Torsion de minuit
dimanche 25 avril 2010, 13:12 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Minuit.
La vache est coincée entre une barrière et le mur d'une vieille annexe de l'étable, mangeoire de pierre et râtelier de bois tordu. Un épais tapis de paille fraîche, la lumière de deux grosses ampoules jaunes. Il fait doux, presque chaud. Un chaton miaule, quelque part dans une botte de foin. La blonde pousse depuis des heures, mais sans résultat, une bonne grosse vache qui en a vu passer d'autres et qui ne devrait pas avoir besoin d'aide. Qu'est-ce que je vais trouver cette fois-ci ? Les vêlages s'enchaînent et ne se ressemblent pas, à un rythme éreintant, sans trêve ni relâche. Pour le repos, on verra dans quelques semaines.
Je gagne à nouveau la douceur vaginale, silencieux et trop fatigué pour discuter. J'ai peut-être prononcé quelques automatiques banalités, mais ma tête est ailleurs, au bout de mon bras, au bout de mes doigts qui explorent le vagin puis le col, alors que la vache reprend ses efforts. Je ne suis pas vraiment concentré, juste confiant et détendu. J'aime faire vêler dans cet élevage. De toute façon, avec un bassin pareil, peu importe ce qu'il y a au fond, il ou elle sortira par les voies naturelles. Je parie sur une torsion.
Mon bras s'enfonce et ma main dévie dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, puis se pose sur la tête du veau encore enveloppée dans les membranes placentaires. Il est vivant, j'ai un bon appui, cela devrait aller vite. L'utérus et sa centaine de litres de chair de veau, de glaires et d'humides membranes, suspendu par deux ligaments trop lâches, s'est vrillé. La torsion rétrécit le passage et empêche la sortie du veau, mais, coup de chance, le col semble dilaté.
La blonde souffle et pousse, se tortille et piétine, l'éleveur tient sa queue tandis que je pose ma main bien à plat sur l'encolure. Celle du veau. Sa mère doit peser ses 700kg, j'ai de la chance d'être grand...
C'est un coup à prendre, une habitude, un mouvement puissant et continu que j'achève d'une dernière poussée, utilisant la force du bras et celle du dos tout à la fois. Un instant cette fois-ci, une dizaine de minutes parfois. Comme d'habitude, je ne me suis pas échauffé. Comme d'habitude, je risque la déchirure... Pas pour ce soir. Un dernier basculement et le veau se retrouve dans l'axe, les pattes en bas, la tête entre les genoux, je perce la poche et laisse venir les fluides au rythme des contractions. Le col est bel et bien dilaté, le passage très large, je parie sur une femelle, d'une jolie taille mais sans excès. Elle passera.
Mes mains sur ses canons, je sens ses tremblements, de petits mouvements spasmodiques comme si elle secouait la tête. Il ne va pas falloir tarder. Douceur et puissance, je tire les onglons à la vulve, petits sabots d'un jaune et blanc d'ivoire humide sur un poil gluant, au parfum d'une douceur écœurante. Un peu de sang et beaucoup de liquide amniotique sur ma chasuble, le long de mes bras. Il fait bon, il fait doux, je suis bien, si bien, là, à maintenir ce nouveau-né tandis que l'éleveur court chercher les menottes de vêlage que j'enroule autour de ses membres. La prise est solide. Il met le palan en place tandis que je fais passer, tout en lenteur, le col de l'utérus au-dessus du la tête du bientôt-né. Ses onglons sont maintenant bien sortis et je me suspends aux cordes, le corps parfaitement droit, les pieds calés dans la litière entre les postérieurs de la vache. Je m'imagine tenir les suspentes d'un cerf-volant, je ne fais aucun effort, la tête à 70cm du sol, presque horizontal, tirant vers le bas et vers l'arrière en suivant les contractions de la mère. Au-dessus de moi, à un petit mètre de mes yeux, je vois les lèvres de la vulve s'écarter sur celles de la velle, un bout de langue, puis un nez humide et un mufle couvert de glaires, des yeux, un front, des oreilles... L'éleveur se dépêche de mettre le palan en place, mais c'est inutile, le veau sort sous la traction de mon poids, tandis que je replie un peu les jambes pour éviter de tomber.
Passent les épaules puis le thorax, l'éleveur a lâché son palan dans la paille et s'apprête à recevoir les postérieurs du bébé tandis que, accroupi, je réceptionne le nouveau-né. Une inspiration, une expiration humide et muqueuse, elle secoue déjà la tête alors que nous la suspendons pour éliminer les dernières glaires. Sa mère râle et mugit, appelle et regarde derrière elle les deux bipèdes occupés aux premiers soins.
