samedi 8 mai 2010

Hémorragie utérine

Quinze heures trente.

J'adore cette petite étable, nichée dans un col entre deux collines, juste en contrebas de la ferme. Huit blondes gargantuesques, deux belles génisses, et un joli veau déjà attaché près de sa mère. Un extracteur à fumier parfaitement vidé, de la paille fraîche, un parfum de foin et de vache. Un poil qui brille. Et une grosse flaque de sang derrière ma parturiente du jour. D'emblée, je doute de l'hémorragie utérine. Il est vrai que le veau est énorme, quoique la vache le soit aussi en proportion. Pas étonnant pour un "port" de 3 semaines. Ces bestioles gagnent 800g à 1kg par jour passé dans l'utérus au-delà du terme !

Les éleveurs, qui ont largement dépassé l'âge de la retraite, me regardent d'un air anxieux. On fait difficilement plus impressionnant, comme urgence, qu'une hémorragie utérine. Il m'a fallu huit minutes pour arriver dès leur coup de fil passé, et le vêlage n'a pas plus de vingt minutes. La vache ne souffle pas, ne tremble pas et se comporte normalement, aucun signe d'hypovolémie due à une hémorragie massive. Cette fois, cela va se passer sans gants. Il va me falloir détecter le point de fuite au milieu du chantier de fragments de placenta, d'amnios, de cordon, de cotylédons et de muqueuses plus ou moins enflammées et déchirées.

Exploration à gauche, exploration à droite : pas de déchirure vaginale. On peut donc, a priori, écarter la rupture d'artère utérine, ce monstrueux cordon du diamètre d'un doigt dont la déchirure peut entraîner une hémorragie tellement importante que la mort survient en quelques minutes. Je gagne encore quelques centimètres pour commencer à explorer le col, cette limite presque impalpable entre la granuleuse muqueuse utérine, ses cotylédons et son placenta, et la soyeuse muqueuse vaginale. Un tissu difficile à isoler, difficile à tenir entre les doigts lorsqu'il s'est effacé pour laisser passer le veau, lors d'une dilatation normale. Je ne sens rien, la muqueuse glisse et s'échappe sans solution de continuité. J'avance encore, mes doigts en crochet derrière le col, à la recherche de la source de l'hémorragie. Un cotylédon arraché, pourquoi pas, mais aurait-il pu justifier une telle flaque de sang ? Pas impossible. Je continue à chercher, pour trouver, juste derrière le col, au plafond à droite, une entaille dans la muqueuse et la musculeuse. La couche la plus externe de l'utérus, la séreuse, n'est pas entamée. La déchirure est de petite taille, elle n'est pas sur le col, pas de danger, d'autant que cela ne saigne presque plus.

C'est lorsque je retire mon bras du vagin de la blonde, sous le regard soulagé du couple de retraités, que mon téléphone sonne à nouveau. La clinique.

"C'est chez Pique. Une hémorragie utérine."

Genre... Je dois intervenir pour ce motif une fois par an à tout casser, et j'en aurais deux à moins de vingt minutes d'intervalle ? Et à vingt bornes d'ici, en plus !

Je me rince rapidement, rassure les éleveurs et file en refusant un café. Les pneus vont souffrir !

Ma première hémorragie utérine, je m'en rappelle comme si c'était hier. Comme du cours à l'école véto aussi. Il n'y avait pas grand chose à raconter sur le sujet, mais le prof avait développé la seule partie qui vaille : un savant calcul pifométrique sur le débit de l'artère, sur la pression sanguine et sur le volume sanguin d'un bovin. De quoi nous rappeler que même si la vache pisse littéralement le sang, on a quelques minutes pour intervenir. Les éleveurs le savent bien, de toute façon. Dans le cas d'hémorragie massive, mettre le bras dans le vagin, chercher la source du flot de sang et boucher le trou avec les doigts. Ensuite, appeler. Ne pas être seul. Pour ma première rupture d'artère utérine, justement, le gars était seul dans sa stabu. Il avait gueulé jusqu'à ce qu'un voisin, un parisien retraité dans sa résidence secondaire, l'entende et vienne voir ce qui se passait. C'est lui qui m'avait appelé, tout fier de pouvoir rendre service. L'éleveur avait attendu une heure, il avait du faire masser sa main pendant des dizaines de minutes pour récupérer de sa crampe. Sa femme, qui s'était chargée du massage, se moquait de lui sur le mode "des crampes de la main comme quand t'étais jeune !". Ils avaient une bonne cinquantaine, le parisien avait fait mine de n'avoir rien entendu en se concentrant sur mon travail, et moi j'avais éclaté de rire en jugulant l'hémorragie.

