Torsion de minuit

Minuit.

La vache est coincée entre une barrière et le mur d'une vieille annexe de l'étable, mangeoire de pierre et râtelier de bois tordu. Un épais tapis de paille fraîche, la lumière de deux grosses ampoules jaunes. Il fait doux, presque chaud. Un chaton miaule, quelque part dans une botte de foin. La blonde pousse depuis des heures, mais sans résultat, une bonne grosse vache qui en a vu passer d'autres et qui ne devrait pas avoir besoin d'aide. Qu'est-ce que je vais trouver cette fois-ci ? Les vêlages s'enchaînent et ne se ressemblent pas, à un rythme éreintant, sans trêve ni relâche. Pour le repos, on verra dans quelques semaines.

Je gagne à nouveau la douceur vaginale, silencieux et trop fatigué pour discuter. J'ai peut-être prononcé quelques automatiques banalités, mais ma tête est ailleurs, au bout de mon bras, au bout de mes doigts qui explorent le vagin puis le col, alors que la vache reprend ses efforts. Je ne suis pas vraiment concentré, juste confiant et détendu. J'aime faire vêler dans cet élevage. De toute façon, avec un bassin pareil, peu importe ce qu'il y a au fond, il ou elle sortira par les voies naturelles. Je parie sur une torsion.

Mon bras s'enfonce et ma main dévie dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, puis se pose sur la tête du veau encore enveloppée dans les membranes placentaires. Il est vivant, j'ai un bon appui, cela devrait aller vite. L'utérus et sa centaine de litres de chair de veau, de glaires et d'humides membranes, suspendu par deux ligaments trop lâches, s'est vrillé. La torsion rétrécit le passage et empêche la sortie du veau, mais, coup de chance, le col semble dilaté.

La blonde souffle et pousse, se tortille et piétine, l'éleveur tient sa queue tandis que je pose ma main bien à plat sur l'encolure. Celle du veau. Sa mère doit peser ses 700kg, j'ai de la chance d'être grand...

C'est un coup à prendre, une habitude, un mouvement puissant et continu que j'achève d'une dernière poussée, utilisant la force du bras et celle du dos tout à la fois. Un instant cette fois-ci, une dizaine de minutes parfois. Comme d'habitude, je ne me suis pas échauffé. Comme d'habitude, je risque la déchirure... Pas pour ce soir. Un dernier basculement et le veau se retrouve dans l'axe, les pattes en bas, la tête entre les genoux, je perce la poche et laisse venir les fluides au rythme des contractions. Le col est bel et bien dilaté, le passage très large, je parie sur une femelle, d'une jolie taille mais sans excès. Elle passera.

Mes mains sur ses canons, je sens ses tremblements, de petits mouvements spasmodiques comme si elle secouait la tête. Il ne va pas falloir tarder. Douceur et puissance, je tire les onglons à la vulve, petits sabots d'un jaune et blanc d'ivoire humide sur un poil gluant, au parfum d'une douceur écœurante. Un peu de sang et beaucoup de liquide amniotique sur ma chasuble, le long de mes bras. Il fait bon, il fait doux, je suis bien, si bien, là, à maintenir ce nouveau-né tandis que l'éleveur court chercher les menottes de vêlage que j'enroule autour de ses membres. La prise est solide. Il met le palan en place tandis que je fais passer, tout en lenteur, le col de l'utérus au-dessus du la tête du bientôt-né. Ses onglons sont maintenant bien sortis et je me suspends aux cordes, le corps parfaitement droit, les pieds calés dans la litière entre les postérieurs de la vache. Je m'imagine tenir les suspentes d'un cerf-volant, je ne fais aucun effort, la tête à 70cm du sol, presque horizontal, tirant vers le bas et vers l'arrière en suivant les contractions de la mère. Au-dessus de moi, à un petit mètre de mes yeux, je vois les lèvres de la vulve s'écarter sur celles de la velle, un bout de langue, puis un nez humide et un mufle couvert de glaires, des yeux, un front, des oreilles... L'éleveur se dépêche de mettre le palan en place, mais c'est inutile, le veau sort sous la traction de mon poids, tandis que je replie un peu les jambes pour éviter de tomber.

Passent les épaules puis le thorax, l'éleveur a lâché son palan dans la paille et s'apprête à recevoir les postérieurs du bébé tandis que, accroupi, je réceptionne le nouveau-né. Une inspiration, une expiration humide et muqueuse, elle secoue déjà la tête alors que nous la suspendons pour éliminer les dernières glaires. Sa mère râle et mugit, appelle et regarde derrière elle les deux bipèdes occupés aux premiers soins.

Une dernière plongée dans la matrice, désormais vide, un peu de sang, un col parfait, un vagin souple, sans déchirure, des artères intègres, je peux rentrer me coucher, après un dernier regard une fois la vaisselle terminée. La velle tente déjà de se lever, sa mère bave et mousse en la léchant d'un air halluciné, nous surveillant du coin de l'œil tandis que les chiens se pelotonnent sur un lit de paille, derrière le mur. Une chouette appelle. Le chaton miaule encore dans sa mangeoire. Les veaux dorment, deux me contemplent d'un air... bovin. Au lit.

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