Rien

"Mme Latour, c'est à vous."

Je m'efface de la porte de la salle de consultation pour laisser entrer une femme d'une quarantaine d'année et son... chien. Sa chienne sans doute. Croisée husky et berger allemand peut-être, vue sa taille j'estime qu'elle devrait peser... peut-être 22, allez, 25 kg ?

"Bonjour docteur, je vous amène Noisette, que vous n'avez jamais vue auparavant."

Mon ASV a rempli le dossier : 5 ans, croisée husky, stérilisée depuis 4 ans, vaccins à jour, pas d'antécédents particuliers. Motif de consultation : pas en forme, malade, grosse.

Super.

Je me penche vers la chienne, et, au fil des premières caresses, je commence mon examen clinique. En quelques minutes, j'aurais fait le tour de cette bestiole, et, l'air de rien, je commence l'interrogatoire.

"Et donc, qu'arrive-t-il à cette louloute ?
- Et bien, ma mère a décrété qu'elle était malade."

Vu le ton et la façon de poser son sac à main sur la chaise, la précision qui suit est superflue.

"Moi, je la trouve très bien, mais après tout, c'est sa chienne, et ça fait quatre jours qu'elle me tanne pour que je l'amène.
- Mais elle n'est pas venue ?
- Non, dix minutes avant, elle a décrété qu'elle était fatiguée !
- Bon, et elle lui trouve quoi, à Noisette ?
- Elle dit qu'elle est malade, et que ça doit être une cystite."

OK. Je sens que ça ne va pas être triste.

La chienne ahane comme un phoque, mais semble plutôt gentille, un poil stressée, et...

"Et, vous l'avez pesée avant de rentrer ?
- Oui, 35kg.
- Ouaip, je pressens que la précision est inutile, mais vous savez que cette chienne est obèse ? Voire pire qu'obèse ?
- Oui...
- Et laissez-moi deviner : elle a grossi depuis qu'elle est stérilisée, elle a à manger à volonté, elle vit sur le canapé ?
- Précisément."

Elle sourit. J'enchaîne.

"Elle mange des aliments allégés ?
- Oui, du light.
- Mais à volonté, donc ça ne sert à rien. Et, au hasard, comme le light ce n'est pas très bon...
- Elle sert de poubelle de table, et elle rajoute de la sauce dans les croquettes, oui.
- Et je n'ai pas besoin de vous dire que c'est pas bien, tout ça tout ça, on va gagner du temps. C'est à votre mère qu'il faudrait que je le dise, dommage qu'elle ne soit pas venue.
- Bah, elle aurait dit amen à chacune de vos explications et lui aurait donné un gâteau en rentrant parce qu'elle aura été sage chez le vétérinaire."

La dame est souriante, semble penser qu'elle va perdre une demi-heure ici, mais après tout, je parie qu'elle se dit que ce n'est pas un lourd tribut à payer pour que sa mère lui fiche la paix. Je précise quand même les dangers de cette obésité pour sa santé : arthrose, diabète, etc. Elle sait déjà, elle hausse les épaules avec un regard fataliste.

L'examen clinique ne révèle rien. L'auscultation non plus. Elle déborde de graisses, on pourrait poser les verres sur son dos pour l'apéritif vue sa largeur, mais le poil est correct et reste agréable à caresser.

"Bon, elle a parlé de cystite, je ne peux pas vous laisser partir sans vérifier ça. Pour l'instant, tout est normal."

J'attrape le spéculum, la sonde urinaire et le miroir de Clark, tentative de sondage, en avant ! Comme elle a été stérilisée jeune, je risque d'avoir du mal à ouvrir le spéculum, mais essayons. De toute façon, je ne prélèverai pas d'urine par voie trans-abdominale sur une chienne dont la couche de gras ferait rougir un morse.

Cela dit, je ne m'attendais pas à cette difficulté-là : je n'arrive pas à trouver sa vulve.

"Heu, je ne trouve pas sa vulve. Trop de gras. Trop de plis.
- Elle est grasse même de là ?
- Ben... oui. Mais je vais trouver, ça devrait se trouver entre les pattes arrières ! Par contre, il faudrait la maintenir debout, elle cherche à s'assoir !"

Finalement, il aura fallu bien cinq minutes pour récupérer ces urines. Et trois personnes pour la tenir debout.

Trois.

Je file vers notre petit laboratoire sans grande inquiétude quant à ce que je vais trouver - ou plutôt ne pas trouver - dans ces urines. Quoique je les trouve bien claires. Un doute...

Bingo.

Densité urinaire 1.014, c'est un peu bas... traces de sang, mais c'est un sondage, la réaction de Heller est négative, pas de protéines. Pas de sucre non plus.

1.014, ce n'est pas normal. Enfin ça pourrait l'être si elle avait de la fièvre, mais... ou... je n'ai pas pris sa température, à raconter mes conneries !

