Pour sortir le veau, Chris
dimanche 23 janvier 2011, 09:22 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Direction chez Colucci, pour quelques prises de sang à faire entre deux visites plus "médicales". L'occasion de discuter avec un papy qui en a vu d'autres, de profiter un peu du soleil et de ne plus réfléchir.
Juste ce qu'il me faut.
Mais comme rien ne se déroule jamais comme prévu, mon téléphone sonne.
Évidemment, c'est pas bien, mais je décroche : la sonnerie de la clinique.
"Dr Fourrure ? C'est Francesca, il faut aller chez Pique, une vache qui a le col ouvert mais il ne sent pas le veau.
- OK, je prends."
Comme si j'avais le choix. Colucci attendra. Demi-tour en live dans le premier chemin, et direction chez Pique. J'y serai dans cinq minutes au plus.
Lorsque j'arrive à la stabulation, il n'y a personne. Il a sans doute du aller récupérer son gosse ou un truc du genre, moi, je vois mon objectif : une vache isolée dans le box de vêlage, occupée à... manger.
Je décharge la voiture - la boîte à vêlages, avec le matériel de césarienne, de réa pour le veau, les cordes, des oblets antibiotiques et tout le toutim. J'enfile mon sac poubelle géant ma chasuble de vêlage, une paire de gants, et me dirige vers la parturiente récalcitrante, tandis qu'une 205 se gare en vrac derrière ma voiture. Pique, qui me lance un bonjour, s'excuse, saute sur une corde et file choper sa vache, en posant son gamin sur une barrière.
Deux minutes plus tard, j'ai les bras dans la bestiole. Une limousine de dix ans, c'est censé vêler sans se poser de questions. Elle, manifestement, ne s'en pose pas. Mais elle ne pousse pas non plus, et le veau est bien là, bien au chaud, tout au fond. Je lui tire une patte : il résiste, et la rétracte avec une vigueur indignée qui fait plaisir. Le col est correctement effacé, la vulve et le vagin pas trop dilatés, mais sur une vieille routière comme ça, il n'y à pas à se poser de question : un autobus passerait.
Le truc, c'est qu'elle ne pousse pas. C'est vexant : elle a mes deux bras dans le vagin, enfoncés presque jusqu'aux épaules, et elle essaye de chiper de l'ensilage sous la barrière. Alors évidemment, le veau reste au fond.
Bien sûr, on pourrait attendre. Mais il y a la place, le veau va bien, et surtout, je suis là. Donc : on va tirer. J'envoie Pique chercher le palan, confie mes cordes de vêlage à son fils, qui me regarde gravement du haut de ses cinq ans et de sa barrière.
"Dis Papa, pourquoi le monsieur il a les bras dans la vache ?
- Pour sortir le veau, Chris."
Je prends chacun des antérieur du veau dans mes mains, juste au-dessus des boulets. Entre les gants, les bouts de placenta et le liquide amniotique, il me faut serrer très fort pour maintenir les pattes, au grand dam du veau auquel elles sont attachées. A force de tirer, le veau se déroule, l'avant de ses antérieurs se pose plus ou moins dans le vagin, la tête est juste derrière. Costaud, le machin. Il ne va pas sortir sans effort. Ce qui est sûr, c'est que je ne le sortirai pas plus sans une meilleure prise. Je tend donc un bras vers Christophe, qui me donne une des menotte - ces cordes faites pour relier la patte du veau au palan. Un nœud d'alouette, et Chris' me donne la deuxième corde.
"Papa, pourquoi le monsieur il met les menottes dans la vache ?
- Pour attacher le veau.
- Hey bonhomme tu peux me poser les questions directement, tu sais ?
- Outch, Fourrure, t'aurais pas du dire ça !"
Bah. Le veau est bien attaché, les nœuds sont au bon endroit, je tire. Pas de souci, les onglons pointent à la vulve. Par contre, la tête du veau bute sur le col, et tend à basculer sur la droite, au lieu de se poser gentiment sur les antérieurs et de filer vers la sortie.
Pas bon. Le bestiau est vraiment gros, en plus. Mais il doit passer.
Il devrait.
Je file chercher une autre corde, que je vais lui passer derrière les oreilles, pour allonger le cou vers l'avant et empêcher que la tête ne parte sur le côté lorsque nous tirons les membres : deux ou trois essais successifs ont prouvé que mes bras et mes mains ne sont pas des guides suffisant pour maintenir la tête sur les rails.
