La cheminée
vendredi 12 juin 2009, 23:22 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
C'était l'une de ces fins d'après-midi glaciales du mois d'avril. Un dimanche, de préférence. Loin de chez moi, loin du confort de mon salon, du radiateur. Loin du printemps.
Ce matin même, on y avait presque cru, au printemps. Puis une pluie finie et pénétrante, têtue, était venue briser nos illusions.
"Il est né ce matin, j'ai vu sa mère le lécher, alors je suis remonté à la maison. Je suis repassé vers 5 heures, et j'ai vu qu'il ne bougeait plus. Je l'ai remonté dans le godet du tracteur."
Le veau est étendu, la tête en arrière, les yeux révulsés. Il tremble. Pas de réflexe pupillaire, un cœur correct. Même pas douze heures d'âge et déjà en hypothermie. Mon thermomètre se déclenche à 33.5°C.
Là, il ne s'est pas allumé.
"Il est en train de crever de froid, votre veau."
Un peu comme moi, mais en pire. Ça, c'est du diagnostic.
"Il va me falloir un seau d'eau chaude, très chaude, et des bouillottes, des bidons plein d'eau bouillante, de la paille, ensuite."
Il n'est pas déshydraté, mais il est forcément en hypotension, et en hypo-tout, d'ailleurs. Une perf de salé, avec du sucre. J'ajoute des corticoïdes dans le flacon, un antibio, en couverture. Un peu de vitamine E, parce que. Avec un bolus d'hypertonique dans la veine. Quitte ou double.
Le gars revient, avec son seau d'eau dans lequel je plonge mon flacon et le serpentin de deux perfuseurs montés en série - pour que le liquide reste le plus longtemps dans l'eau chaude avant d'atteindre sa jugulaire. L'éleveur me regarde comme un veau nouveau-né regarde son premier chat : curieux, voire fasciné, mais complètement perdu. Il me le dira, plus tard : il n'avait jamais entendu parler de perfusions de sucre. Et mes tuyaux interminables, vissés les uns aux autres ! Système D vétérinaire : l'un des charmes du métier. Démerde-toi pour sauver des vies, bricole, trafique, tant que ça marche !
Évidemment, il m'a aussi apporté deux bouteilles d'eau bouillante, comme si 3L d'eau allaient réchauffer un veau de 50kg. Je n'ai rien dit, je les ai posées contre le bébé. De toute façon, je vais avoir 20 minutes à tuer, le temps de passer cette foutue perfusion. Pas trop vite. Si j'arrive à poser l'aiguille dans cette foutue jugulaire de veau en hypotension !
Qui ne réagit même pas, d'ailleurs.
Vingt minutes pendant lesquelles je vais expliquer à l'éleveur que les bouillottes, c'est au moins 40 litres. Il doit bien y avoir des bidons qui traînent ? Que les médicaments et les perfusions, c'est sympa,mais qu'il a surtout besoin de chaleur. Que sa mère n'a pas du le lécher tant que ça, qu'il est resté trempé sous cette pluie glaciale, dans la boue, qu'il n'a sans doute pas téter, qu'il est peut-être un peu hypothyroïdien, c'est fréquent dans la région. S'il vit, on lui filera de l'iode et du sélénium. Oui oui, plein de vitamines, ce sera super mais ce n'est pas ça qui le sauvera, monsieur...
Vingt minutes au bout desquelles je me relève difficilement, les jambes coupées par la position accroupie. J'ai passé ma perf, le veau a l'air toujours aussi mourant, toujours aussi glacé.
Et lui, il me regarde en se frottant les mains. Apparemment, le message du volume des bouillottes n'est pas passé. Trop délicatement suggéré, sans doute, alors j'y vais plus carrément.
"A l'intérieur, ce serait bien, aussi. Dans le garage, contre la chaudière, c'est possible ? Ou alors, vous avec un feu allumé ?"
Il me regarde avec de grands yeux effrayés, alors que je retourne à ma voiture pour rédiger l'ordonnance inutile indiquant les temps d'attente avant consommation de la viande d'un veau qui va mourir cette nuit.
Il attends.
"Vous avez un feu allumé ?
- Oui, oui, vous voulez un café ?"
OK.
Je suis fort, je suis un homme, je suis vétérinaire.
Je prends le veau dans mes bras. Il pends comme un cadavre, mais un cadavre qui respire. Le poids des corps morts. A mon avis, c'est un nouveau-né de... au moins 100kg !
Les yeux de l'éleveur roulent.