39.3°

Mais elle suffoque avec sa graisse et la chaleur de cette salle de consultation. Alors, fièvre ou hyperthermie sans signification ? Avec la dilution des urines, ça pourrait être de la fièvre !

"Elle pourrait même avoir raison, votre mère."

La dame soupire.

"Enfin, ce n'est pas une cystite, de toute façon."

La chienne n'a apparemment rien, sa propriétaire pense qu'elle est malade alors que son comportement et son appétit sont normaux, elle a une légère hyperthermie et des urines un peu diluées. Je ne vais pas pouvoir la laisser repartir comme ça, je ne peux pas offrir un tel "je vous l'avais bien dit" à sa mère !

"OK, prise de sang. On va vérifier s'il s'agit bien de fièvre grâce à la numération formule, et vérifier le fonctionnement des reins grâce à une biochimie. En même temps, on va contrôler la glycémie pour un éventuel diabète, même si je n'y crois pas, et les enzymes hépatiques, des fois que." Dans ma tête se déploie l'arbre diagnostique. Je pousse mon stagiaire à le construire tandis que je prépare le prélèvement, commentant chaque hypothèse brièvement, c'est plutôt ludique en la circonstance : la dame est souriante, la chienne va bien, beau cas d'école !

Jusqu'à la difficulté suivante : trouver une jugulaire dans un tonneau de saindoux. C'est dans ces cas là que je suis content de ne plus être un étudiant de cinquième année ! Là, l'occasion est trop belle, je laisse faire le stagiaire. La prise de sang aura été un peu laborieuse, mais mes tubes sont remplis. Je retourne dans notre petit labo pour lancer les analyses.

"Dans quinze minutes, j'aurai les résultats. Vous pouvez aller promener la chienne si vous voulez ?"

Apparemment, elle veut bien, il faut dire qu'il fait très chaud derrière nos grandes baies vitrées. La vue sur les Pyrénées, c'est un luxe dont on ne se lasse pas... mais il se paie.

Pendant, ce temps, je fais un frottis sanguin : RAS. Puis je reçois un autre chien pour un vaccin, avant de revenir vers mes machines qui bippent du bip du devoir accompli.

Numération-formule : des blancs limite haute. Elle a décidé de me chatouiller, celle-là.

Biochimie sanguine, RAS. Enfin, une erreur d'analyse sur les PAL, mais la valeur annoncée "sans garantie" est normale, et la cause est évidente : hyperlipémie. Elle est même grasse du sang. Ce qui m'ennuie un peu plus, c'est que mon analyseur m'annonce une hémolyse, or il n'y a aucune raison pour qu'elle ait une hémolyse, c'est à dire des globules rouges détruits dans le sang.

Je vais retrouver la dame dans la salle d'attente, à l'ombre, au frais, un thermomètre à la main. La chienne ne m'a pas vu venir, elle dort paisiblement, cela doit bien faire 20 minutes qu'elle est sortie de ma salle de consultation. Elle a juste un regard indigné lorsque je reprends sa température. 38.6°. Hyperthermie de stress.

J'explique les résultats des analyses à la dame. Nouvel arbre diagnostique en déploiement. Rien ne colle. Même pas un peu. La dame m'écoute énumérer et réfuter méthodiquement toutes les hypothèses avec notre stagiaire. Très scolaire.
Tout est normal, sauf l'hémolyse probablement due à un problème technique lors de la réalisation de la prise de sang. Je lui présente le tube hépariné pour lui expliquer ce qui ne va pas. En bas, les globules rouges, masse sombre et compacte. En haut, le plasma, qui devrait être limpide. Il est légèrement rosé. Et puis il y a la crème, qui surnage.

"Mais elle est même grasse du sang !"

Je hoche la tête en soupirant.

Il me faudra deux essais pour être parfaitement satisfait de ma prise de sang.

Et cette fois-ci, le plasma sera limpide.

"La chienne de votre mère n'a rien. Enfin, si, elle est obèse, mais pour l'instant, c'est tout. je vais vous imprimer les résultats des prises de sang et autres analyses...
- Ah oui, il ne faut pas que je revienne les mains vides, mais je vous préviens : de toute façon, vous ne serez pas un bon vétérinaire !
- Vous croyez qu'elle serait plus contente si je lui prescrivais des vitamines ?
- Bah, non, pas besoin de trucs qui ne servent à rien, elle mange trop pour être carencée...
- Ça..."

Un silence.

"C'est elle qui paie, au moins ?
- Bien sûr !
- Vous voulez une écho, des radios et une fibroscopie ?
- Ca ira, merci : c'est un peu cher l'épisode de Dr House, quand même. C'est ma mère qui aurait du venir, elle est fan !"

Des fois, j'adore mes clients.

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