Je me suis garé devant la salle de traite, avisant le petit bonhomme derrière une grande Prim'Holstein, les bras couverts de sang, sa casquette sur le crâne, avec les bottes couvertes de caillots. Cette fois-ci, pas de doute, c'est une vraie.

"Hé Fourrure, ça saigne à gauche, mais j'ai le doigt dans le trou."

Moi, je ré-enfilais une chasuble de vêlage, toujours sans gants, attrapais ma pince à hémorragies utérines fixée à un aimant sur la carrosserie de ma voiture - toujours à portée de main - et disposais du fil, des aiguilles et quelques clamps. L'éleveur s'est retiré tandis que je pénétrais à mon tour, cherchant à tâtons la source de l'hémorragie. Grosse déchirure à gauche, des caillots de sang, un flux indéfini et assez léger, il faut que j'évacue ces premiers caillots pour relancer le saignement afin de mieux en cerner la source. Et là, ça ne rate pas : je gratte à peine avec les doigts et c'est mes bottes qui, cette fois, sont recouvertes de sang. La vache pousse un peu en sentant mes explorations vaginales, mais sans plus. Il me faut une dizaine d'essais pour caler ma pince d'une manière satisfaisante, stoppant net les flots d'hémoglobine. Avec ce genre de tâtonnements, la scène ressemble cette fois au tournage d'un film gore (à savoir, dans les films actuels, le sang ressemble vraiment à du sang - ce n'était pas le cas il n'y a encore pas si longtemps que ça, et ça reste ridicule dans pas mal de séries).

J'ai du sang plein les bras, évidemment, les petits caillots commencent à sécher sur les poils de mes avant bras mais je sens aussi les gouttelettes sur mon visage, dans mon cou, partout. Cette fois, il me faut recoudre. A l'aveugle, faire le tour de l'artère avec du fil, tout en traversant aussi les tissus vaginaux qui l'entourent pour que le nœud ne glisse pas, mais sans prendre trop de tissus annexes pour que ma ligature soit vraiment serrée. Car la pression est telle que le saignement risque de se poursuivre malgré mes nœuds. On m'a toujours dit de laisser la pince, mais j'aimerais, pour une fois, arriver à l'enlever à la fin de mes sutures.

Vingt minutes et un demi seau de sang plus tard, j'abandonne le projet de récupérer ma pince à la fin de l'intervention : malgré mes nœuds, ça se remet à saigner dès que je la desserre. Comme d'habitude, je la noue avec une ficelle à la queue de la vache, pour qu'elle ne tombe pas dans le fumier lorsqu'elle se détachera. Il ne me reste plus qu'à suturer la muqueuse vaginale, avec mes doigts crampés à force de manœuvrer dans un espace aussi étroit, me piquant et me coupant avec les aiguilles, serrant les nœuds sur les jointure des mes articulations, le tout en répondant par l'affirmative aux commentaires du style : "mais vous n'y voyez rien là-dedans Fourrure".

Mais je n'ai pas besoin d'y voir, je sens.

Deux jours plus tard, je reviendrai enlever ma pince, parce que j'en ai déjà perdu deux malgré mes précautions. Je ne m'étendrai pas sur ce jour là, où je pensais passer 5 minutes mais où je suis resté une bonne demi-heure car l'hémorragie a repris de plus belle lorsque je l'ai desserrée - cela ne m'était jamais arrivé, deux jours après. Cette fois, j'ai carrément suturé la pince au vagin, je reviendrai la chercher à l'occasion. J'ai mis un plus petit clamp, et j'ai écris, sur la boîte de césarienne qui est censée le contenir : "manque une pince, cf. Pique 3564".

jeudi 26 février 2009

Rien

"Mme Latour, c'est à vous."

