ai travaillé 280 heures. Un joli score, je trouve. Octobre n'était pas mal non plus, en tout cas au début du mois. Et là, les quelques jours de repos que j'ai pris m'ont complètement cassé.

En septembre, j'avais redécouvert cet étrange rush d'adrénaline permanent qui m'avait permis de traverser la classe préparatoire vétérinaire. Drôle de sensation, drôle de plongée dans mes souvenirs.

Maintenant, je me sens... sans objet. Sans direction. Un peu perdu, étonné au milieu de mes papiers, presque désorienté sans l'objectif précis qui m'avait permis de tenir.

Pour la suite ?

On verra bien...

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