"Dis monsieur, pourquoi tu mets encore une corde dans la vache ?
- On dit Docteur, Chris' !"
Je souris.
"Pour l'attacher, comme quand ton papa met une corde à une vache pour l'amener dehors, je fais pareil avec le veau.
- Mais il n'a pas de cornes !
- Oui, du coup je lui ai mis autour du cou.
- Mais pourquoi t'as pas fait un licol ?
- Parce que c'est trop compliqué là-dedans.
- Alors faut pas l'étrangler !
- Ouip, donc je mets ma corde d'une façon très spéciale."
Et bordel : il a que cinq ans.
"Je t'avais prévenu, Fourrure."
Effectivement.
Bon, en deux essais, la corde est bien mise. Nous fixons les menottes sur le palan, et c'est parti. On va y aller tranquillement, tout en douceur.
Sauf que la tête de ce con de veau n'a pas encore passé le col quand j'entends un ronflement de sonneur : ce con est mis à respirer. Mes poils se hérissent, Pique me regarde en hésitant. Il y a la place, on aurait pu prendre 5 ou 10 minutes pour le sortir, il ne tiendra pas si on ne se dépêche pas, car la vache n'a pas jeté ses eaux, à ne pas pousser.
Et d'ailleurs, elle ne pousse toujours pas.
Bordel !
Pique s'emploie de toutes ses forces à tirer sur le palan. Moi, je tire un grand coup la corde passée autour de la tête du veau, constate avec soulagement que la manœuvre a réussi et qu'il a maintenant la tête posée sur les antérieurs. Mais le nez est encore derrière la vulve, coincé dans le vagin, et il a commencé à respirer. Il ne peut pas arrêter, et revenir à un cycle sanguin fœtal. L'hallucinant bouleversement de sa circulation sanguine, qui abandonne le cordon ombilical pour irriguer ses poumons tout juste étrennés, a commencé. Et il est irréversible.
Et là, il ne peut pas respirer.
Je pèse de tout mon poids sur la palan, par secousses violentes, pour essayer de l'avancer un peu et de dégager son nez. Dur, il ne manque pas grand chose, les épaules passeront, les épaules doivent passer, j'ai tout parié là-dessus, et je n'ai plus le temps de m'être trompé. Il n'attendra pas une césarienne, il doit sortir, il doit sortir.
Je lâche le vagin et les menottes, et je viens aider Pique. Comme beaucoup d'éleveurs, il est fort comme un ours. Je ne fais pas le poids, mais à deux, l'avancée reprend. Centimètre par centimètre, les pattes avancent. La vache ne dit rien, elle ne pousse pas, elle s'en fout, elle bouffe ! Elle bouffe et le veau ne sort pas, il va crever dans ce vagin alors qu'il suffirait que sa mère nous aide.
"A trois, Pique !"
Chris' ne pose plus de question.
Je compte et nous tirons un grand coup. Le nez avance, je relève le pli formé par le bord supérieur de la vulve au-dessus de ses narines. Elles sont dégagées, mais il est trop serré pour respirer.
Nous continuons à tirer, de toutes nos forces. Nous risquons de déchirer la vache, mais je n'y crois pas trop, elle en a vu d'autres, elle ne se plaint même pas. Et lui, de toute façon, risque la mort au bout de quelques dizaines de secondes de vie. Je ne crois pas qu'il soit équipé pour l'apnée. Elle, je pourrais la recoudre.
Alors nous tirons, et le veau avance. D'un coup, c'est gagné : les épaules passent franchement, et le veau plonge vers le sol avec une fluide facilité. Il s'explose au sol avant que j'ai le temps de le rattraper. Un grand seau d'eau glacée derrière les oreilles, et Pique le pend en levant ses membres postérieurs au niveau de la barrière. Moi, je profite de la position pour lui vider la gorge de ses glaires.
Il ne respire pas.
Un massage cardiaque, une bordée d'insultes - pardon, Chris' - je frotte son thorax et stimule son cœur, en cinq secondes, un analeptique cardio-respiratoire est injecté en intra-veineuse, et je reprends mes massages. Je le fais remettre au sol, ses voies respiratoires ne sont pas encombrées. Je lui presse le thorax à lui exploser les côtes.
De longues, longues secondes de violence contrôlée, le rythme du massage et l'énergie de la colère.
Et je sens un battement, et je sens un ronflement.
Il est revenu.
Commentaires
Ha ouais c'est vachement balèze en fait comme accouchement. C'est marrant, je pensais que c'était plus simple que ça. Mais il lui a pris quoi à la vache de pas pousser ?