Je m'efface de la porte de la salle de consultation pour laisser entrer une femme d'une quarantaine d'année et son... chien. Sa chienne sans doute. Croisée husky et berger allemand peut-être, vue sa taille j'estime qu'elle devrait peser... peut-être 22, allez, 25 kg ?

"Bonjour docteur, je vous amène Noisette, que vous n'avez jamais vue auparavant."

Mon ASV a rempli le dossier : 5 ans, croisée husky, stérilisée depuis 4 ans, vaccins à jour, pas d'antécédents particuliers. Motif de consultation : pas en forme, malade, grosse.

Super.

Je me penche vers la chienne, et, au fil des premières caresses, je commence mon examen clinique. En quelques minutes, j'aurais fait le tour de cette bestiole, et, l'air de rien, je commence l'interrogatoire.

"Et donc, qu'arrive-t-il à cette louloute ?
- Et bien, ma mère a décrété qu'elle était malade."

Vu le ton et la façon de poser son sac à main sur la chaise, la précision qui suit est superflue.

"Moi, je la trouve très bien, mais après tout, c'est sa chienne, et ça fait quatre jours qu'elle me tanne pour que je l'amène.
- Mais elle n'est pas venue ?
- Non, dix minutes avant, elle a décrété qu'elle était fatiguée !
- Bon, et elle lui trouve quoi, à Noisette ?
- Elle dit qu'elle est malade, et que ça doit être une cystite."

OK. Je sens que ça ne va pas être triste.

La chienne ahane comme un phoque, mais semble plutôt gentille, un poil stressée, et...

"Et, vous l'avez pesée avant de rentrer ?
- Oui, 35kg.
- Ouaip, je pressens que la précision est inutile, mais vous savez que cette chienne est obèse ? Voire pire qu'obèse ?
- Oui...
- Et laissez-moi deviner : elle a grossi depuis qu'elle est stérilisée, elle a à manger à volonté, elle vit sur le canapé ?
- Précisément."

Elle sourit. J'enchaîne.

"Elle mange des aliments allégés ?
- Oui, du light.
- Mais à volonté, donc ça ne sert à rien. Et, au hasard, comme le light ce n'est pas très bon...
- Elle sert de poubelle de table, et elle rajoute de la sauce dans les croquettes, oui.
- Et je n'ai pas besoin de vous dire que c'est pas bien, tout ça tout ça, on va gagner du temps. C'est à votre mère qu'il faudrait que je le dise, dommage qu'elle ne soit pas venue.
- Bah, elle aurait dit amen à chacune de vos explications et lui aurait donné un gâteau en rentrant parce qu'elle aura été sage chez le vétérinaire."

La dame est souriante, semble penser qu'elle va perdre une demi-heure ici, mais après tout, je parie qu'elle se dit que ce n'est pas un lourd tribut à payer pour que sa mère lui fiche la paix. Je précise quand même les dangers de cette obésité pour sa santé : arthrose, diabète, etc. Elle sait déjà, elle hausse les épaules avec un regard fataliste.

L'examen clinique ne révèle rien. L'auscultation non plus. Elle déborde de graisses, on pourrait poser les verres sur son dos pour l'apéritif vue sa largeur, mais le poil est correct et reste agréable à caresser.

"Bon, elle a parlé de cystite, je ne peux pas vous laisser partir sans vérifier ça. Pour l'instant, tout est normal."

J'attrape le spéculum, la sonde urinaire et le miroir de Clark, tentative de sondage, en avant ! Comme elle a été stérilisée jeune, je risque d'avoir du mal à ouvrir le spéculum, mais essayons. De toute façon, je ne prélèverai pas d'urine par voie trans-abdominale sur une chienne dont la couche de gras ferait rougir un morse.

Cela dit, je ne m'attendais pas à cette difficulté-là : je n'arrive pas à trouver sa vulve.

"Heu, je ne trouve pas sa vulve. Trop de gras. Trop de plis.
- Elle est grasse même de là ?
- Ben... oui. Mais je vais trouver, ça devrait se trouver entre les pattes arrières ! Par contre, il faudrait la maintenir debout, elle cherche à s'assoir !"