Une dernière plongée dans la matrice, désormais vide, un peu de sang, un col parfait, un vagin souple, sans déchirure, des artères intègres, je peux rentrer me coucher, après un dernier regard une fois la vaisselle terminée. La velle tente déjà de se lever, sa mère bave et mousse en la léchant d'un air halluciné, nous surveillant du coin de l'œil tandis que les chiens se pelotonnent sur un lit de paille, derrière le mur. Une chouette appelle. Le chaton miaule encore dans sa mangeoire. Les veaux dorment, deux me contemplent d'un air... bovin. Au lit.
Commentaires
Tu retraces exactement les sentiments éprouvés par le vétérinaire, cette douce confiance qui nous fait dire parfois que, quoi que l'on trouve à l'intérieur, ça "passera" et surtout que nous n'aurons pas besoin de faire une césarienne... On sent également bien le petit coup d'adrénaline qui invite à une extraction forcée dans les meilleurs délais quand le veau commence à jouer un peu des pattes. J'appelle cela un veau subconvulsivant... Merci pour ton blog. Il permet, malgré un exercice franchement solitaire, de nous rendre compte que l'on éprouve tous des sentiments analogues au fond des étables de nos clients respectifs... Hugues (vétérinaire)
Y'a-t-il une vie après avoir été passionnée en la donnant?
Les vêlages sont effectivement ennivrants...rares ont été les veaux plus petits que moi... je confirme que c'est une chance d'être grand en torsion... et je dois dire que je ressens la même adrénaline, le même plaisir et quel immense vide après...
Mon dernier vêlage (une torsion) s'est terminé sur une rupture de mon long biceps dans sa partie proximale, c'est un euphémisme de dire que ça fait très mal...mon physique m'avait lâché depuis deux ans pourtant je ne pouvais pas arrêter quand même. Il est très difficile d'expliquer que c'est possible d'être drogué...de vêlages! Même deux ans après mon arrêt, je sens encore cette odeur, ce sont les souvenirs les plus clairs et les plus vifs qui me reviennent en pleine figure...Il y a une vie pour les vétos réformés...pas la même...Parfois j'enrage de ces lésions irréversibles qui m'éloignent à jamais d'un plaisir difficile à expliquer...Oui, le téléphone qui sonne à trois heures du matin, une césarienne par moins 17, onglée en prime ça peut faire plaisir...moi j'y courrais...comme vous apparemment... Me restent heureusement quelques vêlages eutociques ( =qui se seraient sans doute passé de l'intervention du vétérinaire) chez des amis agriculteurs suffisamment proches pour mesurer le vide qui s'installe après la rurale. Entre certains confrères qui me voient en concurrence déloyale si j'assiste à ce spectacle pour moi aujourd'hui à jamais interdit et mes kiné, chirurgiens, ostéo et rhumato qui ne comprennent pas qu'on peut se massacrer juste pour ça...il y a vos écrits...Et...Vos écrits sont conformes à la réalité et proches de la perfection lorsque l'on veut vraiment intégrer ce qui se passe dans la tête du véto. Visiblement nous n'avons pas les mêmes techniques sans doute des physiques très différents mais l'approche mentale, affective, sensorielle est en tout point semblable, c'en est presque attendrissant. Me voilà encore une fois comblée par un nouveau billet sur les vêlages mais auquel je n'ai pas pu m'empêcher de répondre...
Puissiez-vous continuer...d'écrire et de pratiquer. ;-)!
Clin d'oeil con mais fraternel....
Fourrure :
J'avoue avoir pensé à vous en écrivant ce billet... Je n'avais pas répondu au commentaire précédent, que pourrais-je écrire ?
Juste un petit merci d'une non véto amatrice de ce blog, pour ce partage d'émotions, et cette histoire qui se finit bien (le titre m'avait fait craindre le pire: pour moi torsion= torsion d'estomac = très grave... pour un chien!)
Ma première nuit de garde, j'étais excité comme une puce! pas moyen de s'endormir, j'allais "être appelé"!! Vachement honorifique!
Bosser la nuit, ça me paraissait super exotique comme expérience: Yahouuu! me voilà! le sauveur! le dieu des étables! le messie des parturientes à problèmes!...
C'était il y a maintenant 32 ans, et ce soir, ça m'amuse plus du tout! 3000 césariennes plus tard, j'arrive même pas à y aller décontracté, en redoutant quel sera le genre de cas merdique qu'il me faudra dépatouiller... La journée, ça va encore parce que l'on trouve toujours une ou deux bonnes âmes disponibles pour un coup de main, mais maintenant, les nuits, c'est "démerde-toi mon gars" parce que tous les portables sont éteints! (c'est con, hein, comme détail!!)
