Neige
mardi 12 janvier 2010, 15:52 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Les p'tits vieux du coin disent que ça fait vingt ans qu'on n'a pas vu pareille neige. D'après moi, ça en ferait plutôt trois ou quatre... mais il ne faut pas contrarier les petits vieux, ils pourraient avoir raison. D'ailleurs, la dernière fois, je n'avais pas du mettre les chaînes. Là, pas moyen d'y couper. Le premier jour, ça allait encore bien. Un petit trajet dans la nuit de jeudi à vendredi m'avait convaincu que la journée du lendemain serait tranquille : annulation de rendez-vous en pagaille à prévoir !
En réalité, il ne m'a fallu qu'un dizaine de minutes pour descendre de ma colline, soit à peine le double du temps nécessaire. Je ne compte pas les pauses photo, bien entendu. J'étais le premier, ou quasiment, à fendre l'épaisse couche de neige, observant la vaguelette de poudreuse autour de mes roues, savourant le silence et le léger blizzard, contemplant avec gourmandise les petits cristaux s'accumuler sur mon pare-brise dès que je coupais le contact. Il y a un plaisir soyeux à se lover dans la vieille carlingue de sa voiture au milieu d'une gentille tempête de neige.
C'est finalement en arrivant dans la petite ville où se trouve ma clinique que j'ai du monter les chaînes. Le passage des voitures avait lissé le verglas, et il faisait trop froid pour que le sel soit d'une quelconque utilité. Cela faisait... bien longtemps que je n'avais pas du jouer au montagnard. ¾ heures pour faire un montage capable de tenir la route, c'est un mauvais score. Qui aura au moins eu le mérite de faire rire mon pyrénéen d'assistant.
Pour ce qui est des rendez-vous, en tout cas, j'avais raison. Personne à l'horizon, le parking est immaculé, la lueur de la croix bleue peine à illuminer la neige qui la recouvre avec de plus en plus d'insistance. Le téléphone ne cesse pas de sonner : annulation, annulation, vêlage, annulation, veau à perfuser, annulation, annulation, annulation, proposition de prendre le meilleur forfait de portable de l'année, annulation, et puis, enfin, le silence. Je suis seul dans le bâtiment, notre salarié fait une bataille de boules de neige avec la secrétaire sur le parking, et je la vois bien qui guette ma sortie de la clinique avec sa réserve planquée derrière ma voiture. Cette après-midi, on va assurer le service minimum. Apparemment, ses amis organisent une partie de luge sur barque et capot de voiture dans les collines environnantes, il n'y a plus de rendez-vous, les visites sont faites, je vais laisser la clinique à notre assistant, il prendra la garde. Demain, on inversera puisque c'est moi qui assurerai l'astreinte du week-end.
Le vacarme des chaînes sur le bitume déneigé cède très vite le pas au cliquetis discret des pistes enneigées. J'ai esquivé la dernière boule de neige avant de rater mon lancer. Sur les routes, je ne croise que 4x4, tracteurs et indémodables C15. Tout est fermé, je vois passer une infirmière et un médecin, quelques éleveurs, dont un occupé à sortir un Express du fossé. Je sens que la vieille bataille C15 vs Express vient encore de passer une manche. Je ferai la rurale sur ma moitié du canton, mon assistant, que nous appellerons Matthieu, ce qui m'évitera d'user de « salarié » et « assistant » à tout bout de champs, gèrera le reste. Grâce soit rendue aux inventeurs des téléphones portables.
Il y a une bonne humeur tranquille et imperturbable dans ces jours neigeux. Bien entendu, il y a les râleurs et les mécontents, certains à juste titre. Mais il y a surtout les gens patients et les enfants, les émerveillés, les grands malades fonçant dans les descentes gelées sur leurs luges improvisées, un plaisir immédiat, toute une petite population tranquille, en attente.
Le samedi passe aussi tranquillement que le vendredi. Je jouis avec discrétion de la sensation de puissance procurée par les chaînes magiques qui m'offrent l'accès à toutes les fermes et villages quand la plupart des voitures restent au garage ou dans le fossé. Le dépanneur ne semble pas s'ennuyer, lui. Pour ma part, je vais rester à la clinique ce midi, vue la longueur du trajet. Un client, qui avait finalement amené son chat à castrer ce matin, est revenu le chercher en skis de fond, mais avec chaussures improvisées, ficelées et scotchées. Je fermerai à 17h, ce qui me permettra de revenir à 18h30 lorsqu'un client m'appellera en urgence pour un chat blessé. Les chaînes sous la neige et dans la nuit, c'est encore mieux que les chaînes sous la neige et dans le jour blafard.
Mais cela reste sans égal avec la journée de dimanche et son extraordinaire soleil, alors que la température reste sous la barre des -5°C. Les visites deviennent un régal, les vêlages autant d'occasions de parcourir les chemins auxquels l'hiver et la glace offrent une nouvelle naissance, brillante et éclatante avant le dégel boueux. La neige m'offre aussi cette petite fierté de venir dans les hameaux isolés, brinqueballant et souriant, donnant des nouvelles et portant, même, le pain à un voisin. Il y a une certaine classe à plonger ses bras dans une vache en ne portant que son T-shirt sous sa chasuble de vêlage, bonnet vissé sur le crâne.
Sang et amnios sur la neige.