Finalement, il aura fallu bien cinq minutes pour récupérer ces urines. Et trois personnes pour la tenir debout.

Trois.

Je file vers notre petit laboratoire sans grande inquiétude quant à ce que je vais trouver - ou plutôt ne pas trouver - dans ces urines. Quoique je les trouve bien claires. Un doute...

Bingo.

Densité urinaire 1.014, c'est un peu bas... traces de sang, mais c'est un sondage, la réaction de Heller est négative, pas de protéines. Pas de sucre non plus.

1.014, ce n'est pas normal. Enfin ça pourrait l'être si elle avait de la fièvre, mais... ou... je n'ai pas pris sa température, à raconter mes conneries !

39.3°

Mais elle suffoque avec sa graisse et la chaleur de cette salle de consultation. Alors, fièvre ou hyperthermie sans signification ? Avec la dilution des urines, ça pourrait être de la fièvre !

"Elle pourrait même avoir raison, votre mère."

La dame soupire.

"Enfin, ce n'est pas une cystite, de toute façon."

La chienne n'a apparemment rien, sa propriétaire pense qu'elle est malade alors que son comportement et son appétit sont normaux, elle a une légère hyperthermie et des urines un peu diluées. Je ne vais pas pouvoir la laisser repartir comme ça, je ne peux pas offrir un tel "je vous l'avais bien dit" à sa mère !

"OK, prise de sang. On va vérifier s'il s'agit bien de fièvre grâce à la numération formule, et vérifier le fonctionnement des reins grâce à une biochimie. En même temps, on va contrôler la glycémie pour un éventuel diabète, même si je n'y crois pas, et les enzymes hépatiques, des fois que." Dans ma tête se déploie l'arbre diagnostique. Je pousse mon stagiaire à le construire tandis que je prépare le prélèvement, commentant chaque hypothèse brièvement, c'est plutôt ludique en la circonstance : la dame est souriante, la chienne va bien, beau cas d'école !

Jusqu'à la difficulté suivante : trouver une jugulaire dans un tonneau de saindoux. C'est dans ces cas là que je suis content de ne plus être un étudiant de cinquième année ! Là, l'occasion est trop belle, je laisse faire le stagiaire. La prise de sang aura été un peu laborieuse, mais mes tubes sont remplis. Je retourne dans notre petit labo pour lancer les analyses.

"Dans quinze minutes, j'aurai les résultats. Vous pouvez aller promener la chienne si vous voulez ?"

Apparemment, elle veut bien, il faut dire qu'il fait très chaud derrière nos grandes baies vitrées. La vue sur les Pyrénées, c'est un luxe dont on ne se lasse pas... mais il se paie.

Pendant, ce temps, je fais un frottis sanguin : RAS. Puis je reçois un autre chien pour un vaccin, avant de revenir vers mes machines qui bippent du bip du devoir accompli.

Numération-formule : des blancs limite haute. Elle a décidé de me chatouiller, celle-là.

Biochimie sanguine, RAS. Enfin, une erreur d'analyse sur les PAL, mais la valeur annoncée "sans garantie" est normale, et la cause est évidente : hyperlipémie. Elle est même grasse du sang. Ce qui m'ennuie un peu plus, c'est que mon analyseur m'annonce une hémolyse, or il n'y a aucune raison pour qu'elle ait une hémolyse, c'est à dire des globules rouges détruits dans le sang.

Je vais retrouver la dame dans la salle d'attente, à l'ombre, au frais, un thermomètre à la main. La chienne ne m'a pas vu venir, elle dort paisiblement, cela doit bien faire 20 minutes qu'elle est sortie de ma salle de consultation. Elle a juste un regard indigné lorsque je reprends sa température. 38.6°. Hyperthermie de stress.

J'explique les résultats des analyses à la dame. Nouvel arbre diagnostique en déploiement. Rien ne colle. Même pas un peu. La dame m'écoute énumérer et réfuter méthodiquement toutes les hypothèses avec notre stagiaire. Très scolaire.
Tout est normal, sauf l'hémolyse probablement due à un problème technique lors de la réalisation de la prise de sang. Je lui présente le tube hépariné pour lui expliquer ce qui ne va pas. En bas, les globules rouges, masse sombre et compacte. En haut, le plasma, qui devrait être limpide. Il est légèrement rosé. Et puis il y a la crème, qui surnage.

