Le chien de mon ex

C'est une consultation comme une autre, ou comme aucune autre. C'est un homme, ou une femme, il ou elle a entre 18 et 40 ans, et il me lâche :

"C'est le chien de mon ex".

Rarement son chat.

La remarque tombe un peu comme un cheveu sur la soupe, comme un maître raconte l'histoire de son compagnon, comme il ou elle m'explique qu'il l'a adopté à la SPA, qu'il est né chez lui, que c'est son meilleur chien, qu'il adore les pâtes à la bolognaise.

La remarque n'appelle pas de réponse de ma part, et je n'en donne pas.

Mais qu'est-ce qui pousse quelqu'un à me dire ça, à moi qui suis rarement un intime ou un confident ? J'inspire confiance, je le comprends et l'apprécie, mais cela n'a évidemment aucune incidence sur les soins. Ce n'est pas que ce soit sans intérêt, non, mais... ? Pourquoi me dit-on cela ?

En général, cette précision est énoncée sans colère ou rancune, parfois avec mélancolie, ou comme un fait brut, sans fioritures. Le chien devient un souvenir, l'incarnation d'une vie perdue, d'une histoire, un témoin. Parfois, cela m'amène à demander si l'on ne devrait pas changer le nom sur la carte de tatouage. C'est une question à poser avec discrétion, juste professionnellement, pas sur l'instant, mais au moment de remplir la fiche ou de signer le carnet, car on ne me le dit jamais à ce moment là, toujours avant, pendant l'examen clinique, au fil de la conversation.

C'est une drôle de confidence, car on me le dit comme on me parle du reste, c'est sans doute une façon d'accepter certaines choses, ou de les mettre à distance. Et si ça n'est plus une confidence, ce n'est plus qu'un constat un peu froid. Un peu triste.

Selon le ton et l'attitude, il y a de la colère ou de la rancœur, de l'indifférence ou de la tristesse. C'est toujours une façon de me faire voir le maître autrement. Pas l'animal, lui, il s'en fout. C'est là que c'est intéressant, parce que c'est ce genre de phrases qui me permettent de mieux cerner et d'anticiper, de deviner quelle sera la meilleure façon de proposer un traitement ou d'annoncer un diagnostic ou un pronostic.

Est-ce parfois un appel au secours ? Je ne l'ai jamais ressenti comme tel.

Je ne l'ai jamais ressenti non plus comme une façon de me souligner que ce con de clebs emmerde son maître actuel. Je suppose que cela pourrait arriver. Que serais-je censé faire dans ce cas, si je dois annoncer un traitement coûteux ?

J'ai entendu l'inverse aussi, beaucoup, beaucoup plus rarement : "le seul truc qui me manque avec mon ex, c'est son chien". Drôle de façon de refuser, ou plutôt de reconnaître, ses souvenirs. Les autres.

Les personnes qui me livrent ainsi une bribe de leur intimité savent-elles que je suis tenu au secret professionnel ? Ou me considèrent-elles simplement comme un étranger privilégié, une de ces personnes à qui on dit des choses que l'on n'avouerait jamais à ses amis ? Je suppose que l'idée du secret professionnel n'a, dans ce genre de cas précis, que peu de poids.

Mais surtout, combien de ces "ex sans chien" ai-je croisé ? Pourquoi et comment ont-ils, ont-elles laissé leur chien à celui ou celle qui a partagé leur vie ? Laisse-t-ils ou elles un souvenir, un cadeau de consolation, s'agit-il d'une espèce de façon de se faire pardonner ? Ou n'avaient-ils, ou elles, pas le choix ? Quel est la place de l'animal dans ces cas là ? Et pourquoi ai-je l'impression que c'est toujours celui qui part qui laisse le chien, et non pas celui qui reste qui a exigé de le garder ?

Et que ferai-je de ces questions sans réponses ?

Qui croit encore que l'on reste vétérinaire parce que l'on aime les animaux ?

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