La neige redonne à mes visites et à mes consultations leur valeur de service en leur ôtant leur triste banalité : l'angoisse de ne pas avoir le véto parce qu'il ne pourra pas venir fait renaître une bonne humeur et une gratitude qui me manquent parfois. Tout le monde est avide de nouvelles locales alors que les routes ne sont coupées que depuis deux ou trois jours, et chacun est curieux de savoir comment s'en sortent les vaches d'untel ou les chevaux du voisin. Une certaine serviabilité ressurgit spontanément, qui n'était jamais loin mais que la distance créée par la perte de l'esprit de village et de voisinage avait dissimulé. La solidarité fait sourire, mais il me semble parfois que nombreux sont ceux qui aimeraient bien avoir l'occasion de faire quelque chose, et qui par défaut se rabattent sur la générosité tv-guidée.
Alors, la neige, c'est une occasion qu'il ne faudrait pas manquer.
« Mais, quand même, vous croyez que ça va durer ? »
Commentaires
C'est beau chez Toi et en même temps peu différent d'ici : effet neige !!!
J'aime beaucoup le dernier paragraphe : retour de valeurs que la routine, la télé et l'extrême mobilité tuent un peu, il faut le reconnaître. L'adversité resserre les liens humains !
Presque... presque envie de renouer avec les sensations neigeuses à te lire... mais je garderai tout de même mon 31°. Merci pour cette envie là.
Bonjour, je viens de tomber par hasard sur ton blog après une recherche sur google : piquer pavillon oreille chat... Mon chat vient de faire deux comas en une semaine et elle est rentrée à la maison depuis hier soir... Je dois tester sa glycémie et je n'y arrive pas, je pique son oreille, elle se plaint et rien ne sort... je suis vraiment embêtée, je cherche où il faudrait piquer, je chauffe l'oreille, je repique et tjs rien.... help!
Fourrure :
Moi je coupe l'oreille sur 1-2 mm avec une aiguille au lieu de piquer. Mais c'est vrai que les oreilles de chat saignent mal.
ou alors, la neige rend mélancolique!!! Mais c'est tellement beau!
Cher docteur Fourrure, simplement Bravo!
Voilà un petit moment que je te lis sans poster de commentaire mais là, je me lance pour saluer ce réçit et de façon plus générale tout ton travail d'écriture. Ce doit être la magie de la neige...
Merci de nous faire partager ton quotidien et tes sentiments avec autant de sincérité!
Je suis content de retrouver ce que j'aimais chez d'autres "vétoblogueurs" qui n'écrivent plus maintenant.
Encore une fois Bravo!
un moment de calme et de vacances...
la neige, ça change tout, ça rend tout beau... enfin, parfois. Chez moi, aujourd'hui, elle a été synonyme de grosse galère ! heureusement que mes chiens m'ont ramené à la réalité : la neige, c'est que du bonheur ! faut pas hésiter à courir et jouer avec elle :)
Toujours autant de plaisir à lire vos chroniques.
Je croise des vétos dans l'étable de mon père depuis mon enfance. Depuis que je vous lis, j'espère secrètement avoir la chance d'en rencontrer un avec lequel je puisse échanger et profiter de son regard sur ce monde rural dans lequel je vis. S'il pouvait avoir cette sensibilité et le discernement dont vous faites preuve, ce serait génial.
Le temps dira...
Merci de continuer à partager vos expériences et vos ressentis avec une si belle prose.
le bonheur de la neige :) merci pour ce beau texte !
le plaisir de partir en balade avant tous le monde, de fouler la neige encore vierge de traces, à part peut-être un renard ou une biche. le plaisir simple d'une bataille de boules de neige, d'une descente sur un sac poubelle, d'un enfant qui vient chercher ma chienne pour qu'elle le tire dans la rue sur sa luge, ...
pourvu qu'il ne pleuve pas dessus, il n'y a rien de plus triste
Merci doc! je m'acharne et ce matin, j'y suis arrivée du premier coup en coupant comme tu l'indiques, ça a marché! Ma chatte ne se nourrit absolument plus... La partie n'est pas gagnée mais nous allons nous battre à ses côtés. Merci Doc et j'adore ton blog, j'y passerai souvent.
Je crois que c'est mon premier commentaire, alors que je suis pourtant une fidèle. Mais je ne pouvais manquer de commenter ces photos magnifiques.
Et par la même, je vais en profiter pour poser une question qui me taraude : avez-vous déjà abordé le thème des chats "asociaux ? Ceux qui sont agressifs dès lors qu'un autre chat est dans les parages. Comment faire dans ces cas-là ?
Merci par avance si vous prenez le temps de me répondre.
Camille
Je fais partie de ceux qui retrouvent leur âme d'enfant lorsqu'un manteau blanc recouvre le sol. Pas tellement pour les batailles de boules de neige, mais pour l'émerveillement que procure cette vision tout simplement. :)
Et même si j'ai mis 1h15 pour parcourir les 40km qui me séparent de mon boulot, j'étais contente de voir la neige... tellement rare et éphémère par chez moi (Bretagne).
Aaaah le plaisir d'entendre la neige crisser sous les chaussures, d'être les premiers à fouler l'épaisse couche immaculée, le silence feutré qui règne de bon matin... Se balader dans la campagne avec l'espoir d'apercevoir une biche, ou bien un écureuil...
Et immortaliser ce moment:
http://www.felinpossible.fr/forum/v...
Vive la neige !
Une fois de plus, voilà un superbe article ; c'est vraiment un grand plaisir à chaque fois renouvelé. Merci pour le témoignage, merci pour le style : je me régale.
Les molécules qui se déposent, la lumière qui se répand une porte sur l'avenir de notre passé.