"Mais elle est même grasse du sang !"

Je hoche la tête en soupirant.

Il me faudra deux essais pour être parfaitement satisfait de ma prise de sang.

Et cette fois-ci, le plasma sera limpide.

"La chienne de votre mère n'a rien. Enfin, si, elle est obèse, mais pour l'instant, c'est tout. je vais vous imprimer les résultats des prises de sang et autres analyses...
- Ah oui, il ne faut pas que je revienne les mains vides, mais je vous préviens : de toute façon, vous ne serez pas un bon vétérinaire !
- Vous croyez qu'elle serait plus contente si je lui prescrivais des vitamines ?
- Bah, non, pas besoin de trucs qui ne servent à rien, elle mange trop pour être carencée...
- Ça..."

Un silence.

"C'est elle qui paie, au moins ?
- Bien sûr !
- Vous voulez une écho, des radios et une fibroscopie ?
- Ca ira, merci : c'est un peu cher l'épisode de Dr House, quand même. C'est ma mère qui aurait du venir, elle est fan !"

Des fois, j'adore mes clients.

lundi 3 novembre 2008

Erreurs de jugement ?

Par Vache albinos, invité de luxe


Les vétérinaires ne sont pas infaillibles. Personne ne l’est. Tout le monde peut faire des erreurs.

Mardi, 8h00 :
Coco ne veut pas rentrer dans sa cage d’hospitalisation. Les patrons s’impatientent. Moi, arc-bouté au-dessus de cette masse remuante de 40 kilos, je tente avec tact, professionnalisme et sang-froid d’ignorer les regards surpris de ses propriétaires, les Deveaux. Bras croisés, ils me regardent conserver un sourire de rigueur tout en jurant intérieurement pour que leur « fille » accepte de rentrer dans cette cage. Ne vous inquiétez pas, messieurs dames, j’ai l’habitude. Non non, rien d’anormal, elle est juste mécontente de voir son docteur. Elle est à jeûn, ce qui n’arrange rien à son envie de rester éloignée de sa gamelle. Et oui, on est obligé d’être à jeun avant une anesthésie, pour éviter les vomissements intempestifs en cours de chirurgie, et les risques de pneumonies par fausse déglutition associés. Les questions pleuvent, une fois de plus. On me les a déjà posées lors de la prise de rendez-vous, puis la veille, puis à l’arrivée à la clinique. Ce n’est pas grave, je préfère, même, voir des gens impliqués comme eux plutôt que d’autres qui croient tout savoir et font à leur manière.
Avec peine, Coco se retrouve en cage, et les Deveaux en direction de la sortie. Madame pleure déjà. Ce n’est qu’une stérilisation, madame, soyez sans crainte. Évidemment, tout peut arriver, les voies de la physiologie sont parfois impénétrables. Mais des interventions comme celle-là, on en fait tous les jours, les risques sont minimes. Ils y tiennent, à Coco, c’est évident. On se connaît peu, mais j’ai une certaine sympathie pour les Deveaux et leur « fille » Coco.

Mardi, 11h00 :
Coco rentre dans sa cage sans rechigner. Je suis toujours arc-bouté, mais en-dessous cette fois. La chienne dort paisiblement, sa stérilisation s’est parfaitement bien passée. Un exemple, même. Pas de suffusions, pas de graisse gênante, pas d’anomalie des bourses ovariennes, une ligne blanche parfaitement visible… Rien à signaler. Ma chirurgienne est contente – elle l’est à chaque fois qu’elle finit une chirurgie, même si elle en est à la 500e. Les Deveaux seront contents – et soulagés. Je serai content – quand ils le seront.