Bravo pour le sauvetage en tous cas ! :)
Oui. Le jour où mon oncle avait emmené son fils, il avait fallu découper le veau... Aucun de ses trois fils n'est vétérinaire.
Ce que je ne comprends pas, c'est "il suffirait que la vache nous aide": dans mon expérience de l'accouchement, les contractions ne sont pas volontaires, elles sont spontanées et irrépressibles (d'où mon envie de rire quand on entend "ne poussez pas encore": comme si on avait le choix.)
Fourrure :
C'est un peu technique, mais nous avons trouvé la cause du problème, récurrent chez cet éleveur : un déséquilibre alimentaire, amenant une incapacité partielle ou totale à pousser...
trop cool ça finit bien!
et je rigole encore du "mais sur une vieille routière comme ça, il n'y à pas à se poser de question : un autobus passerait"
Oulala! Quel récit de bon matin! C'ést aussi intense qu'un bon petit roman à la dame Christie.
Les enfants posent toujours des questions, c'est une source intarrissable. Au moins, le veau et la vache vont bien et là, tous le monde est bien content.
Bon dimanche
En fait, c'est assez violent, le vêlage...
Je plussoie avec Lo!
Et sinon, pourquoi cet éleveur n'arrive pas à corriger l'alimentation de ses vaches?
Fourrure :
C'est qu'il fallait savoir qu'il y était, le problème !
Suis pas vétérinaire, je n'y connais rien en vache... suis juste sage-femme. Mais ça m'intéresserait drôlement de comprendre par quel procédé un défaut d'alimentation (le quel?) bloque tout réflexe expulsif.
Loin de moi l'idée de faire des parallèles hasardeux, juste envie de piger...
Fourrure :
Il nous faudrait un spécialiste pour bien en expliquer tous les tenants et aboutissants. Là, il s'agissait d'une carence absolue (manque dans la ration) et relative (défaut de mobilisation liée à une modification du pH sanguin) en magnésium.
Et pourquoi on les suspend, les veaux ?
Fourrure :
Pour vider la gorge et la trachée des glaires qui s'y trouvent éventuellement. Ce n'est pas toujours nécessaire.
Sportive la séance… Ce n'est pas forcément ce que l'on imagine quand on pense au métier de vétérinaire… Mais c'est vrai que là c'est pas le chien-chien à mémé non plus.
Sinon je sais bien que le parallèle est douteux mais en médecine humaine il existe bien des produits pour déclencher les contractions non? N'existe-t-il pas la même chose pour les animaux?
Fourrure :
Rien de suffisant dans ce genre de cas.
C'est tellement bien écrit que j'ai cru revivre certains vêlages ! La vie ne tient pas à grand chose...
Quand à la carence en magnésium, je ne suis pas surpris même si je ne pensais pas que cela pouvait conduire à cet extrême. Je m'interroge sur le rôle de l'iode également pour la vitalité des veaux après naissance...
Fourrure :
On pourrait en parler des heures. Oui, l'iode est nécessaire notamment à la synthèse du surfactant pulmonaire, et les carences ne sont pas rares !
Impressionnant ! Bravo...
C'est bo ! Et dire que j'ai toujours vécu dans la campagne normande profonde et que j'ai jamais vu de vêlage... maintenant j'aurai l'air moins bête au café du village, merci dr fourrure !
Bonsoir,
Juste un petit mot pour vous dire, que je ne suis pas vétérinaire, que je ne touche ni de près, ni de loin à une profession médicale, et que je n'ai même plus d'animaux à la maison pour le moment (les derniers en date étant 2 rats domestiques), mais que je pulsoie à chaque fois de vous lire.
J'adore votre plume, et lire vos aventures est un vrai bonheur.
Je crois que tous vos lecteurs rêvent (en secret) que vous soyez le vétérinaire de leurs animaux!...
Merci
un seul mot:
Haletant !
Je n'ai vu qu'un seul vêlage qui n'avait strictement rien à voir avec cette histoire, puisque cela s'est produit au beau milieu d'une prairie, en dehors de la saison des vêlages (nous soupçonnons dame Pâquerette d'avoir été voir Sieur Taureau dans un champ voisin). En peu de temps, le veau a glissé hors de sa mère dans un flot d'eau sanguine, avant que la jeune (?) mère ne se retourne sur lui pour le débarrasser des membranes. Et autour d'eux, forment un cercle discret, les autres vaches s'étaient postées en tantes protectrices. Un moment fascinant que j'aimerais revivre, sans toute la tension qu'on peut avoir en cas de complications !
