Neige

Pyrénées enneigées

Les p'tits vieux du coin disent que ça fait vingt ans qu'on n'a pas vu pareille neige. D'après moi, ça en ferait plutôt trois ou quatre... mais il ne faut pas contrarier les petits vieux, ils pourraient avoir raison. D'ailleurs, la dernière fois, je n'avais pas du mettre les chaînes. Là, pas moyen d'y couper. Le premier jour, ça allait encore bien. Un petit trajet dans la nuit de jeudi à vendredi m'avait convaincu que la journée du lendemain serait tranquille : annulation de rendez-vous en pagaille à prévoir !

En réalité, il ne m'a fallu qu'un dizaine de minutes pour descendre de ma colline, soit à peine le double du temps nécessaire. Je ne compte pas les pauses photo, bien entendu. J'étais le premier, ou quasiment, à fendre l'épaisse couche de neige, observant la vaguelette de poudreuse autour de mes roues, savourant le silence et le léger blizzard, contemplant avec gourmandise les petits cristaux s'accumuler sur mon pare-brise dès que je coupais le contact. Il y a un plaisir soyeux à se lover dans la vieille carlingue de sa voiture au milieu d'une gentille tempête de neige.

C'est finalement en arrivant dans la petite ville où se trouve ma clinique que j'ai du monter les chaînes. Le passage des voitures avait lissé le verglas, et il faisait trop froid pour que le sel soit d'une quelconque utilité. Cela faisait... bien longtemps que je n'avais pas du jouer au montagnard. ¾ heures pour faire un montage capable de tenir la route, c'est un mauvais score. Qui aura au moins eu le mérite de faire rire mon pyrénéen d'assistant.

Pour ce qui est des rendez-vous, en tout cas, j'avais raison. Personne à l'horizon, le parking est immaculé, la lueur de la croix bleue peine à illuminer la neige qui la recouvre avec de plus en plus d'insistance. Le téléphone ne cesse pas de sonner : annulation, annulation, vêlage, annulation, veau à perfuser, annulation, annulation, annulation, proposition de prendre le meilleur forfait de portable de l'année, annulation, et puis, enfin, le silence. Je suis seul dans le bâtiment, notre salarié fait une bataille de boules de neige avec la secrétaire sur le parking, et je la vois bien qui guette ma sortie de la clinique avec sa réserve planquée derrière ma voiture. Cette après-midi, on va assurer le service minimum. Apparemment, ses amis organisent une partie de luge sur barque et capot de voiture dans les collines environnantes, il n'y a plus de rendez-vous, les visites sont faites, je vais laisser la clinique à notre assistant, il prendra la garde. Demain, on inversera puisque c'est moi qui assurerai l'astreinte du week-end.

Le vacarme des chaînes sur le bitume déneigé cède très vite le pas au cliquetis discret des pistes enneigées. J'ai esquivé la dernière boule de neige avant de rater mon lancer. Sur les routes, je ne croise que 4x4, tracteurs et indémodables C15. Tout est fermé, je vois passer une infirmière et un médecin, quelques éleveurs, dont un occupé à sortir un Express du fossé. Je sens que la vieille bataille C15 vs Express vient encore de passer une manche. Je ferai la rurale sur ma moitié du canton, mon assistant, que nous appellerons Matthieu, ce qui m'évitera d'user de « salarié » et « assistant » à tout bout de champs, gèrera le reste. Grâce soit rendue aux inventeurs des téléphones portables.

Il y a une bonne humeur tranquille et imperturbable dans ces jours neigeux. Bien entendu, il y a les râleurs et les mécontents, certains à juste titre. Mais il y a surtout les gens patients et les enfants, les émerveillés, les grands malades fonçant dans les descentes gelées sur leurs luges improvisées, un plaisir immédiat, toute une petite population tranquille, en attente.

Pyrénées enneigées

Le samedi passe aussi tranquillement que le vendredi. Je jouis avec discrétion de la sensation de puissance procurée par les chaînes magiques qui m'offrent l'accès à toutes les fermes et villages quand la plupart des voitures restent au garage ou dans le fossé. Le dépanneur ne semble pas s'ennuyer, lui. Pour ma part, je vais rester à la clinique ce midi, vue la longueur du trajet. Un client, qui avait finalement amené son chat à castrer ce matin, est revenu le chercher en skis de fond, mais avec chaussures improvisées, ficelées et scotchées. Je fermerai à 17h, ce qui me permettra de revenir à 18h30 lorsqu'un client m'appellera en urgence pour un chat blessé. Les chaînes sous la neige et dans la nuit, c'est encore mieux que les chaînes sous la neige et dans le jour blafard.

Mais cela reste sans égal avec la journée de dimanche et son extraordinaire soleil, alors que la température reste sous la barre des -5°C. Les visites deviennent un régal, les vêlages autant d'occasions de parcourir les chemins auxquels l'hiver et la glace offrent une nouvelle naissance, brillante et éclatante avant le dégel boueux. La neige m'offre aussi cette petite fierté de venir dans les hameaux isolés, brinqueballant et souriant, donnant des nouvelles et portant, même, le pain à un voisin. Il y a une certaine classe à plonger ses bras dans une vache en ne portant que son T-shirt sous sa chasuble de vêlage, bonnet vissé sur le crâne.

Sang et amnios sur la neige.

La neige redonne à mes visites et à mes consultations leur valeur de service en leur ôtant leur triste banalité : l'angoisse de ne pas avoir le véto parce qu'il ne pourra pas venir fait renaître une bonne humeur et une gratitude qui me manquent parfois. Tout le monde est avide de nouvelles locales alors que les routes ne sont coupées que depuis deux ou trois jours, et chacun est curieux de savoir comment s'en sortent les vaches d'untel ou les chevaux du voisin. Une certaine serviabilité ressurgit spontanément, qui n'était jamais loin mais que la distance créée par la perte de l'esprit de village et de voisinage avait dissimulé. La solidarité fait sourire, mais il me semble parfois que nombreux sont ceux qui aimeraient bien avoir l'occasion de faire quelque chose, et qui par défaut se rabattent sur la générosité tv-guidée.

Alors, la neige, c'est une occasion qu'il ne faudrait pas manquer.

« Mais, quand même, vous croyez que ça va durer ? »

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