Mardi, 16h00 :
Les Deveaux sont là. Leur air surpris ne me surprend plus, moi. Coco sort calmement de la cage, les reconnaît, leur saute dessus. Elle a très bien supporté son intervention, cela se voit. M. Deveaux relève vers ma chirurgienne son regard, toujours aussi surpris, mais légèrement durci.
- C’est normal qu’elle soit aussi bien réveillée ?
Quand l’anesthésie est correctement dosée et que la douleur est gérée, oui. Les remarques suivantes s’enchaînent, tantôt questionnements, tantôt constatations, laissant apparaître en filigrane la thèse développée : tout ne se passe pas comme M. Deveaux l’avait imaginé. Ça va trop bien, c’est donc louche… J’en viens à me demander s’il aurait préféré la reprendre dans le coma, s’il aurait été moins blessé, ou moins blessant. C’est à n’y rien comprendre. Il ne supporte pas d’avoir manqué la convalescence de sa « fille » ? Je suis un peu dépité.
En partant, je réitère mon éternel :
- Et surtout, si le moindre souci devait survenir, la moindre anomalie par rapport à tout ce que je viens de vous expliquer, n’hésitez pas à nous appeler, nous sommes là pour cela. Il n’y a pas de question stupide. M. Deveaux s’en va, mi-figue mi-raisin, une Coco pimpante à ses côtés, prête à en découdre avec cette gamelle qui lui a trop longtemps résisté.

Jeudi, 23h15 :
Le téléphone sonne. M. Deveaux est très inquiet, cela se sent. Coco va mal, très mal. Comme ça, d’un coup ? Il n’est pas disposé à développer. « On » - moi – est en train de tuer sa « fille », il faut agir d’urgence. Les seules informations que je lui soutire sont peu engageantes : elle est froide, elle respire mal. Hémorragie ? Rien n’est impossible, mais quand même, avec toutes les précautions qui sont prises… Déjà, la route défile devant mes yeux.

Jeudi, 23h45 :
Ma chirurgienne et moi sommes sur place lorsque les Deveaux arrivent. Je les attends sur le pas de la porte, Coco est lourde, il y aura peut-être besoin de la porter. Le coffre s’ouvre : elle est morte. Ma chirurgienne salue M. Deveaux d’un poli et discret bonsoir. En réponse, on me sert un regard assassin et un « Pas bon soir, non, il n’est pas bon du tout ».

Vendredi, 0h30 :
Mme Deveaux est inconsolable. M. Deveaux est outrageant de colère. Dans ces moments-là, on a droit aux éternelles contradictions :
- je ne vous en veux pas mais c’est de votre faute ;
- je ne remets pas en cause vos compétences mais vous avez du faire une erreur ;
- Vous êtes un très bon médecin mais je ne vous ferai pas de la pub ;
et le systématique :
- Ce n’est pas une question d’argent, mais il est évident que vous allez me rembourser.
Le tout servi avec un soupçon de hargne et une lampée de poings levés.
De mon côté, j’essaie de comprendre ce qui s’est produit. Mais au milieu de la foire d’empogne qui se déroule, aucune idée ne vient. Selon eux, cela a été très brutal. Rien à signaler jusqu’à ce soir. Selon eux, c’est une septicémie. Et ça, je le déments, c’est impossible, rien ne colle au profil du défaut d’asepsie, à commencer par nos bonnes pratiques, mais pas seulement elles : le profil clinique ne correspond pas – oui, même quand on est sûr de ses bonnes pratiques, il faut savoir se remettre en cause.
Coco n’est pas déshydratée, elle n’est même pas pâle, son ventre n’est pas gonflé… Et puis mince, je n’arrive pas à me concentrer avec M. Deveaux au milieu qui me ressert ses histoires de fric.
Je vais déjà m’asseoir sur mes frais de déplacement, mon urgence et l’incinération, ça je l’avais bien compris. J’essaie d’argumenter selon trois axes :
- dans l’état actuel, je ne me sens pas responsable, rien ne laisse suspecter une défaillance de notre part. Seule une autopsie et des examens de l’hémostase, par exemple, pourraient nous en dire plus.
- c’est tout simplement la première fois que je suis confronté à cette situation brutale et tragique, je ne sais pas comment gérer l’aspect financier qu’il recouvre. J’ai besoin d’un temps de réflexion, mais suis ouvert au dialogue.
- je compatis grandement à leur peine, mais j’ai un certain nombre de frais incompressibles, qu’il n’est pas de ma responsabilité d’assumer au vu du fait que je n’ai probablement pas de mise en cause possible sur la qualité du travail fourni.