Les avaries physiques, j'en ai eu mon lot aussi: écrasements lombaires, épaules douloureuses comme c'est pas possible, paralysie partielle (heureusement quasi réversible) du bras droit (je suis droitier) fracture du genou (sous une normande) puis du poignet gauche (comme disait en rigolant mon associé: t'as qu'à bander bien serré et on verra...)Pour le poignet, pas d'arrêt de travail parce qu'au 13 février tu peux toujours courir pour trouver un remplaçant obstétrico-compétent! Donc, 4 semaines d'attèle et deux tailles de gants latex au dessus de la normale, y'a bien fallu que ça passe...
C'est passé...
Du coup, j'empathis très fort avec Mme Silence, en redoutant le moment où, tout cassé, faudra bien arrêter!
C'est pas l'addiction au vêlage qui me fait tenir, c'est bêtement que je sais rien faire d'autre!!
Et puis, la canine, franchement ça me fait chier!
Les entendre pleurer sur leur toutou / minou qui boîte et doit impérativement être soulagé à 23 heures (Ca va! j'a bien compris que les gémissements de Médor allaient leur pourrir leur nuit!) ben, je supporte pas! Je préfère encore me tirer faire un vêlage: avec un peu de pot, ca sera une césarienne pas compliquée chez un fermier sympa, j'aurai mes deux seaux d'eau tiède, la vache tondue toute prête, paille fraîche autour et éclairage halogène à gogo...
Tant que ça pourra durer...
De toutes façons, comme constaté lors d'un échange assez vif sur Rue 89 avec une femme médecin se plaignant de sa condition qui lui imposait de faire des gardes (?!!..), il me reste L'infarctus, l'accident ou le suicide...
Que le meilleur gagne...
Un très beau billet, un homme, un métier, une plume ! Magnifique !
Merci de nous faire découvrir, à nous bipèdes angoissés, que non, l'accouchement chez les animaux, c'est pas forcément mieux foutu et mieux pensé et que oui, il y a d'autres espèces que l'humaine qui peuvent avoir besoin d'une assistance extérieure pour que mettre un petit au monde ne tourne pas à la tragédie - avec sang et boyau à la clé.
Ton article m'a touchée... et rappelé des souvenirs un peu aussi. Des bons, même si je n'ai jamais pu être si détendue que toi pour ce qui concerne les vêlages.
Mais le commentaire de mon confrère ROLLIN_DELAY m'a touchée également. Je le salue et ... compatie. Je trouve tellement dommage que l'exercice de la pratique rurale ne puisse rester agréable et gratifiant tout au long d'une carrière. Il y a bien trop de fatigue accumulée, de casse, de désillusions. Bien sur que mon confrère aurait mérité mieux pour sa fin ce carrière. Bien mieux...
Pardonnez ma question parfaitement terre à terre, Dr, mais à la fin d'une manipulation pareille, avez-vous du liquide amniotique jusque dans les chaussettes et le caleçon ? Je connais les gants utilisés par les vétos pour fouiller les chevaux, mais j'ai l'impression que dans ce cas c'est comme utiliser un vulgaire parapluie contre une tornade, non ?
Fourrure :
Le liquide amniotique dans le caleçon, c'est tiède. Pas désagréable en hiver, sauf quand ça refroidit... et puis de toute façon, je ne porte pas de gants pendant les vêlages, en général. Par contre, j'ai une grande chasuble en plastique façon sac poubelle géant avec des manches, qui protège très bien.
Mon frère est véto équin (et par extension, rural) et j'ai eu la chance d'assister à des velages. En tant que novice, j'ai été vraiment surprise de la force physique que ça demande. Une belle émotion, en tout cas, parfaitement retranscrite. Merci !
Une vêlage très bien raconté ! Et qui fini bien ... j'ai eu peur en lisant le début que ça tourne mal.
J'ai une petite question. Je ne connaissais pas le terme de vèle pour une veau femelle. Et je ne l'ai pas trouvé dans le dico. Est-ce un terme uniquement utilisé dans le milieu?
Merci
Fourrure :
Non, c'est une faute d'orthographe ! La bonne est "velle".
et bien... cette naissance est plus belle que celle lue précédemment. la magie de la vie ?
Je confirme moi aussi la chance que tu as d'être grand. Moi qui ne le suis guère, je suis déjà contente quand j'arrive à crocheter un orbite avec les doigts pour faire tourner le veau, et il est fréquent que je n'y arrive pas et que je doive rouler la vache pour défaire la torsion. Outre le personnel nombreux et costaud que celà nécessite, je me retourne souvent un coude au cours de la manoeuvre, et bonjour les douleurs à chaque mouvement pendant six mois !
Belle description.