Je prends le chemin de la maison, il trottine à mes côtés. Ce veau pèse le poids d'un âne mort, mais, je suis vétérinaire, je suis un homme, je suis fort, je souris l'air de rien, en apnée. Foutue montée ! Cette maison est au moins à 10km ! 500 mètres de dénivelé entre la stabulation et le seuil de la porte !
Deux minutes plus tard, l'éleveur ouvre cette foutue porte d'entrée et se glisse devant moi. Il a l'allure de celui qui subit. Une autre porte. Un véritable sas avant le salon, sa grande cheminée en briques, presque un cantou. J'y pose le veau après avoir balayé le tisonnier avec ma botte boueuse.
Il y a un cadavre dans la cheminée de madame. Un cadavre de bovin, en plus. Mais un cadavre qui respire !
"Mais il va crever, oui !
- C'est très probable, madame, et s'il survit, il aura sans doute des séquelles, mais s'il reste dehors, il mourra, il est en hypothermie, il faut le réchauffer, il fait trop froid là-bas."
Monsieur a déjà presque disparu sous la table.
Une magnifique table en chêne parfaitement cirée, sur une superbe tommette impeccablement entretenue. Un chemin de table sans un pli. Des cuivres rutilants. Une cheminée sans poussière. Des petits chaussons, dans le sas. Les traces de mes bottes boueuses. Un cadavre de veau qui respire dans la cheminée. Je tiens à cette respiration.
Et puis, j'aurais mieux fait de passer cette perf' ici, il fait bon.
Personne n'ose rien dire. Je profite honteusement de mon aura de véto pour imposer ce nouveau-né ici. Dans cet univers éloigné d'au moins 100km de la stabulation. Au moins.
Et je m'éclipse.
Il aura survécu, finalement. L'éleveur m'en parle encore. Sa femme, je ne l'ai pas revue, pour le moment. Le veau est resté une nuit au chaud. Sa nièce est passée le soir même, quelques heures après moi. Elle a suggéré de prendre des photos du veau dans la cheminée. Il a refusé : pas envie d'avoir des souvenirs d'un veau mort dans sa maison.
Il le regrette, maintenant. Le veau a survécu, se porte parfaitement bien, et sans séquelle, s'il-vous-plaît.
Ma perfusion de chlorure de sodium additionnée de dextrose et son double serpentin sont devenus célèbres dans le canton. En plus, j'avais mis une vitamine conditionnée avec un colorant rouge, dedans, la couleur rouge, c'est trop classe.
Parfois, on réalise de véritables exploits diagnostiques ou chirurgicaux. Personne n'est là pour les apprécier.
Et d'autres fois, on bricole un truc avec deux bouts de plastique et on commet l'inconcevable. Franchir une porte avec un veau. Et tout le monde vous en parle.
Allez comprendre.
Commentaires
Trop fort !
C'est comme pour passer à la télé, il ne faut pas forcément que ce soit l'essence de l'art, il faut juste que ce soit original et visuel.
Et puis bon, à la description de la réaction de l'éleveur et celle de la maison, il a du bien raconter...
Et un grand cp de Fort**ron ou deux dans la gueule? Ca me rappelle un rempla en Alsace où j'avais demandé à l'éleveur d'entourer le veau de bottes de paille pour lutter contre le vent et d'y mettre des lampes infra-rouges, quand je suis repassé le veau était dans une cabane haute de trois bottes de tous côtés avec trois lampes IR... Un vrai night club! ( il a survécu aussi)
^^
Congratulations pour le culot !!
j'adore ce genre d'histoire !
et j'imagine la tête de la dame en vous voyant débarquer boueux un veau quasi-mort dans les bras pour le déposer dans la cheminée de la maison nickelle...
arff parfois, il faudrait toujours avoir un appareil photo sur soi pour immortaliser certaines scènes !
Exactement le genre d'histoire que j'avais envie de lire aujourd'hui......
C'est vrai, vous êtes fort, vous êtes un homme, vous êtes vétérinaire et c'est bien dommage parce que si vous étiez pompier je ferais des malaises dans ma baignoire pour pouvoir vous appeler !
Ouais, enfin, quoique, finir la nuit dans une cheminée, à Paris, d'un coup, j'ai comme un doute... :-D
Superbe écriture, comme toujours, et anecdote si pleine d'humanité (dans tous les protagonistes).On dirait du Balzac. Sous votre plume, je suis sûre que n'importe quelle virée shopping de Mme Monmari deviendrait touchante !
Merci.
C'est malin, je suis accro ... J'attends le dimanche soir avec impatience en priant le ciel que vous ne soyez pas de garde, que les animaux ( et leur proprio) attendront gentiment lundi et qu'on aura donc notre petit billet hebdomadaire d'humour et/ou d'humeur.