Vendredi, 0h50 :
Ma chirurgienne, à bout, s’effondre en larmes. Je viens de rendre le chèque à M. Deveaux, qui le saisit d’un air triomphal. Qu’il aille au diable avec !
C’est alors que magnanime, il plonge la main dans son sac-banane et me dit :
- Je vais vous filer 50 euros, ça ira pour le dérangement de ce soir et les frais mortuaires de notre fille.
J’ai interrompu son geste et l’ai convié à rentrer chez lui, poliment. Avec difficulté, mais poliment. Sur le pas de la porte, Mme Deveaux m’esquisse un sourire – reconnaissant, compréhensif, condoléant ? – et me bredouille :
- J’aurais peut-être dû vous appeler ce matin, je trouvais qu’elle avait les pattes froides déjà…
Rentrez chez vous, par pitié…

Vendredi, 4h00 :
J’ai du mal à dormir. J’aurais du l’autopsier, malgré l’heure. Les Deveaux n’ont pas souhaité cet examen posthume, mais ne me l’ont pas interdit. Cette fois, il m’a convaincu : la chirurgie est enc ause, une suture s’est rompue, a glissée… Il faut que je sache. Coco est en chambre froide, pas au congélateur. On peut encore intervenir. Dors, bon sang, demain matin, tu opères une autre Coco, et si c’est une erreur humaine, la fatigue n’arrangera rien. Mais si c’est une erreur humaine, il faut le savoir avant d’opérer la suivante. Arrête de divaguer, c’est la 1000e qu’on opère, y’avait jamais eu d’erreur humaine avant…

Vendredi, 8h00 :
La nuit porte conseil, j’ouvre fébrilement l’un de mes ouvrages de références. Je n’ai pas les idées claires, je veux être sûr que mon raisonnement, façonné au cours d’une nuit difficile, est le bon. J’ai parfaitement en tête le déroulement présumé des événements, les membres froids, la mort rapide après 36h sans soucis post-opératoires, les muqueuses légèrement pâles, pas trop, le liquide séreux ponctionné dans la cavité… thoracique ! Un liquide sanguinolent, mais pas sanguin. Rouge, brun, très liquide, trop liquide. Incoagulable. Le billet de Fourrure m’est revenu en tête, dans la nuit, tandis que mes idées s’éclaircissaient que je pouvais oublier M. Deveaux pour me concentrer sur la médecine, la vraie. Ce billet racontait l’histoire d’une chienne en hémorragie pendant sa stérilisation. La frustration de ne pas connaître la fin. Pour Bali, la chienne intoxiquée aux liliacées dont j’avais raconté l’histoire dans les commentaires du même billet, j’avais trouvé le mystère à l’énigme, même si cela m’avait fait perdre un client, et un patient. Pour Coco, au moins pour elle à défaut de ses patrons, je devais trouver !

Vendredi, 8h30 :
L’autre Coco attend son opération. Pas question de l’opérer sans avoir éclairci le cas de la veille. Ma chirurgienne a vérifié ses sutures, rien à signaler, pas d’anomalie de ce côté-là. Le verdict tombe enfin : CIVD, coagulation intravasculaire disséminée. Sûr à 90 %. J’en suis, en tous cas, personnellement convaincu, et pas parce que ça a le mérite de mettre ma chirurgienne hors de cause, mais bien parce que tout colle. « Fréquemment rencontré lors de complications obstétricales », note mon ouvrage de référence. Un poids qui pesait insidieusement sur mes épaules et mon humeur m’est soudain ôté.

