Il professore

Il prenait toujours l'accent pédant d'un mandarin universitaire. Sa diction était parfaite.

Il se tenait toujours droit comme un i, emprunt de pompeuse gravité.

Lorsqu'il traversait sa stabulation, il marchait dans les fruits des processus digestifs associés des bovins et de la microflore ruminale, quand nous piétinions dans la merde.

On l'appelait : il professore.

Il nous avait joint grâce à son appareil téléphonique filaire, nous précisant les faits suivants :

- Docteur, je me vois contraint de vous appeler afin de vous faire part de l'état de maladie persistant de l'un de mes bovins laitiers de sexe femelle, âgé de 8 ans. Celle-ci est en décubitus sternal, et ses rares efforts afin d'atteindre la station debout ne sont couronnés d'aucun fruit.

Il professore, avait, selon la légende, voulu être vétérinaire.

Nous avions donc rejoint sa stabulation grâce à notre véhicule à moteur de type utilitaire léger, afin de constater par nous-même l'état de maladie de son bovin laitier de sexe femelle en décubitus sternal. Je dis nous, car j'étais alors un simple stagiaire dans une clientèle proche de la frontière italienne, et que je suivais partout le vétérinaire local.

Il professore nous attendait à côté de sa vache, avec une cote parfaitement repassée, et des bottes immaculées.

Il me serra la main, puis celle de mon maître de stage.

- Docteurs, voici les faits. Ce bovin de race Prim'Holstein âgé de huit ans a vêlé il y a exactement quatre jours. Le part s'est déroulé normalement, ne nécessitant de ma part aucune intervention. Elle n'a jamais eu aucun problème d'aucune sorte, et a été gravide 6 fois, mais n'a mené ses gestations à terme que 5 fois, en raison d'un avortement qui n'était du ni à Brucella, ni à Chlamydia, ni à Leptospira, ni à Coxiella. Cet incident n'a pas été élucidé mais n'a posé aucun problème pour les gestations ultérieures.
- Et vous lui avez fait quoi ?

Le véto examinait rapidement la vache couchée, placide et attentive.

- Mes observations : le décubitus sternal, survenant dans les trois jours suivant le part, l'absence d'hyperthermie, la démarche ébrieuse avec augmentation du polygone de sustentation avant sa chute m'ont conduit à diagnostiquer une fièvre vitulaire. J'ai donc administré par voie intraveineuse une perfusion de gluconate de calcium, complétée par une solution de calcium et de phosphore administrée per os.
- Et toi, tu en penses quoi ?

Moi, je n'en pensais pas grand chose. La démarche de l'éleveur était logique mais j'étais abasourdi en découvrant qu'il avait perfusé, notamment du calcium qui pouvait être mortel en cas d'erreur de diagnostic. Du coup, je ne répondis rien. Je n'avais pas appris, à l'école, que les éleveurs pouvaient faire des intraveineuses.

- Votre vache a une mammite. Regardez ce lait. Si elle est couchée, ce n'est pas à cause d'une fièvre de lait, mais par l'action des bactéries. La perf' risquait pas de marcher !

Il professore était raide comme un piquet, confus, les lèvres serrées. Il marmonna quelque chose, peut-être "une mammite ?". Le véto restait calme, mais je sentais qu'il était agacé par le ridicule du personnage, dont tous les éleveurs s'amusaient avec une ironie teintée de lassitude (le bonhomme était de toutes les commissions, de toutes les réunions, savait toujours tout sur tout et avait toujours raison).

Avec les années, je me dis que l'éleveur, pour pédant et irritant qu'il fut, avait au moins eu l'humilité de savoir reconnaître son échec et appeler le véto quand il avait constaté que ce qu'il avait mis en œuvre n'avait eu aucun effet. Il avait cependant mis sa vache en danger en perfusant du calcium, qui peut provoquer de graves troubles du rythme cardiaque s'il est administré trop rapidement à un animal qui n'en a pas besoin.

Je crois que, finalement, tout le monde l'aimait bien, mais avec une condescendance mêlée de pitié. Ce n'était pas un mauvais éleveur, bien au contraire, mais il n'avait jamais su se satisfaire de sa place, ce qui devait agacer ceux qui avaient choisi ce métier et qu'il dévalorisait en ne sachant pas se contenter de sa belle exploitation. Les vétos de cette clinique l'imitaient souvent lorsqu'ils se retrouvaient devant une situation compliquée, jouant au jargonneux pédant.

Il était seul. Il amusait la galerie, à ses dépends, et même s'il était pénible, il était bien pratique de l'avoir pour administrer et faire les papiers du GDS, ou organiser le remembrement.

Il professore s'est suicidé suite à la faillite de son exploitation - un gros investissement réalisé lors de la montée du prix du lait il y a trois-quatre ans, qui l'a mis dans le rouge lorsque les prix se sont durablement effondrés.

Les droits à prêts, rangés avec les aides par le gouvernement qui prétend subventionner, ne servent à rien lorsque l'on ne peut pas rembourser.

Évidemment, il y avait d'autres solutions, toutes meilleures que le suicide. Mais avait-il quelqu'un pour le lui dire ?

Les vétos, que j'ai eu au téléphone récemment et qui m'ont appris sa triste décision, m'ont précisé qu'il y avait eu vraiment beaucoup de monde à son enterrement. Ils m'en avaient parlé spontanément, alors que je ne l'avais vu qu'une fois. Ils avaient la gorge serrée.

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