Merci à vous, bonne continuation
Voilà un agriculteur à mille lieues de ceux que vous nous décrivez habituellement Dr !
On dirait que celui-là n'y tenait pas tellement à son veau pour le laisser dehors dans cet état. Sans aller jusqu'à le porter dans la maison tenue par sa bourgeoise, il aurait pu le mettre dans le coin d'une étable, non ?
Lui faire un nid de paille et le frictionner, c'est pas une pratique courante ?
Fourrure :
Pas d'étable chez lui, mais une stabulation ouverte, pas du tout adaptée à un veau dans cet état. En fait, je crois qu'il était... complètement dépassé. C'est quelqu'un qui a vraiment besoin d'être secoué, sur ce cas précis ou sur d'autres. J'ai appris à ne plus lui demander son avis, mais à énoncer le mien et à voir comment il réagissait. Si on lui pose une question, qu'on lui fait une proposition, il ne répond jamais !
Pour ce qui est du nid de paille et des frictions, là, le veau était très au-delà de ça. Et sinon, non, la plupart des veaux, à cette saison, naissent dehors et se démerdent. Très bien d'ailleurs.
Bravo pour ce petit miraculé.
ce veau deviendra une légende !
Quel Héros!!;)
et quel neuneu d'agriculteur!!:(
Je suis véto moi aussi, c'est mon jour de congé et voilà que je me retrouve par hasard sur ce blog... ça fait maintenant 3 bonnes heures que je me régale à lire tes billets, et je suis loin d'avoir fait le tour. Je vais essayer de me détacher de l'ordi et passer à une autre activité, mais je reviendrai me délecter de tes récits pleins d'humour ou d'émotion dans lesquels je me retrouve (pour ce qui est de l'exercice en canine)
A bientôt
Eh bé... la vie m'avait piqué le temps nécessaire pour mettre des commentaires, même si je venais lire religieusement... euh, non... attentivement vos billets (c'est ça, l'addiction !)...
Là, le travail me lâche un peu.. donc... bravo ! J'imagine assez bien la scène, avec une petite préférence visuelle pour la dame, sa table bien cirée et ses tomettes impeccables !!!!!
N'empêche, ce ne doit pas toujours être si facile d'être... un homme, fort... et vétérinaire (ce n'est pas le bon ordre, je sais, je sais !!!!!)
A bientôt !
quelle magnifique histoire♥
bravo pour votre courage et tenacité++++++
nous avons gardé en mémoire aussi un super véto (hélas décédé depuis) qui a sauvé notre 1ere chatte d'une mort certaine( un autre véto ayant préconisé l'euthanasie pour le lendemain après 15 jours de piqures et aucune rémission de son état, ) nous sommes allés chez cet autre véto pour un nouvel avis et il y avait erreur de diagnoctic :l'utérus de notre chatte était surinfecté !!!!++++++intervention en urgence le soir même et notre chatte a vécu pendant 17 ans !!!!!!!!
ce véto ne voulait pas qu'on prévienne le 1er véto de cette erreur mais je regrette de ne pas l'avoir fait pour que cette erreur ne se renouvelle plus .....avec un autre chat !
Wahou. Bravo. La persévérance gagne. L'absence de réaction de l'agriculteur est horrible et énervante. Mais tu as bien eu raison d'ignorer son regard et d'agir. Le résultat en valait largement la peine.
Véto moi aussi, maintenant en canine exclusive, j'ai fait de la rurale pure pendant quelques années.
Un confrère m'a fait découvrir ce blog hier, et entre deux consultations, je me régale à lire tes aventures. Pour certaines j'aurais pu les vivre moi-même, mais je ne les aurais pas aussi bien relatées.
Je reviendrais à coup sûr suivre tes péripéties.
Fourrure :
A bientôt alors !
Bon, dîtes, je voudrais pas être désagréable, mais il me semble que dans un billet précédent vous avez évoqué le projet d'un article sur le coryza... Publicité mensongère ? :-)
Fourrure :
Un rhume tenace retarde la publication de ce billet, mais une fois que les voies seront dégagées, ne doutons pas qu'il surviendra rapidement !
quel courage !
bravo pour votre geste.
Fourrure :
C'est plus du culot que du courage. Mais merci.
Tu ne viens pas chez moi ! Parce que là, c'est divorce.. sourire
Ahhhh la perf rose... un grand classique (et bien utile dans certains cas...) et puis c'est très tendance (!).
Et les hypothermies, combien de pointers mourants juste soignés à coup de lampe chauffante et de bouillotes...
Le coup de la cheminée, bien joué en tout cas, je pense que je n'aurais pas osé !