Justement, pour reprendre le commentaire précédent, la mère, dans ce cas si, tellement peu intéressée à son accouchement s'est elle occupée de son veau ?
A moins qu'elle ne soit une vache à lait...
Fourrure :
Elle s'est très bien occupée de son veau !
Vous faites une confusion en calquant votre raisonnement sur l'homme, enfin la femme : il n'y a pas de "s'intéresser" qui tienne ! Juste une question d'hormones et de réflexes.
J'ai presque entendu le grand sploutch que fait le veau qui glisse d'un coup sortant de la mère, tout mouillé, gluant, poisseux et qui tombe dans la paille. J'adorais voir le regard de la vache, tendre qui se mettait à lécher son veau. Puis le voir se relever tremblant. Quels bons souvenirs d'enfance.
Mais on sent bien cette tension au moment du vêlage dans votre récit.
j'adore vos récits!!!et ce vélage!! j'avais l'impression d'y être!!merci à vous
Cela me rappelle un vélage à la maison… Belle jersiaise à terme, rumine tranquille dans son boxe par un bel après-midi d'hiver. Bon pas de souci c'est pas pour de suite donc en route pour une petite promenade à cheval. Une bonne heure après de retour, je me pointe voir dame jersiaise… gné ! un joli veau debout encore humide mais qui à déjà bu son premier bol de lait !!
Sinon j'ai aussi une délurée de pas quatre ans très douée en questions et conseils très pertinents… Bon courage et bravo !
"Costaud, le machin. Il ne va pas sortir sans effort."
pas avec les siens ni ceux de sa mère visiblement.
quelle joie de le sentir respirer !
l'émotion née du récit rejoint l'émotion du souvenir : le froid, les étables vétustes du marais, la préparation du palan et des cordes, mon père torse nu (pas de chasuble de vêlage en ce temps là ?),sondant la bête couchée, "beunaise", à ruminer...ses ordres pour manier le palan ou tirer sur les cordes,... tout ça surgit d'un coup de l'oubli... plus, en écho, un autre jour, la stupéfaction de mon petit cousin parisien 6,7 ans, venant d'assiter, muet, à son premier vélage, puis, au retour de deux minutes d'absence pour chercher son goûter, lançant des regards aller retour entre le veau titubant dans le box et la mère, son air soufflé, ébahi, la tartine oubliée, et enfin LA question "comment une si grosse bête peut sortir d'un si petit trou ???"
Je me rappelle le vêlage que j'avais vu : j'avais déjà été choqué par le seau d'eau balancé sur le veau ( même si un rejet de la mère n'est pas si grave chez les laitiers ! ) mais aussi par les mouvements "violents" pour aider son petit coeur à démarrer...
Mais là je crois que ça aurait été pire pour moi x) l’anthropomorphisme, j'ai du mal à m'e défaire...
Merci pour ce souvenir...En stage dans les pyrénées,mes premiers vélages se sont fait au palan, avec le véto sautant a pied joint sur les cordes...
En Aubrac, quand je parle de palan, on me regarde avec de grand yeux, j'ai meme une collègue qui ne voyait pas de quoi je parlais...Ici , la véleuse est reine...
Superbe billet comme d'habitude ! on s'y croirait !
ça fait plaisir de voir le veau se remettre à respirer!!
Malheureusement, des fois, ça ne suffit pas, et on a beau tout faire, ça ne redémarre pas (ça m'est arrivé il n'y a pas si longtemps...)
bonne saison de vêlages à tous les vétos ruraux!!
Sportif en effet !
Quant à "6.10lunes" je croyais qu'elle allait demander la technique du noeud utilisée pour tirer par le cou sans étrangler !
Au cas où cela puisse servir dans sa branche ! :D
j'ai terminé la lecture de ce sujet avec un frisson le long de l'échi...heuu du dos, et un gros mot (moi aussi) m'a échappé... vos récits sont toujours aussi émouvants
Incroyable
Ouf ! Quel suspens ! Belle écriture, docteur ! Et belle réussite, bravo !
Je dois avouer que la lecture de cet article m'a bouleversée, de plus il est superbement bien écrit!
Je vous admire =).
""Dis monsieur, pourquoi tu mets encore une corde dans la vache", j'imagine bien le petit et sa moue interrogative... Rire. ^_^