Vendredi, 9h00 :
- Bonjour cher Confrère Albinos
- Bonjour.
- Vous allez bien ? me demande ce confrère avec qui je partage beaucoup de mon expérience quotidienne.
- Bof, pour être honnête, très mauvaise nuit.
S’en suit une longue narration du cas Coco Deveaux.
- Mon cher confrère Albinos, vous avez fait une erreur de jugement.
Un poids qui se dissipait à peine revient à la charge. Si c’est pour me blâmer, M. Deveaux le fait très bien, je n’avais pas besoin d’un coup de plus.
- Vous ne pensez pas que c’était une CIVD ?
- Ah cela, bien sûr que si, j’ai perdu deux patients de la même manière. Votre erreur, c’est d’avoir cru que le remboursement vous ferait pardonner.
-Euh… Ce n’est pas tout à fait cela. J’ai surtout voulu participer à leur douleur, tirer un trait et, pour tout dire, me débarrasser d’un débat stérile à une heure indue…
- Mais pas du tout ! En remboursant, le vétérinaire donne de l’eau au moulin du client. Si vous ne remboursez pas, vous êtes un connard qui n’assume pas ses erreurs. Si vous remboursez, implicitement, vous reconnaissez qu’il est légitime d’attendre de votre part un dédommagement, et donc que vous avez commis une erreur.
- oui, mais à ce moment-là, on ne pouvait pas garantir les responsabilités de chacun…
- Et alors ? Quand un avion s’écrase, il y a des tas de morts. Tout le monde est triste. Mais la compagnie aérienne ne fait pas un chèque aux familles de victimes à l’aveuglette. Les expertises servent à cela.
- Mais quand le client ne veut pas…
- Et bien qu’il aille se faire voir. Lui, il a de la peine, un chèque n’y change rien. Vous, vous avez fait votre travail, et vous assumez les frais et la responsabilité d’un crime que vous n’avez pas commis. Qu’ils fassent un procès aux molécules de la coagulation ! De toute façon, vous ne vous êtes pas acheté une bonne conscience en remboursant les frais.
- c’est vrai.
- cela ne vous aura pas rendu moins coupable aux yeux de vos clients.
C’est vrai aussi. Je revois encore M. Deveaux, fulminant, crier au ciel que de toute façon, il ne risque pas de revenir chez nous, même s’il n’a rien à nous reprocher, bien sûr.

Une erreur de jugement… Fatigue, stress, inexpérience, défaut de formation en management ? Je ne sais pas, mais j’ai cédé. Il ne fallait pas, mais je l’ai fait. Peut-être pour moi, peut-être pour Coco. Pas pour M. Deveaux, cela, c’est certain. La seule image qui me restera de cette mésaventure, c’est un homme dur, volontairement blessant, m’expliquant que « je n’avais aucune idée du mal que j’avais pu leur faire, et de la peine qu’ils pouvaient ressentir ». Oh si, monsieur, je ne le sais que trop. Coco n’est pas partie par ma faute, mais je regrette qu’elle soit partie. Ce n’était pas ma chienne, mais c’était ma patiente ; c’est un lien fort, également, pour qui a une conscience professionnelle. Je ne dors pas mieux que vous, monsieur, après ce genre d’épisodes, et les larmes de ma chirurgienne n’étaient pas feintes. Pas plus que ses tremblements lors des chirurgies suivantes, ses hésitations, ses doutes, ses remises en question.

Vous pourrez recevoir et sauver 500 patients, si le 501e meurt, vous serez, pour l’entourage de ce 501e, un mauvais vétérinaire. Qu’il meure par votre faute ou pas, que vous ayiez ou pas fait tout ce qui était humainement possible, pris ou pas les précautions nécessaires, expliqué bien ou mal la situation, choisi ou pas les bons mots. Le seul crime que vous aurez parfois commis, c’est d’avoir été le dernier à voir la bête en vie.
Vous serez un mauvais vétérinaire.

Erreur de jugement ?

vendredi 29 février 2008

Transfusions

Premier petit préambule, technique

Le corps est capable de reconnaître ce qui circule en lui et qui lui appartient pas - c'est le non-soi. Ces molécules du non-soi sont des antigènes, dont la présence dans les tissus déclenche une réaction de l'organisme, et notamment la production d'anticorps, qui sont des molécules qui se fixent sur les antigènes et les neutralisent ou les marquent comme des cibles à abattre pour les globules blancs. L'antigène, c'est la cible, l'anticorps, le missile. Un anticorps est relativement spécifique d'une cible : il suffit que le système de reconnaissance des antigènes (le satellite ?) trouve que deux choses se ressemblent pour faire n'importe quoi (par exemple, prendre des silos à grains irakiens pour des armes de destruction massive).
Les groupes sanguins sont définis par des antigènes, A et B chez l'homme (et les rhésus, mais passons) [1].

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