Un os coincé dans la gorge

C'est le coup de fil classique. Archi-classique.

Cette fois-ci, la voix est chevrotante, mais assurée.

- Docteur, mon chien a un os coincé dans la gueule, il crache, il s'étouffe et il n'arrive pas à respirer !

Dimanche, 16h00, forcément.

- Ah, il a pu manger des os, votre chien ?

De toute façon, ce ne sont jamais des os : les gens n'en donnent jamais, voyons.

- Oh non docteur, j'y fais très attention, je n'en donne jamais.

Ben tiens : donc ça ne peut pas être un os, madame... De toute façon, ces chiens qui s'étouffent, ce ne sont jamais des os. Un œdème aigu du poumon, un œdème de Quincke, une trachéite sur collapsus, n'importe quoi, mais on nous décrit toujours un chien qui cherche à cracher quelque chose qui s'est coincé au fond de sa gueule. Bref, peu importe.

- Vous pouvez me l'amener à la clinique ?
- Oh docteur non, je ne peux pas conduire et je vis toute seule.
- Personne ne peut vous conduire ?
- Je suis si isolée...

Quelque chose dans la voix m'avait amené à m'en douter dès ses premiers mots. Et ça ne va pas attendre, de toute façon : ce genre de truc, en général, c'est une grosse urgence, cardiaque de préférence.

- Et vous habitez où ?
- Il faut passer Saint-Martin, puis 7 kilomètres, une maison isolée avec une grille en fer, vous ne pouvez pas vous tromper !

Ouaip, on ne peut pas se tromper quand on connaît ces petites routes par cœur, ce qui n'est pas mon cas. Je note le numéro de téléphone, malgré ses protestations - "vous n'en aurez pas besoin, c'est si simple de venir ici !" Je vais faire un crochet par la clinique pour me faire une trousse d'urgence cardio-respiratoire, histoire d'assurer à domicile si je peux éviter de ramener le chien à la boutique. J'en profiterai pour vérifier l'historique du chien, car la dame, sourde comme un pot, n'a répondu à aucune de mes questions.

Bon. Solu, pimobendane en gélules, trinitrine en spray, furosémide injectable, sondes endotrachéales, un ou deux cats. Si ça ne suffit pas, c'est que je devrai le ramener à la clinique.

Saint-Martin, c'est le trou des trous. Il doit y avoir 50 habitants répartis en sept ou huit hameaux. Des petites routes qui se croisent dans tous les sens à flancs de collines, avec un lac artificiel au milieu. La moyenne d'âge doit frôler les 70 ans, pour la plupart des personnes âgées isolées, avec trois brebis et un chien, un téléphone et une télévision. Et une vue imprenable sur les Pyrénées !

Curieusement, j'ai trouvé la demeure sans difficulté. Courette bétonnée, un banc face au Pyrénées dissimulées dans les nuages, une glycine pas trop fraîche - merci la neige de mai. Je pousse la porte après avoir frappé, par habitude : on ne demande pas à une mamie en béquilles de se lever de son fauteuil pour ouvrir la porte dans ces grandes demeures, et elle n'entendra pas mes coups. Je m'annonce avec cette voix que je réserve aux vieux : accent appuyé, articulation soignée, et volume doublé. Une bonne grosse voix de père Noël du sud ouest.

Je passe le sas, entends la voix qui m'invite à entrer dans ma cuisine, sur la gauche. Je m'attends à y trouver le chien allongé sur la tomette, avec une respiration discordante et des muqueuses grises. J'ai roulé vite, mais le caniche sautille sur ses pattes arrières pour me faire la fête.

Pour un agonisant, il se porte bien. Ça en est presque contrariant. Je salue la vieille dame, prends un air inspiré avec mon stéthoscope autour du cou, cherchant la cause d'un étouffement bien peu flagrant. En tout cas, pour l'OAP, on repassera (ouaip, œdème aigu du poumon, mais OAP ça fait plus pro - et là, sur le coup, j'ai besoin de me sentir "pro").

- Il doit avoir un os coincé dans la gueule, docteur.

Ce ne sont jamais des os.

Mais où est-ce que ce con de chien a trouvé un os ?

Être pro.

- Et oui madame, effectivement, c'est très classique : un os coincé entre les carnassières de l'arcade supérieure, sous le palais. Et avec un bout de viande dessus, qui pend dans sa gorge, c'est pour ça qu'il s'étouffe.

Ayons l'air d'avoir du mal à le retirer, au moins dix secondes. Pour brandir le bout de barbaque d'un air de vainqueur.

Je vais pouvoir ranger mon solu, mon pimobendane et ma trinitrine, moi. Après un examen clinique, des fois que.

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